Le bel avenir de la théorie de l'État en Relations internationales
Cette contribution porte sur la théorie de l'État en Relations internationales et, plus précisément, sur la façon dont l'État est abordé, explicitement ou implicitement, dans la discipline savante des Relations internationales. L'hypothèse que je vais défendre est que l'avenir appartient à la théorie générale de l'État en Relations internationales, et ce parce que l'État est sous-théorisé dans les paradigmes existants des relations internationales.
L'argumentation se déroulera en deux temps. Dans un premier point, je vais défendre l'idée de la centralité de l'État dans les relations internationales contemporaines, malgré les critiques soulevées contre cette idée par certains internationalistes. Ce préalable posé, la deuxième partie précisera la nécessaire spécificité de toute théorie de l'État en Relations internationales pour mieux exposer les limites des conceptions que les principales approches se font de l'État comme acteur d'un côté, comme agent de l'autre. Dans la conclusion j'esquisserai les pistes de recherche existantes posant les jalons d'une théorie générale de l'État en Relations internationales.
1. La centralité de l'État en relations internationales
Postuler la centralité de l'État en Relations internationales semble a priori relever de l'évidence. L'adjectif « international » lui-même, forgé à la fin du 18e siècle par Jeremy Bentham pour proposer l'expression « droit international » qu'il espère – avec succès – voir succéder à l'expression « droit des gens », est la plupart du temps assimilé à « interétatique » au sein de la discipline des Relations internationales. Pour preuve tout d'abord, les titres de quelques-uns des ouvrages phare de la discipline qui assimilent le substantif « nation » dont est tiré l'adjectif « international » et État : il en est ainsi de Politics among Nations de Hans Morgenthau, ou bien de Paix et guerre entre les nations de Raymond Aron. Pour preuve aussi et surtout, deux affirmations explicites de deux auteurs qui, situés à mi-chemin entre les approches dominantes en Relations internationales que sont le réalisme et le libéralisme, reflètent les plus petits dénominateurs communs partagés par la majorité des membres de la discipline, à savoir Hedley Bull, principal représentant de l'École anglaise, et Alexander Wendt, fondateur du constructivisme.
Le premier estime que « le point de départ des relations internationales est l’existence d’États, ou de communautés politiques indépendantes, avec à leur tête un gouvernement revendiquant la souveraineté sur une portion particulière de la surface terrestre et un segment particulier de la population humaine » : ce faisant il pose l'État, défini par les trois critères classiques que sont le territoire délimité, la population qui s'y trouve, et l'autorité centrale reconnue comme légitime par la population concernée, comme le référent central de l'objet d'études relations internationales. Le second affirme dans son article éponyme que « l'anarchie est ce que les États en font » : par là -même il articule les analyses des relations internationales autour de l'État tant l'anarchie, au sens étymologique d'absence d'autorité centrale, constitue le critère de délimitation des Relations internationales permettant de les ériger en sous-discipline à part au sein de la science politique générale.
Au vu de ces premiers éléments, il ne saurait donc faire guère de doute qu'une théorie générale de l'État fait toujours sens en Relations internationales. Pourtant, ces derniers temps les critiques se sont multipliées contre cette conception.
Un premier ensemble de critiques, que l'on retrouve indirectement dans les énoncés à l'origine de ce colloque, consiste à affirmer que théoriser l'État est dépassé dans un monde globalisé. Ainsi, le manuel anglo-américain collectif le plus récent de la discipline oppose dans sa première partie intitulée « Imaginer la discipline » la conception traditionnelle de la discipline autour du rôle primordial de l'État au niveau d'analyse de l'acteur et de l'anarchie au niveau d'analyse du système à celle qui en appelle à une nouvelle délimitation qui elle se passe de l'État et de l'anarchie : « Historiquement parlant, l’étude des relations internationales a essentiellement concerné l’étude des États et les effets de l’anarchie sur leurs politiques étrangères, les modèles de leurs interactions et l’organisation de la politique mondiale … Ces dernières décennies, … les internationalistes soulignent les tendances de la politique globale façonnées non seulement par les États mais aussi par une multitude d’acteurs et de forces autres. Pour le dire simplement, la discipline s’éloigne de l’étude des “relations internationales” et se rapproche de l’étude de la “société globale” … Le récit principal de la discipline ne porte plus sur l’anarchie au sein d’un système d’États mais sur la gouvernance au sein d’une société globale ».
