Il y a cinquante ans, les 5 et 6 mai 1961, se sont tenues à  Strasbourg deux journées célébrant le centenaire de la naissance de Carré de Malberg. La fine fleur du droit public français était représentée pour étudier non seulement son grand ouvrage, la Contribution à  la théorie générale de l’État, mais aussi l’ensemble de son œuvre. Cependant, en l’espace de cinquante ans, la lecture que l’on peut faire de l’œuvre de Carré de Malberg a changé. L’intérêt pour son œuvre n’a cessé de croître, comme l’indiquent la réédition en 1984 de La loi expression de la volonté générale, agrémentée d’une belle préface de son ancien élève, Georges Burdeau, la publication, en 2008 de la belle thèse d’Eric Maulin et enfin, la réédition chez Dalloz de la Contribution à  la théorie générale de l’État, éclairée par la préface de ce dernier. D’une certaine manière, la tenue de ce colloque confirme cet intérêt pour le juriste strasbourgeois.

Toutefois, les raisons pour lesquelles ses écrits suscitent de l’intérêt ont changé. En 1961, de la naissance de la Vème République avait sorti sa pensée constitutionnelle de l’oubli dans lequel elle était tombée: René Capitant et Michel Debré, disait-on, avaient attiré l’attention du général de Gaulle sur la critique des institutions de la IIIème République menée par Carré de Malberg dans ses derniers écrits. Ainsi s’explique probablement la réédition au CNRS, en 1962 de la Contribution. Mais ce n’est évidemment pas l’intérêt pour la Vème République qui a animé les organisateurs de ce colloque, comme le suggère le thème de la session prévue sur « les mutations de la théorie de l’État » dans laquelle s’inscrit le présent article. En effet, une des questions qui taraude les publicistes contemporains est de savoir si l’État conserve ou non sa place prépondérante dans le droit moderne. En effet, une telle place est contestée par de nombreux auteurs contemporains pour lesquels cette forme politique est dépassée, voire anachronique. Il faudrait, nous dit-on, penser un « au-delà  de l’État », comme nous y invite Sabino Casesse. On ne compte plus des expressions telle que « l’internationalisation du droit constitutionnel », le « droit constitutionnel européen », etc.… formules qu’on aurait jugé, naguère, être des oxymores. Pourtant, on peut affirmer, à  l’instar d’autres collègues juristes contemporains — notamment Michel Troper ou Martin Loughlin —, que la figure institutionnelle de l’État n’est ni périmée ni moribonde. La preuve en est qu’il n’y a pas pour l’instant de figure alternative institutionnelle qui soit crédible pour le remplacer. N’ayant donc pas perdu son objet, la théorie de l’État a encore de beaux jours devant elle, même si l’on ne peut plus parler de sa souveraineté de la même façon qu’il y a trente ans.

Si l’État reste un objet à  méditer pour le juriste, il reste à  savoir comment celui-ci doit l’étudier. Pour Carré de Malberg, il ne fait aucun doute qu’il fallait l’étudier « au point de vue spécial du droit ». Un tel parti pris méthodologique n’est pas indemne de la critique, et en particulier de celle opérée par ceux qui ont reproché à  la théorie purement juridique de l’État de mutiler le domaine de la théorie de l’État. Tel est le sens notamment de l’œuvre de Hermann Heller qui, a rédigé, en 1933, une théorie de l’État qui s’attaque surtout à  Kelsen en mettant en doute les vertus explicatives de la science normative à  saisir le fait social étatique. Son jugement sonne comme étant sans appel : « On peut considérer que la construction unifiée de la théorie de l'État du point de vue de la science du droit en tant que discipline dogmatique a échoué. Non pas seulement parce que la théorie pure du droit est vide sans sociologie, aveugle sans téléologie, mais parce que surtout la science du droit n'est pas une science constitutive. Il lui manque l'autonomie qu'on lui prête; elle harmonise des données sociales, mais elle ne les constitue pas; au contraire, elle les trouve préexistantes ». La conséquence méthodologique est radicale: « l'État transcende la méthode spécifiquement juridique ». Heller propose alors d'ouvrir la théorie générale de l'État à  la sociologie au risque toutefois de la transformer en science politique. Telle était en tout cas l'ambition de sa Staatslehre. D’une certaine manière, Heller rejoint certaines préoccupations de Maurice Hauriou qui n’a jamais voulu séparer l’État de la société dans la discussion qu’il entend mener en juriste sur ce point. Comme l’a souligné Olivier Jouanjan, la particularité de sa démarche est non pas de penser l’unité de l’État, mais de penser une « unité dans la diversité » et une unité comme le produit dynamique d’un processus », l’État étant alors décrit comme « une unité organisée », une « création chaque jour renouvelée ». Ce que nous apprend son œuvre, comme d’autres d’ailleurs, c’est la nécessité pour le juriste de penser l’ouverture de l’État à  la société, de le penser aussi dans ses interactions avec les acteurs sociaux.

Si l’on a tenu à  effectuer cette sorte de détour par Heller, c’est parce qu’il appuie, d’une certaine manière, notre projet consistant à  ouvrir la théorie de l’État à  l’étude des rapports de ce dernier avec la société et les individus. C’est dans le cadre de ce projet que nous souhaitons envisager l’État comme une « communauté de citoyens », pour reprendre le titre d’un livre fameux écrit par une sociologue. Toutefois, pour un juriste, redéfinir ainsi l’État implique de le considérer comme un groupement humain, et non pas seulement comme un ordre juridique. Une telle entreprise revient à  réorienter l’étude de l’État du Souverain vers le Citoyen, c’est-à -dire vers l’individu doté de droits politiques.

La redécouverte du citoyen et de la citoyenneté par la doctrine juridique publiciste en France est relativement récente. Le colloque franco-québecois sur « citoyenneté et nationalité » qui a eu lieu à  Paris en juin 1988 marque un tournant et la prise de conscience d’une nécessité de repenser la notion de citoyen. Les actes de ce colloque contiennent d’ailleurs un article de Danièle Lochak au titre un peu provocant : « la citoyenneté, un concept juridique flou ». Elle observait que la controverse née de la dissociation entre droit de vote et la citoyenneté s’était longtemps tarie « en raison d’un manque d’intérêt de la doctrine pour la question théorique qu’elle soulève et non parce qu’elle aurait été tranchée ». Toutefois, depuis 1988, les travaux sur le citoyen et la citoyenneté se sont multipliés dans l’espace français ; plusieurs thèses y ont été consacrées, aussi bien en droit constitutionnel qu’en droit administratif ou droit européen ainsi que plusieurs ouvrages . On ne manquera pas de signaler, en outre, l’article important, rédigé par Jean-Marie Denquin dans un dictionnaire faisant autorité et l’article non moins important d’Etienne Picard issu d’une conférence à  l’Université de tous les savoirs. La question reste ouverte cependant sur le point de savoir s’il existe aujourd’hui une théorie de la citoyenneté en droit public français. Mais ce qui nous intéresse, pour l’instant du moins, est moins d’élaborer une telle théorie que de mettre la notion de citoyenneté en relation avec la théorie de l’État.

Précisons alors la signification d’une telle mise en relation: en tournant notre regard vers le citoyen et la citoyenneté, il ne s’agit pas du tout de prendre congé de la théorie de l’État comme pouvoir politique mais plutôt de compléter la description et la théorisation de l’État en l’observant sous un autre angle. Ainsi la « mutation » de l’État qui est évoquée dans le programme de ce colloque portera moins sur l’existence ou non de l’État que sur la manière de le décrire. Comme on l’a dit plus haut, l’hypothèse de travail est de supposer qu’une meilleure compréhension de la notion de citoyen permettra de mieux comprendre l’État désormais conçu comme une communauté humaine (une « communauté de citoyens ») saisie aussi par le droit.

Toutefois, il y a quelque paradoxe à  se tourner vers la pensée de Carré de Malberg dans la mesure où comme le précise l’exposé du programme de ce colloque, « l’individu, peu présent dans la théorie de l’État du XIXème serait absent ». En effet, il n’y a pas, dans la Contribution de réflexion approfondie et systématique sur le citoyen et le statut de citoyenneté. Plus exactement, il n’y a rien de comparable à  ses développements sur l’État, la souveraineté et les fonctions de l’État. Est-ce à  dire que l’on aurait affaire à  un non-sujet ? Pas tout à  fait. En effet, nous voudrions suggérer que le citoyen ou la citoyenneté apparaissent de façon latérale ou indirecte chez Carré de Malberg lorsqu’il évoque soit la nation, soit la représentation, soit encore la souveraineté nationale (ou populaire) soit, enfin, la démocratie. Le plus souvent, comme on le verra, il ne s’intéresse au citoyen qu’en le rattachant à  la notion de peuple ou de nation, tout comme on unit la partie au tout. C’est donc un peu par ricochet que Carré de Malberg traite du citoyen et de la citoyenneté. Plus exactement, le citoyen est un sujet qui est resté chez lui comme dans l’ombre ou qui n’apparaît que comme reflété par le miroir d’autres notions qui lui paraissent centrales. Autrement dit, il y a une présence résiduelle de la catégorie de citoyen dans la Contribution. D’une certaine manière, le présent article vise à  revaloriser ce pan de son œuvre qui est un peu négligé.

Il convient donc d’adopter un jugement relativement nuancé: si, d’un côté, Carré de Malberg n’a pas bâti une théorie du citoyen et de la citoyenneté (I), d’un autre côté, il a été contraint d’aborder, de façon directe ou indirecte, le thème de la citoyenneté soit parce qu’il devait, à  propos de la loi et de sa théorie de l’État, affronter la question du conflit potentiel entre souveraineté de l’État et souveraineté du peuple (II), soit parce qu’il devait aussi rendre compte de l’irruption du suffrage universel en examinant le statut du citoyen électeur (III).

I – L’absence d’un concept de citoyen ou la présence de la citoyenneté par ricochet

Dans les journées précitées de 1961 aucune conférence ne portait sur la citoyenneté selon Carré de Malberg, tandis qu’Eric Maulin, dans sa thèse portant sur sa théorie de l’État, ne consacre aucun développement à  la question de l’individu et du citoyen. Il concentre – non sans de bonnes raisons – son étude sur la théorie de la souveraineté, la nature juridique de l’État (ce qui inclut la double question de la personnalité juridique et de la représentation) et la théorie de la loi. Il n’y a rien d’étonnant à  cela car la logique de l’œuvre s’impose à  ses exégètes : Carré de Malberg n’a pas choisi de thématiser la question du citoyen ou de la citoyenneté. Par conséquent, on ne voit pas pourquoi les interprètes de sa pensée commenteraient davantage les silences du texte que le texte lui-même. De même, de façon fort logique, les études relatives à  la notion de citoyen, en droit constitutionnel, ne se réfèrent pratiquement jamais à  l’œuvre de Carré de Malberg. Aussi l’auteur d’une thèse récente sur le sujet n’étudie-t-elle pas l’œuvre du strasbourgeois. De même dans ses articles précités sur le citoyen, Jean-Marie Denquin traite longuement de ce thème sans s’appesantir sur le traitement que lui aurait consacré Carré de Malberg. Seule Danièle Lochak fait une courte échappée vers la doctrine constitutionnelle classique (Duguit, Carré de Malberg, Hauriou) lorsqu’elle discute, dans l’article précité, la question complexe du rapport entre citoyenneté et droit de vote.

Pourtant, Carré de Malberg n’a pas manqué de s’interroger sur la relation que le citoyen entretient avec l’État et la souveraineté. La raison en est d’ordre logique : dès lors qu’il mettait au centre de sa réflexion la puissance de l’État, il était contraint de réfléchir à  la nécessaire conciliation de celle-ci avec la notion de démocratie, forme de gouvernement aujourd’hui dominante, où le citoyen joue un rôle essentiel (quoi qu’on en dise). De même, en défendant l’idée de souveraineté nationale, il était contraint de réfléchir au lien unissant le citoyen à  la nation. Certes, dira-t-on, il ne s’intéresse qu’indirectement au citoyen, mais c’est déjà  une donnée d’importance. Mais il ne peut pas, en tant que constitutionnaliste censé décrire aussi le régime de la IIIème République, faire l’impasse sur cette question des droits de l’individu-citoyen. Il en discute donc, mais sans jamais réussir, car il ne l’a pas voulu, opérer une systématisation conceptuelle de la matière relative aux droits de l’individu et du citoyen.

A) Les diverses facettes du citoyen ou l’absence d’un concept juridique

Ouvrons tout simplement l’index des deux tomes de la Contribution. Dans le premier volume, l’entrée « citoyens » comprend plusieurs « sous-entrées » : « définition » ensuite « éléments composants de la nation et de l’État », puis on trouve l’expression un peu mystérieuse de « participation représentative des — à  la formation de la volonté de l’État »; et enfin, l’expression très particulière de « sujets passifs de la puissance étatique ». Le vocabulaire ici employé révèle déjà  que c’est dans le cadre d’un lexique bien particulier, développé tout au long du livre, que l’auteur aborde la question du citoyen. Si l’on examine les chapitres du premier tome, auxquels se réfère l’index, on s’aperçoit que les citoyens sont d’abord étudiés dans le titre introductif sur « les éléments constitutifs de l’État » et ensuite, mais brièvement, dans le premier chapitre relatif à  la théorie de la personnalité de l’État, et plus exactement dans le paragraphe sur « l’unité de l’État » et, enfin, dans le second titre, tout autant innommé sur les fonctions de l’État : d’un côté, dans les Préliminaires et ensuite dans le chapitre sur la loi (chap. 1, la fonction législative).

Dans l’index du second tome, qui rappelons-le, est principalement consacré aux « organes de l’État », le mot de citoyen apparaît accompagné d’une définition qui renvoie aux « éléments composants de la nation et de l’État ». On y découvre aussi de nouvelles sous-entrées dont les intitulés, à  défaut d’être toujours clairs, sont originaux : « sont tous représentés dans l’exercice de la souveraineté » « l’indivisibilité de la représentation des [citoyens] », « la distinction actifs/passifs », « la théorie du citoyen souverain et sujet » et, enfin, « la distinction du citoyen-électeur et du citoyen-législateur ». Le second tome est plus riche d’ailleurs pour ce qui concerne le thème de la citoyenneté.

Finalement, la récolte tirée de la lecture des seuls index n’est pas maigre, même d’un point de vue purement quantitatif. On y découvre, surtout dans le second tome, la volonté de Carré de Malberg de théoriser son objet. L’intitulé « la théorie du citoyen souverain et sujet » ne laisse pas d’intriguer le lecteur et témoigne de la volonté de son auteur de relever certains paradoxes ou antinomies. Le fait le plus frappant à  la lecture des entrées et des sous-entrées est l’absence du mot de démocratie rapportée au citoyen, mais on peut penser que ce rapport est médiatement présent par l’intermédiaire de concepts aussi importants que « représentation » ou « électeurs ». Pour être complet, il faut ajouter que l’index n’est pas exhaustif dans la mesure où il ne couvre pas l’Avant-propos, texte dont on espère démontrer l’importance pour comprendre le sens que Carré de Malberg attribue au citoyen et à  la citoyenneté.

Si l’on essaie de se placer maintenant du point de vue qualitatif, on tentera de dégager quelques idées tirées de cette enquête lexicale et d’expliquer pourquoi les notions de citoyen et de citoyenneté sont « globalement » absentes d’un livre qui entend penser principalement l’État. Le premier indice d’importance est le constat, quand même frappant, selon lequel le mot de citoyen ne figure jamais au singulier, mais toujours au pluriel dans l’index de chacun des deux tomes. L’absence du mot au singulier suffit, selon nous, à  indiquer que, aux yeux de Carré de Malberg, le citoyen n’est pas un concept relevant de la théorie de l’État, ni même du droit constitutionnel. On pourrait objecter que le concept est celui « des » citoyens. Mais quand on se reporte, dans le premier tome, à  la page indiquée pour la « définition » de ce mot, on tombe sur un passage où est contestée la conception sociologique de l’État le définissant comme un groupement humain à  partir de l’idée de nation. Carré de Malberg y rappelle ici l’existence des faits qui sont les trois éléments constitutifs de l’État, le territoire, la puissance publique et la « nation ». « Un État, nous dit-il, c’est d’abord une communauté humaine » et la forme prise par cette communauté dans le monde moderne, c’est la nation en tant qu’elle est « la substance humaine de l’État ». C’est donc uniquement à  partir du Tout, donc de la nation, que Carré de Malberg évoque les citoyens. « Et quant à  ces hommes, pris individuellement, ils portent le nom de nationaux ou encore des citoyens au sens romain du mot civis : expression qui désigne précisément le lien social qui, par dessus tous les rapports particuliers et tous les groupements, partiels, rattache tous les membres de la nation à  un corps unique de société publique ».

