L’activité politique et la constitution de Westminster
I – Les traditions de comportement
Dans son allocution inaugurale à la London School of Economics, le professeur de sciences politiques Michael Oakeshott a affirmé qu’une « tradition de comportement est difficile à saisir ». Ceci est vrai pour toutes les traditions de comportement—« la religion chrétienne, la physique moderne, le criquet »—et certainement aussi pour la tradition à laquelle Oakeshott a invité son audience à réfléchir, cette activité qui consiste à « accompagner les arrangements généraux d’un ensemble de personnes qui, faute de choix ou de chance, forment une communauté »; autrement dit, la politique. Inévitablement, la politique est une activité entreprise par toutes les communautés d’individus—« les familles, les clubs et les sociétés savantes »—mais cette activité est prédominante dans cette communauté essentiellement politique dénommée État.
Comment pouvons-nous comprendre une activité politique au sein de cette communauté? Oakeshott invite non pas à s’interroger sur l’information à laquelle nous devrions nous référer avant de nous engager politiquement, mais plutôt à « s’interroger sur le type de savoir auquel nous devons immanquablement faire appel à chaque fois que nous sommes engagés dans l’activité politique ». L’activité politique doit être entreprise—pratiquée—pour être connue. Oakeshott ne suggère pas que seuls les politiciens peuvent connaître l’activité politique au sein de notre communauté politique; bien au contraire : « parmi nous, la politique est, sur un plan ou un autre, une activité universelle », même si, pour plusieurs d’entre nous, elle n’est qu’une « activité secondaire ». De façon analogue à une langue maternelle, la connaissance d’une activité politique est acquise « dans la jouissance d’une tradition » : « [n]ous apprenons notre langue non pas en mémorisant un vocabulaire, mais en la parlant ». De même qu’il est difficile d’affirmer que l’apprentissage d’une langue s’opère ou s’achève à un moment précis, peut-être que la seule certitude sur les façons dont on peut apprendre une tradition de comportement politique porte sur le fait « qu’on ne [puisse pas] affirmer quand l’apprentissage débute » ou s’achève.
Ainsi, l’invitation d’Oakeshott consiste à comprendre que l’activité politique accompagne les arrangements d’une communauté politique plutôt qu’elle ne les crée. L’accompagnement des arrangements implique de se positionner au sein d’arrangements existants, afin de reconnaître que l’on se retrouve déjà dans un contexte d’activité politique. Créer des arrangements, d’un autre côté, consiste à tenter de préparer la scène avant d’y entrer. Oakeshott qualifie ceci « d’idéologie », qu’il définit comme étant la prétention de pouvoir acquérir un savoir avant d’être engagé dans l’activité politique. Ceux qui professent une idéologie supposent qu’elle est « le fruit [d’une] préméditation intellectuelle » et, en supposant que leur système de principes n’ont pas de « dette par rapport à l’activité d’accompagnement des arrangements » de leur communauté politique, ils se croient « capable[s] de déterminer et [de] guider la direction de cette activité » plutôt que d’être eux-mêmes guidés et dirigés par cette dernière.
Même ceux qui prétendent créer des arrangements, en vérité, les accompagnent malgré un manque d’attention ou d’engagement pour la tradition à laquelle ils sont inévitablement parties. Pour Oakeshott, à tout moment donné dans une tradition de comportement, « le nouveau constitue une portion insignifiante du tout ». Même pour ceux qui se prétendent réformateurs et qui détruiraient et reconstruiraient plutôt qu’ils ne répareraient et n’amenderaient, « les arrangements dont ils bénéficient sont toujours beaucoup plus nombreux que ceux dont ils admettent qu’ils doivent être corrigés ». Ceux qui défendent une idéologie et qui cherchent à aligner l’activité politique avec ses prescriptions oublient que « chaque idéologie politique n’est pas le fruit d’une préméditation intellectuelle précédant l’activité politique, mais plutôt d’une méditation sur la façon de s’engager politiquement ». L’activité politique vient en premier; l’idéologie politique, en second.
Ceci est-il vrai des grands moments révolutionnaires, tels la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789? Dans cette dernière, on peut trouver, « en quelques phrases », une idéologie politique : « un système de droits et devoirs, un énoncé de principes—justice, liberté, égalité, sécurité, propriété et le reste—tous en attente d’être mis en pratique pour la première fois ». « Pour la première fois? », s’interroge Oakeshott. « Jamais », répond-il. Qu’en est-il du Second traité du gouvernement civil de Locke, lu par les révolutionnaires comme « un énoncé de grands principes devant être mis en pratique, une sorte de préface à l’activité politique ». Une préface? Non: « loin de constituer une préface, le traité a toutes les caractéristiques d’une postface ». Dans les deux cas, le pouvoir des mots écrits est « ancré dans l’expérience politique ». Pour Oakeshott, « ce que l’on veut faire et ce que l’on aspire à faire est issu de la façon dont on est habitué à conduire nos affaires ».
