Il importe tout d’abord de dire tout ce que nous devons au travail d’éditrice de Pascale Gonod dont la collection (« rivages du droit ») rend, une fois de plus, un grand service au droit comparé. Le même hommage doit être étendu à  la traduction, élégante et précise, de Gwenaelle Calvès, ainsi qu’à  sa très éclairante présentation. Il faut ensuite relever qu’il s’agit là  d’un texte important. C’est, a déclaré le juge Richard Posner « la première et toujours la meilleure démystification d’une philosophie de l’adjudication écrite par un juge ». C’est aussi un ouvrage de son temps, lorsque les juristes américains cultivés entretenaient un échange intellectuel avec leurs équivalents français (Duguit) allemands (Jhering) et avec la culture sociologique (Durkheim) autant qu’avec une certaine école philosophique (le pragmatisme américain). Il fut donc, au passage, une époque où la doctrine américaine lisait les juristes français. Nous pouvons regretter cette époque. Mais, plutôt que de se lamenter, il faut remarquer que désormais, ce serait à  nous de lire, et de près, les juristes américains. En droit constitutionnel et en théorie du droit, au moins – je ne suis pas qualifié pour parler du droit privé - nous sommes en retard sur la doctrine américaine passée et présente, beaucoup plus vivante, animée de controverses plus intéressantes, mieux corrélées à  la vie politique et au mouvement général des idées que la nôtre. En règle générale, nous ne la connaissons même pas. Il est bon, de ce point de vue, de commencer par lire les classiques américains. The nature of the Judicial Process est l’un d’entre eux.

Pour que les choses soient un peu plus amusantes, je vais surtout me concentrer ici sur les problèmes que je rencontre à  la lecture de ce livre. Ces problèmes sont principalement au nombre de deux.

I - D’abord, il ne fait pas ce qu’il prétend faire, à  savoir cerner « ce qui se passe dans la tête du juge » lorsqu’il rend des décisions juridictionnelles. Il est en effet permis de considérer que la question du « processus juridictionnel » – à  savoir la réponse à  la fameuse question de Félix Cohen : « comment le juge prend-il effectivement ses décisions dans un cas donné ? » – est finalement assez étrangère à  ce livre. On le termine en pensant à  la dure critique de Jerome Frank : « jour après jour, en relation avec leurs décisions, les juges délivrent de soi-disantes opinions dans lesquelles ils se proposent de faire état des bases de leur conclusions. Pourtant, c’est en vain que vous étudierez ces opinions (on pourrait ajouter ici : et ces ouvrages) pour y découvrir quoi que ce soit qui ressemble même de loin à  un exposé du processus juridictionnel effectif ». La capacité de l’exposé de Cardozo à  dire réellement ce que fait le juge dans le secret de son cabinet (ou de son esprit) me semble compromise par au moins deux caractères de ses développements.

