Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage paru en 1921, l’ouvrage de Benjamin N. Cardozo sur « la nature de la décision judiciaire », présente le remarquable intérêt de conserver toute son actualité quant aux sources d’inspiration du juge et aux méthodes d’élaboration des jugements.

Il montre en outre que, malgré les différences notables existant entre les systèmes juridiques anglo-saxon et continentaux, les juges de common law et ceux des pays de droit écrit n’exercent pas leur office dans des conditions intellectuelles substantiellement différentes.

Comme le souligne Gwénaële Calvès dans sa présentation de l’ouvrage en analysant les propos de Benjamin N. Cardozo, le juge ne peut être un automate, un distributeur mécanique de décisions et il existe, dans toute activité juridictionnelle, une « part irréductiblement subjective et créatrice » (p. 9).

Chaque juge a, en effet, sa propre vision de la vie en société, des besoins qu’elle engendre et ne peut pas a priori voir les choses avec d’autres yeux que les siens (p. 27).

Mais, dans l’exercice de sa fonction, le juge doit tendre à  l’objectivité, ainsi que le précise Benjamin N. Cardozo :

« Ce qui compte n’est pas ce que je crois juste. C’est ce que je peux raisonnablement croire qu’un autre homme doté d’une intelligence et d’une conscience normales pourrait raisonnablement considérer comme juste » (p. 66).


Au regard de cette exigence d’objectivation des situations, deux séries d’observations doivent être présentées, d’une part sur la fonction législative du juge (I), d’autre part sur la justice du juge (II).

I. La fonction législative du juge.

La mission fondamentale du juge est d’appliquer la loi aux litiges qui lui sont soumis.

A travers cette caractéristique de l’intervention judiciaire, deux idées émergent :

A. Il n’y a pas de règlement des litiges sans juge.

Le juge est l’intermédiaire nécessaire du traitement des différends.

Certes, l’évolution actuelle des idées cherche à  promouvoir les modes alternatifs de règlement des contentieux, sous différentes formes :

Le recours à  l’arbitrage, dont le seul effet est de soustraire aux juridictions étatiques, pour des raisons supposées d’efficacité, de rapidité et de discrétion, certains types de litiges touchant essentiellement au droit des affaires.

Le recours à  la conciliation ou à  la médiation, dont l’apport majeur est de permettre de trouver une solution consensuelle à  des situations conflictuelles, alors qu’un traitement judiciaire pourrait se révéler insatisfaisant.

En matière pénale, les systèmes judiciaires développent des modes alternatifs aux poursuites pénales ou des mécanismes de « plaider-coupable » dessaisissant partiellement les juges de leurs prérogatives.

La faveur donnée aux mécanismes de sanctions de certains types de comportements illicites par des autorités administratives indépendantes, comme le montrent en France les procédures instaurées, par exemple, en matière de pratiques anticoncurrentielles ou d’infractions à  la réglementation des marchés boursiers.

Mais il convient d’observer que, même subsidiaire ou différée, l’intervention d’un juge est toujours requise, au moins à  titre d’organe de recours appelé à  exercer un contrôle de légalité des décisions adoptées « en première instance ».

B. Le juge doit appliquer la règle de droit.

Au-delà  des hypothèses marginales où le juge est habilité à  statuer en équité (exemple: article 12, dernier alinéa, du code de procédure civile), le juge doit trancher le litige « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (article 12 du même code, premier alinéa).

L’évolution de la terminologie des textes relatifs à  cette question est intéressante :

On sait que la mission de la Cour de cassation est de contrôler la légalité des décisions rendues par les tribunaux et les cours d’appel.

Jusqu’en 2008, l’article 1020 du code de procédure civile disposait que les arrêts de cassation devaient viser « la loi » sur laquelle la cassation était fondée.

Depuis un décret du 22 mai 2008, le même texte énonce que l’arrêt vise « la règle de droit » justifiant la décision.

Cette différence de formulation n’est pas neutre : elle montre l’accroissement notable des prérogatives du juge dans les systèmes juridiques actuels.

Dans son ouvrage, Benjamin N. Cardozo indiquait très justement que le juge « fabrique » du droit, tout au moins dans les « interstices » de la loi (pp. 56 et 79), le droit fabriqué par le juge, restant cependant « un droit secondaire et subordonné au droit confectionné par le législateur » (p. 27).

Cette subordination implique que, lorsque le texte de loi est clair et ne recèle aucune ambiguïté, le juge doit se contenter de l’appliquer aux situations litigieuses qu’il est appelé à  résoudre.