Relativement récente et dans l'ensemble minoritaire dans la discipline anglo-américaine des Relations internationales, cette tendance au délaissement de l'État, ou du moins à sa banalisation, existe depuis plus longtemps en France au sein de ce qu'il est convenu d'appeler la sociologie des relations internationales telle qu'elle est proposée depuis Marcel Merle. Posant que « le système international est devenu le plus instable de tous les systèmes politiques », qu'il est « composé d'une infinité d'unités toutes en évolution », qu'il « se transforme sous nos yeux sans que l'on sache en dégager les lois ni en tracer le devenir », Marie-Claude Smouts et Bertrand Badie partent ainsi, dans l'espoir de rendre le monde contemporain intelligible, du fil conducteur de « la crise de l'État-nation », menacé dans son universalisme, dans sa souveraineté, dans son identité, pour cause d'éclatement culturel, de montée des flux transnationaux, d'émergence de biens communs.
Un deuxième ensemble de critiques, en France et ailleurs, plonge ses racines dans la politique comparée – par ailleurs discipline d'origine de Bertrand Badie. L'État dont parlent, en quelque sorte par définition, les Relations internationales, c'est l'État westphalien, souverain en interne (cujus regio, ejus religo) et en externe (rex est imperator en regno suo), étant donné que stricto sensu l'objet d'études « relations internationales » existe depuis que les États modernes sont apparus et ont commencé à multiplier des interactions régulières entre eux après avoir succédé aux empires auto-suffisants comme entités privilégiées de l'organisation politique des sociétés humaines. Or, estiment ces critiques, cette forme d'État, est née dans un contexte espace-temps particulier, l'Europe occidentale à l'époque de la Renaissance, de l'opposition entre Rome et la Réforme et de la Guerre de trente ans, avant d'être exportée au-delà de l'Europe – et de son appendice nord-américain –, exportée vers et importé par les sociétés concernées. Il se trouve que la greffe de l'État – sous-entendu westphalien – n'a cependant pas pris, ou a mal pris, avec pour conséquence que la plupart des États existants ne sont pas des États, mais des quasi-États, des États effondrés, des États en faillite, des États fantômes. Conséquence : l'étude concrète des relations internationales ne peut être fondée sur une théorie générale de l'État, au singulier ; elle se doit de partir des sociologies particulières des États – au pluriel.
En fait, ces critiques sont facilement réfutables.
Concernant l'hypothèse de l'avènement d'une société mondialisée appelant de ses vœux une gouvernance globale associant acteurs étatiques et non-étatiques, avec pour conséquence qu'il faut abandonner la discipline stato-centrée des Relations internationales en faveur d'études globales, il faut souligner qu'elle n'est jamais qu'une interprétation parmi d'autres de la mondialisation en cours. Quand on sait que des historiens de l'économie ont montré qu'il y a eu une première mondialisation il y environ un siècle et que celle-ci a connu un reflux avant que l'on n'assiste à l'actuelle mondialisation, alors on peut poser que cette dernière n'a rien de nécessairement irréversible, au sens où l'État serait définitivement dépassé. D'autant moins qu'en ce qui concerne l’impact de la mondialisation en cours sur l’État dans le domaine économique, l’avènement de l’État-compétition a tout sauf mis fin à l’État-providence qui n’a jamais été aussi développé qu’en ce début de 21e siècle, comme le montrent toutes les études établissant une corrélation entre le taux d’ouverture sur l’extérieur d’une économie et son taux de redistribution interne. Surtout, le krach financier de 2008 est à l’origine, au niveau de la régulation mondiale, d’une revanche de la diplomatie des conférences de type G8 ou, en l’occurrence, G20, par rapport aux forums transnationaux de type Davos, de même qu’au niveau national l’on assiste au retour de l’État régulateur et même investisseur, appelé au secours par des firmes certes multinationales mais bien peu globales lorsqu’il s’agit de socialiser les pertes. Dans le domaine des biens communs et des défis globaux tels que la protection de l’environnement ou la défense des droits de l’homme, les ONG, pour la majorité des plus puissantes d’entre elles issues des pays occidentaux, dépendent pour une part