Cardozo insiste sur le fait qu’un précédent juridictionnel ne se comprend pas de soi-même : il faut en cerner la « force directrice pour des affaires futures » (p. 9) à  travers des jugements où n’apparaissent pas des vérités définitives mais des « hypothèses de travail » (p. 10) constamment remises sur le métier. Cette force directrice s’identifie à  travers trois méthodes : la « méthode de la philosophie », qui s’appuie sur l’analogie ; la « méthode de l’histoire » ; et la « méthode de la sociologie ». Il est frappant d’observer le choix de ces termes, et ce qu’il recouvre en réalité. Ce que Cardozo veut dire par « philosophie » est le raisonnement par analogie, qu’il associe à  la « logique ». S’opère donc là  une triple assimilation (philosophie = logique = analogie) dans laquelle chaque signe égal pose quelque peu problème. La question sous-jacente est celle de la manière dont on peut réaliser le principe ordonnant de traiter identiquement les cas identiques (treat like cases alike). Cette exigence de justice peut être réalisée par une réflexion sur ce qui est et ce qui n’est pas identique. C’est cela que Cardozo semble masquer sous les termes d’analogie, de logique, de philosophie, de raisonnement analytique. Mais c’est tout de suite pour dire que cette voie ne conduit pas très loin : ce serait céder à  une illusion métaphysique, un « vestige du réalisme absolu du moyen âge » que de croire pouvoir enfermer le droit positif dans un nombre limité de catégories logiques (p. 26). Passons donc à  la « méthode de l’histoire ». Nos systèmes juridiques n’ont pas vécu de la vie des principes métaphysiques : leur trajectoire prend des détours imprévisibles pour le « philosophe » (ce qui donne à  penser, au passage, que la philosophie ne serait pas capable de penser l’histoire…). L’histoire est ici le contraire de la raison abstraite, le générateur puissant et imprévisible des grandes transformations juridiques. « [U]ne page d’histoire vaut un volume de logique », dit Holmes, et Cardozo de donner cet exemple : « aucun législateur, méditant un code de lois n’a conçu le système des tenures féodales » (p. 31). Cardozo distingue au passage – non sans susciter quelques interrogations – l’histoire et la coutume, mais c’est pour dire aussitôt que la coutume n’est plus ce qu’elle était et ne gouverne plus guère les transformations du droit. C’est la législation positive qui a pris le relais. Quoi qu’il en soit, pour trancher un « cas », l’histoire et la philosophie ne sont pas des méthodes satisfaisantes : « quelle méthode prédominera dans un cas donné, dépendra de conditions (…) trop subtiles pour être formulées, trop impondérables pour être évaluées, trop volatiles pour être localisées » (p. 33). On est donc conduit insensiblement à  une troisième grande méthode dite de la « sociologie ». Là  encore, est-ce réellement de sociologie qu’il s’agit ? On conviendra que le terme est accommodant, mais chez Cardozo on peut se demander s’il renvoie réellement à  une quelconque conception de la science sociale. Il désigne en réalité le juge, érigé en oracle de « la cause finale du droit (à  savoir) le bien-être de la société » (p. 39). La sociologie, ici, comme nous le dit sans détour le titre même de la troisième conférence, c’est « le juge en tant que législateur ». Dans cette défense et illustration du juge comme opérateur du bien-être collectif, Cardozo anticipe sur des tendances ultérieures. On voit le lien entre ses conceptions et celles des « process models of adjudication » (Lon Fuller, Hart and Sacks, …) présentant l’État comme une machine bureaucratique efficace visant à  maximiser la satisfaction des besoins humains. Il est aussi permis de détecter une parenté avec ce que dira ensuite Dworkin sur le rôle du juge dans la société. La doctrine de Cardozo formule en un sens ce que Dworkin, en vue de restreindre la liberté interprétative du juge dans le contexte d’une certaine société, appellera le « standard of fit ».

Résumons donc : la « méthode philosophique » n’entretient que des rapports lointains avec la philosophie ; la « méthode historique » ne désigne pas une méthode mais une force historique autonome qui gouvernerait le droit ; la « méthode sociologique » désigne le fait de confier au juge le pouvoir d’identifier les besoins du corps social à  un moment donné. Ce n’est pas, on le devine, de méthodes qu’il s’agit, ni à  proprement parler de raisonnement juridictionnel. Si Cardozo ne nous parle pas réellement du raisonnement du juge, que fait-il donc, et pourquoi ce qu’il nous dit présente-t-il un réel intérêt ?