Mais, comme on le sait, Carré de Malberg rejette la doctrine dominante des trois éléments constitutifs de l’État en considérant que ni la nation, ni le territoire ne peuvent être analysés comme des notions juridiques et que seule la puissance publique (le « gouvernement ») caractérise juridiquement l’État. Selon lui, la nation en tant que « substance humaine » de l’État n’a pas de sens juridique. Elle n’en acquiert que par l’effet du droit, quand elle devient « la collectivité organisée des nationaux » constituée en « unité indivisible » de sorte qu’on doit, selon lui, l’identifier à  l’État. Ainsi, selon lui, les citoyens (ici visés par le mot de « nationaux », v. infra) n’ont pas une existence autonome ; ils ne peuvent être définis et perçus qu’à  travers le concept de nation (v. infra). De même, dans le second tome, quand Carré de Malberg évoque la définition du citoyen, c’est uniquement pour décrire la conception politique de Sieyès (et de Rousseau), et non pas pour proposer sa définition du citoyen. Bref, il n’y a pas dans cette Somme de plus de mille pages une véritable définition de la notion de citoyen. Ce serait, cependant, une erreur de croire que Carré de Malberg est le seul dans la doctrine publiciste de son époque à  négliger la définition conceptuelle du citoyen. Qu’il suffise de songer à  Léon Duguit. Le mot de citoyen figure seulement dans l’index du second tome de son Traité de droit constitutionnel et il renvoie à  une autre expression : « corps de citoyens » qui « exprime directement la volonté souveraine de la nation ».

Cette absence de réflexion conceptuelle est aussi révélée par le fait que Carré de Malberg use du mot de citoyen dans un nombre très varié de sens correspondant à  des qualités ou situations différentes. Tantôt, il désigne la personne humaine, tantôt le « national » conçu comme membre de l’État, tantôt encore comme « Français », au sens de titulaire de la nationalité française, tantôt il le rapporte au membre du souverain (en tant que partie d’un tout). Bien qu’il s’agisse de sens très différents d’un même mot, l’éminent juriste n’a pas ici relevé de tels écarts de significations et a englobé ces différentes catégories sous un même vocable.

En outre, et c’est surprenant pour un lecteur d’aujourd’hui, l’auteur de la Contribution ne traite, à  propos de l’individu, ni de la distinction entre national et citoyen, ni celle entre national et étranger. Certes, il traite d’un cas singulier qui est celui du législateur étranger, c’est-à -dire du Souverain qui vient dominer des ressortissants d’une autre collectivité nationale. Il est clair que, s’abritant derrière la théorie de l’organe, apparemment formelle, Carré de Malberg réintroduit ici une sorte d’homogénéité socio-politique entre les représentants élus et la collectivité des citoyens. Le législateur étranger serait un « maître », non plus un véritable représentant, s’il était un tiers imposé par la force à  un groupe social auquel il n’appartient pas. Bien que l’on en soit réduit à  faire une supposition, il n’est pas impossible que le juriste strasbourgeois ait voulu décrire son pays natal, l’Alsace, communauté française, dominée à  l’époque par un maître étranger, le second Reich allemand. Mais cette seconde composante de l’étranger n’est pas le citoyen étranger, mais c’est le Souverain étranger qui impose sa volonté à  un corps de citoyens.

En réalité, du point de vue des individus non gouvernants, il introduit la question des étrangers qui est pourtant centrale dans toute théorie de la citoyenneté et de la nationalité, seulement lorsqu’il examine le point de savoir si le citoyen peut être à  la fois souverain et soumis aux lois car les citoyens font partie de la collectivité nationale. Ainsi, la catégorie de l’étranger est mobilisée uniquement pour mieux faire ressortir simplement la spécificité du citoyen : celui-ci n’est pas un pur sujet. L’étranger, en revanche, doit être défini en droit public comme le « sujet d’une puissance supérieure » de sorte que son statut de sujétion lui interdit d’avoir un droit à  la représentation.

Si l’on a introduit la distinction entre nationaux et étrangers, c’est pour faire ressortir, également le fait que Carré de Malberg n’analyse pas de manière poussée l’autre distinction capitale, à  savoir celle entre nationaux et citoyens. On s’étonnera de constater — de manière rétrospective (donc anachronique ?) — qu’il ne se demande pas si la citoyenneté ne présuppose pas la nationalité. Ce thème est aujourd’hui brûlant d’actualité, mais il est absent de la Contribution. En réalité, Carré de Malberg fait partie d’une génération qui associe immanquablement nationalité et citoyenneté. Lorsqu’il évoque les « nationaux », il songe aux citoyens romains ou grecs, ou encore aux citoyens de la Révolution française. De la même manière, alors qu’il traite directement de la forme impériale, soit dans le rapport entre la métropole et les colonies françaises, soit dans son analyse de la situation de l’Alsace-Lorraine au sein du Reich allemand, il n’aperçoit pas le problème spécifique que pose à  la citoyenneté l’empire ou la forme politique impériale qui, pourtant, suppose une citoyenneté « différenciée » ou « étagée ». Il est frappant d’observer qu’il ne s’intéresse pas davantage au régime juridique des indigènes dans les colonies, ni à  celui des sujets alsaciens. C’est un indice supplémentaire en faveur de la thèse, ici soutenue, selon laquelle il manque, dans la Contribution, une véritable conceptualisation de la catégorie de citoyen.

En revanche, la lecture de Carré de Malberg contient une leçon qui se dégage nettement de plusieurs passages de la Contribution : le manque d’autonomie du concept de citoyen. Au regard du droit public, explique-t-il, le citoyen n’existe pas vraiment en tant qu’individu. Il doit être compris comme la partie d’un tout, la nation. C’est à  ce titre seulement qu’il a des droits. En d’autres termes, c’est au miroir de la nation que Carré de Malberg étudie le citoyen. Parce qu’il rejette la conception de la nation comme une collectivité d’individus et qu’il adopte la thèse d’une unité organique, il refuse de prendre en considération le citoyen comme une personne isolée. C’est ce qu’on doit déduire de la critique de la conception dite « individualiste » du citoyen qu’il impute aussi bien à  Rousseau qu’à  Sieyès. Il reproche à  l’auteur du Contrat social d’avoir une conception « atomistique » de la souveraineté qui serait « émiettée par quotes-parts personnelles, entre tous les membres ut singuli de la nation » de telle sorte que, au bout du compte, « la volonté générale se déterminera par la volonté de la majorité ». Il reproche plus exactement à  Rousseau de ne pas considérer cette loi de la majorité, comme un expédient et de vouloir la justifier. En réalité, le fond de l’opposition de Carré de Malberg à  Rousseau tient simplement au fait que la souveraineté du peuple ne peut pas dominer la souveraineté de l’État . « La souveraineté n’est pas une puissance d’ordre individuel, mais elle présuppose l’État, et il est de son essence d’être située au-dessus des “sujets“. ». D’une façon très limpide, Carré de Malberg explique pourquoi la souveraineté du peuple présuppose l’existence de l’État, la souveraineté de ce dernier. Il l’explique tantôt de façon historique car l’État existant déjà , il peut arriver qu’un régime populaire succède à  un régime autocratique, tantôt de manière logique en raison de l’identification qu’il opère entre le droit et l’État :

  • L’État seul a pour propriété d’être souverain, et il n’y a pas dans l’État de souveraineté antérieure à  celle de l’État lui-même. Quant aux citoyens, la vérité est qu’ils trouvent dans la Constitution de l’État la source originaire des pouvoirs qu’ils peuvent être appelés à  exercer à  titre de participation à  la souveraineté étatique, comme aussi c’est la Constitution qui détermine les conditions d’exercice, les formes et la mesure de cette participation individuelle.

Bref, c’est la constitution qui fait le citoyen, la citoyenneté, et donc la démocratie. On verra ce point plus longuement en montrant, d’une part, que Carré de Malberg réfute l’idée d’un droit naturel à  la citoyenneté (v. infra, II), et d’autre part, qu’il appréhende les citoyens électeurs comme faisant partie d’un organe d’État, le corps électoral (v. infra, III).

Quant à  Sieyès, il aurait également inventé la notion « individualiste » de la souveraineté du peuple en définissant le citoyen non seulement à  partir de l’idée d’égalité de tous les citoyens, indépendamment de leur appartenance sociale, religieuse, territoriale (le citoyen, c’est le con-citoyen), mais aussi de leur droit à  l’égale représentation. « Tout citoyen a droit à  la représentation et doit, par conséquent, être admis à  l’électorat ». Mais, selon Carré de Malberg, l’Assemblée nationale de 1789 aurait changé de doctrine en reprenant « l’idée d’unité organique de la nation » en vertu de laquelle le député ne représente pas les individus, les citoyens qui l’ont élu, mais la nation tout entière, ce qui permet d’exclure certaines personnes de l’électorat. Il en résulterait que le système de 1791 représenterait le compromis suivant : « D’une part, la nation n’est constituée que de citoyens (au sens romain de ce terme) ; mais d’autre part, elle est une unité indivisible ». En réalité, « l’unité organique de la nation » signifie que les députés représentent la nation, de sorte que c’est la nation qui en fin de compte, doit décider qui élit les députés. Carré de Malberg reprend presque mot pour mot cette analyse dans le passage sur l’électorat où il expose la théorie de l’électorat-fonction, et critique la théorie de l’électoral droit individuel de souveraineté. Le droit de suffrage serait alors une habilitation constitutionnelle donnée par l’État: le fondement de cette analyse repose sur les « principes généraux du droit étatique ». Mais il lui semble conforté par un autre fondement : c’est la doctrine « adoptée par les fondateurs révolutionnaires du droit public. Ils l’ont déduite du principe même de la souveraineté nationale ». C’est la nation qui communique la souveraineté aux individus ; ceux-ci sont en quelque sorte médiatisés.

Ainsi, quoi qu’on fasse, quand on examine de près la façon dont Carré de Malberg a traité du citoyen dans la Contribution, la conclusion est toujours identique: il n’a pas cherché à  dégager la signification exacte du terme de citoyen. Comme il était habituellement très attentif à  identifier les catégories juridiques et à  en clarifier leur sens, ce fait prouve à  lui seul qu’il n’a pas songé à  proposer une théorie de la citoyenneté. Tout indique qu’il a été davantage soucieux de préciser la question de la souveraineté, rapportée à  la nation ou au peuple. Pourtant, de façon assez paradoxale, il n’a pas manqué de s’interroger sur les diverses typologies de citoyens. On songe évidemment à  la distinction entre citoyens actifs et passifs, qui est un legs historique, mais aussi à  la relation unissant, au sein de l’État, le citoyen au « sujet » et à  la relation existant aussi entre le citoyen et l’électeur. C’est en réalité sur ces deux points qu’a porté l’essentiel de sa réflexion qui est loin d’être dénuée d’intérêt.

II – Le citoyen comme « sujet de la nation » ou la tentative de résolution du conflit entre souveraineté de l’État et souveraineté du peuple

Dans la Contribution, l’immense question de la conciliation entre la conception de l’État et l’existence même de la démocratie parlementaire est traitée en quelques pages. Le problème est le suivant : comment concilier cette forme politique, l’État souverain, avec le régime politique de la démocratie, ici présenté comme gouvernement représentatif ? Autrement dit, dans un régime moderne (représentatif), qui n’est plus un régime autocratique où un Souverain gouverne à  des sujets, la question est de savoir comment penser l’individu qui est à  la fois citoyen et sujet, acteur de l’État tout autant qu’il est sujet de l’État.

La logique de la souveraineté de l’État perçue comme puissance dominatrice s’impose à  Carré de Malberg lorsqu’il examine les formes de gouvernement, à  savoir la façon dont le pouvoir est réparti au sein de l’État. Dès lors, l’organisation intérieure de l’État, ce qu’on appelle la forme de gouvernement, devient secondaire. Pourtant, il y a une tension très nette entre l’idée de l’État, puissance irrésistible de commandement sur les individus, et l’idée de souveraineté du peuple qui se gouvernerait seul et qui se fixerait les normes auxquelles il doit consentir. Les théoriciens politiques ont essayé de résoudre ce problème avec l’idée d’auto-législation. Comme on le sait, Rousseau est l’auteur qui a essayé de repenser, pour la modernité politique, le concept de « citoyen souverain » pour renverser l’idée émise par Bodin du « citoyen sujet ». Comme on le verra, Carré de Malberg est conscient de cette tension entre d’un côté l’État (sa souveraineté) et de l’autre, la démocratie (la souveraineté du peuple). Pourtant, comme l’a remarqué Michel Virally, «l’idée de démocratie, reste dans ses préoccupations, très seconde, comme il croit qu’elle doit l’être dans une science véritable du droit public ». C’est d’ailleurs assez étonnant quand on y songe. En effet, si l’on admet que le professeur strasbourgeois, à  la différence de Duguit, considérait que la souveraineté nationale « prouvait son aptitude à  animer des institutions vivantes » et qu’il aurait été un profond démocrate en dénonçant, dans La Loi (1931), le fait que sous la IIIème République, «le Parlement a substitué sa propre souveraineté à  celle du peuple » , on devrait s’attendre à  trouver dans son œuvre une théorie de la démocratie et de la citoyenneté. Celle-ci aurait dû constituer le prolongement naturel de sa thèse selon laquelle la souveraineté du peuple aurait été confisquée par le Parlement. Peu importe, dira-t-on, ce qui reste c’est que la théorie de l’État prévaut dans son œuvre sur la théorie de la démocratie et donc de la citoyenneté. Il reste à  le démontrer. On le fera en examinant successivement l’Avant-Propos de la Contribution, un texte majeur de ce livre, et les développements sur la souveraineté de l’État.

A) Le droit naturel à  la domination de l’État versus le droit positif de la citoyenneté

Il faut désormais se pencher sur l’Avant-propos où Carré de Malberg expose et justifie sa thèse selon laquelle l’État se caractérise, en dernière instance, par sa puissance de domination. Il reprend son argument de la dualité collaboration/domination, mais il justifie cette coexistence en termes quasiment épistémologiques : la collaboration relève, selon lui, du domaine de la science politique et la puissance étatique du droit, plus exactement, de la science du droit public. A cet argument épistémologique d’ordre très général, il ajoute des arguments qui visent à  démontrer l’originalité de l’appréhension de l’État par un juriste. Ce passage est selon nous le plus intéressant car Carré de Malberg y justifie la supériorité de sa définition de l’État par la puissance de domination. Il multiplie les arguments. Le premier argument de théorie du droit ou d’épistémologie juridique vise à  souligner la différence entre la normalité sociologique et la normativité juridique. En effet, explique-t-il, le juriste s’intéresse au cas extrême, c’est-à -dire au cas qui révèle la plénitude de puissance. Il vaut la peine de le citer ici in extenso :

  • La raison péremptoire en est que la science juridique a pour spécialité propre de définir et de caractériser les diverses sortes de droits par le maximum de facultés que chacun de ces droits comporte au profit de son titulaire. Un droit, c’est un pouvoir : les limites extrêmes de ce pouvoir doivent être prises en considération pour déterminer, non seulement l’étendue du droit en question, mais encore sa définition elle-même. A cet égard, il est permis de dire que la science juridique ne s’attache pas, d’une façon principale, aux situations moyennes et normales, mais elle vise plutôt les cas extrêmes, les possibilités extraordinaires et l’on peut même ajouter / qu’elle est amenée à  prévoir habituellement le pire.