croissante de leurs ressources des financements étatiques ou intergouvernementaux, et dans la quasi-totalité des cas coopèrent plus souvent avec les États et les organisations internationales qu’elles ne contestent les acteurs (inter-)gouvernementaux : ce faisant, non seulement elles ne représentent guère une société civile mondiale opposée au monde des États, mais leur action est souvent conforme aux intérêts des États ou, mieux, de certains États, occidentaux en l'occurrence, qui, in fine, décident des normes à établir dans les domaines concernés de même que ce sont eux qui choisissent de les respecter ou non une fois qu’ils les ont établies. Enfin, dans le domaine de la sécurité, les attentats du 11 septembre, certes dus à un groupe de conflit ayant adopté la formé d’un réseau non étatique, ont provoqué un renforcement des pouvoirs policiers des États, signant ainsi le retour de l'État-Léviathan : les politiques publiques mises en œuvre pour prévenir la répétition de telles attaques montrent, si besoin était, que pour la grande majorité des citoyens la sécurité est de nos jours encore perçue comme devant être assurée par les États.
Quant au deuxième ensemble de critiques, soulignant à quel point la conception westphalienne de l'État est inadaptée pour rendre compte des États importés, faillis, effondrés etc. et de leur comportement externe, il est vidé se da substance par la pratique politique internationale synonyme de multiplication des politiques de state-building auxquelles procèdent les grands États occidentaux pour éviter que ne prospèrent dans lesdits États des zones grises dans lesquelles s'installeraient des réseaux de toutes sortes, du crime organisé aux terroristes en passant par les pirates, susceptibles de menacer la sécurité, les intérêts et le bien-être des sociétés occidentales et de leurs ressortissants. Autrement dit, au moment même où le modèle de l'État westphalien est remis en cause dans la science politique internationale, il est réhabilité dans la pratique politique internationale, tant l'État susceptible de rétablir l'ordre c'est bien le Léviathan que Hobbes avait théorisé à la sortie de la Guerre de trente ans.
En résumé, si recours aux avantages redécouverts de l'État régulateur il y a en économie internationale, et si imposition des vertus reconnues à l'État westphalien il y en en politique internationale, alors il semble légitime de continuer à prendre l'État au sérieux en Relations internationales. Ce qui revient à dire qu'une théorie générale de l'État garde tout son sens.
2. L'État soit acteur soit agent dans les théories existantes
Une telle théorie générale se devrait, à mon sens, de partir de la spécificité de l'État en relations internationales, c'est-à -dire de sa qualité d'entité située à l'interface entre la société nationale au nom de laquelle il agit, et le système international au sein duquel il agit. En d'autres termes, l'État en relations internationales est à la fois un acteur et un agent : acteur dans ses relations avec la société civile interne ; agent dans ses rapports avec la structure anarchique externe.
D'où l'hypothèse suivante, déduite aussi de l'histoire de la discipline des Relations internationales au sein de laquelle les deux derniers débats ont précisément porté sur l'État comme acteur – ce fut le troisième débat des années soixante-dix – et sur les rapports entre agence et structure – ce fut le quatrième débat des années quatre-vingt-dix : le propre d'une théorie générale de l'État en Relations internationales consisterait à concevoir l'État à la fois comme acteur indépendant de sa société nationale en interne et comme agent imprimant sa marque au système international en externe. Exprimé autrement, en Relations internationales, une théorie générale de l'État verrait dans l'État une entité politique en soi et pour soi, c'est-à -dire :
-* poserait le caractère transcendant de l'État par rapport à la société civile plutôt qu'immanent à celle-ci, et postulerait que les États poursuivent aussi des intérêts propres plutôt que les seuls intérêts des membres de la société civile en interne,
-* partirait d'une ontologie individualiste plutôt que structuraliste des rapports entre l'État comme agent et l'anarchie comme structure, et donc postulerait que les États contribuent à façonner le système international en externe plutôt qu'ils ne le subissent.