A titre d’exemple, un arrêt d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 18 novembre 2011 (pourvoi n°10-16491) relatif aux conditions dans lesquelles les temps d’habillage et de déshabillage des salariés astreints au port d’une tenue de travail doivent faire l’objet de contreparties sous forme de repos ou d’indemnités a été analysé comme un retour à  une application stricte de l’article L3121-3 du code du travail imposant deux conditions cumulatives à  l’octroi de telles contreparties : le caractère obligatoire du port d’une tenue de travail ; le fait que l’habillage et le déshabillage soient réalisés dans l’entreprise ou sur le lieu de travail, alors que certains arrêts antérieurs (Soc., 26 janvier 2005, n°03-15033) fixaient, avec le même texte, le caractère obligatoire du port d’une tenue de travail comme seule condition à  ces contreparties.

Mais le code civil lui-même montre que la loi ne peut pas tout prévoir et s’appliquer mécaniquement à  toutes les hypothèses, son article 4 imposant au juge de statuer, même s’il est confronté au « silence », à  « l’obscurité » ou à  « l’insuffisance » de la loi.

C’est ainsi notre loi civile fondamentale qui reconnaît explicitement au juge le pouvoir, non seulement d’interpréter la loi, mais aussi d’appliquer une règle de droit à  des situations que le législateur n’a pu prévoir.

L’évolution constitutionnelle française tend également à  promouvoir l’émergence d’un « droit vivant » puisque, au-delà  du texte brut d’une loi, tout justiciable est désormais en droit, avec la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, « de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à  une disposition législative » (Conseil constitutionnel, 6 octobre 2010, n°2010-39 QPC).

La règle de droit est ainsi la résultante d’une conjonction entre un texte voté par le Parlement et l’application ou l’interprétation qu’en donne le juge qui participe ainsi à  l’œuvre législative.

Peut-on néanmoins, au sujet du droit « fabriqué » par le juge, parler toujours d’un « droit secondaire » ?

La réponse est négative, pour deux raisons :

-* D’abord, dans le silence de la loi, le droit est l’œuvre du juge.

Tel est notamment le cas lorsque la Cour de cassation fonde ses décisions, non sur des textes particuliers, mais sur des « principes », comme par exemple :

« Le principe de l’égalité de traitement » (Soc., 8 juin 2011, n°10-14725) ;

« Le principe de la séparation des pouvoirs » (1re civ., 17 janvier 2006, n°05-10875) ;

« Le principe selon lequel nul ne doit causer à  autrui un trouble anormal de voisinage » (3e civ., 28 avril 2011, n°10-14516).

-* Même s’il existe un texte de droit interne, le juge doit en vérifier l’adéquation aux engagements internationaux de la France, soit pour en valider les dispositions par une interprétation conforme (par exemple : Soc., 14 avril 2010, n°09-60426 : conformité aux textes internationaux, notamment à  la Charte des droits fondamentaux de L’union européenne, de textes de droit interne réservant certaines prérogatives aux syndicats représentatifs ; 3e civ., 16 mars 2011, n°09-69544 : compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme de dispositions du code de l’expropriation limitant les possibilités d’indemnisation du préjudice moral subi par l’exproprié), soit surtout pour en écarter l’application en cas de contrariété avec un texte de portée supérieure (par exemple : 2e civ., 19 février 2009, n°07-20668, qui juge incompatible avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme une disposition du code de la sécurité sociale réservant aux femmes ayant élevé des enfants le bénéfice d’une majoration de carrière professionnelle ; 3e civ., 9 novembre 2011, n°10-30291 : « L’article L145-13 du code de commerce, en ce qu’il subordonne, sans justification d’un motif d’intérêt général, le droit au renouvellement du bail commercial, protégé par l’article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à  une condition de nationalité, constitue une discrimination prohibée par l’article 14 de cette même Convention »).

Le juge acquiert ainsi une place centrale, non seulement dans l’application, mais aussi dans la détermination de la règle de droit, de sorte qu’il est désormais légitime de s’interroger sur la justice du juge.

II - La justice du juge.

Il convient à  titre liminaire de rappeler les propos de Benjamin N. Cardozo (p. 91):

« Le juge, même lorsqu’il est libre, ne l’est pas totalement. Il ne peut innover selon son bon plaisir. Il n’est pas un chevalier errant, poursuivant à  sa guise son propre idéal de Beau et du Bien. Il doit s’inspirer de principes consacrés. Il ne doit pas céder aux appels spasmodiques du sentiment, ou à  une bienveillance vague et indéterminée ».