Qu’est-ce que « le pire » pour la science du droit, et notamment la science du droit public ? Carré de Malberg ne le dit pas explicitement, mais on peut penser que c’est l’anarchie, au sens péjoratif du terme, à  savoir la désunion entre les individus qui aboutit à  la guerre de tous contre tous, pour reprendre la fameuse formule de Hobbes. La thèse malbergienne est celle, très classique, du sceptique à  l’égard de la concorde naturelle des hommes et des citoyens. Autrement dit, la collaboration entre citoyens peut toujours échouer car elle peut ne pas être unanime; dès lors, la possibilité d’un conflit est toujours virtuelle. Il faut donc un Tiers pour résoudre les conflits entre les individus. Ainsi la question surgit dans toute son acuité : que se passe-t-il lorsqu’il n’est « pas possible à  l’État d’obtenir d’eux [les membres de l’État] une collaboration unanime » ? Alors, l’État doit trancher. La question qui se pose « sur le terrain de la science du droit public, n’est point tant de savoir si l’État a ou non besoin de collaboration, mis bien plutôt de rechercher le point extrême jusqu’où s’étend le pouvoir de l’État à  l’égard de ses membres qui se refuseraient à  collaborer. ». En avançant l’idée d’un possible refus de collaborer, Carré de Malberg raisonne en faisant une equiparatio entre refus de collaborer et désobéissance. Une fois cette assimilation effectuée, il peut raisonner à  partir de la question de la désobéissance à  l’autorité politique, et son raisonnement, guère original, rejoint un lieu commun de la littérature sur l’État qui, depuis Bodin et Hobbes, associe la souveraineté à  la répression de la désobéissance des sujets.

Plus intéressant, peut-être ici, est le fait que Carré de Malberg introduit un second élément dans la discussion qui est la généralité de la domination. L’État domine tous les groupes et individus. Il domine donc les groupes ou groupements internes à  l’unité politique (association ou corporations, partis politiques, etc…). L’État est alors comparé avec les groupements partiels qui peuvent, eux aussi, se voir refuser le concours de leurs membres. Mais le problème ne se pose pas dans des termes identiques, nous explique l’auteur, car les groupes particuliers ne peuvent pas « imposer, ni liens d’allégeance, ni collaboration à  volonté commune, ni soumission envers cette volonté, à  ceux de leurs adhérents qui seraient réfractaires ». De cette comparaison avec d’autres corporations découle la spécificité de l’État : une puissance irrésistible de contrainte sur les individus.

  • Le propre des collectivités étatiques, au contraire, c’est qu’elles possèdent par l’effet d’une puissance qui n’appartient qu’à  elles, et qui trouve sa consécration dans le droit positif, la faculté d’imposer la volonté générale, même aux membres opposants, et de ramener ainsi la totalité des citoyens à  une unité, qu’aucun d’eux ne pourrait, par le seul effet de son opposition, empêcher de se former, ni rompre. En d’autres termes, le propre de l’État, c’est qu’il est capable de dominer et de réduire les résistances individuelles, et cela se produit naturellement, comme le disait M. Esmein / c’est-à -dire par le jeu naturel des choses. Voilà  pourquoi le juriste ne peut manquer de retenir et de mettre en relief la puissance dominatrice comme le trait spécifique de l’État, comme le point culminant de sa définition.

Cet argument de la puissance suprême de domination est bien connu, dira-t-on. Toutefois, l’argument propre de Carré de Malberg consiste à  relier cette puissance de domination à  la formation d’une « unité » (nation, unité organique, etc…). C’est donc non seulement par le droit, mais aussi en dernière analyse, par la menace de la contrainte, que la totalité des citoyens devient une « unité ». Tel est le ressort de cette mystérieuse « organisation unifiante » qu’il faut décrypter pour tenter de saisir ici la pointe du raisonnement malbergien. En réalité, c’est le droit positif qui fait l’unité du peuple et de l’État. Il le fait « par le jeu naturel des choses ». Quel est ce « jeu naturel » qui surgit soudainement dans la démonstration faisant passer à  « la nature des choses » chère à  tous les jusnaturalistes ? Celle-ci serait, selon notre hypothèse, rien d’autre qu’une sorte de droit naturel de domination qui appartiendrait à  l’État et qui le caractériserait. Ainsi, l’unité de l’État est négative : pour empêcher l’anarchie, il faut absolument un État qui domine toutes les autres personnes, individus ou groupements.

Afin d’éclairer ce point de vue, il n’est pas inutile de le comparer à  l’autre opinion formulée par Carré de Malberg à  propos de l’élection. Dans le second tome de la Contribution, il rejette l’idée imputée à  Rousseau selon laquelle l’électorat serait « une conséquence nécessaire d’un droit naturel de souveraineté individuelle », celle-ci n’a pas été adoptée par les révolutionnaires de 1789-1791. Aux yeux du juriste positiviste qu’il est, c’est l’État, la loi donc, qui accorde à  l’individu le statut de citoyen, son droit à  être citoyen (le droit des droits démocratique). Autrement dit, il n’y a pas de droit naturel à  la citoyenneté. Sur ce point, il vaut la peine d’opposer à  l’opinion de Carré de Malberg celle de Duguit qui considère que « la qualité de citoyen constitue un droit, un droit que le législateur est obligé de reconnaître et que la DDHC a solennellement reconnue ».

Il n’est pas exagéré de prétendre que Duguit admet une sorte de droit naturel à  la citoyenneté. Duguit caractérise ce droit du citoyen comme le droit à  un statut, celui de membre du souverain : « Ce droit du citoyen supérieur à  la loi et s’imposant à  elle, ce n’est pas le droit de voter (..), c’est le droit d’être reconnu comme partie composante de la nation, titulaire de la puissance souveraine ; c’est le droit d’être citoyen, non électeur ». En d’autres termes, Duguit propose un droit naturel à  la citoyenneté, le droit à  être non pas électeur, mais membre de la nation au sens d’être membre du corps politique. Or, ce n’est pas du tout ainsi que raisonne Carré de Malberg qui invente d’ailleurs la théorie de la souveraineté nationale pour soutenir la thèse selon laquelle le droit à  être citoyen dérive non pas d’un quelconque droit naturel, mais de la « nation », entité abstraite, collective et impersonnelle, qui est en réalité l’État.

En contrastant ainsi la position de Carré de Malberg par rapport à  celle de Duguit, on entendait montrer la polarisation entre eux s’effectuait sur l’identité du droit naturel à  privilégier. En privilégiant la puissance ou la domination, Carré de Malberg minore forcément, quoi qu’il en dise, la question des droits des citoyens qu’il n’arrive pas à  penser comme une nécessité démocratique.

B) Le citoyen comme sujet de la nation et la solution de la représentation citoyenne

La question de la démocratie ne se pose pas seulement à  propos du point de savoir si l’on doit admettre une sorte de droit naturel à  la citoyenneté, au statut de citoyen. Elle se pose aussi au juriste qui voudrait concilier deux idées apparemment antinomiques : la domination de l’État, sa souveraineté, et de l’autre la souveraineté du peuple conçue comme domination du peuple souverain au sein de l’État.

Dans la Contribution — Le problème qui retient longuement l’attention de Carré de Malberg est celui de conciliation de l’idée de la puissance de l’État avec la souveraineté du peuple. En d’autres termes, après maints auteurs (philosophes ou juristes), il se demande pourquoi l’individu devrait obéir, en tant que sujet, à  des décisions alors qu’il est censé les avoir prises en tant que citoyen, c’est-à -dire en tant que membre du peuple souverain (ou de la nation souveraine).

Il faut rappeler le point de départ du raisonnement de Carré de Malberg : la puissance étatique est une puissance dominatrice. Or, une telle puissance, c’est-à -dire un pouvoir, exige, en droit, qu’il y ait au moins deux personnes, un sujet actif qui commande, et un sujet passif qui obéit. En effet, « juridiquement, la relation de puissance ne peut se concevoir qu’entre sujets distincts. » Dès lors, « la collectivité, étant le sujet actif de la puissance étatique, ne peut pas en être en même temps le sujet passif ». En d’autres termes, la démocratie qui postule une nation souveraine ou un peuple souverain, pose au juriste constitutionnaliste un redoutable problème. Le Souverain, quelque terme qu’on emploie (nation ou peuple), ne peut pas être en même temps le sujet actif et le sujet passif de l’État, celui qui commande et celui qui obéit.

Pour résoudre ce problème complexe, déjà  évoqué par Jean-Jacques Rousseau, Carré de Malberg va emprunter à  Duguit une solution élégante : il s’agit de trouver un sujet passif, certes composé de citoyens, mais qui ne soit pas la nation. L’astuce consiste à  prétendre que la puissance de domination de l’État ne s’exerce pas sur la nation, mais sur les individus pris séparément qui la composent. Mais il reste alors une objection à  surmonter qui porte justement sur la nature des citoyens participant à  la souveraineté nationale. « Si les membres de la nation sont les auteurs des lois, ils ne peuvent être considérés comme étant d’autre part des sujets passifs de la puissance souveraine » car l’idée d’une puissance dominatrice « implique la domination d’une volonté extérieure ». Or, les règles législatives prises par les organes d’État ne peuvent être considérées « comme des commandements qu’ils s’adressent à  eux-mêmes » dès lors que les citoyens font partie de la collectivité nationale. Ainsi, la solution inventée par Carré de Malberg est de recourir, d’un côté, à  la nation comme unité indivisible et, de l’autre, de cliver l’individu en citoyen et sujet. En droit, le même individu doit obéir, en tant que sujet, à  la nation, même s’il est, en tant que citoyen, membre de la nation et donc partie intégrante de la souveraineté. Il convient de citer in extenso ce passage où Carré de Malberg expose la difficulté et la solution :

  • L’idée de puissance dominatrice et de sujétion se présentait facilement, jadis, lorsque le droit public reposait sur le concept de la souveraineté du prince ; celui-ci commandait effectivement à  des sujets. Cette même idée est plus délicate à  préciser dans le droit public moderne qui part du concept que l’État dominateur est la personnification de la nation. Pour faire réapparaître la notion de puissance étatique, il est indispensable, ainsi que le signale Duguit (cité p. 244, supra), de considérer non point les rapports de l’État avec la collectivité prise en son entier, mais bien ses rapports avec ses membres individuels ou encore avec les groupes partiels, et il faut, en outre, supposer que certains de ces individus ou de ces groupes opposent des résistances à  l’exécution des décisions adoptées par les organes de la collectivité. La notion de puissance étatique reprend alors toute sa consistance. Le sujet passif de cette puissance, c’est l’individu, en tant qu’il résiste aux mesures précédemment décidées. En d’autres termes, la notion de puissance dominatrice repose essentiellement sur la distinction en la personne du citoyen de deux qualités bien différentes.

On voit ainsi que le droit divise ou découpe artificiellement l’individu saisi comme citoyen ou comme sujet suivant les circonstances, c’est-à -dire suivant la position de l’individu par rapport au pouvoir. Tant il y participe, tantôt il lui est soumis ; tantôt ; il a des droits envers lui, tantôt, il a des devoirs. Ce qui donne la bipartition fameuse déjà  évoquée par Rousseau que Carré de Malberg traduit à  sa façon dans la suite de la citation précédente :

  • En tant que membre de la collectivité, le citoyen est membre du souverain, il participe de ce chef à  la formation de la volonté étatique. Mais, la collectivité n’étant souveraine que quand elle est constituée en son entier, il en résulte que les citoyens ne peuvent être envisagés comme participant à  la puissance publique qu’en leur qualité de parties intégrantes et de membres inséparables du tout. En tant qu’individu pris séparément le citoyen cesse d’avoir part à  la souveraineté, et par suite, il redevient, en cette qualité, susceptible d’être sujet passif de celle-ci. […].

Ainsi, Carré de Malberg a su trouver un nom pour décrire l’individu soumis à  la puissance de l’État alors que celui-ci vu autrement, peut être également un citoyen. Il l’appelle « sujet passif de la souveraineté » ou encore « sujet passif de la puissance de l’État ». L’explication est trouvée non pas dans la notion de citoyen, ni dans celle de citoyenneté, mais dans celle de la souveraineté qui résout ici une fois de plus tous les problèmes

  • La souveraineté, en effet, étant dans le tout, peut bien se communiquer aux membres composants, tant que ceux-ci sont envisagés comme faisant partie de l’ensemble collectif ; dès que, par sa résistance aux décisions de la collectivité, le citoyen cherche à  se dissocier de l’ensemble, il n’est plus qu’un simple individu soumis à  la puissance collective. C’est en ce sens que Rousseau (Contrat social, liv. I, chap. VI) a pu dire que les citoyens apparaissent à  la fois “comme participant à  l’autorité souveraine et comme sujets soumis aux lois de l’État“ : ils participent au pouvoir de la collectivité, en tant qu’ils ne font qu’un avec celle-ci ; il sont sujets, en tant qu’individus distincts d’elle.

Le clivage citoyen/sujet passe désormais chez Carré de Malberg entre l’être individuel membre du Tout, c’est-à -dire de la Nation (i.e. solidaire des décisions prises par l’État) et l’être individuel, dissident, qui doit obéir aux décisions qui lui déplaisent. Le citoyen est bien « membre du souverain » et le sujet (passif) est celui qui est susceptible à  tout moment de désobéir à  la loi et à  l’État, et donc d’être contraint à  l’obéissance à  l’État. Il en résulte une projection sur le Tout qui apparaît, lui aussi, comme clivé entre un Souverain unifié, c’est la nation composée de citoyens, et une multitude de sujets. Ici encore, il convient de citer Carré de Malberg in extenso:

  • […] ce qui est souverain dans la nation, c’est l’être collectif unifié, résultant de l’organisation de la totalité des nationaux, en une unité corporative ; ce qui est dominé et grevé de sujétion, c’est non plus la nation en son ensemble, mais ses membres individuels, pris isolément. Il n’y a pas alternance de souveraineté et de sujétion [Hauriou, voir p. 244 notes] dans la même personne, mais il y a en dernière analyse séparation de la souveraineté et de la sujétion entre deux sortes de personnes juridiques distinctes.

Mais on ne voit pas en quoi consiste cette seconde « sorte de personne juridique » qui serait composée des individus qui obéissent. En réalité, Carré de Malberg considère, de façon artificielle, que le droit peut saisir l’individu (l’être humain) selon ses deux versants : une personne active, le Citoyen et la personne passive, le Sujet, selon les circonstances. Un tel raisonnement suppose de passer toujours de l’individu au groupe : il y aurait en réalité deux types de personne collective, une qui est un «être collectif unifié », l’être souverain, fait des citoyens (la nation comme réunion des citoyens) et une autre personne collective qui est la masse des sujets, c’est-à -dire les individus qui peuvent potentiellement désobéir. En réalité, le juriste est obligé de recourir à  la fiction : il faudrait faire comme s’il y avait deux « sortes de personnes collective », la Nation souveraine composée des citoyens unis, et la multitude obéissante. Déjà , Sieyès avait distingué le peuple, entité non unifiée, pré-politique, de la nation souveraine, mais parlant par ses représentants. Déjà  avant Carré de Malberg, Hobbes avait opposé le peuple uni par le Souverain, à  la « multituda ».

Il ressort de la lecture de ces développements que Carré de Malberg entend penser de façon logique et cohérente l’individu dans un État démocratique. Il observe que la logique de la puissance étatique s’impose à  cet individu et qu’il est contraint d’obéir. Ainsi, bien que citoyen, il doit être parfois considéré comme un sujet. Sa sujétion procède du fait qu’il est membre du tout, que la démocratie lui impose de participer aux décisions de l’État. Dès lors, il est tenu par la volonté collective à  laquelle il a coopéré. Voici ce qu’écrit l’auteur de la Contribution :

  • Si le citoyen, qui se met aujourd’hui en état de résistance [le citoyen dissident], avait participé à  l’adoption de la décision à  titre purement individuel, il pourrait ensuite retirer son adhésion d’une façon individuelle aussi ; mais, comme il y a participé à  titre collectif et en tant que membre de l’ensemble, il reste lié à  la volonté collective, tant que celle-ci n’est pas modifiée par une décision collective nouvelle. Son opposition individuelle ne l’affranchit pas de l’empire de la volonté commune ; en cela même consiste finalement sa sujétion.