A ma connaissance, une telle théorie générale de l'État n'existe pas en Relations internationales. En effet, le réalisme et le libéralisme, qui sont les deux principales approches théoriques à prendre l'État au sérieux dans leurs analyses, en postulant son universalité au-delà de ces formes plus ou moins idéal-typiques dans le temps et dans l'espace et en partant de l'anarchie comme principe ordonnateur propre au système international, soit voient dans l'État un acteur mais lui nient la qualité d'agent, soit lui reconnaissent la qualité d'agent sans mais n'en font pas un acteur à part entière :
-* le réalisme voit dans l'État un acteur transcendant par rapport à la société civile à la tête de laquelle il se trouve mais estime que son comportement externe est sur-déterminé par la structure anarchique du système international ;
-* le libéralisme voit dans l'État un agent disposant de la capacité à façonner l'anarchie internationale abordée comme la résultante de ses actions externes mais ces actions sont dictées par les intérêts de la société civile à laquelle il est immanent.
Tableau 1 : L'État comme acteur et agent dans les théories réaliste et libérale
| |Libre |L'État comme agent dans ses rapports à l'anarchie |Surdéterminé |
|Transcendant | | |Réalisme |
|L'État comme acteur par rapport à la société civile | | | |
|Immanent |Libéralisme | | |
Voyons ces deux conceptions dans les détails.
Commençons avec le réalisme, et prenons en compte à la fois le réalisme classique d'un Hans Morgenthau et le néo-réalisme structurel d'un Kenneth Waltz.
Les réalistes sont stato-centrés parce qu'ils considèrent l'État comme étant l'acteur unique des relations internationales et, plus important dans notre perspective, parce qu'ils accordent à l'État une autonomie d'action par rapport à la société civile. C'est vrai pour ce qui est du réalisme classique, inspiré en la matière par Hobbes : à l'état de nature l'homme est un loup pour l'homme, et seul l'établissement d'une autorité étatique – le Léviathan – met fin à l'état de guerre entre hommes ; l'État, bien qu'issu d'un contrat social, n'en est pas moins transcendant par rapport à la société civile parce qu'il est la condition sine qua non de l'émergence de celle-ci – et du maintien de la tranquillité, de l'ordre, en son sein. Sa création ayant permis de pacifier les relations entre les citoyens vivant en son sein en repoussant l'état de guerre au-delà de ses frontières, il poursuit sur la scène internationale un intérêt national défini en termes de sécurité et de puissance, à la fois supérieur, prioritaire, et pour tout dire incommensurable, par rapport aux intérêts particuliers, étant donné que la poursuite de ces derniers présuppose sa satisfaction préalable.
C'est un peu différent chez les néo-réalistes tels que Waltz, pour la raison simple que celui-ci s'intéresse à la politique internationale entendue comme ensemble de résultats récurrents au niveau systémique des différentes actions entreprises au niveau de chaque État, et non pas à la politique étrangère : ceci dit, le refus même d'ouvrir la boîte noire du processus de prise de décision revient à poser implicitement le principe de la transcendance de l'État par rapport à la société civile, étant donné que l'éventuel impact de la société civile aurait par définition lieu au cours du processus de prise de décision dont les néoréalistes estiment qu'il n'a pas d'impact sur le comportement externe des États.
Acteur autonome par rapport à la société civile, l'État des réalistes n'est cependant pas un agent, c'est-à -dire qu'il n'a aucune capacité d'influence sur la structure anarchique du système internationale.