Il n’y a pas d’autre alternative que de se tourner vers les pratiques d’une activité politique et de s’engager à les connaître. Alors pourquoi la politique—tout comme toute tradition de comportement—est-elle « difficile à saisir »? En résumé, parce que l’activité politique n’est jamais bien établie. Elle n’est « ni fixée ni terminée; elle n’a pas de centre immuable auquel notre compréhension peut faire appel », ou, tel qu’Oakeshott le qualifierait autrement en termes arrêtés, car « tout est temporaire ».
Quelque peu succinct, cet exposé sur la tradition ne prend pas en compte la pratique de l’activité politique. De la même façon qu’un praticien de la politique (de la famille, d’un club, d’une société) sait, même si c’est de façon inconsciente, qu’une tradition de comportement peut être « fragile et intangible », elle n’est pas, malgré tout, « sans identité ». L’activité politique « peut être un objet de savoir » car, bien qu’aucune partie d’une tradition ne soit « protégée du changement » et que toutes ses parties soient par conséquent susceptibles d’être autrement, « toutes ses parties ne changent pas en même temps ». Une tradition n’est jamais établie en un moment, jamais créée par un acte, jamais fondée—elle est « diffusée entre le passé, le présent et le futur; entre le vieux, le nouveau et ce qui [est] à venir » et, en tenant compte de cette ambigüité, il est possible de prétendre, tout comme Oakeshott, sans peur de se contredire, que son « principe est un principe de continuité » tout en affirmant dans le même temps que tout est temporaire.
Connaître une tradition consiste à discerner la stabilité dans son mouvement, comprendre comment celle-ci est « stable car, bien qu’elle change, elle n’est pas toujours en mouvement et, bien qu’elle soit stable, elle n’est jamais complètement immobile ». On ne peut connaître une activité politique qu’en concevant la politique comme un héritage transmis et à transmettre, afin d’apprécier comment chaque changement par lequel s’opère une tradition disposait déjà « du potentiel de modifier la tradition ». Tout dans la tradition d’une activité politique « doit être comparé, non pas seulement avec une partie, mais avec le tout » et de cette manière, et bien que tout soit temporaire, Oakeshott ajoute justement que « rien n’est arbitraire ». L’activité politique est conçue non comme « une idée abstraite […] et encore moins comme un rituel », mais plutôt comme « une façon concrète et cohérente de vivre ». En somme, lorsqu’elle est interprétée comme une façon d’entreprendre une activité, la politique représente une tradition de comportement.
En réponse à ceux qui trouveraient « des qualités mystiques » à son exposé sur la tradition, Oakeshott admet qu’il est perplexe face à la réaction: son exposé, tel qu’il le comprend, est « une description fortement factuelle des caractéristiques de n’importe quelle tradition », incluant « la common law » et, le sujet de notre présent examen, « la constitution britannique ». Car qu’est-ce que la constitution de Westminster sinon une tradition de comportement dénommée activité politique?
II – La constitution de Westminster
Lorsque l’on procède à l’étude de la constitution de Westminster, il est commun de trouver des références à la souveraineté parlementaire et au caractère non écrit de ses arrangements constitutionnels. Ces dernières déçoivent par leur simplicité. Un argument dialectique met en lumière la prétention trompeuse selon laquelle la souveraineté du Parlement lui permet de faire et défaire toute loi quelle qu’elle soit, car le Parlement peut ou bien faire une loi qui ne peut être défaite ou défaire une loi qui prétend ne pouvoir être défaite. Aucune proposition ne peut à juste titre tenir aux côtés de l’autre et aucune de ces propositions ne peut de surcroît tenir aux côtés de la pratique parlementaire, qui « does not determine whether Parliament could in practice enact anything, or would if it could, or could secure enforcement if it did ». La suggestion selon laquelle la constitution britannique est non écrite est repoussée par la longue série de lois écrites sans lesquelles les arrangements constitutionnels ne pourraient être aujourd’hui connus, incluant la Magna Carta de 1215, la Bill of Rights de 1689, les Acts of Union de 1707 et 1800, la Statute of Westminster de 1931 et les Parliament Acts de 1911 et 1949. Serions-nous satisfaits de les compiler sous un seul titre portant le nom de « La constitution du Royaume-Uni » et si oui, pourrions-nous supposer qu’une étude plus approfondie de la constitution deviendrait dès lors inutile? Et, en répondant par la négative, si nous avions inclus les règlements et les résolutions des deux chambres du Parlement, le Code ministériel remis par le premier ministre au cabinet et les décrets autorisés par la prérogative royale, pourrions-nous alors penser de manière indépendante la façon dont la constitution est pratiquée et « la constitution » elle-même? Nous ne le ferions pas et, conformément à la constitution britannique, nous ne pourrions le faire.