Certes, le citoyen en tant que membre du Souverain a des droits ; il a notamment un droit de participation. Mais ces droits ont un envers : ils lui imposent une obligation, celle de respecter la décision collective prise par le Souverain. Or, qui prend cette décision « à  titre collectif » ? Ce sont les organes de l’État qui représentent ce dernier et qui sont, selon la formule de Carré de Malberg, indépendants du peuple souverain. La différence entre la représentation et la notion d’organe réside justement dans le critère d’indépendance. Le droit public français se caractérise par le fait que « une fois la Constitution créée par la nation au moyen de son organe constituant, les autorités constituées par la nation pour vouloir en son nom, sont vis-à -vis d’elle dans une situation de parfaite indépendance » La représentation de droit privé, qui suppose une dépendance du représentant par rapport au représenté (cas typique du mandat) n’existe pas en droit constitutionnel. Le Parlement est indépendant de ses électeurs. Il en découle l’idée suivante : « il n’existe pas, au-dessus et en dehors des organes variable de la nation, une volonté nationale, dont ceux-ci seraient les représentants révocables ; mais la volonté nationale ne peut se former, en droit, que par l’intermédiaire des organes chargés de la produire dans chacune des sphères d’activité étatique de la nation ».

Ainsi, quand Carré de Malberg écrit que c’est à  titre collectif que le citoyen est souverain, il veut dire par là  que l’autorité qui parle pour lui, le Parlement, est un organe qui est indépendant de lui. Il ne peut pas juridiquement, à  titre individuel, revenir sur la décision prise par l’organe car il ne fait pas partie de l’organe de l’État. C’est bien la théorie de la représentation qui permet de sortir du cercle de l’autolégislation (v. infra C).

Résumons : pour rendre compatible la souveraineté de l’État avec la souveraineté démocratique (du peuple ou de la nation), Carré de Malberg considère qu’il faut penser le clivage de l’individu, c’est-à -dire sa division en deux faces : d’un côté, vu de la face de l’État, compris comme puissance de domination, il est « sujet passif de la puissance étatique » ; de l’autre côté, vu du côté du Souverain (peuple ou nation), ce même individu est un citoyen, qu’on pourrait appeler un « citoyen législateur ». On pourrait dire qu’il a essayé de formuler, en juriste, ce que Jean-Jacques Rousseau avait déjà  exprimé dans le Contrat social. Il faut néanmoins comprendre le sens polémique de cette idée pour en saisir la véritable signification.

C) La théorie de la « représentation » ou le moyen de surmonter l’opposition entre citoyen et sujet

En réalité, la doctrine de Carré de Malberg est largement dépendante de sa polémique avec la doctrine publiciste allemande. Alors qu’on pourrait penser qu’elle vise à  réfuter la doctrine de Bodin selon laquelle le citoyen est essentiellement un sujet, elle a en réalité, pour but principal d’une part, de réfuter la doctrine de Laband qui aboutit à  faire du peuple un tiers par rapport à  l’État, et d’autre part, de réintégrer le peuple dans sa théorie de l’État. C’est pourquoi, selon notre hypothèse, il recourt à  la notion de représentation, étant entendu toutefois qu’il le fait à  partir d’une signification plutôt organique (au sens de Jellinek). On veut dire par là  que c’est moins la notion d’État que celle de représentation qui l’aide à  penser la résolution de cette antinomie. On le perçoit notamment en lisant les longues notes de bas de page qu’il consacre à  cette question.

Dans une première longue note, Carré de Malberg précise le sens du concept de représentation et son application à  l’État moderne. La représentation, au sens républicain du terme, suppose – explique-t-il - une identité entre les citoyens et la nation (ou ses organes) de sorte que le concept juridique et classique de représentation, qui présuppose deux personnes (un rapport entre représentant et représenté), cesse d’être opérant en droit constitutionnel. « Dans la mesure où les citoyens font partie intégrante de la nation, et forment avec elle soit avec ses organes, une seule et même personne, il est manifeste qu’il n’y a point de place pour un rapport de représentation puisque la représentation proprement dite ne peut se concevoir qu’entre personnes différentes. Mais, si le langage introduit en la matière par la Constituante a trahi sa pensée, du moins cette pensée elle-même demeure bien nette : elle se résume en ceci que les citoyens, en tant que membres constitutifs de la collectivité souveraine, ne peuvent être considérés comme étrangers aux actes de souveraineté qu’accomplit la collectivité par l’intermédiaire de ses organes ; ils y participent en ce sens et pour ce motif que la nation, par les organes de qui l’acte est accompli, n’est pas autre chose que l’universalité des citoyens»

Il convient de commenter l’expression selon laquelle les citoyens ne sont pas perçus comme « étranger aux actes de souveraineté ». Pour ce faire, il suffit de lire la longue note où Carré de Malberg s’oppose à  la doctrine de Laband selon laquelle il faudrait, au sein de la loi, distinguer la détermination de son contenu de son commandement législatif, ou pour ce qui concerne le traité, sa conclusion et la transformation de ses normes en prescriptions de droit interne. Carré de Malberg critique une telle position :

  • Laband considère l’État comme une personne juridique vis-à -vis de laquelle les “sujetsË® sont des tiers au sens absolu du mot ; par la suite, les actes que peut faire l’État, s’ils ne sont pas dirigés spécialement vers les sujets et ne s’adressent pas directement à  eux, ne produisent à  leur égard aucune espèce d’effets. […] Cette façon de voir […] ne peut se concilier entièrement avec les concepts fondamentaux du droit public français, tels que les exprimer l’article 6 de la Déclaration de 1789. La notion qui ressort de ce texte, c’est que les citoyens, en tant qu’ils entrent dans la composition de la collectivité qui se trouve unifiée et personnifiée dans l’État, ne peuvent être tenus pour complètement étrangers à  l’acte qui est accompli par un organe de la collectivité agissant dans les limites de sa compétence constitutionnelles. Ils sont présents ou représentés à  cet acte. Derrière l’organe d’État qui accomplit l’acte pour le compte de la collectivité, il y a, comme faisant partie intégrante de celle-ci, tous ses membres actuels et à  venir, vis-à -vis desquels l’acte ne peut par conséquent être regardé comme étant absolument res inter alio acta. Eux-mêmes, au moins dans leur totalité indivisible, ont, par les organes de la collectivité, participé à  l’acte. […].

Ainsi, à  la différence de la doctrine de Laband selon laquelle il faudrait penser les individus comme de simple « sujets », complètement extérieurs à  l’État, Carré de Malberg soutient, au contraire, que derrière les actes de l’État, il y a toujours la présence des citoyens . Il l’explique clairement à  la fin de cette longue note : un traité international s’applique en France, une fois conclu et ratifié, aussi bien à  l’État qu’aux individus. C’est conforme à  « la doctrine […] qui considère, conformément à  la conception dégagée en 1789, que les citoyens ne sont pas étrangers, mais présents à  tout acte régulièrement accompli par les organes statutaires de la collectivité ».

Il est curieux que le juriste strasbourgeois recourt au concept de la « présence » — de «présence à  tout acte » — alors même que la représentation est plutôt conçue pour penser l’absence. Mais, dans sa démonstration, l’argument décisif réside dans l’affirmation selon laquelle le Parlement et le peuple constituent un ensemble solidaire : il y a certes « les organes statutaires de la collectivité » qui sont les représentants classiques (les parlementaires et les gouvernants) de l’État, mais il y a aussi les citoyens qui, par le vote ou le suffrage, contribuent indirectement à  la confection de la loi. Une telle représentation de l’État peut donc être appelée « incomplète » puisque la représentation parlementaire doit être, en quelque sorte, complétée par l’action du corps électoral qui vient se surajouter à  celle des organes statutaires. De ce point de vue, une démocratie parlementaire n’est pas équivalente à  une monarchie ou à  un empire. Si l’on propose de qualifier cette idée de « représentation incomplète », c’est qu’elle permet de signaler la différence entre la république et la monarchie.

D) Dans La loi (1931)

Dans La Loi expression de la volonté générale, ouvrage publié en 1931, Carré de Malberg y envisage la question du citoyen notamment en rapport avec le problème de la force obligatoire de la loi, comme on le constate en lisant le chapitre consacré à  cette question. C’est là  qu’il se demande pourquoi, en démocratie, les citoyens doivent-ils obéir à  la loi. Il entend démontrer que la loi ne peut pas être interprétée comme un « commandement législatif » dès lors que le peuple est souverain. En effet, il pose le problème de la loi comme étant celui d’un rapport juridique entre « le législateur, organe de la collectivité nationale et les membres individuels de cette collectivité » (à  savoir les citoyens). La réponse à  ce problème est la même que dans la Contribution : le principe de souveraineté nationale interdit de concevoir ce rapport comme un rapport de puissance ; c’est-à -dire « de commandement entre la nation et ses membres composants » (Ibid). Cela résulte de la nature même de la nation, concept dégagé en 1789, et qui désigne une « universalité de citoyens : elle n’a pour éléments constitutifs que les nationaux ».

C’est ici qu’apparaît la grande idée de Carré de Malberg : la loi ne peut être saisie comme commandement législatif que si elle a pour destinataire des étrangers, au sens où ce sont des tiers par rapport au Souverain, i.e. le peuple ou la nation :

  • le principe de l’unité et de l’indivisibilité nationales, si fortement établi soit-il, ne va pas jusqu’à  permettre de regarder les nationaux comme étant, vis-à -vis de la nation, des tiers au sens complet de ce mot. En tant que faisant partie intégrante de la nation, les citoyens, à  leur tour, ne sauraient donc être traités juridiquement comme étrangers à  la confection des actes législatifs que la nation accomplit par son organe représentatif, le Parlement. [v. art 6 DHDHC] […]. Dans ces conditions, les membres individuels du corps national ne se prêtent pas plus que la nation entière à  la possibilité d’un commandement législatif. L’idée de puissance dominatrice et de législation impérative peut bien se concevoir à  l’égard de l’étranger qui se trouve sur le sol étatique d’une nation dont il n’est pas membre. Quant aux citoyens, les lois qui les régissent ne sont pas susceptibles d’être envisagées comme des manifestations d’une puissance de commandement extérieure à  eux.

Il y a une identité juridique entre l’organe législatif, le Parlement, et le peuple souverain, les citoyens. Comme si chez Carré de Malberg, le raisonnement organique restait très présent : certes, nous dit -il, la loi émane de la majorité, mais c’est seulement en fait, car « en droit, elle est le produit de la volonté générale, et cela non pas seulement en un sens idéal ou fictif, mais par des raisons tirées de réalités juridiques, à  savoir pour ce motif réel que le législateur de qui elle émane, est, par définition juridique, l’organe d’une collectivité qui n’est pas autre chose que la totalité des citoyens eux-mêmes »

Un tel argument semble excessivement complexe, voire contourné. En réalité, il est plus simple qu’il n’y paraît si l’on garde à  l’esprit son point de départ : l’État est la personnification juridique de la nation, et la nation est « la totalité des citoyens eux-mêmes ». Il y a donc un lien intrinsèque, quoique indirect, entre citoyens et État. Plus précisément, l’État est un État de citoyens car il est l’habit juridique de la nation considérée comme l’universalité des citoyens. Le législateur, donc le Parlement, est un organe de l’État ; il peut donc être juridiquement interprété comme un représentant de la nation.

Une telle construction juridique s’avère utile lorsque Carré de Malberg examine le cas extrême, à  savoir le cas de la désobéissance, une fois que la loi a été votée et qu’elle est susceptible d’être appliquée, d’entrer en exécution. Dans La Loi, il reprend ce qu’il avait déjà  amorcé dans la Contribution, à  savoir interpréter le citoyen désobéissant (ou délinquant) à  partir du modèle de l’étranger, du non-national. Le citoyen qui désobéit se comporterait comme s’il était étranger avec les conséquences juridiques en découlant.

Par cette méconnaissance de la loi, qui avait été adoptée au nom de tous les nationaux et comme règle de conduite commune à  tous, le citoyen se met, en quelque sorte, en dehors de la communauté : il va pouvoir être traité, pour ce motif, comme le serait un étranger ; il tombera sous le coup de la puissance nationale qui, du fait qu’a essayé de se soustraire à  la règle commune contenue dans la loi, redevient, par rapport à  lui, une puissance extérieure. On verra alors la nation recourir à  la force dominatrice : celle-ci s’exercera par les agents chargés de l’exécution des lois. Les procédés de commandement et de coercition, qui n’avaient pas été mis en œuvre par le législateur, renfermé dans une fonction de simple délibération, et se bornant à  chercher la formule de la volonté générale, commenceront à  se manifester de la part de l’autorité exécutive, armée celle-ci, du pouvoir d’imposer des injonctions véritables.

Ainsi, afin de justifier la sanction encourue par le citoyen « désobéisseur », Carré de Malberg est contraint de passer par la fiction consistant à  le considérer comme s’il était un étranger. Une telle équiparatio suppose d’admettre que le citoyen est réputé sortir de la communauté nationale s’il n’obéit pas à  la loi promulguée C’est à  cette condition seulement que l’on peut envisager de la part de l’État un pouvoir de commandement à  l’égard d’un citoyen qui, justement, ne serait plus son citoyen, mais un étranger. Telle est la construction finalement, du sujet de l’État dans une démocratie : il est « comme étranger ». Il est donc un tiers et l’État peut agir sur lui car ce sont deux êtres juridiques distincts qui s’affrontent.

Si une telle construction juridique permet de penser le sujet, l’individu devant obéir à  l’État, il reste encore à  trouver le fondement ultime de la force obligatoire de la loi à  l’égard des organes de l’État que du peuple. Ici, Carré de Malberg se fonde sur l’idée que, dans l’État moderne, « le fondement autoritaire de la loi » est obsolète de sorte que « l’idée de commandement législatif se dérobe ». Il faut trouver une explication permettant de rendre compte de ce que la loi, une fois promulguée, devient obligatoire tant pour le pouvoir exécutif et l’administration que pour le peuple. Juridiquement, la même solution doit être adoptée, quels que soient les destinataires de la loi.

Comme dans la Contribution, Carré de Malberg recourt à  une conception modernisée de la représentation afin de rendre compte, juridiquement, du type de lien unissant ces organes étatiques et le peuple au législateur. Ces rapports — écrit-il — « sont de nature telle que la règle adoptée par le législateur oblige d’emblée ceux qu’elle est appelée à  régir, comme si ceux-ci avaient eux-mêmes concouru à  son adoption. Pour qu’il en soit ainsi, il faut nécessairement supposer que l’acte fait par l’organe législatif est traité juridiquement comme une œuvre collective qui n’est pas propre seulement à  l’auteur effectif de la loi /154/, mais qui, émanant d’un organe érigé en représentant de la nation souveraine, vaut comme l’œuvre de la nation entière, et par suite aussi, de tous ceux que la nation englobe dans son unité organisée. Tel est aussi croyons-nous, le fondement de la force obligatoire qui s’attache spontanément de la loi. »

Il y a donc ici une fiction à  l’origine de cette force obligatoire de la loi qui est l’identité entre l’auteur effectif de la loi (le législateur, i.e. le Parlement) et l’auteur fictif, c’est-à -dire la nation, auquel elle est imputée. Mais la nation n’est plus seulement un être fictif, purement abstrait, car qui dit nation, dit aussi « tous ceux (qu’elle) englobe dans son unité organisée », à  savoir les individus, ou les citoyens.