L'explication des réalistes classiques est la suivante. Sur la scène internationale, l'État a affaire à d'autres États qui comme lui sont guidés par leur intérêt national égoïste défini en termes de sécurité et de puissance. Confronté à l'état de guerre qu'est la scène internationale, l'État pratique alors une politique de l'équilibre des puissances qui lui permet d'assurer sa survie en empêchant tout autre État de devenir plus puissant que lui. Cette politique de l'équilibre s'impose donc du fait de la nature humaine dans laquelle la politique internationale, comme toute politique, plonge ses racines. D'où l'affirmation de Morgenthau soulignant « l’étonnante continuité dans la politique étrangère (...) indépendamment des différents motifs, préférences et qualités morales et intellectuelles des hommes d’État successifs » : les États ne peuvent pas agir autrement sous peine de mettre leur survie en jeu ; leur comportement extérieur, qui consiste concrètement en une politique de l'équilibre, est sur-déterminé par la nature humaine.
Là encore, chez les néo-réalistes l'explication est différente, mais la conclusion est le même. Le comportement de l'État y est surdéterminé par la structure anarchique internationale – et non plus par la nature humaine qui est abandonné comme postulat – et l'État est réduit à un porteur passif de la structure qui s'impose à lui : « La guerre existe parce que rien ne l'empêche », écrit par exemple Waltz, avant de préciser que dans « dans l’anarchie, la sécurité est l’objectif premier. Ce n’est qu’à condition que leur survie soit assurée que les États cherchent à satisfaire d’autres buts tels que la tranquillité, le profit, ou la puissance. (…) Pour atteindre leurs objectifs et maintenir leur sécurité, des unités en condition d’anarchie ne doivent se fier qu’à … eux-mêmes. Le fait de ne compter que sur soi constitue nécessairement le principe d’action dans un ordre anarchique ». L'emploi de locutions performatives souligne ici la conception de l'État comme simple porteur passif, au mieux comme vecteur, d'une réalité qui le dépasse, à laquelle il ne peut au mieux que s'adapter, ce qui revient à lui nier la qualité d'agent.
Venons-en à la deuxième approche : le libéralisme, là encore dans sa variante classique de Locke à Kant en passant par Montesquieu et dans la version du nouveau libéralisme associé à Andrew Moravcsik.
Concernant la question de l'autonomie de l'État par rapport à la société civile, cette autonomie n'existe pas, car l'État y est postulé mandataire des intérêts privés des individus membres de la société civile. La philosophie de Locke est ici la source principale. Chez Locke, l’individu quitte l’état de nature non pas tellement par crainte de la mort violente comme chez Hobbes, mais parce qu’il est conscient de la précarité de l’état de nature qui ne lui permet pas de consolider son droit de propriété – au sens large de sa vie, de ses biens, de sa liberté. Son droit de propriété existe donc antérieurement à la formation du contrat social, et le pacte social n’accouche que de l’entité politique, tant la société civile et les droits naturels qui lui sont inhérents existent déjà à l’état de nature. Conséquence : alors que chez Hobbes l'État est transcendant parce qu'il dispose d’une liberté d’action par rapport aux individus, car il s’agit pour lui de garantir la sécurité de ces derniers qui, par définition, n’existait pas à l’état de nature et qu’ils ne peuvent, eux-mêmes, assurer, chez Locke l'autorité étatique dispose d’un simple mandat qui lui est confié par les individus, en vue de garantir, à la fois dans l’ordre politique interne et sur la scène politique internationale, une meilleure jouissance des droits que les individus avaient déjà à l’état de nature.
C’est sur cette hypothèse d’individus titulaires de droits et de besoins antérieurs et extérieurs à l’État que Moravcsik fonde sa théorie contemporaine des relations internationales : « Les acteurs fondamentaux de la politique internationale sont les individus et les groupes privés, […] rationnels et répugnants au risque », et l’État est un acteur non pas autonome mais indirect, dérivé, parce qu'il n’est que le simple préposé aux intérêts à la fois matériels et idéels des membres de la société civile : mandataire, il est chargé d’y défendre ceux de ces intérêts que les acteurs sociétaux, individuels ou collectifs, ne peuvent eux-mêmes satisfaire d’une façon plus efficace, id est à moindre coût et/ou à moindre risque.