L’objet de cet ouvrage consiste en réalité, non pas tant à  examiner comment raisonne le juge qu’à  élaborer un système hiérarchisé de « valeurs » ayant vocation à  gouverner, selon l’auteur, les transformations du droit. Ce dont traite Cardozo, avec brio et une capacité indiscutable à  capter un certain esprit du temps, c’est de la manière dont le droit se fait, à  grande échelle ; c’est la façon dont il change et aussi dont il doit changer. Le propos réel de l’ouvrage est de faire le point sur les « forces animatrices » de la transformation du droit dans la longue durée. Son intention est de montrer leur agencement, leurs relations réciproques et leur hiérarchisation. Car il est assez facile à  voir que les trois méthodes sont hiérarchisées en valeur et en termes de développement historique : la confiance « médiévale » dans l’abstraction est dépassée par la prise de conscience du fait que c’est l’histoire des peuples et de leurs besoins qui dicte les changements du droit. Mais l’histoire elle-même ne peut pas être l’ultime législatrice. Chaque époque a ses besoins, il faut pouvoir les comprendre et adapter le droit en conséquence. La connaissance des besoins de la société doit prévaloir sur les contraintes imposées par l’histoire. Métaphysique, histoire, société : tels sont les âges qui se succèderaient donc dans l’histoire du raisonnement juridique.

II- Cette apparence de « discours de la méthode » juridictionnelle aboutit donc à  un résultat qui n’a, finalement, pas grand chose à  voir avec l’identification du judicial process. Le point d’arrivée consiste dans l’affirmation selon laquelle le juge est le mieux placé pour identifier les besoins sociaux à  un moment donné et faire évoluer le droit en conséquence. La coutume représente un moment dépassé des rapports entre droit et société : celui où une certaine moralité se dégageait des pratiques du peuple et conduisait à  des règles juridiques (« customary morality, the prevailing standard of right conduct, the mores of the time », p. 37). Désormais, l’époque fait confiance au législateur parlementaire pour identifier le bien commun, pour le « maximiser ». Or Cardozo s’emploie à  jeter le discrédit sur la capacité du législateur à  identifier l’utilité sociale. L’activité du législateur comporte des défauts graves, le premier étant la myopie quant à  la manière dont il faut articuler droit et besoins de la société. Un des aspects très brillant dans la démonstration de Cardozo consiste dans la manière dont il fait se rejoindre un idéal de permanence – correctement lue et interprétée, la suite des arrêts des cours de common law contient ce qui est permanent, non-transitoire dans le droit – et un idéal de justice – le bien-être utilitariste réside aussi dans la prudence, l’équité, la capacité à  dépasser les formules trop générales du législateur. Au total, le juge sert à  « rendre audible les idéaux qui autrement seraient réduits au silence, en leur donnant une continuité de vie et d’expression, en guidant et en dirigeant le choix dans les limites où il peut s’opérer » (p. 58).

Cette méfiance vis-à -vis du droit produit par la société à  travers ses représentants élus, se trouve en arrière-plan de la description qu’opère Cardozo du processus juridictionnel. Il glisse assez facilement d’une description à  une prescription : le recours à  la (pseudo) méthode sociologique est un impératif qui s’impose au juge, qui lui donne sa juste place dans la distribution des pouvoirs. C’est ce qu’il se doit de faire pour être un bon juge : « the general line of direction for the judge is the following… » (p. 76).

Le juge est présenté comme un « législateur », peut-être parce que ce nom reste le seul disponible pour désigner le créateur du droit (le « lawgiver », dit Cardozo) au vingtième siècle. Ce que fait « the nature of the judicial process » est d’indiquer pourquoi c’est au juge qu’il faut faire confiance en vue d’assurer le bien-être collectif. L’intérêt central du livre réside dans le fait que Cardozo donne de la consistance aux idées de « judicial legislation » (Dicey) ou du juge comme « législateur interstitiel » (Holmes) formulées avant lui. Le livre démontre pourquoi le bien-être de la société suppose d’aller au-delà  des formules législatives générales. A partir d’une série de cas particuliers, le juge est seul en mesure de tracer la silhouette d’un bien commun plus exactement dessiné, plus conforme à  la justice et à  l’équité. Cardozo est tout à  la fois utilitariste et anti-rationaliste : le juge produit le bien commun en s’écartant des formules a priori du législateur : « it is no longer in texts or in systems derived from reason that we must look for the source of law ; it is in social utility » (p. 77).