Grâce à  cette fiction de la représentation (organique), Carré de Malberg met sur le même plan, d’un côté, les autorités étatiques, i.e. l’administration et les tribunaux et, de l’autre, les citoyens. Seule la théorie de « l’organe d’État » rend compte que de ce que les fonctionnaires de l’ordre exécutif et les tribunaux doivent exécuter la loi. Comme le Parlement, ces « autres organes nationaux […] se trouvent, eux aussi, avec la nation dans une relation juridique d’unité ». Mais surtout dans la suite de ce passage clé, Carré de Malberg justifie l’obéissance de l’administration à  la loi par la force du Parlement qui est un organe de l’État. « L’organe ne forme pas une personne différente de la corporation pour le compte de qui elle exerce son activité. Par le Parlement, c’est – comme le disaient les hommes de la Révolution – la nation qui veut et statue. ». Carré de Malberg nuance ensuite en écrivant que les fonctionnaires et les tribunaux sont, par rapport au Parlement, dans un rapport non pas de « représentation », mais de « coordination ».

Il en découle une analogie avec les citoyens qui, eux aussi (comme les juridictions et l’administration), sont liés par la loi dès qu’elle est adoptée par le Parlement. Il n’est pas nécessaire ici aussi de recourir à  la doctrine de la loi comme « commandement législatif » (tirée du type de la promulgation). Pour Carré de Malberg, cette force obligatoire de la loi découle de la nouvelle « représentation effective » de la communauté nationale. Selon cette nouvelle conception, plus réaliste si l’on veut, le législateur ne représente pas seulement « la collectivité nationale en tant qu’universalité compacte et indivisible », mais aussi « les membres composants de cette universalité ». Les citoyens en tant qu’individus sont désormais inclus dans le concept du législateur et de loi. « Ces membres [i.e. les citoyens] […] ne peuvent donc point être considérés comme des tiers par rapport à  cet acte [acte législatif], mais par l’effet d’une telle représentation, ils se trouvent associés à  la confection de la loi, et chacun d’eux, pris individuellement, va dès lors, être traité comme ayant été partie à  son adoption. ». C’est la raison pour laquelle on doit abandonner l’idée du commandement législatif et admettre l’idée initiale que « la loi est l’expression représentative d’une volonté nationale qui est celle des membres mêmes de la nation ».

Ainsi, la nation a changé de sens : elle n’est pas seulement abstraite, mais elle devient concrète, l’universalité de tous les citoyens, puisque sa volonté équivaut à  « celle des membres mêmes de la nation ». La loi aussi a changé de sens, elle n’est plus l’acte de commandement que définissait Bodin ou plus proche de nous Austin.

Ainsi, la figure du citoyen est constamment mobilisée par Carré de Malberg pour penser la question de la loi et donc de la souveraineté. Il tente, à  sa façon, de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : d’un côté, l’État est souverain, donc les individus doivent lui obéir, et de l’autre, le peuple (i.e. la nation) est souverain, donc les citoyens doivent avoir part à  la législation. C’est pour sortir de cette difficulté théorique qu’il invente la figure très particulière du citoyen « sujet de la nation ». Cette invention sémantique vise à  décrire au mieux la situation clivée de l’individu dans un État démocratique. La difficulté n’est pas moindre pour penser le citoyen électeur.

III - Du citoyen électeur : sens et portée de la distinction entre citoyenneté et électorat

On a vu plus haut que Duguit avait reconnu une sorte de droit naturel à  la citoyenneté, au sens où les individus membres de la nation ont un droit à  être citoyen. Mais il n’en déduit pas que les mêmes citoyens auraient un droit naturel à  être électeurs, à  être membres du corps électoral. En effet, écrit-il, « chaque législation positive organise la composition du corps électoral sous l’action du milieu dans lequel elle évolue et les membres du corps électoral sont placés dans une situation légale ou objective ». Ceci revient à  admettre que le principe de la souveraineté nationale n’implique pas le droit des individus à  être des citoyens. Duguit justifie cette dissociation par une distinction entre les individus et la nation, celle-ci étant « titulaire de la souveraineté et point les individus ». On aura reconnu l’origine doctrinale de la théorie de l’électorat-fonction qui, attribuant tous les droits à  la nation, peut exclure les individus, les citoyens, de certains droits. Si le droit de citoyenneté est un droit quasiment naturel, le droit à  l’électorat est un droit positif déterminé par chaque législation nationale. La leçon qui ressort de l’étude du droit positif semble sans appel pour lui : « l’électorat n’est pas un droit inhérent à  la qualité de Français ; il reste une commission accordée par la loi au citoyen français. ». Il distingue donc clairement entre le droit de cité et le droit électoral, c’est-à -dire entre le droit d’être citoyen et le droit de suffrage.

Voyons maintenant comment Carré de Malberg aborde ce problème et le résout. Il en traite longuement dans le second tome de la Contribution, plus exactement, dans le chapitre intitulé « De l’électorat ». Il y étudie la question du droit de suffrage accordé aux citoyens et entend confronter la nouvelle réalité démocratique représentée par le suffrage universel non seulement à  la conception du régime représentatif, mais aussi à  la théorie de l’organe d’État à  laquelle il se rallie. Les premiers développements introductifs sont inscrits dans un premier paragraphe au titre un peu sibyllin : « Le corps électoral. Son rôle et son pouvoir selon le droit public actuel » (n° 407 à  411). Carré de Malberg examine notamment la question de l’application de sa théorie de l’organe d’État à  la question électorale, c’est-à -dire au corps électoral. On verra plus loin que la thèse de Carré de Malberg est nuancée (V. infra C), même s’il s’accorde avec une partie de la doctrine pour estimer que le pouvoir du corps électoral est « un pouvoir d’organe », ce qui signifie que, tendanciellement, « les citoyens-électeurs exercent non pas un pouvoir subjectif, mais une compétence étatique ».

Cependant, le plus frappant est le glissement que Carré de Malberg est obligé d’accomplir, dans l’exposition du problème suscité par l’attribution du droit électoral. Il est obligé de rendre compte du déplacement de l’individu au collectif, de l’électeur au corps électoral lorsqu’il définit ainsi l’électorat. « Dans son acception précise, l’électorat désigne une faculté individuelle : la faculté pour le citoyen-électeur de participer, par l’émission de son suffrage personnel, aux opérations par lesquelles le corps électoral procède à  la nomination des autorités à  élire ». En effet, les opérations électorales ont nécessairement un caractère collectif car elles supposent de prendre en compte successivement l’individu électeur et le « corps électoral » qui désigne les autorités élues. L’interrogation du juriste doit donc porter sur le pouvoir et la nature du « corps électoral ». Carré de Malberg réintroduit ici sa notion centrale d’organe d’État qui est la solution inventée pour rendre compte que les individus qui agissent au nom de l’État le représentent d’une certaine manière et qui est la notion typique de ce phénomène d’objectivation du pouvoir qu’effectue le droit public. Il estime que le corps électoral n’est pas à  lui seul un organe d’État car, à  la différence du Parlement, il n’a pas un pouvoir de décision, n’ayant « d’autre compétence que celle d’élire » . Juridiquement, il forme avec le Parlement un « organe complexe ».

Carré de Malberg expose, ensuite, comment le rôle de l’élection a changé dans le régime représentatif qui est de moins en moins pur dans la mesure où le peuple, par l’intermédiaire des décisions, façonne indirectement le contenu de la loi. Enfin, il écarte la solution selon laquelle la circonscription électorale serait l’organe d’État afférent à  la fonction électorale (n° 410). Il soulève alors la question centrale de savoir en qui réside la puissance d’élire : « le corps entier des citoyens actifs pris dans sa masse collective et agissant comme assemblée collégiale ? Ou au contraire, […] dans les électeurs eux-mêmes, de telle sorte que chacun d’entre eux doive être considéré comme ayant un pouvoir d’organe et constituant à  lui seul un organe d’État ? » Telle semble être la question fondamentale qu’il envisage d’étudier dans ce chapitre, mais à  la fin de cette partie introductive, il introduit une autre question préalable, celle portant sur la nature de l’élection : est-ce un droit (individuel) ou une fonction (étatique) ? Ainsi s’explique le découpage du chapitre qui commence par l’examen cette dernière question qui est devenue une sorte de pont-aux-ânes des manuels de droit constitutionnel: « De l’électorat comme fonction » (n° 412 à  419). Toutefois, dans le paragraphe suivant, Carré de Malberg nuance sa thèse « fonctionnelle » — ce qui est souvent ignoré— en admettant l’existence d’une dimension subjective du droit de vote (§3, « En quel sens l’électeur possède-t-il un droit subjectif ? » n° 420 à  428). C’est seulement après ce long détour par la nature de l’élection que Carré de Malberg revient à  sa question initiale : le droit d’élire appartient-il au corps électoral ou au citoyen-électeur ? Une telle question a d’ailleurs pour particularité d’être traitée à  partir d’une longue discussion relative à  l’opportunité du scrutin à  la représentation proportionnelle (§4, « Nature et contenu du droit individuel de suffrage », n° 429-436). Comme on l’a compris, ce chapitre de la Contribution est bien plus riche que la présentation habituelle qui tend à  réduire la question du droit de vote à  la seule alternative : droit ou fonction ? Il contient quelques éléments susceptibles d’enrichir notre connaissance de la façon dont Carré de Malberg se représente la citoyenneté qui est ici envisagée à  partir du prisme de l’électeur. Le « citoyen-électeur », comme il le nomme souvent, est un type de citoyen que le droit public doit décrire précisément.

A) Le droit de citoyenneté est distinct du droit de suffrage : la scission logique entre citoyen et électeur

Dans le passage sur l’électorat-fonction, Carré de Malberg expose la thèse selon laquelle les citoyens « ne peuvent avoir part à  la souveraineté qu’en vertu de la Constitution ». C’est là  qu’il entreprend de retracer la théorie révolutionnaire de la Constituante sur les rapports unissant la nation, le citoyen et l’électeur. Une telle théorie peut se résumer ainsi: « tout membre de la Nation est citoyen, mais tout citoyen n’est pas électeur », maxime qu’il considère comme étant à  l’origine de la « distinction du citoyen passif et du citoyen actif ». De nos jours, on commente souvent cette distinction de manière exclusivement critique, en estimant qu’elle a privé de la citoyenneté ceux qui étaient seulement des citoyens passifs. Telle n’est pas l’attitude de Carré de Malberg qui utilise ce passage obligé de toute histoire du suffrage en France pour se livrer à  une analyse du concept même de la citoyenneté. Il en ressort une double leçon : une analyse du contenu de la citoyenneté et la scission entre citoyenneté et électorat.

1/ Des indications sur le contenu de la citoyenneté – Carré de Malberg reprend à  son compte l’interprétation de la constitution de 1791 qui identifie le Français au citoyen. Il donne une définition assez extensive des droits de la citoyenneté dans ce passage :

  • Tout Français possède, donc, dans l’ordre politique un certain droit : le droit de citoyen. Ce droit civique n’implique pas seulement, pour chacun de ses titulaires, la jouissance égale de certaines facultés éventuelles, comme par exemple l’admissibilité aux emplois publics sous les conditions fixées par les lois ou encore — il importe de le remarquer — l’admissibilité égale à  l’électorat sous les conditions générales imposées par la Constitution ; mais il légitime encore, chez tout Français, la prétention / d’être, en tant que citoyen, reconnu et traité comme membre ou partie composante de la nation, et par conséquent, de souverain.

Carré de Malberg se réfère évidemment aux droits classiques de la citoyenneté : électorat, égale admissibilité aux emplois publics. Mais l’on notera en passant qu’il oublie dans cette liste d’englober, d’une part, l’éligibilité (le droit ou la faculté d’être élu) — qui se distingue clairement de l’électorat (la faculté de voter) — et d’autre part, le droit de participer aux délibérations judiciaires, qui est le droit d’être juré qui correspond à  un droit de citoyenneté jugé capital en Grèce et par Aristote et qui reconnaît en France un regain d’intérêt en France avec l’introduction de « citoyens assesseurs » dans les tribunaux correctionnels. Mais alors que Maurice Hauriou examine le cas des fonctions de juré dans son traité de droit constitutionnel., Carré de Malberg ne s’y arrête pas.

En revanche, l’originalité de sa présentation du contenu de la citoyenneté, c’est-à -dire des droits inclus dans le statut du citoyen, réside dans l’ajout de ce droit très particulier qui serait le droit à  être représenté. C’est à  l’occasion de cette question qu’il introduit la question complexe de l’éventuelle dissociation entre citoyenneté et droit de vote. Voici comment il conclut sa longue analyse de la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, introduit par la Constitution de 1791, au grand dam de Robespierre. « C’est en ce sens et pour ces raisons que l’article 6 précité [de la DDHC] a pu dire que chaque citoyen — qu’il soit ou non électeur, qu’il soit membre de la majorité ou de la minorité — se trouve représenté dans l’acte de confection des lois ; il y est représenté, non pas il est vrai comme individualité distincte et singulière, mais comme partie composante du tout indivisible nation (sic). Et c’est là  pour tout Français un droit proprement dit, découlant de sa qualité de citoyen ». Dès lors, l’électorat n’est pas un élément nécessaire à  la définition de la citoyenneté. On peut être citoyen sans être électeur dès lors qu’on a un droit à  être représenté, mais l’auteur ne nous dit pas ce que représente concrètement un tel droit pour un citoyen passif, un citoyen dépourvu de la faculté d’exercer le droit de vote.

C’est sur ce point précis que Carré de Malberg suit le plus fidèlement Léon Duguit dont il reprend l’argumentation qui est en même temps une réponse à  un représentant de la doctrine allemande (Tecklenburg, cité p. 433, livre, p. 136). Ce dernier invoquait la limitation de l’électorat adopté par la Constitution de 1791 pour mettre en doute l’idée que le peuple français participait vraiment à  l’expression de la volonté générale. La doctrine allemande, par la voie de Teckenburg, impose un défi à  la doctrine française accusée de contradiction. Voyons comment Carré de Malberg se trouve contraint de se livrer à  une exégèse de l’article 6 qui soit compatible avec la doctrine du régime représentatif et non contradictoire avec la démocratie moderne :

  • […] le texte veut dire que, bien qu’elle ne soit pas élue par tous les citoyens, l’assemblée qui fait les lois, les représente tous également et sans exception, puisqu’elle est chargée de légiférer au nom et pour le compte, ou encore suivant le langage de l’époque, par “délégation“, de la nation, c’est-à -dire d’une collectivité dont tous font également partie et ont même le “droit“ de se dire membres. En d’autres termes, la notion, fort importante assurément, qui se trouve implicitement contenue dans l’art. 6, c’est que tous les citoyens participent, en principe, à  la souveraineté dont la nation est le sujet propre ; ils y participent en tant que la nation elle-même constituée que de citoyens égaux les uns aux autres.

Ainsi, le droit de citoyenneté équivaut ici à  un droit de faire partie du Souverain, sans qu’on puisse parler d’une co-souveraineté. Parce qu’on est citoyen, on a le droit à  être « reconnu et traité comme membre ou partie composante de la nation ». On a autrement dit le droit à  être la partie d’un tout, la partie du souverain. Deux éléments sont ici cruciaux : la nation est définie par l’égale citoyenneté, ce qui signifie que la nation est une et indivisible, ne faisant pas de distinction entre les citoyens ; la difficulté surgit alors de concilier une telle affirmation avec la distinction entre les citoyens actifs et les citoyens passifs qui paraît introduire une hiérarchie entre ceux qui votent et ceux qui ne votent pas. Mais une telle objection n’arrête pas le juriste qui complète cette affirmation en affirmant que la souveraineté n’appartient pas à  la somme des individus, des citoyens, mais à  la nation qui la leur communique

  • Sans doute, la souveraineté, étant placée d’une façon indivisible dans l’ensemble de la collectivité nationale, n’appartient pas personnellement à  chacun des citoyens. Si ceux-ci peuvent se dire souverains, c’est seulement en tant que parties intégrantes et inséparables du tout. La souveraineté n’a pas commencé par se former dans les nationaux, avant d’appartenir à  la nation, elle se communique aux citoyens, en tant qu’ils se trouvent confondus et réunis en elle. Dans cette mesure au moins, chaque Français est partie constitutive du souverain. Par suite, ce qui est fait par la nation agissant au moyen de ses organes, doit être considéré comme l’œuvre de tous les citoyens.