Comment alors, aborder la connaissance de la constitution britannique ? Parmi les voies qui nous sont ouvertes, on retrouve celle préférée par le célèbre A. V. Dicey, qui a cherché dans son étude devenue classique sur The Law of the Constitution à systématiser et à simplifier les différents arrangements de la constitution. Dicey semble se plaindre du fait que la constitution britannique soit un document concernant lequel « no precise date could be named as the day of its birth; no definite body of persons could claim to be its creators, no one could point to the document which contained its clauses ». Soucieux plutôt d’exposer le droit constitutionnel du Royaume-Uni avec la même certitude et conviction qu’un Américain pourrait exposer le droit constitutionnel américain en se tournant vers la Constitution des États-Unis, Dicey invite ses contemporains à se rappeler que « antiquarianism is not law » et qu’un tel appel à l’histoire jette « as much light on the constitution of the United States as upon the constitution of England », c’est-à -dire qu’il ne jette « no light upon either ». La tâche du juriste constitutionnel est de rechercher et d’articuler entre eux les « grands principes ».
Dicey n’est pas le seul à préférer une (étude de la) constitution réduite à la cohérence et à la simplicité des principes à une étude de l’ambivalence des pratiques. Ceci dit, cette substitution des principes aux pratiques a été rejetée par plusieurs auteurs ayant étudié la constitution, incluant celui-là même qui a insisté sur cette substitution. Dicey commence son traité en rejetant les Commentaries on the Laws of England de Blackstone, qu’il décrit comme comportant une seule erreur : « the statements it contains are the direct opposite of the truth ». Ce que Dicey vise est précisément cette idée que la vérité se découvre par l’observation des fonctionnements et pratiques de la constitution. Nous trouvons également dans la collection d’essais de 1867 de Walter Bagehot sur The English Constitution la réflexion selon laquelle « an observer who looks at the living reality [de la constitution] will wonder at the contrast to the paper description », car « [h]e will see in the life much which is not in the books » et, à son tour, il ne retrouvera pas « in the rough practice many of the refinements of theory ». Dans l’œuvre de 1908 de Maitland, Constitutional History of England, nous sommes avertis que « the more we study our constitution whether in the present or the past, the less do we find it conform to any such plan as a philosopher might invent in his study ». Ou encore, dans les travaux de John Griffith, toujours soucieux d’examiner les pratiques de la constitution, nous pouvons lire, non sans désespoir, que la « theory of the Constitution is full of ghosts striving to entangle us with their chains ». Quant au rapport entre pratique et principe, il ne relève pas uniquement du passé. Nous trouvons parmi nos contemporains un étonnement similaire lorsqu’ils sont confrontés à la façon dont, aujourd’hui comme par le passé, « the constitution is what any commentator desires it to be ».
La tendance à rejeter un principe posé par la constitution parce qu’il n’entretient pas une relation suffisante avec la pratique peut être fonction de la façon dont un principe, qui a un « fondement dans la raison » et qui est capable d’être « bien formulé », devient « a reason in itself » et entame une nouvelle vie, une vie autonome. Plusieurs des écrits sur la constitution sont responsables de ce sort. Toute tentative de correction, par ceux qui identifient une contradiction entre les livres et la constitution, revient soit à condamner une pratique pour son omission de respecter un principe, soit à retourner aux pratiques de la constitution—de rappeler que « [t]heory, as usual, followed upon fact ». En vertu de cette dernière prétention, en même temps que les pratiques politiques de la constitution changent, la théorie doit également changer, et ce, aussi longtemps que la théorie prétend continuer à nous aider à comprendre la pratique. Il est possible, étant donné que la constitution de Westminster représente en elle-même une série de pratiques et que ces dernières changent continuellement, qu’il y aura toujours un grand danger que la théorie ne puisse suivre le pas de la pratique. Ceci peut bien expliquer pourquoi, dans « this field of law far more than any other », il est « common to hear such expressions as ‘In theory, that is correct. But what actually happens...’ ».
La suggestion est, pour chacun, de retourner, de temps à autre, à « what actually happens », afin d’éviter de faire ce que Dicey propose, c’est-à -dire de « réduire à l’ordre » la complexité et les inconsistances entre les pratiques variées et variantes de la constitution. Conformément à Oakeshott, nous pourrions avancer que la méthode la plus juste pour connaître la constitution consiste à débuter par une analyse de la connaissance à laquelle la constitution se réfère immanquablement lorsque les acteurs constitutionnels sont engagés dans l’activité politique. Procéder ainsi revient à examiner les relations qui constituent la constitution et l’activité politique.
