Introduction

Le concept de « légitimité » est-il – ou doit-il être – un outil clé de la science juridique, en particulier de la science du droit constitutionnel ?

Le statut incertain du concept : un bref état des lieux

Un Martien qui, de nos jours, se plongerait dans les manuels de droit constitutionnel en France, aurait bien du mal à  se forger une opinion claire à  ce sujet. L’incertitude naît à  la fois des silences, des ambiguïtés et des contradictions de la doctrine. Les silences. La doctrine française est, de manière générale, assez peu portée sur la théorie et, encore moins, sur des interrogations d’ordre épistémologique. Il n’est donc guère surprenant que nombre d’auteurs omettent de poser clairement, à  titre liminaire, la question de l’intérêt (cognitif et/ou normatif) du concept de légitimité. Soit il n’y a absolument aucun propos à  ce sujet, soit celui-ci est si succinct et évasif qu’il frise l’insignifiance. Pourtant, cela n’empêchera pas ces mêmes auteurs de mobiliser par la suite, dans les méandres de la dogmatique juridique, le concept (un certain concept) de légitimité. Il suffit, à  cet égard, de penser aux divers débats, parfois célèbres, sur la légitimité (ou l’illégitimité) du régime de Vichy, de la souveraineté, de la démocratie, du pouvoir des juges, de l’Europe, du Sénat, de la Ve République, etc.

Les ambiguïtés. Si la doctrine française ne fait pas preuve d’un silence réprobateur, elle n’affiche pas non plus un ostracisme explicite et catégorique à  l’égard de ce concept, comme ce fut le cas, par exemple, de la doctrine allemande à  la fin du XIXe siècle. Une telle attitude existe, mais reste minoritaire. Le discours de légitimité a, au contraire, sa place dans les manuels et autres ouvrages (articles, thèses, dictionnaires, etc.), et c’est précisément cette présence qu’il est malaisé de cerner. Si certains jugent le concept « essentiel », un tel plaidoyer tranché et ferme est plutôt rare. Les propos se font souvent ambigus et fuyants : le concept est évoqué au titre de la théorie générale de l’Etat ; il est même appliqué à  des thématiques précises ; en même temps, un doute est maintenu quant à  sa nature (s’agit-il d’un concept saisissable ? objectif ?), quant à  sa fonction (s’agit-il d’un concept vraiment utile, indispensable ?), quant à  son affiliation disciplinaire (ne serait-ce pas un concept de science politique ou de sociologie ?).

Cet « abcès conceptuel » (si j’ose dire) n’a jamais été « purgé » collectivement, par le biais d’un grand débat méthodologique (« Methodenstreit » disent les Allemands). A l’heure actuelle, la doctrine constitutionnelle française ne se revendique d’aucun débat « classique », qui fasse autorité, et qui aurait débouché, si ce n’est sur la cristallisation d’un accord (très rare en doctrine), du moins sur une fixation plus nette des lignes de front. Certes, il y a eu le débat de 1967, reproduit dans le numéro 7 des Annales de philosophie politique sur « La légitimité », auquel ont participé des auteurs aussi éminents que Paul Bastid, Raymond Polin, Alexandre Passerin d’Entrèves, Norberto Bobbio, Sergio Cotta, Dolf Sternberger, Charles Eisenmann, etc. De ce débat ressort entre autre le face-à -face entre, d’un côté, la position de Bastid, de Passerin d’Entrèves ou de Cotta, qui se font les avocats de la nécessité heuristique de cette notion (en tant qu’esquissant un au-delà  du droit positif), et, de l’autre, la position d’Eisenmann, qui, en tant que kelsénien, récuse un tel concept et n’admet l’utilité du terme « légitimité » en science juridique qu’à  condition de le situer au sein et non au-delà  du droit positif. Ce faisant, Eisenmann déplace et redéfinit en vérité les termes du débat, en identifiant la problématique de la légitimité à  celle de la reconnaissance d’un régime politique par un autre. Or, aussi riche qu’il fût, le débat de 1967 n’a pas accédé au statut de paradigme. Si les spécialistes de la question en connaissent l’existence, la grande majorité des constitutionnalistes contemporains l’ignorent tout simplement.

Les contradictions. Le brouillage des repères est encore accru, paradoxalement, par des auteurs dont l’objectif était pourtant de dissiper le brouillard en prenant clairement position, soit en faveur, soit en défaveur du concept. Or ces paroles fortes, parfois même tonitruantes, venant autant d’avocats que de contempteurs du concept de légitimité, pâtissent des contradictions de leur auteur. Du côté des défenseurs du discours scientifique sur la légitimité, une mention particulière revient à  Maurice Duverger. C’est à  lui, et à  la dynamique intellectuelle déclenchée par lui, ses collègues et ses disciples – la fameuse « révolution Duverger » (Vedel) –, que le concept de légitimité doit en grande partie sa présence et son identité si particulières au sein de la doctrine française actuelle. Dans une lecture sociologique du droit constitutionnel, le concept de légitimité va en effet de soi et il devrait donc constituer un instrument clé du juriste scientifique. Or, à  lire M. Duverger et à  en juger d’après l’attitude de ses héritiers, la situation paraît moins évidente.