On ne s’arrêtera pas sur la confusion qu’opère ici Carré de Malberg entre le national et le citoyen : tout Français dit-il, est membre de la nation, et donc entre la nation et le peuple, la nation comme corps des nationaux et le peuple comme corps des citoyens. – ni sur la fiction qui consiste à  imputer à  la nation, et à  tous les citoyens, la volonté des organes qui agissent au nom d’elle et d’eux. Il convient de relever la portée très concrète de ce droit à  être représenté qui permet de penser une citoyenneté largement « nominale », déconnectée de l’exercice effectif du droit. Le juriste est obligé de recourir à  la distinction classique entre la jouissance et l’exercice d’un droit : les citoyens ont certes la jouissance du droit de vote, mais n’en ont pas l’exercice. Sous la plume de Carré de Malberg, le vocabulaire est certes différent, mais l’idée est exactement la même :

Mais ce droit de citoyen ne va pas nécessairement jusqu’à  assurer à  chaque Français une participation effective [souligné par nous] à  l’exercice de la souveraineté. Si, en effet, tous les citoyens concourent également à  former le corps national souverain, celui-ci, une fois constitué, devient le sujet unique de la souveraineté qui, se trouve ainsi dénuée de tout caractère individuel et même qui ne prend naissance que par la formation de tous les citoyens en ce corps unifié et par leur subordination à  sa volonté maîtresse. C’est en ce sens que les constituants de 1789-1791 ont entendu fonder leur principe de souveraineté nationale : celle-ci était nationale à  leurs yeux, non pas seulement en tant qu’elle appartenait à  l’ensemble de tous les nationaux, sans aucun privilège particulier pour aucun d’eux, mais encore en ce sens que devait appartenir à  cet ensemble d’une façon exclusive, c’est-à -dire à  l’exclusion de toute souveraineté individuelle.

La nation joue désormais un rôle de pivot ou de charnière dans la construction juridique de Carré de Malberg. D’un côté, elle signifie de façon classique l’idée qu’on qualifie désormais de républicaine (bien qu’elle date de 1791, donc d’un régime de monarchie constitutionnelle) selon laquelle la nation est un tout indivisible qui n’admet pas de singularités, de privilèges en son sein. La nation est la somme des citoyens ou des nations : c’est un « corps unifié » et il faut entendre par là  que tous les citoyens sont égaux entre eux. Le citoyen est aussi et en même temps le concitoyen. Telle est la dimension horizontale de la nationalité ou de la citoyenneté. Dans la version française de la nation comme égaux, cela signifie aussi que les corps intermédiaires n’ont pas de droits garantis et que seul compte le face-à -face entre l’État et l’individu. D’un autre côté, cette nation est supérieure aux individus, aux citoyens. Carré de Malberg énonce en effet, la thèse de « leur subordination à  sa volonté maîtresse » c’est-à -dire de la domination des citoyens par la nation. Autrement dit, le citoyen est sujet de la nation. Tel est le paradoxe auquel est contraint d’aboutir Carré de Malberg pour justifier la dissociation entre citoyenneté et droit de vote. Cela veut dire, techniquement parlant, que la souveraineté individuelle est soumise à  la souveraineté nationale, et donc que la souveraineté individuelle n’existe pas vraiment car une souveraineté soumise à  une autre souveraineté est une contradictio in adjecto. C’est d’ailleurs bien l’objectif de la doctrine de la souveraineté nationale : combattre la thèse (prétendument rousseauiste) de la souveraineté individuelle.

2/ La justification de la distinction entre le citoyen et l’électeur - La conséquence pratique de cette théorie de la citoyenneté est importante. En raison de sa subordination à  la nation, l’individu n’a pas de « droit » à  la citoyenneté, ce qui est une autre façon de prétendre que la citoyenneté n’est pas un droit naturel.

  • Dans le système de la souveraineté nationale, le citoyen n’a donc ni un droit inné de souveraineté individuelle, ni davantage un droit primitif à  l’exercice [souligné par nous] de la souveraineté nationale (argument de la Déclaration des droits de 1789, art 3, et de la Const. de 1791, tit. III, préambule art. 1er). Seule souveraine, la nation, collectivité unifiée des nationaux, exerce sa puissance par l’intermédiaire de ceux de ses membres, qu’elle s’est constituée pour organes : nul citoyen ne peut participer à  cet exercice qu’en vertu d’une “délégation“ de cette sorte.

Autrement dit, les droits des citoyens, qui sont des droits de participation à  la vie politique, sont médiatisés par la souveraineté nationale. Tout se passe comme celle-ci l’on transférait le du pouvoir de l’individu (le citoyen) au tout (la nation) à  cette précision près que les citoyens, pris collectivement, n’ont pas consenti explicitement à  ce transfert à  la nation. L’application de cette théorie à  l’élection aboutit à  la fameuse théorie de l’électorat-fonction selon laquelle le citoyen n’a pas un droit à  être électeur, l’électorat n’étant qu’une fonction publique commise par la nation, c’est-à -dire en réalité par la constitution. Carré de Malberg le dit ici nettement :

  • Étant donné le principe de la souveraineté nationale, tout pouvoir s’exerçant au sein de la nation ne peut être autre que le pouvoir national lui-même. Par suite, lorsque le citoyen exerce le pouvoir électoral, ce pouvoir doit être considéré, entre ses mains, comme une dépendance ou une émanation du pouvoir même de la nation. L’électeur, en cela, apparaît comme un fonctionnaire national, un agent d’exercice du pouvoir national. Par suite, la nation demeure maîtresse de déterminer par sa Constitution les conditions sous lesquelles elle concède à  ses membres le pouvoir d’élire pour son compte et en son nom.

Ainsi, Carré de Malberg justifie en quelque sorte la distinction entre la citoyenneté active et la citoyenneté passive en recourant à  la théorie de la souveraineté nationale. Il estime que les constituants de 1791 ont mis en évidence « la distinction essentielle du droit de citoyen et du pouvoir d’électeur ». Une telle distinction si importante duplique celle entre la souveraineté individuelle, qui n’a pas de valeur en droit, et la souveraineté nationale. Il reprend ici la thèse d’Esmein (loc cit. p. 367) selon laquelle « la souveraineté a son siège non pas seulement dans ceux des nationaux qui sont investis de la fonction électorale, mais dans la collectivité formée par tous les citoyens ».

Toutefois, en concevant l’électorat comme fonction, Carré de Malberg refuse d’admettre qu’il relativiserait le droit de suffrage en lui accordant seulement une « pure valeur nominale ». Il lui reconnaît, au contraire, « une signification pratique fort importante » car ce concept « implique que les hommes, quels qu’ils soient, qui exercent une portion quelconque de la souveraineté nationale, détiennent en cela non une puissance propre, mais un pouvoir d’emprunt, concédé et par conséquent, essentiellement sujet à  limitation ». Cela revient à  dire que le pouvoir de suffrage a pour principale portée pratique de rappeler aux gouvernants qu’ils ont un pouvoir conféré par la constitution, un mandat constitutionnel. Mais il n’est pas besoin d’une théorie du droit de suffrage pour énoncer une telle thèse ; celle-ci émane en réalité de la théorie de la souveraineté nationale. Autrement dit, celle-ci phagocyte complètement la théorie du droit de suffrage.

Par la suite (n° 419), Carré de Malberg est obligé de prendre en compte l’apparition du suffrage universel depuis 1848. Doit-on alors considérer qu’un tel changement, capital politiquement parlant, signifie que les citoyens seraient désormais « l’origine première de la souveraineté étatique, auquel cas l’électorat apparaîtrait comme un droit absolu pour le citoyen » ? On se doute que la tâche que se fixe le professeur strasbourgeois est de réfuter cette théorie de l’électorat-droit et de se détacher de « l’apparence » qu’elle constitue. Il multiplie les arguments pour montrer qu’une telle thèse est intenable. Il raisonne d’abord en déroulant les conséquences logiques de cette thèse démocratique : si elle était fondée, la France aurait dû « en arriver au gouvernement direct par le peuple », ce qu’elle n’a pas fait puisqu’elle reste un régime représentatif. Mais très largement rhétorique, cet argument est surtout complété par l’argument de droit positif : les citoyens ne sont pas tous électeurs. Renvoyant aux dispositions du droit positif, qui prévoient depuis 1848 les conditions d’acquisition et de perte de la citoyenneté, en vertu desquelles ni les femmes, ni les jeunes, ni les incapables ne jouissent du droit de vote, Carré de Malberg observe que toutes les « restrictions » réservent à  un quart seulement des nationaux français (« dix millions environ ») le droit de vote. La conséquence tirée par le juriste est la suivante: « au point de vue juridique, ces limitations ou exclusions sont inconciliables avec la théorie qui voit dans l’électorat un droit inhérent à  la qualité de citoyen ». Un tel argument revient à  dire que si la terminologie qui distinguait entre citoyens actifs et citoyens passifs n’a plus cours, la réalité qu’elle désignait — à  savoir la dissociation entre citoyenneté et droit de suffrage — subsiste. Le juriste doit donc considérer que l’extension du suffrage, c’est-à -dire la reconnaissance du suffrage universel, est due à  des causes politiques, mais ne modifie pas la nature du droit de suffrage. Le seul effet pratique de l’universalisation du suffrage n’est certes pas mineur : il existe désormais « une présomption constitutionnelle de capacité électorale » qui est « à  la base du suffrage universel ». Mais les exceptions, les preuves contraires, à  cette présomption, existent de sorte que l’évolution politique n’invalide pas la thèse tirée de la dogmatique juridique : le droit à  la citoyenneté est distinct du droit de vote. On peut être citoyen sans avoir le droit d’exercer le droit de vote. Carré de Malberg aurait d’ailleurs pu illustrer cette thèse en prenant des exemples de droits afférents à  la citoyenneté qui sont accordés à  des personnes à  qui l’on refuse le droit de vote. Les femmes ont, par exemple, dès cette époque le droit d’accéder à  des emplois publics (conformément à  l’égale admissibilité aux emplois publics prévu par l’article 6 DDHC).

Ici, Carré de Malberg vient de conclure le passage qui, au regard de sa propre théorie développée dans les parties précédentes, lui pose le moins de problème. En démontrant que, malgré l’émergence du suffrage universel, les électeurs exercent une fonction étatique, il reste cohérent avec le reste de ce qu’il a écrit sur le gouvernement représentatif et les organes d’État. Mais soutenir que les électeurs n’ont aucun droit individuel lorsqu’ils votent est tellement contre-intuitif que le juriste strasbourgeois est contraint de poursuivre son enquête pour affiner une théorie qui apparaît trop grossière à  maints égards.

B) Le statut complexe du droit de l’électeur : un mélange de droit subjectif et de compétence

On pourrait croire que, ayant longuement démontré que « l’électorat est une fonction », et qu’il n’est donc pas un droit, Carré de Malberg abandonne son investigation. Mais pas du tout ! Il poursuit son enquête en abordant cette question de l’électorat, écrit-il, dans un sens « nettement plus juridique cette fois » Il y a comme une progression dans la difficulté juridique : après avoir réglé la question de savoir si l’on peut être citoyen sans être électeur, il affronte une question autrement plus complexe: « en quel sens l’électeur possède-t-il un droit subjectif ? » Carré de Malberg souligne que, si l’on adoptait intégralement la thèse de l’électorat-fonction, une telle interrogation n’aurait pas de sens. En effet, une conception qui envisage le droit de suffrage uniquement comme un « pouvoir et une charge » ne laisse aucune place à  un quelconque droit subjectif. D’ailleurs, la conséquence logique d’une telle conception « fonctionnelle » ou « objectiviste » est bien connue : c’est l’idée du vote obligatoire, défendue notamment par Duguit et à  laquelle Carré de Malberg fait clairement allusion.

Mais cette solution du vote obligatoire ne semble pas avoir sa préférence de sorte qu’il aborde une seconde remarque préalable qui balise son terrain. Le droit de vote, ou de suffrage, n’est pas non plus un droit naturel. C’est l’État qui l’octroie, le détermine, et c’est donc lui qui peut le retirer à  tout moment aux citoyens. « Il faut tenir pour certain — écrit—il — que l’électorat — à  supposer qu’il constitue un droit pour l’électeur — ne saurait, en tout cas, constituer un droit acquis. L’État peut toujours par une loi nouvelle reprendre le droit de suffrage à  ceux à  qui une loi antérieure l’avait conféré. La loi du 31 mai 1850, qui, en fait, enlevait à  un très grand nombre de citoyens, l’exercice effectif de leur droit de vote, a pu être une loi impolitique, elle n’était pas contraire aux principes du droit public électoral (Duguit, loc cit. pp. 112 et 130). Ainsi l’électeur n’a pas un droit opposable à  l’État. Il n’a qu’une compétence dépendant des variations des lois constitutionnelles. Cela découle nécessairement des constatations faites plus haut, à  savoir que le suffrage n’est qu’une fonction déférée par la Constitution ».

Le juriste doit donc trouver un terrain entre ces deux extrêmes : le droit de suffrage n’est pas absolu ; il n’est pas une fonction obligatoire, version radicalisée de la théorie de l’électorat-fonction ; mais il n’est pas davantage un droit absolu, un droit naturel, version radicalisé de la théorie de l’électorat-droit. Carré de Malberg recherche un entre-deux entre ces deux extrêmes et on peut lire ce troisième paragraphe de ce chapitre, le plus « nettement juridique » ou si l’on veut le plus abstrait, comme une tentative sophistiquée de sa part de décrire un droit positif qui ne soit pas trop éloigné de la réalité politique.

L’électeur comme organe individu, c’est-à -dire comme organe de l’État - Le problème juridique qu’affronte Carré de Malberg est le suivant : dans le cadre de cette théorie selon laquelle le citoyen électeur exerce une fonction constitutionnelle, peut-on introduire néanmoins une dimension subjective de l’exercice d’un droit personnel ou individuel ? Dans son langage, une telle interrogation prend la forme suivante : « y –a-t-il lieu d’admettre l’existence, en vertu de la loi constitutionnelle, d’un droit personnel d’électorat ? » Cette expression de « droit personnel d’électorat » révèle une sorte de malaise du juriste qui se trouve coincé entre deux thèses extrêmes décrites plus haut (thèse radicale de la fonction électorale et thèse radicale du droit électoral subjectif). Il est clair qu’un électeur a la faculté de ne pas user de son droit de vote, c’est-à -dire de ne pas voter. Une telle latitude, garantie par le droit positif, condamne la thèse selon laquelle le droit de suffrage serait une charge ou une simple compétence, voire une obligation sanctionnée en cas de non-respect. D’un autre côté, le droit de suffrage n’est pas un droit subjectif : il ne peut pas être cédé à  un tiers, de même qu’il ne peut être confié à  un représentant. On ne vote pas par procuration et le concept privatiste de représentation (mandat) n’a aucun sens dans l’exercice du droit de suffrage, droit très particulier au regard du droit subjectif privé. Pour sortir de cette difficulté, Carré de Malberg opère un clivage chez le citoyen individu : il est en, tant que pur individu, titulaire d’un droit subjectif à  voter, mais d’un autre côté, il est, en tant que membre du Souverain, doté d’un droit collectif, celui de participer à  un organe collégial. Cette dualité correspond au concept de « l’individu organe » que Carré de Malberg conceptualise dans les développements du numéro 428.