Dépassant en effet sa propre subjectivité, le juge doit privilégier une approche neutre des attentes de la société et des justiciables, selon une double démarche, intellectuelle et méthodologique.

A. La démarche intellectuelle.

Le juge a une éthique professionnelle, qui repose fondamentalement sur le principe d’impartialité.

Peu présente dans l’ouvrage de Benjamin N. Cardozo, qui évoque néanmoins « l’impartialité du droit » (p. 78), l’impartialité judiciaire est au cœur des préoccupations du Conseil de l’Europe et des travaux que mène cette organisation pour promouvoir l’émergence et la consolidation de systèmes judiciaires répondant aux conditions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Ainsi, la Recommandation CM/Rec (2010) 12 du 17 novembre 2010 énonce-t-elle, dans son paragraphe 60 que :

« Les juges devraient agir dans toutes les affaires judiciaires en toute indépendance et impartialité, en s’assurant que toutes les parties sont entendues équitablement et, le cas échéant, en leur expliquant les procédures applicables. Les juges devraient agir et être perçus comme agissant à  l’abri de toute influence extérieure indue sur les procédures judiciaires ».

De même, le Conseil consultatif de juges européens (CCJE), organe consultatif du Conseil de l’Europe, composé de juges des différents États membres, chargé de donner des avis au Conseil sur toutes les questions relatives au statut des juges, a souligné, dans son avis n°3 (disponible sur le site internet du Conseil de l’Europe) que :

« Chaque juge devrait chercher par tous les moyens à  maintenir l’indépendance judiciaire tant sur le plan institutionnel que sur le plan individuel...

Il devrait en toutes circonstances adopter un comportement à  la fois impartial et qui apparaît comme tel...

Il devrait s’acquitter de sa tâche sans favoritisme, un préjugé effectif ou apparent, ou prévention ».

Le principe d’impartialité, dans sa double composante subjective (faire abstraction de ses préjugés) et objective (donner au justiciable la garantie d’un procès équitable) implique de la part du juge des capacités d’écoute et d’ouverture qui doivent guider son approche méthodologique des procès.

B. La démarche méthodologique.

La méthodologie du traitement judiciaire des litiges ne peut s’acquérir que par la formation professionnelle.

Évoquée succinctement dans l’ouvrage de Benjamin N. Cardozo (voir p. 109 : « La formation du juge, si elle est couplée avec ce que l’on appelle le tempérament judiciaire, l’aidera à  neutraliser, dans une certaine mesure, le pouvoir de suggestion de ses propres antipathies et de ses préventions »), probablement en raison du système de désignation des juges aux États-Unis parmi des professionnels de grande expérience, la formation initiale et continue tient en revanche une place essentielle dans les travaux du Conseil de l’Europe en raison du degré contrasté de développement des différents systèmes judiciaires européens.

La Recommandation précitée du 17 novembre 2010 prévoit à  ce sujet que :

« Les juges devraient bénéficier d’une formation initiale et continue théorique et pratique, entièrement prise en charge par l’État » (n°56), pour répondre à  des situations où il a été constaté, soit que cette formation des juges était quasiment inexistante, soit qu’elle est assurée par des organismes privés.

De même, l’article 65 de cette Recommandation ajoute que :

« Les juges devraient régulièrement mettre à  jour et développer leurs connaissances ».

C’est l’acquisition et le maintien d’un haut niveau de compétence professionnelle, sur laquelle insiste également le CCJE dans un avis n°4, qui fondent la crédibilité des interventions judiciaires : même si la Constitution de l’État proclame l’indépendance du juge, celui-ci ne peut véritablement inspirer confiance et garantir la qualité de l’action judiciaire si sa compétence n’est pas certaine et reconnue.

C’est aussi la formation qui permet au juge d’acquérir les « réflexes » nécessaires à  la prise de décision :

Que disent les textes ?

Quelle est la volonté du législateur ?

Quels sont les précédents jurisprudentiels pertinents ?

Que conclure des commentaires et débats doctrinaux ?

Quels sont les éléments d’appréciation extrinsèques, sociaux, économiques, financiers ou autres, permettant d’apprécier l’évolution des besoins de la société ?

Quelques exemples, tirés de la jurisprudence récente de la Cour de cassation, illustrent les méthodes mises en œuvre par les juges :

-* La responsabilité des associations sportives.