III – Les relations de la constitution
Les pratiques de la constitution de Westminster sont façonnées par et articulées dans les relations entre ses différents acteurs : de la chambre des communes à la chambre des Lords, du cabinet au premier ministre, de la Reine au cabinet et son président, du gouvernement à l’opposition, du chef de l’opposition à l’opposition parlementaire, de simples députés (backbenchers) aux membres séniors du gouvernement et de l’opposition (frontbenchers), des comités de la chambre à la chambre, des ministres à la chambre, qui sont tous, parmi beaucoup d’autres encore, unis de façons indéfinies dans le Palais de Westminster, et qui s’unissent tous pour parler avec l’autorité de la Crown-in-Council-in-Parliament. Il ne faut cependant pas croire que l’activité politique que représente la constitution britannique est confinée à ce palais et ainsi négliger la relation entre Westminster et l’administration de Whitehall et entre le comité judiciaire de la Chambre des Lords (maintenant la Cour suprême du Royaume-Uni) et tous ces autres acteurs engagés dans l’accompagnement des arrangements de la constitution.
Toute relation accompagne les arrangements de la constitution et est liée à chacun de ces arrangements de façon indéfinie. Examinons deux relations—la relation entre le gouvernement de Sa Majesté et la chambre des communes et la relation entre la chambre des communes et la chambre des Lords—afin de fournir non pas une vue d’ensemble de la constitution de Westminster, mais une certaine compréhension de la connaissance de l’activité politique à laquelle font référence les acteurs constitutionnels lorsqu’ils sont engagés dans les traditions de la constitution.
Nous n’aspirons, par cet examen, qu’à une compréhension conditionnelle de la constitution, toujours ouverte à une réorientation au fur et à mesure que les pratiques changent. Plus fondamentalement, bien que l’activité politique de la constitution de Westminster soit une « activité universelle », nous conservons nécessairement une plus grande distance par rapport à cette activité que le premier ministre, la Reine ou encore les nombreux autres acteurs primaires. Pour cette raison, nous devons prêter attention à l’avertissement de Griffith à l’effet que « to write about an institution without having been a member of it is a dangerous business ». Bien que nous nous intéressions à la primauté de ces pratiques, nous ne devrions pas oublier que notre connaissance et appréciation de ces pratiques sont alimentées (de façon non exhaustive) par la façon dont elles sont rapportées par les acteurs de la rue Fleet et de la rue Houghton.
IV – Le gouvernement et la chambre des communes
Avec cette qualification de la compréhension conditionnelle à laquelle nous aspirons, retournons à la première des relations: celle entre le gouvernement et les communes ou, plus succinctement, le cabinet.
Le cabinet est une entité quasiment inconnue des lois adoptées par le Parlement mais sans lequel le Parlement ne pourrait être connu. Avec, peut-être, une pointe d’exagération, il est possible d’affirmer que « the law does not condemn it, but it does not recognize it—knows nothing about it ». Dans l’histoire de la constitution, ce comité exécutif du conseil privé du Roi a été créé pour guider, sinon pour contrôler les travaux du Parlement. Sans avoir changé de forme, le cabinet est mieux connu aujourd’hui comme le comité du Parlement au sein du conseil du Roi, un comité qui contrôle le Roi et son conseil. Il est fréquent de constater, en ce qui a trait aux pratiques de la constitution de Westminster, que l’objet de création a surpassé son créateur : le cabinet en est une illustration.
Il n’y a pas d’expression simple dans le vocabulaire politique et toute tentative de parler du cabinet est illustrative de cette réalité. Ce dernier peut être connu à travers les idées de confiance et de conflit—en faisant ressortir le fait que le gouvernement de Sa Majesté n’existe que lorsqu’il bénéficie de la confiance des communes, confiance qui est évaluée par les différentes façons dont les communes (et les Lords) examinent, réglementent, entravent, entrent en conflits et ultimement approuvent les politiques du cabinet. Ce que Bagehot a qualifié du « efficient secret » de la constitution de Westminster—« the close union, the nearly complete fusion of the executive and legislative powers »—ne peut être compris que dans le cadre des relations qui lui confèrent un sens.
En tant qu’idée, le cabinet n’a quasiment aucun sens, car ce n’est qu’en pratique qu’il reçoit tout son sens. Parmi les différents comités du Parlement, le cabinet est « the greatest » car c’est en son sein que les membres du Parlement choisissent « the men [and women] in whom it has the most confidence ». Bien que le cabinet émane du Parlement, il assume les fonctions d’exécuter ses lois et agit alors comme un « combining committee », assurant que les fonctions exécutive et législative sont en accord. Dans cette union presque parfaite de responsabilités, la constitution de Westminster empêche de ce produire le scénario en vertu duquel « the executive becomes unfit for its name since it cannot execute what it decides on » et « the legislature is demoralised by liberty, by taking decisions of which others (and not itself) will suffer the effects ». En sélectionnant les membres du cabinet parmi les membres des deux chambres du Parlement, la constitution positionne la confiance du Crown-in-council-in-Parliament au cœur de ses arrangements. L’un ne peut être compris sans l’autre et lorsque la confiance entre les deux est perdue, l’un ou l’autre doit être défait.