Dans son exposé, il commence, comme souvent d’ailleurs, à  démontrer les outrances de la doctrine allemande. En effet, il prétend que la doctrine allemande, Paul Laband en tête, a traité de l’électorat uniquement à  partir de la catégorie de l’organe et a donné trop de poids à  la compétence, à  la fonction étatique. Selon lui, il ne faut pas aller jusqu’à  une position aussi extrême que celle selon laquelle le droit de l’électeur aurait pour seul sujet l’État, et non pas l’individu. De ce point de vue, Duguit a apporté un semblant de réalisme à  la doctrine juridique (n° 422) en soulignant le mélange impur du droit de suffrage. Il a réintroduit cette idée très « sensée » et « très simple » selon laquelle « la capacité de vote, conférée par la loi positive au citoyen, constitue pour celui-ci, incontestablement un certain pouvoir juridique et, en ce sens, un droit ». La meilleure preuve que le citoyen électeur détient en quelque sorte, un droit, c’est qu’il « est juridiquement fondé à  faire reconnaître sa qualité d’électeur et même à  exercer son pouvoir électoral ». Autrement dit, tout le monde s’accorde à  reconnaître que le citoyen électeur « a bien un droit véritable à  sa fonction », ce qui est d’ailleurs établi par le droit positif français puisque l’électeur peut « agir en justice pour établir sa qualité d’électeur et s’en assurer l’exercice ».

Ainsi, une partie de la doctrine française, sous l’impulsion de Duguit, a essayé de modérer l’ardeur objectiviste de la doctrine allemande en proposant une sorte de solution de compromis : « l’électorat est en même temps un droit et une fonction », comme le concède Duguit dans son Traité et comme semblent l’admettre Esmein et Michoud. Mais telle n’est pas la position de Carré de Malberg : après avoir démontré une certaine incohérence dans la position de Michoud, fondée sur l’idée d’intérêt (n° 428), il entreprend de réfuter la thèse duguiste (n°428, pp. 447 et s.) en se fondant sur l’idée qu’une telle dualité est impossible en droit français car « en matière de puissance étatique, la notion de fonction est, en effet, exclusive, de celle du droit individuel ».

  • Ainsi que son nom même l’indique, la puissance étatique a pour caractéristique essentielle d’être une puissance dont l’État seul peut se concevoir comme le sujet. L’exercice de cette puissance ne peut donc pas être l’exercice d’un droit individuel. Un droit individuel ne peut pas avoir pour contenu de la puissance publique. Par conséquent, dès qu’on a reconnu que l’électorat est une fonction, il devient impossible d’ajouter qu’il est “en même temps“ un droit.

Carré de Malberg revient sur les thèses de Duguit qu’il réinterprète à  partir de la distinction essentielle qu’il trace entre le droit de citoyen et la fonction électorale. « L’électorat présuppose, assurément, le droit de citoyen, et c’est pourquoi le citoyen actif a, tout ensemble, un droit et une fonction ; mais l’électorat ne se confond pas avec le droit de citoyen, puisqu’il ne suffit pas d’être titulaire de la civitas pour devenir électeur. Aussi, bien loin de traiter l’électorat comme une fonction et un droit réunis, la tradition française, née après 1789, sépare, au contraire, ces deux éléments : elle distingue, d’une part, le droit civique, qui est commun à  tous les Français et indépendants de la qualité d’électeur, et, d’autre part, l’électorat, qui, une fois différencié du droit de citoyen, se présente purement comme une fonction. »

De ce point de vue, Carré de Malberg est cohérent. Il ne cesse d’affirmer qu’il ne faut pas confondre citoyenneté et électorat, ou si l’on veut citoyen et électeur (v. supra, A). Le citoyen est l’espèce, tandis que l’électeur est le genre. La catégorie du citoyen englobe celle de l’électeur. Une telle conclusion n’invalide-t-elle pas la thèse selon laquelle la qualité de l’électeur aurait un élément de droit subjectif ? Non point. Carré de Malberg entreprend, dans la suite de son propos, de montrer qu’il y a un lien entre l’électorat et un droit subjectif. Pour se démarquer de Duguit, il procède, dans son examen du citoyen électeur, à  une subtile scission d’ordre temporel. Avant le moment du vote, tant qu’il est seulement un électeur inscrit sur les listes électorales, le citoyen jouit d’un droit subjectif. Celui-ci réside dans le droit qu’il a d’agir en justice s’il n’est pas inscrit sur les listes électorales alors qu’il remplit les conditions légales pour l’être. Mais les choses changent dès qu’il vote. Il est alors saisi par l’État, par la fonction qu’il remplit. « En tant que le citoyen-électeur agit comme fonctionnaire, il fait un acte étatique : c’est l’État qui agit par lui ; sa personnalité, de même que celle de l’individu organe s’absorbe dans celle de l’État (...) Le vote n’apparaît ici que comme l’exercice d’une compétence et l’accomplissement d’une fonction. ». Bref, avant de voter, il a « un droit électoral de citoyen » et au moment du vote (et après ce vote), il exerce une fonction étatique. C’est au moyen de cette dissociation temporelle que Carré de Malberg arrive à  échapper à  cette antinomie du droit et de la fonction, et donc à  rendre compatibles les deux qualités juridiques de droit subjectif et de fonction étatique, pourtant incompatibles. L’astuce consiste donc à  saisir le citoyen électeur dans ses « deux phases successives » et à  le qualifier juridiquement de façon différente. C’est encore une fois l’opération de qualification juridique opérée par l’interprète qui permet de résoudre la difficulté.

Carré de Malberg peut ainsi résumer sa critique à  Duguit qui aurait le tort « d’oublier qu’avant l’organe, il y a l’individu. Ce que l’État prend pour organes, ce sont des individus, dont son statut érige les volontés en volonté étatique. Au moment où l’activité organique s’exerce, l’individu disparaît et il ne reste plus qu’un acte d’organe. Mais antérieurement à  cet acte, l’individu (..) tenait déjà  de la Constitution ou des succédanés de celle-ci le pouvoir d’exercer, à  un moment donné, une activité destinée à  valoir comme activité étatique ; il possédait déjà , en ce sens, le pouvoir d’être organe de l’État. Dans cette première phase, ce pouvoir, quel que soit le point de vue d’où on l’examine, ne peut s’analyser qu’en un pouvoir individuel : c’est une faculté subjective, assurée par la loi de l’État à  certains individus. Ainsi s’explique que l’électorat puisse constituer, tour à  tour, un droit de la personne et une fonction de l’État. » Arrivé à  ce stade de sa démonstration, Carré de Malberg est contraint d’observer que sa position se rapproche beaucoup de la doctrine de Jellinek relative à  la nature subjective du droit de l’électeur, mais il va tenter de montrer que ses idées s’en écartent sur un point essentiel (n° 425 et s., pp. 451).

Il résume d’abord la position de Jellinek selon laquelle « la personne organe [l’individu qui accomplit les fonctions d’un organe d’État] n’a, strictement, qu’un droit à  la position d’organe, et non pas un droit à  la fonction elle-même ». Autrement dit, pour décrire le rapport compliqué qui existe entre les individus et la fonction étatique qu’ils remplissent, le maître d’Heidelberg distingue le droit individuel de la fonction, mais il faut comprendre par là  qu’il sépare « la qualité abstraite d’organe et les actes concrets faisant partie de l’activité fonctionnelle ». La première peut faire l’objet d’un droit subjectif, pas les seconds. Cette summa divisio est alors appliquée à  l’électorat qui est conçu par Jellinek aussi comme une fonction étatique. C’est ici que la convergence apparaît très forte entre le professeur autrichien et le professeur strasbourgeois dans la mesure où le premier admet, lui aussi, que « l’électeur a un droit à  être reconnu comme électeur, comme ayant personnellement le status de cité active ; la reconnaissance de ce droit entraîne pour lui l’admission au vote. Mais le vote lui-même, l’acte consistant à  émettre un suffrage n’est plus pour le citoyen l’exercice d’un droit subjectif. Le vote, c’est, en effet, une activité ou une fonction étatique, dont le sujet juridique est et ne peut être que l’État même. En votant, le citoyen ne met pas en œuvre son pouvoir propre, mais la puissance étatique : il opère comme organe ou fonctionnaire d’État, et non comme individualité distincte. »

Carré de Malberg reconnaît que cette distinction établie par Jellinek entre « la faculté subjective et la compétence fonctionnelle » est la « partie saine de sa doctrine » . En d’autres termes, il l’approuve ou s’y rallie. Mais il est en désaccord avec son collègue autrichien pour ce qui concerne une autre partie de sa doctrine, à  savoir la thèse qu’un citoyen a un droit à  la qualité de votant (électeur), mais n’a pas un droit de vote. Il s’appuie sur la réfutation déjà  opérée par Laband pour contester une telle doctrine qui serait d’une excessive subtilité dans la mesure où elle présuppose une distinction impossible à  concrétiser entre « le status d’organe et les pouvoirs qui se rattachent à  cet organe ».La doctrine française s’est ralliée, de Duguit à  Michoud, à  cette critique de Laband et elle a estimé contradictoire la double affirmation selon laquelle « l’électeur a un droit à  la qualité de votant et pourtant (il faudrait) lui dénier le droit de voter ».

L’inflexion que Carré de Malberg fait subir à  la doctrine de Jellinek consiste à  revaloriser la dimension individuelle de l’acte de voter. C’est bien, écrit-il, « à  des individus que la Constitution de l’État fait appel pour exercer cette activité électorale, c’est à  des individus qu’elle confère l’aptitude au vote. Et la Constitution ne leur confère pas seulement un droit idéal de cité active, leur permettant d’affirmer d’une façon nominale leur qualité d’agents électoraux ; mais elle leur attribue en propre et directement le pouvoir juridique de concourir aux opérations électorales, en faisant acte positif de votants. A la suite de cette habilitation, le citoyen possède donc, non pas seulement comme le dit Jellinek — un droit subjectif à  faire reconnaître sa vocation électorale, mais bien un droit proprement dit à  faire acte d’électeur et à  exercer effectivement l’activité consistant à  voter. […] Contrairement à  l’affirmation de Jellinek (V. p 452 supra), le droit individuel de vote a bien pour contenu une faculté active de voter ». La preuve peut même figurer dans les développements que Jellinek consacre à  l’État fédéral et au droit de participation des États-membres qui sont dans une situation analogue à  celle des citoyens dans un État unitaire.

Carré de Malberg résume le sens profond de sa divergence avec Jellinek en faisant observer que « l’individu organe a un droit personnel, qui ne se restreint pas à  la qualité d’organe, mais qui s’étend jusqu’aux actes de la fonction ». Arrivé à  ce stade de sa démonstration, il bute sur une difficulté qui ne tient pas à  la théorie de l’électorat, mais à  la théorie de l’organe d’État. Sa conception en partie subjective de l’électeur et de l’électorat semble entrer en contradiction avec ce qu’il a déjà  exposé sur la théorie de l’organe d’État. En effet, soulevant lui-même cette objection, il observe que celle-ci « repose essentiellement sur cette constatation que la puissance étatique réside exclusivement dans l’État et ne peut avoir pour sujets que des individus : c’est pourquoi cette théorie fait complète abstraction de la personnalité des individus qui sont porteurs des fonctions de puissance publique et ne voit en eux que des organes de la personne État (..). Comment peut-on prétend, après cela, que l’individu organe apporte dans l’exercice de l’activité étatique, un droit subjectif ? »

En d’autres termes, pour admettre le caractère partiellement subjectif de l’électorat, Carré de Malberg ne ruine-t-il pas sa doctrine de l’organe de l’État sur laquelle repose en grande partie sa théorie générale de l’État ? Pour éviter cette conséquence aussi dévastatrice pour son travail, il invente une distinction dans la formation de la volonté étatique. Il la scinde en deux éléments bien distincts : « l’activité personnelle de l’individu destiné à  servir d’organe et la commutation de cette activité individuelle en l’activité de l’État lui-même » C’est cette distinction qui lui permet d’échapper, selon lui, aux apories de la doctrine classique. L’argument décisif est ici cette idée de « commutation » que l’on doit traduire comme l’idée de l’imputation de la volonté de l’individu à  l’entité pour laquelle celui-ci agit : l’État. Ainsi, chaque opération étatique contiendrait « deux moments » distincts et « logiquement distincts » : « l’émission par l’individu organe de sa volonté personnelle, puis l’appropriation constitutionnelle de cette volonté individuelle par l’État ». Ce second moment, « l’appropriation constitutionnelle » correspond en réalité à  « la transformation […] de l’acte de volonté individuelle en acte de puissance étatique ». C’est pourquoi d’ailleurs on doit parler d’une compétence et non pas d’une capacité.

Résumons: pour réfuter la thèse centrale de la théorie de l’organe selon laquelle la puissance étatique ne peut pas avoir « pour sujets des individus », mais seulement des organes, Carré de Malberg oriente la discussion vers la question de l’imputation des actes des individus à  l’État (la « commutation » ou « l’appropriation ») et rappelle en même temps que les organes de l’État n’ont que des compétences et non pas des capacités. C’est la dimension foncièrement objectiviste de l’État. Dès lors, comment peut-on admettre au profit d’un individu organe un droit subjectif ? Il lui faut alors affiner sa conception de l’organe de l’État lorsqu’elle est appliquée à  l’individu qui vote. C’est pour cette raison qu’il invente cette catégorie insolite de « l’individu organe » en vertu de laquelle un tel individu, qui — rappelons-le — agit au nom de l’État, apparaît comme revêtu de deux qualités juridiques :

  • En somme, l’individu organe agit donc en une double qualité : Il a le pouvoir, en tant qu’individu, d’émettre sur les affaires de l’État sa volonté propre, celle-ci étant destinée à  former le contenu des décisions étatiques ; à  cet égard, il a un droit subjectif à  coopérer à  la formation de la volonté publique dans l’État. Il a, en outre, en tant qu’organe, le pouvoir de parler au nom de l’État, en ce sens que les décisions qu’il énonce, valent d’après la Constitution, directement comme décisions de l’État, et empruntent à  la puissance étatique / leur force spéciale ; et cette fois, il ne peut plus être question d’un droit subjectif de l’individu, mais uniquement d’une compétence de l’organe et d’un pouvoir attaché à  la fonction.

L’apport de Carré de Malberg est ici de distinguer dans l’activité de l’individu ce qui relève « du fait personnel ou du droit subjectif » et ce qui relève de la compétence de l’organe. Une telle distinction revient en réalité, à  dissocier l’origine de l’acte des effets de cet acte, en portant du regard différent porté sur un acte. Carré de Malberg veut montrer qu’il y aurait une sorte de transmutation de la volonté

  • En réalité, la volonté énoncée pour le compte de l’État par les hommes qui lui servent d’organes, commencent par apparaître comme une volonté d’individus ; avant de la traiter comme volonté étatique, on ne peut nier qu’elle ne soit d’abord, et en elle-même un volonté humaine. [... /459/…] Avant de les [les volontés individuelles] rapporter à  l’État, il faut commencer par reconnaître qu’elles émanent de certaines personnages ayant individuellement qualité pour les formuler.

Il ressort de cet extrait que Carré de Malberg entend démontrer que la théorie de l’organe débouche sur deux excès : l’idée que les individus auraient un droit subjectif à  la puissance, à  la domination, comme si c’était un « droit personnel » et l’autre excès, qui semble être celui de Jellinek, qui aboutit à  faire abstraction de l’individu, comme s’il n’avait pas « de personnalité propre ». Il faut donc toujours distinguer « le fait personnel ou le droit subjectif » de « la compétence de l’organe ». L’individu fait certains actes au nom de l’État, mais en invoquant son pouvoir personnel [dimension subjective], de sorte qu’il y a « un caractère individuel » à  son activité. Mais Carré de Malberg veut aussi rendre compte de l’objectivation du droit qui se produit par la suite. « Mais, au fur et à  mesure que cette activité se développe, et dès qu’il s’agit des effets que cela va produire (1) les choses changent. Envisagée /462/ après coup et quant à  ses effets, cette activité apparaît comme émanant non plus de tel ou tel individu, mais de l’État lui-même. L’auteur de l’acte l’a accompli, non plus comme personne distincte, mais comme organe (Note 12). Le pouvoir qu’il invoquait antérieurement à  l’acte comme un droit subjectif, ne peut plus être envisagé maintenant que comme une fonction. En un mot, une fois l’acte fait, la personnalité de l’individu organe disparaît et celle de l’État se dégage pleinement ». On a déjà  fait mention de cette solution chronologique ; c’est la raison pour laquelle on retiendra surtout l’idée que l’individu a une personnalité distincte de l’organe, de sorte que on peut dire ici que l’expression de « l’individu organe » doit être comprise comme signifiant « individu + organe ».