D’où, aussi, une lecture d’ensemble assez « politique » – et volontariste – de la common law comme système juridique : tous les participants étant des législateurs, ce qui prévaut est une « politique d’ensemble » qui donne forme à  la common law : « legislative policy has made the compound that (the common law) is ». Une citation de Holmes, tirée de The Path of the Law, va dans le même sens : une grande partie de notre droit « est ouverte à  reconsidération sur un changement minuscule des conceptions de l’esprit public ».

Là  encore, résumons. Le juge est soumis à  l’autorité du législateur, mais en réalité la législation est intrinsèquement faillible, incapable de produire le bien commun, incapable de prévoir les situations à  venir. Le juge, au contraire, est la synthèse des contraires. Il est tout ce qu’il faut être et au bon moment : exécutant fidèle des lois parlementaires et autorité supérieure sachant les écarter lorsque la société a évolué ; auteur des règles générales et en même temps arbitre des situations particulières. Il doit d’ailleurs être tout en même temps. Pour être bon législateur, il doit être placé dans son rôle d’arbitre des litiges ponctuels. Pour être producteur de standards objectifs, il doit être à  même de raisonner depuis un point de vue subjectif (« There are (…) times when nothing less than a subjective measure will satisfy objective standards » ; p. 68). Et tout cela sous l’étendard de la société et de la justice sociale. Quand le juge légifère, c’est parce que les besoins de la société ont changé, et que lui seul a pu le voir. Au fond, ce qui est un peu perturbant dans cet ouvrage à  l’intelligence si puissante, cet ouvrage à  bien des égards si vrai, ce n’est pas seulement qu’il ne fait pas ce qu’il prétend faire. Après tout, c’est un péché assez véniel, et on peut admettre qu’une opération de justification de la légitimité du juge à  produire le droit se cache derrière une étude du raisonnement juridictionnel. Mais, quant à  sa vraie finalité, à  savoir justifier la fonction de création du droit par les cours de justice, on ne peut s’interdire de remarquer que l’ouvrage ne parvient à  toucher juste qu’en brouillant toutes les pistes. Ce n’est pas là  une attaque contre son auteur. Cela tient à  un problème structurel. Notre vocabulaire de l’État, notre langage constitutionnel, nos conceptions de la justice (à  supposer que nous ayons conservé quoi que ce soit de ce genre), ne sont pas faites pour le juge. Pour bien le comprendre, il faut à  la fois prendre en compte la séparation des pouvoirs et la mettre de côté. Il faut raisonner tout à  la fois en justice et en équité, en légalité et en opportunité. Il faut suivre les pistes bien tracées et sortir des sentiers battus, de préférence en même temps. Dans l’État moderne, le juge n’était pas prévu, du moins pas à  la première place qu’il a fini par occuper. On voyait à  cette place auguste le peuple, ou son représentant le législateur parlementaire. Quand on affirmait que la société était autonome, c’était rarement avec l’idée que le juge en serait le porte-parole. Voilà  pourquoi les déplacements de sens et les irénismes de Cardozo sont en quelque sorte inévitables. Les mots qu’il faut nécessairement employer pour parler de l’adjudication nous forcent à  des contradictions inévitables. Aucun mot du langage juridique et constitutionnel ne peut appréhender la situation du juge, son véritable pouvoir, sans être immédiatement flanqué de son contraire. Pour toucher juste à  propos du rôle du juge dans la production du droit, il ne suffit pas à  Cardozo de tordre à  son avantage le vocabulaire des sciences sociales. Il lui faut encore convertir en oxymores le langage de la rule of law, du constitutionnalisme, de la démocratie. Il est bien possible qu’on touche là  à  un problème structurel qui dépasse le cadre de la pensée de Benjamin Cardozo.

Denis Baranger est Professeur de droit public de l’Université de Paris II et membre de l’Institut Universitaire de France, il est l’auteur notamment de : Ecrire la constitution non écrite : Une introduction au droit politique britannique, PUF, Leviathan, 2008 et de Parlementarisme des origines, PUF, Leviathan, 1999.