Les pratiques de la chambre des communes et de ses autres comités—les comités législatifs responsables de l’examen des projets de lois du gouvernement et les comités permanents responsables de l’examen de l’administration du gouvernement—témoignent des relations entre confiance et conflit : ils étudient et réglementent les travaux du gouvernement. La confiance est mesurée, augmentée, diminuée et perdue lorsque le chef de l’opposition argumente avec le chef du gouvernement durant la période des questions au premier ministre, lorsqu’un comité permanent de la chambre des communes fait son rapport sur les activités du secrétaire d’État et lorsqu’un comité législatif amende un projet de loi du gouvernement. Le Parlement ne soutient pas le cabinet de manière passive tandis que ce dernier met en œuvre les affaires de son programme législatif; la réalité est plutôt ce qui suit : ayant exprimé leur confiance envers le gouvernement, les deux chambres—et l’opposition officielle particulièrement—mettent quotidiennement à l’épreuve leur confiance envers le gouvernement.
Avec un appui assuré à la chambre des communes, on peut dire que le gouvernement contrôle la chambre dont la fonction est de contrôler le gouvernement. Mais par crainte que ces simplifications compromettent notre compréhension, il faut rappeler que cet appui dépend lui-même de la confiance que le gouvernement continue de témoigner et que, indépendamment de l’importance de la majorité du gouvernement, la chambre des communes va reconnaître un chef de l’opposition officielle. Aucun jour ne passe sans que l’opposition ne critique le gouvernement « for all that it has done and for all that it has refrained from doing ». Par ailleurs, l’évaluation des projets de loi du gouvernement, l’examen des dépenses, les débats sur le budget, le témoignage des ministres devant les comités parlementaires, la présentation et la justification des politiques gouvernementales et le devoir de répondre aux motions déposées par l’opposition contribuent, tous et chacun d’entre eux, à mettre à l’épreuve et ultimement à maintenir la confiance des communes envers le cabinet.
Un observateur pourrait juger que l’activité politique au Palais de Westminster représente un « unpleasing spectacle »: les parlementaires argumentent les uns avec les autres au sein et à travers les lignes du parti, sans tenir compte de l’autorité du président de la chambre, tout en exagérant leurs désaccords et en admettant exceptionnellement leurs points d’accords. S’il n’est pas découragé, cet observateur devrait alors reconnaître dans cette activité politique qui porte atteinte à « most of our rational and all of our artistic sensibilities », la constitution à l’œuvre.
La responsabilité ministérielle au Parlement—cette tradition qui illustre la dépendance d’un ministre de la confiance continue des communes—ne peut être définie par des formulations précises, sauf en affirmant que « Ministers generally do or should do X in circumstances Y (but with various exceptions) ». Quelles sont les exceptions ? Cela dépend des acteurs et des traditions de leurs relations. Si nous énonçons que le gouvernement doit démissionner lorsqu’il perd la confiance des communes, nous devons immédiatement ajouter « sauf quand il demeure en poste »; de même, si nous affirmons que les ministres sont dans l’obligation d’offrir leurs démissions en cas d’erreurs sérieuses personnelles ou départementales, nous devons immédiatement préciser « sauf lorsqu’ils conservent leurs positions ou sont nommés à la chambre des Lords ». Les exceptions varient avec le temps et engouffrent parfois la proposition générale. Comprendre la constitution de Westminster implique de résister aux appels à la « simplicité et l’homogénéité », de renoncer à l’« océan sans vagues » ou à « des saisons sans variations » et en conséquence composer avec la complexité des pratiques de l’activité politique qui ne peut être qu’hétérogène, cohérente et incohérente à la fois. Conformément au vocabulaire politique, il n’existe pas d’expression simple lorsqu’il s’agit de la constitution de Westminster.
L’évaluation dynamique de la confiance est continue : le gouvernement bénéficie de cette dernière, mais ne parvient jamais à obtenir sans qualification la confiance de la chambre qui l’a choisi. La fonction électorale de la chambre des communes—« the assembly which chooses our président »—est jumelée à son aptitude à choisir un autre premier ministre à tout moment. Toutefois, bien qu’il soit nommé par un Parlement, le cabinet « can appeal if it chooses to the next ». Et même si la chambre des communes retire sa confiance envers le cabinet, ce dernier peut déclencher des élections afin de rechercher une nouvelle chambre des communes qui lui exprimera sa confiance.