Immanent à la société civile, l'État des libéraux est, par là -même, susceptible d'avoir un impact sur l'anarchie qui, loin de s'imposer à lui en contraignant son comportement, n'est en fait que le résultat des actions étatiques. En effet, si l'État poursuit sur la scène internationale les intérêts des membres de la société civile et, plus exactement les intérêts de ceux des membres qui parviennent à avoir accès aux autorités centrales pour que ceux-ci défendent leurs intérêts particuliers, alors les États ne sont plus des unités indifférenciées. Tout au contraire, parce que les demandes sociétales qui sont à l’origine de la politique poursuivie par un État sur la scène internationale accèdent au pouvoir politique qui conduit ladite politique étrangère à travers les institutions qui organisent les relations entre la société civile et le pouvoir politique, c'est la nature du régime politique d'un État qui est le facteur clef à l'origine de la politique extérieure d’une unité politique : un État démocratique, autocratique, totalitaire sur le plan politique, un État économie de marché ou économie planifiée sur le plan économique, n’ont pas le même comportement international, car ils représentent des interprétations et combinaisons différentes des intérêts sociétaux en termes de sécurité, de bien-être et de valeurs exprimés par les membres les plus influents de leurs sociétés civiles respectives. Avec pour conséquence que l'anarchie devient in fine ce que les sociétés civiles veulent que les États en fassent : si la majorité est belliqueuse, ou si la minorité qui parvient à s'imposer est belliqueuse, les guerres s'en suivront et l'anarchie est synonyme d'état de guerre ; si la majorité, ou la minorité active, est favorable à la coopération parce qu'elles y trouvent leur intérêt, l'anarchie sera synonyme d'état de paix. Surtout, la structure anarchique est susceptible de passer d'une substance violente à un contenu pacifique et vice-versa selon l'évolution concrète des comportements effectifs des États eux-mêmes fonctions des demandes de leurs sociétés civiles.
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La question qui se pose au terme de cet état des lieux est alors la suivante : est-il possible d'aller au-delà de ces deux conceptions réaliste et libérale de l'État ? En Relations internationales, une théorie générale de l'État est-elle possible qui verrait dans l'État à la fois un acteur et un agent ?
Les potentialités d'une telle théorie générale existent, l'une d'inspiration réaliste, l'autre d'inspiration libérale.
La première consiste à introduire une dose de volontarisme dans le déterminisme réaliste, sur la base de la dialectique machiavellienne selon laquelle « la fortune est maîtresse de la moitié de nos œuvres, et que donc elle nous en laisse gouverner à peu près la moitié ». On trouve cette potentialité chez Henry Kissinger notamment, lorsqu'il écrit que « la valeur d’un homme d’État tient (…) à son talent à évaluer la relation exacte des forces, puis à faire servir cette évaluation aux fins qu’il s’est assignées ». Reste qu'ici l'État est de facto réduit à l'homme d'État, au Prince rationnel, comme c'est le cas aussi chez Raymond Aron qui, influencé par Clausewitz, voit dans le chef du pouvoir exécutif « l’intelligence de l’État personnifié » capable de ne pas subir l'anarchie telle quelle mais de l'utiliser à son avantage. Or, une théorie de l'État qui assimile ce dernier à l'homme d'État n'est guère satisfaisante.
La seconde, d'inspiration libérale, consiste à voir dans les États des acteurs ayant, en politique internationale, des intérêts propres à défendre, et notamment celui qui consiste à s'entendre avec les États étrangers, condition sine qua non pour parvenir à des accords en échappant aux intérêts sociétaux qu'ils sont censés défendre et qui sont souvent incompatibles avec les intérêts des acteurs sociétaux que défendent les autres États partenaires à l'interaction. On retrouve cette théorie dans le modèle de la politique étrangère comme jeu à double niveau de Robert Putnam. Reste qu'ici l'État retrouve sa qualité d'acteur au prix de la suppression de sa spécificité d'entité étatique, étant donné qu'il est abordé comme un acteur – sous-entendu sociétal – comme les autres, en interaction avec eux sur un pied d'égalité.
Le défi d'une théorie générale de l'État en RI reste donc à relever.
Dario Battistella est Professeur de science politique à Sciences Po Bordeaux.