Par arrêt du 29 juin 2007 (n°06-18141), l’assemblée plénière de la Cour de cassation, mettant fin à  une controverse opposant les juridictions, a décidé que « les associations sportives ayant pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de leurs membres, sont responsables des dommages qu’ils causent à  cette occasion, dès lors qu’une faute caractérisée par une violation des règles du jeu est imputable à  un ou plusieurs de leurs membres, même non identifiés ».

Rendu au visa de l’article 1384, alinéa 1er, du code civil, cet arrêt a été préparé par des recherches importantes faites par le conseiller rapporteur et l’avocat général de la Cour, tant pour analyser l’évolution du régime de responsabilité fondé sur le texte susvisé et les appréciations doctrinales des solutions jurisprudentielles antérieures, que pour recueillir des éléments d’appréciation extérieurs portant notamment, en droit sur les solutions données à  la question par différents États étrangers, au point de vue économique sur les conséquences, en termes de coût des assurances, des systèmes de responsabilité en cause.

-* L’exécution forcée des promesses unilatérales de vente.

Selon une jurisprudence ancienne, mais très critiquée en doctrine, la Cour de cassation exclut l’exécution forcée d’une promesse de vente consentie par un promettant et retirée par lui avant l’expiration du délai d’option accordé au bénéficiaire (3e civ., 15 décembre 1993, n°91-10199).

Un revirement de jurisprudence ayant été demandé en 2011, avec une argumentation circonstanciée, le travail préparatoire du conseiller rapporteur a consisté notamment à  rassembler l’ensemble des travaux doctrinaux en la matière et à  faire la balance des arguments invoqués en faveur ou contre la jurisprudence existante (voir le rapport de M. le conseiller Rouzet, JCP, N, 2011, n°1163).

C’est à  l’issue de ce travail, constatant en outre l’absence de difficultés pratiques démontrées susceptibles de justifier une évolution des solutions, que la Cour a décidé de maintenir sa jurisprudence (3e civ., 11 mai 2011, n°10-12875).

-* L’application du principe de l’égalité de traitement aux accords collectifs.

Par arrêt du 1er juillet 2009 (n°07-42675), la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que « la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier, pour l’attribution d’un avantage, une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence ».

Les réactions parfois vives suscitées par cet arrêt, en raison des conséquences qu’il pouvait provoquer quant à  l’équilibre des conventions collectives, ont conduit la Cour à  procéder à  des auditions des partenaires sociaux et à  préciser sa jurisprudence, dans des arrêts rendus le 8 juin 2011 (voir en ce sens, le communiqué de la Cour de cassation, publié au Bulletin d’information de la Cour de cassation du 1er novembre 2011, n°1322 et 1341).

Au terme de cette analyse, il faut revenir à  une observation de Benjamin N. Cardozo, qui soulignait que « le litige porte le plus souvent non pas sur un point de droit, mais sur des faits » (p. 86).

Cette observation se révèle en pratique largement exacte et on ajoutera que l’essentiel pour une partie est de disposer des éléments de preuve de ses allégations.

Si la preuve de celles-ci est rapportée, l’application de la règle de droit pertinente en découlera, le plus souvent, sans interprétation nécessaire.

On peut ajouter que, même devant la Cour de cassation pourtant chargée du seul contrôle juridique des décisions rendues, le droit n’est pas toujours présent dans sa pureté : lorsqu’on reproche par exemple à  une cour d’appel de ne pas avoir répondu aux conclusions d’une partie ou d’avoir insuffisamment motivé sa décision au regard des conditions d’application d’un texte dont la portée ne prête à  aucune discussion, l’appréciation de la règle de droit en cause ne fait pas partie du débat.

Le travail d’interprétation et d’adaptation de cette règle incombant au juge n’en est pas moins d’une importance majeure.

Benjamin N. Cardozo citait sur ce point les propos d’un ancien premier président de la Cour de cassation française, M. Ballot-Beaupré (p. 63) :

« Nous ne recherchons pas ce que le législateur a voulu il y a un siècle, mais ce qu’il aurait voulu s’il avait su ce que serait sa situation actuelle ».

Cette mission est particulièrement redoutable. Elle impose au juge une réflexion sur la légitimité de son action dont il ne peut trouver les clés que dans la confrontation des idées, des échanges avec l’université et les praticiens du droit, ou d’autres juridictions traitant des mêmes questions juridiques, et par une pratique constante de la discussion en formation collégiale.

Alain Lacabarats est le Président de la chambre sociale de la Cour de cassation