Quelle connaissance de l’accompagnement des arrangements cela suppose-t-il ? Cette connaissance qui est mise en cause inévitablement lorsque les parlementaires, les secrétaires d’État, le premier ministre et le chef de l’opposition sont engagés dans l’activité politique semblerait correspondre à une forme de jugement pratique. Avant de poursuivre cette idée, analysons la seconde relation de la constitution de Westminster énoncée plus haut.
V – La chambre des Lords et la chambre des communes
Un sens similaire de jugement pratique gouverne les interactions entre les deux chambres du Parlement. Ici encore, un vocabulaire élémentaire déçoit, tel qu’illustré par la vérité selon laquelle la chambre basse s’élève au-dessus de la chambre haute en termes de statut et de responsabilités. Bien que le gouvernement puisse provenir des deux chambres, seule la confiance de la chambre basse peut mesurer le pouls du gouvernement. On dit souvent que la chambre des Lords accomplit le rôle des communes en examinant et en réglementant les activités du gouvernement, même s’il s’avère parfois que ce qui est en cause n’est pas le gouvernement lui-même mais plutôt l’examen de ce dernier par les communes. Cette distinction peut très bien s’effondrer lorsque le gouvernement s’exprime à travers la chambre basse, comme c’est le cas lorsqu’un projet de loi du gouvernement est approuvé sans que de nombreux amendements n’aient été proposés par la chambre basse, conformément à la pratique de la chambre.
Alors que la composition de la chambre des communes est transitoire— elle change à chaque élection générale—la composition des membres de la chambre haute est comparativement stable et la continuité des Lords a, dans le passé, permis d’entraver les initiatives populaires des communes. Toutefois, ne pouvant trouver une majorité parmi les Lords, les communes—par le gouvernement qu’elles choisissent—peuvent rechercher la majorité désirée en affirmant: « Use the powers of your House as we like, or you shall not use them at all ». La chambre des Lords, malgré son statut formel quasi égal à la chambre des communes, en est venue à assumer un rôle plutôt modeste: celui de réviser et parfois référer des projets de lois envoyés par les communes là où ils proviennent, mais sans jamais faire obstacle à la volonté de la chambre basse. L’autorité de la chambre des Lords a graduellement été perçue comme n’étant pas plus forte que ce que la formule suivante résume : « We reject your Bill for this once, or these twice, or even these thrice; but if you keep on sending it up, at last we won’t reject it ».
Au début des années 1900, alors que les Lords ont omis de s’en tenir à leur juridiction en déniant à la chambre basse l’adoption de son budget, les communes ont fait valoir que la défaite du budget du gouvernement était « a breach of the constitution and an usurpation of the rights of the Commons ». La voie proposée pour corriger ce changement dans les pratiques de la constitution a été de changer à nouveau la constitution de façon à ce que les Lords ne puissent désormais faire que ce qu’ils avaient jusqu’à maintenant pu faire, soit de réviser et suspendre, mais non de bloquer les projets de loi approuvés par la chambre basse. Animées par une promesse du Roi George V de nommer suffisamment de nouveaux Lords afin de contrer toute opposition de la chambre haute, les communes ont demandé aux Lords d’acquiescer à un projet de loi en vertu duquel tous futurs projets de loi pourraient être adoptés sans leur approbation, ce à quoi ils se sont pliés. En réponse au changement des pratiques de la constitution par les Lords qui avaient défait le budget, les communes ont à nouveau changé les pratiques de la constitution, mais cette fois avec l’accord de l’autre chambre du Parlement.
La Parliament Act de 1911 a-t-elle amendé la constitution de Westminster? Oui et non. Les juristes remarquent d’emblée les changements législatifs, mais ces derniers ne révèlent qu’une petite partie de l’histoire de la constitution, qui se transforme chaque jour, parfois par le biais d’une loi, mais principalement par la pratique. Après l’adoption de la Parliament Act, la question fondamentale pour les Lords (et la constitution) est demeurée : serait-elle utilisée ? Dans un sens, elle avait déjà été utilisée pour changer la relation entre les deux chambres : par son accord, les Lords ont explicitement consenti à ce qui avait longtemps été admis—que leur statut était inférieur aux communes. Toutefois, conformément aux leçons de la pratique—en vertu desquelles « [w]hatever written documents may say, the constitution is what happens »—on note significativement qu’on ne s’est appuyé sur la Parliament Act que sept fois, incluant en 1949 pour modifier cette même loi. Cela ne trahit-il pas l’exposé simplifié que tant répètent, en vertu duquel les Parliament Acts de 1911 et 1949 ont défait le « véto » de la chambre haute ?