Le cas de l’élection est un cas topique de cette théorie de la double facette de l’individu : « l’électorat est successivement un droit individuel et une fonction étatique ». En effet, d’un côté, il est « un droit en tant qu’il s’agit pour l’électeur de se faire admettre au vote et d’y prendre part ; / [d’un autre côté], une fonction en tant qu’il s’agit des effets que doit produire l’acte électoral, une fois accompli. Car, cet acte, individuel en soi, est repris par l’État pour son compte, attribué à  l’État par sa Constitution ; et c’est pourquoi il produit les effets et il a la puissance d’un acte étatique, bien qu’il soit l’œuvre d’individus ». Autrement dit, la dissociation existe : le citoyen en tant qu’électeur vote. Il a, en tant qu’individu, un droit subjectif, le droit de suffrage. Mais observé du point de vue de ses effets, l’acte de voter change car il y a eu désignation d’une assemblée d’élus qui est un organe d’État, et non pas une assemblée de délégués d’électeurs : « en votant, le corps électoral a , de son côté, fait œuvre d’organe étatique ; en dernière analyse, il résulte de là  que, par l’intermédiaire des collèges électoraux, c’est l’État lui-même qui a exercé son activité, en ce qui concerne la nomination des corps des députés ». On comprend donc pourquoi, Carré de Malberg pense, au rebours de Jellinek, que « l’électorat est, pour le citoyen habilité au vote par la loi de l’État, un droit subjectif et, en ce sens, un droit individuel ». Il reconnaît le caractère individuel de l’acte de voter, comme on l’a vu plus haut.

Pour sa théorie du citoyen électeur, il distingue clairement deux faces de l’individu. Il reconnaît au citoyen un droit subjectif et donc une personnalité juridique distincte de l’autre personne. Mais surtout, il a largement insisté sur deux choses capitales pour notre propos. D’une part, il distingue clairement le citoyen de l’électeur. Ce dernier est un citoyen très particulier qui est associé à  la fonction étatique. D’autre part, il confirme l’imbrication qui existe entre l’État et le citoyen. On ne peut pas penser l’un sans penser l’autre. La théorie de « l’individu organe » est une théorie complexe qui vise à  expliquer pourquoi et en quoi les individus, parce qu’ils sont citoyens électeurs, participant à  une fonction étatique, sont des représentants de l’État dans la mesure où ils participent à  l’opération électorale qui désigne des autorités de l’État.

C) L’attribution du droit d’élire au corps électoral et sa signification pour le citoyen-électeur

Carré de Malberg n’a pourtant pas fini sa démonstration car il doit ensuite s’interroger sur la « nature et (le) contenu du droit individuel de suffrage » (§IV, pp. 464 et s.). Certes, on sait désormais que l’électorat est partiellement un droit subjectif. Mais, se demande-t-il, « est-il aussi un droit individuel, en cet autre sens que chaque votant soit investi du pouvoir de concourir personnellement à  la nomination effective d’un député ? Ou bien le droit d’élire réside-t-il dans l’ensemble du corps électoral agissant par circonscriptions partielles et le droit subjectif électoral se borne-t-t-il à  la faculté pour l’électeur de prendre part en émettant un suffrage aux opérations électorales de la /465/ section dont il est membre ? ». On pourrait résumer ce débat en se demandant si l’électeur a un droit d’élire ou simplement un droit de vote. Dans le premier cas, il influence réellement la désignation des représentants et participe personnellement à  la décision aboutissant à  l’élection , tandis que, dans le second cas, il a voté, mais comme il est dans la minorité qui a perdu, il ne peut pas vraiment influencer l’élection.

En réalité, ce débat théorique a un enjeu politique certain qui est la substitution éventuelle de la représentation proportionnelle au scrutin majoritaire comme mode de scrutin en France. C’est pourquoi Carré de Malberg prend le temps d’exposer longuement l’opinion de Saripolos, ce docteur grec qui s’est fait l’avocat de la représentation proportionnelle. Ce dernier, selon lui, défendrait en réalité le « principe d’électorat personnel » en vertu duquel l’électeur est un organe électoral, ayant non pas seulement le droit de vote, mais aussi le droit d’élire puisqu’il est mesure d’influencer correctement le résultat de l’élection. Toutefois, l’auteur de la Contribution objecte à  une telle thèse un argument de fait : la représentation proportionnelle n’est pas établie par le droit public français de sorte que le titulaire du pouvoir d’élection reste le corps électoral, et non pas l’individu électeur. La seconde thèse de Saripolos est de dissocier clairement l’élection proportionnelle de la représentation proportionnelle.

Mais ici encore, Carré de Malberg réfute une telle thèse et soutient que l’on ne peut pas dissocier les deux et qu’admettre l’élection proportionnelle reviendrait, en réalité, à  entériner la représentation proportionnelle. Or, celle-ci présuppose d’admettre, comme l’a justement fait observer Esmein, que le droit de représentation serait « personnel » alors que, dans « le pur régime représentatif, les députés sont envisagés comme les élus, non d’un groupe, mais de la nation prise en son ensemble ». Enfin, Carré de Malberg réfute le dernier argument de Saripolos que l’on peut résumer par la maxime emblématique de la représentation proportionnelle : « La décision à  la majorité, mais l’élection à  tous ». Mais cet argument bute sur la notion de délibération : dans un régime parlementaire, le clivage majorité/minorité se dessine au sein de l’assemblée à  la suite « d’un examen objectif des intérêts nationaux dont elle (les personnes] ont la charge ». Ici Carré de Malberg se démarque de l’orthodoxie républicaine du régime représentatif en montrant que le régime parlementaire ne fonctionne plus selon ses canons. Il n’objecte pas à  la thèse de Saripolos que ses arguments sont erronés, mais il lui oppose qu’il ne peut pas se réclamer du régime représentatif pour la défendre.

Pour notre propos, il convient surtout de retenir la portée du choix du mode de scrutin sur la théorie de l’électeur. Si le système de la représentation proportionnelle était adopté, il faudrait redéfinir le statut de l’électeur dès lors que, dans un tel cas, « chaque électeur est un organe étatique, en ce sens, tout au moins, que chacun sera mis en situation d’élire un député et d’influer ainsi sur les délibérations d’où doivent sortir les décisions de l’assemblée élue ». Mais la question préalable si l’on peut dire est celle de savoir si c’est le droit positif. Or, ce n’est pas le cas ; la France est encore régie par le scrutin majoritaire (procédé majoritaire), même si celui-ci a été corrigé par loi de 1919 qui a instauré un scrutin de liste dans le cadre des circonscriptions. Or, un tel système reconnaît un droit de vote au corps électoral et non pas un droit d’élire à  chaque électeur. Laissons ici Carré de Malberg définir longuement sa position :

  • Dans l’état actuel des choses, l’électorat ne consiste toujours, en principe, que dans le pouvoir pour l’électeur de concourir à  former le corps électoral et de prendre part à  la consultation générale destinée à  faire connaître la volonté de ce corps. L’électeur a bien un droit subjectif ; mais ce qu’il possède subjectivement, c’est seulement le droit de vote, et non point celui d’élire [italiques par nous] ; ce dernier réside, d’une façon générale, dans le corps des citoyens actifs, qui, bien que partagé entre des collèges multiples, apparaît, pour le moment, comme étant seul, en son ensemble, l’organe électoral de l’État. Quant aux citoyens, pris séparément, ils n’ont pas, jusqu’à  présent, acquis en propre ce pouvoir de volonté primaire ou dirigeante, qui a fait dire, dans le régime représentatif déformé de l’époque actuelle, que le corps électoral est vraiment devenu un organe de volonté étatique. Le suffrage universel, qui est ordinairement qualifié de droit égal pour tous, ne comporte réellement l’égalité qu’en ce qui concerne l’aptitude au vote : il ne la comporte plus quant aux effets du vote, ceux-ci pouvant demeurer négatifs pour les électeurs qui forment la minorité.

Comme l’indique la fin de cette citation, il est très significatif que, dans toute cette discussion, le couple majorité/minorité forme l’arrière plan doctrinal de la réflexion de Carré de Malberg. Si l’on veut instaurer la représentation proportionnelle, c’est justement pour permettre à  la minorité de faire entendre sa voix, de participer aux compromis de l’assemblée parlementaire qui devront présider à  l’élaboration de la loi . Son argumentation repose sur la distinction, plutôt subtile, entre le droit d’élire et le droit de vote (v. supra). Il faut établir une telle distinction car toute personne qui vote n’est pas assurée d’élire le député de son choix. Il suffit que la personne en faveur de laquelle elle vote soit battue aux élections pour que son vote soit compté comme vote de la minorité électorale battue. Comme l’exprime de façon ramassée Carré de Malberg, « ce prétendu électeur n’est pas assuré d’élire ». Le corollaire de cette assertion porte sur le titulaire effectif du pouvoir d’élection : c’est non pas l’individu, le citoyen électeur, mais « exclusivement le corps électoral se prononçant dans chaque circonscription à  la majorité des suffrages exprimés ». Le pouvoir d’élire appartient donc à  la circonscription électorale, qui est une partie du corps électoral dans un scrutin majoritaire. C’est à  elle que l’on doit imputer la décision d’élire tel ou tel député.

Ainsi, la question de savoir quels sont la nature et le contenu du droit individuel de suffrage conduit à  une conclusion d’ordre d’abord pratique : le titulaire du droit d’élire, dans un système de scrutin majoritaire, est le corps électoral se prononçant à  la majorité des suffrages. Le parallèle est alors évident avec le mode de décision au sein de l’assemblée parlementaire et avec le problème posé pour déterminer la nature du Parlement : corps collégial ou somme des parlementaires. On retrouve les mêmes problèmes de représentation, d’imputation, de couple majorité/minorité et de dissociation artificielle entre les membres ut singuli du corps collectif et le corps collectif.

On comprend alors la conclusion ultime de Carré de Malberg qui fait allusion aux théoriciens de la souveraineté expliquant pourquoi la minorité doit s’estimer liée par les décisions de la majorité, y compris dans un régime de démocratie directe. Il faut reconnaître, écrit-il, que « dans ces conditions, le souverain, c’est non pas chacun des citoyens individuellement, mais seulement leur ensemble collectif. De même, en matière d’électorat, il faut reconnaître, en raison de la prépondérance qui demeure acquise à  l’application du principe majoritaire, que le titulaire spécial — en tant qu’organe — du droit d’élire, avec les conséquences qui découlent de ce droit dans le régime semi-représentatif présentement en vigueur, c’est jusqu’à  nouvel ordre, le corps électoral, et non point ses membres individuels. »

On retrouve ainsi ce leitmotiv de la souveraineté nationale qui est la notion inventée par les juristes pour rendre compte du problème le plus compliqué dans une démocratie : comment peut-on expliquer, techniquement parlant, que la minorité puisse être liée par les décisions auxquelles elle n’a pas, par construction, consenti ? Pour le justifier, il faut imputer la décision de la majorité à  un tout, à  un être fictif, qu’on appelle le souverain, et admettre que la décision de la majorité vaut comme la décision de tous, de la nation. La même opération intellectuelle vaut pour le processus électoral : la décision de la majorité des électeurs, qui doit valoir pour l’ensemble des électeurs, est attribuée au corps électoral qui est donc bien le titulaire du droit d’élire (et de vote ?..). On pourrait résumer cette idée de la façon suivante : de la même façon que le citoyen démocratique est le « sujet de la nation », de même, le citoyen électeur est le « sujet du corps électoral » Ainsi les leçons contenues dans la théorie de l’électorat confirment-elles la thèse déjà  éprouvée, de l’impossibilité de penser le citoyen en droit constitutionnel comme une monade, un pur individu. Il faut toujours l’envisager dans sa relation horizontale, avec le con-citoyen de sorte que la question toujours sous-jacente est le lien entre l’individu et la communauté, étant entendu que cette communauté n’est jamais politiquement unanime de sorte qu’il faut aussi penser, en droit constitutionnel, la formation d’un clivage entre majorité et minorité. Comme on le voit, l’étude du citoyen à  travers le prisme de l’électorat complexifie le traitement constitutionnaliste de la citoyenneté.

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Si l’on a finalement intitulé cette contribution « fragments d’une théorie de la citoyenneté », c’est qu’on s’est aperçu au fur et à  mesure de notre enquête que l’œuvre de Carré de Malberg comportait une réflexion sur le citoyen et son statut (la citoyenneté) qui était plus importante que celle qu’on s’était initialement représentée. Le plus souvent, il les étudie parce qu’il s’intéresse à  l’État, et non pas à  la démocratie, ce qui légitime notre projet de réétudier l’État sous cet angle car d’une certaine manière le juriste strasbourgeois nous indique d’une certaine manière un chemin à  suivre. Or, il le fait en abordant de grandes questions qui ne le sont plus tellement, aujourd’hui, par la doctrine contemporaine, alors même qu’elles ne semblent pas du tout dépassées par l’évolution du droit positif. Dans quel manuel de droit constitutionnel ou de droit électoral, trouverait-on aujourd’hui l’ampleur de sa réflexion sur la nature juridique du droit de suffrage ?

Mais si l’on a tenu à  garder le mot de « fragments », c’est qu’il ne s’agit en aucune façon d’une systématisation et donc en ce sens d’une véritable théorie. L’explication de fait tient à  ce que Carré de Malberg n’a pas placé le citoyen et la citoyenneté au centre de sa réflexion constitutionnelle. Ainsi peut aussi s’expliquer le fait que l’on ne trouve pas un concept uniforme de citoyen tout au long de son ouvrage sur l’État. On a pu au moins ici dégager trois sens différents du citoyen : le citoyen comme étant le national, au sens de celui qui a des droits afférents à  la nationalité (française), le citoyen au sens le plus classique du terme, à  savoir l’individu national qui est doté de droits civiques et politiques, mais on a vu qu’il n’y avait pas ici une analyse approfondie du statut de citoyenneté, et enfin le citoyen électeur, celui qui a le droit de vote. On pourrait même songer à  un quatrième sens, qui est celui du citoyen comme « sujet de la nation », concept qui a l’intérêt de faire ressortir l’ambivalence de l’individu moderne tiraillé entre sa participation au pouvoir et l’obligation qu’il a d’obéir à  l’État. Dans la même veine critique, on pourrait faire surgir certaines contradictions dans sa représentation de la citoyenneté. Il n’est pas du tout évident que sa théorie de la souveraineté nationale, qui repose sur une conception fort abstraite de la nation, soit compatible avec sa volonté de redonner un contenu substantiel et concret à  la citoyenneté électorale.

Peu importe en réalité car on voudrait ici, pour conclure, suggérer l’idée selon laquelle le legs fourni par Carré de Malberg en la matière touche moins à  la définition des concepts qu’aux problèmes impliqués par la citoyenneté dans un État moderne et démocratique. Son principal apport consiste justement à  avoir mis en relation le statut du citoyen avec l’État. Mais ce lien est relativement caché ou invisible parce qu’il se réfère constamment à  la nation, et non à  l’État. Il n’est donc pas inutile de le relire pour tenter ; un siècle plus tard, de penser en juriste et tout ensemble la citoyenneté, le statut de citoyen, et le citoyen lui-même.

Olivier Beaud est professeur de droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Directeur de l'Institut Michel Villey et Membre sénior de l'Institut Universitaire de France. Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. « Léviathan ») de La puissance de l’État (1994) et de Théorie de la Fédération (2007) et chez Dalloz de Les libertés universitaires à  l’abandon ? (2010).