Les relations entre les deux chambres sont guidées par la primauté des communes sur les Lords et par l’exercice du jugement pratique de la chambre haute quand cette dernière est confrontée à la question de savoir quand elle doit résister ou non à la volonté de la chambre basse. Par un processus de changement de pratiques entre les chambres du Parlement, la constitution est arrivée à un paradoxe assez curieux selon lequel la chambre haute, sans mandat électoral, sait réviser et revoir les activités et les projets de loi du gouvernement avec plus de sérieux que la chambre basse sans pour autant frustrer la volonté de cette dernière ou faire obstacle au programme législatif du gouvernement. Comme pour le cabinet, on peut affirmer qu’en ce qui a trait à sa raison d’être, la chambre des Lords n’a pratiquement pas de sens alors que dans la pratique, elle reçoit tout son sens.
VI – Proposition et principe, pratique et jugement
La constitution de Westminster peut se distinguer par l’étendue avec laquelle elle se repose sur les pratiques de ses acteurs. Si l’examen expéditif et imparfait des deux types de relations tout juste examinées peut être considéré comme témoignant de cette activité politique, nous pouvons développer un sens selon lequel ceux qui accompagnent les arrangements de la constitution font appel à la connaissance pratique. La chambre des Lords pourrait forcer la chambre des communes à s’appuyer sur la Parliament Act de 1911 avant que tout projet de loi avec lequel elle est en désaccord puisse être adopté, ce qu’elle ne fait pas. L’opposition pourrait introduire une motion de non confiance envers le gouvernement à toute opportunité qui se présente, mais elle ne le fait pas. La Reine pourrait nommer comme premier ministre n’importe qui de son choix, mais elle ne le fait pas. Le secrétaire d’État pourrait refuser de répondre aux questions à la chambre des communes, mais il ne le fait pas. Les pratiques de la constitution de Westminster reposent sur les jugements de ses différents acteurs de poursuivre les pratiques héritées et à léguer en tant qu’héritage.
Les propositions ci-dessus exposées se terminant par « mais ne le fait pas » cherchent à illustrer comment la connaissance de la constitution n’est pas « susceptible d’une formulation précise ». Le retour constant des étudiants de la constitution aux pratiques, face à l’échec des principes et des propositions de permettre de saisir la constitution, illustre cette idée de base. Connaître la constitution consiste à éviter de la réduire à des formules. Une traduction de propositions en formules générales revient à conserver les pratiques à l’avant plan de toute lecture de la constitution, comme suit :
1. Les prérogatives de la Couronne sont exercées sur avis des ministres (sauf dans les cas où elles ne le sont pas).
2. Le gouvernement démissionne lorsqu’il perd la confiance de la chambre des communes (sauf lorsqu’il demeure en poste).
3. Les ministres s’expriment et votent ensembles (sauf lorsqu’ils ne peuvent s’entendre unanimement).
4. Les ministres expliquent leurs politiques et fournissent de l’information à la chambre (sauf lorsqu’ils gardent ces éléments pour eux-mêmes).
5. Les ministres offrent leurs démissions individuelles lorsque des erreurs sérieuses sont commises dans leurs ministères (sauf lorsqu’ils conservent leurs positions ou sont nommés à la chambre des Lords).
6. Tout acte d’un fonctionnaire représente, sur le plan juridique, un acte d’un ministre (sauf pour les actes qui sont, sur le plan juridique, les siens).
Cette tension entre proposition et pratique réfère à ce qu’Oakeshott identifie comme les deux sortes de connaissances mises en cause dans toute activité politique : connaissance technique et connaissance pratique. La première se « formule en règles qui sont, ou qui peuvent être, apprises délibérément, que l’on peut se rappeler, et comme on dit, mettre en pratique »; sa « caractéristique principale est qu’elle est susceptible d’une formulation précise ». Oakeshott donne l’exemple de la conduite d’une automobile, dont une partie de la technique peut être fournie par un code de la route, comme « la technique de la cuisine se trouve dans le livre de cuisine, et la technique de la découverte en science naturelle ou en histoire se trouve dans leurs règles de recherche, d’observation et de vérification ». On pourrait ajouter que la technique de la langue française peut se trouver dans des livres sur la grammaire et la syntaxe. À l’instar de celui qui ne pourrait apprendre à parler le français, à découvrir, à cuisiner ou à conduire par le biais d’une étude de connaissance technique, on ne saurait apprendre l’activité politique de la constitution de Westminster en étudiant les différentes formules exposées plut haut. Car l’étudiant demandera : « Quand l’exception sera-t-elle appliquée? », et aucune réponse s’apparentant à une formule ne sera disponible. Ici, il faut faire appel à la connaissance pratique et comprendre l’exercice de jugements pratiques par les acteurs politiques.
La connaissance pratique « n’existe que dans l’usage . . . n’est pas réfléchie et (à la différence de la technique) . . . ne peut pas être formulée sous forme de règles ». Elle est partagée et devient commune non pas par la « méthode d’une doctrine explicite », mais en étant « transmise et acquise » en pratique, une forme d’apprentissage dispersée entre le passé, le présent et ce qui est à venir. Cette pratique est toujours en mouvement et, rappelons-le, se distingue en étant temporaire même lorsqu’aucun changement en son sein n’est arbitraire. Malgré la formulation de « règles, de directives, de maximes » qui donnent « au moins l’apparence de la certitude », la connaissance pratique a « l’apparence de l’imprécision » et « de l’incertitude, d’être une question d’opinion, de probabilité plutôt que de vérité ».
Mais il n’en est pas ainsi. Car l’activité politique est entreprise de concert avec les autres. La connaissance pratique ne peut être définie par les caprices de l’un, mais seulement par les différentes activités de plusieurs, qui n’agissent jamais complètement de concert et sont parfois en opposition les uns aux autres, mais qui accompagnent toujours les mêmes arrangements de la communauté politique. L’idée s’articule peut-être le mieux par l’affirmation que « the extent to which one can be unconventional depends upon the strength of the convention », qui n’est jamais déterminée que par l’acteur qui s’écarterait de la convention. L’une des nombreuses relations de la constitution ne changera que si ses participants le permettent, ce qui signifie que la constitution ne changera que dans la mesure où un nombre suffisant d’acteurs politiques le permet. Le jugement contextuel de tous les acteurs politiques nous permet de comprendre que ce qu’ils font ainsi que ce qu’ils souhaitent faire et changer est le reflet de comment ils conduisent déjà leurs affaires et entreprennent les arrangements de la constitution.
Alors que la connaissance technique et la connaissance pratique ne peuvent être considérées « comme identiques l’une à l’autre ou comme susceptibles de se remplacer l’une l’autre », elles ne peuvent être séparées l’une de l’autre « et assurément pas dans l’activité politique ». On ne peut assujettir la technique à la formule sans connaître l’activité qui en est partie, tout comme on ne peut lire et comprendre la formulation d’une technique sans connaître l’activité qui doit être « mise en pratique ». Il demeure, en gardant en tête ces deux différentes sortes de connaissance que l’on peut comprendre ce que Griffith affirmait lorsqu’il a exprimé l’idée déconcertante selon laquelle la « constitution of the United Kingdom lives on, changing from day to day for the constitution is no more and no less than what happens. Everything that happens is constitutional. And if nothing happened that would be constitutional also ». Comprendre la constitution comme une formulation de connaissance technique (conformément à l’interprétation de plusieurs de Griffith) la réduit à un rien : la technique de la constitution est l’absence de technique, la simple occurrence (ou non) d’événements. Mais lorsqu’elle est interprétée comme une expression (non comme une formulation) de connaissance pratique, comme un accaparement de pratiques de la constitution, on peut lire Griffith comme faisant appel à la tradition de la constitution, quelque chose qui est « difficile à saisir » et qui est marqué par la continuité et le changement de l’activité politique qui accompagne les arrangements de la communauté. Interprétée de cette façon, alors que tout ce qui survient est constitutionnel, « not just anything can happen ». Le jugement d’acteurs politiques qui accompagnent les arrangements de la constitution est défini par la tradition qu’ils poursuivent. Cette tradition, quoique fragile et arbitraire à l’œil non averti, constitue pour les participants l’arbitre du changement.
L’activité politique de la constitution de Westminster se déploie dans le passé, le présent et le futur, entre les différentes relations qui lui donnent forme, entre être temporaire et continu et, entre l’exercice de jugement pour conserver ou changer—tout en accompagnant—les arrangements de la constitution. Les différents acteurs de la constitution exercent leur jugement pour poursuivre la tradition d’activité politique en l’absence des contraintes d’une cour constitutionnelle ou d’un instrument avec un statut formel et la force de « loi suprême ». En ce sens, nous pouvons, tout comme Blackstone, concevoir les parlementaires comme « les gardiens de la constitution », pour autant que nous ajoutions : aux côtés des nombreux autres acteurs constitutionnels.
VIII – Conclusion
Cet exposé présente la constitution de Westminster en tant que pratiques de l’activité politique. Il fait appel à notre connaissance des traditions de comportements au sein de nos familles, amitiés et communautés qui sont toutes stables alors qu’elles changent et qui se reposent sur les jugements pratiques de leurs acteurs, tous gardiens de ces relations. À Westminster, la constitution est peu différente. Elle n’a jamais été crée en un moment singulier. Définie par l’activité politique, elle est créée au quotidien par ses acteurs constitutionnels qui maintiennent et modifient leurs traditions de comportement. Elle nous rappelle comment le succès de toute constitution, écrite ou non, codifiée ou non, repose non pas sur ses écrits mais plutôt sur la volonté de ses acteurs constitutionnels d’agir selon ses commandements.
Grégoire Webber est Senior Lecturer in Law à la London School of Economics