Selon le nouveau programme méthodologique prôné par M. Duverger, l’étude du droit constitutionnel stricto sensu est complétée, voire dépassée par l’étude des « institutions politiques ». Le droit (positif) est restitué dans son contexte politique, socio-économique et idéologique. Ce contexte est appréhendé non pas de façon métaphysique (avec les outils et concepts de la philosophie, du droit naturel, comme ce fut le cas chez nombre de grands maîtres de la IIIe République), mais selon une méthode dite « sociologique », c’est-à -dire empirique. Ramené à  un simple fait, le droit (positif) est étudié en rapport avec d’autres faits, de nature différente. L’outil premier mis en avant par M. Duverger et ses héritiers est le concept de « pouvoir » (un certain concept de pouvoir) dont la légitimité est une composante clé. « Le pouvoir – écrit M. Duverger, avec des accents quasi-wébériens – n’est pas un simple fait matériel, une “chose” comme dirait Durkheim : il est lié profondément à  des idées, à  des croyances, à  des représentations collectives. Ce que les hommes pensent du pouvoir est un des fondements essentiels du pouvoir ». M. Duverger distingue ainsi deux ressorts intimement imbriqués de l’autorité des gouvernants : la « contrainte » (sous différentes variantes) et les « croyances », c’est-à -dire la « légitimité ». Celle-ci est comprise – relativisme oblige – comme une « notion sociologique » et non morale ou philosophique. Reste à  savoir si cet outil s’adresse surtout au constitutionnaliste-politiste, au constitutionnaliste-juriste ou à  tous les deux indifféremment ?

Or, à  lire le manuel de M. Duverger, il semble que l’usage de ce concept soit plutôt réservé au seul sociologue/politiste. Ainsi il écrit : « La notion de légitimité peut être utilisée par la science politique : elle apporte un élément capital à  la théorie du fondement du pouvoir ». Est-ce à  dire que son intérêt pour la science juridique (qui n’est point mentionnée ici) est nul ? Ou faut-il conclure de ce silence qu’il existe au moins un intérêt indirect pour le juriste, qui, à  certains moments, aurait besoin des outils de la science politique ? En faveur de cette dernière lecture plaiderait le fait que le concept de droit soit adossé à  celui du pouvoir. Or, autant le concept de légitimité figure en bonne place dans la théorie du pouvoir, autant il est étrangement absent de la théorie du droit. Car, une fois que M. Duverger aborde le concept du droit – outil qui intéresse au premier chef le constitutionnaliste-juriste –, il affirme que le caractère obligatoire du « droit positif » (identifié, de prime abord, au « droit tout court ») est fondé sur la seule sanction : « La sanction par l’autorité publique : c’est le meilleur critère de définition du droit ». Nul besoin, en conséquence, de recourir à  l’idée d’un devoir moral d’obéissance et, partant, à  la notion (sociologique) de croyances, de légitimité ou de valeurs ! Le cas du droit imparfait est certes évoqué, mais aussitôt marginalisé, alors qu’il s’agit d’une question essentielle pour le droit et surtout pour le droit constitutionnel. Dans cette même section consacrée au concept du droit, M. Duverger revient toutefois à  nouveau sur le rôle pratique des représentations collectives et, en particulier, sur la croyance du droit naturel. Il va même jusqu’à  critiquer l’étroitesse du juspositivisme formaliste. Serait-ce une façon de réintroduire le concept de légitimité parmi les outils du juriste ? Maurice Duverger ne le dit pas explicitement, plongeant ainsi son lecteur-juriste dans le doute. Il en ressort au final que, dans ce type de littérature, l’ambiguïté qui entoure le concept de légitimité est liée à  une théorisation déficiente, voire défaillante, du droit et du droit constitutionnel.

Face à  ces ambiguïtés, l’on aurait pu s’attendre à  ce que les défenseurs du positivisme juridique, qui se revendiquent d’un concept du droit aux contours plus nettement délimités, clarifient le débat – quitte à  bannir le concept de légitimité de la science juridique. Or, une telle rigueur, dont Eisenmann s’est fait l’avocat, n’est pas l’apanage de tous les positivistes, à  commencer par l’un de ses premiers représentants en droit public français, Raymond Carré de Malberg. S’inspirant de la doctrine allemande de la fin du XIXe siècle, Carré de Malberg jette à  première vue l’anathème contre le concept de légitimité. A la question de savoir d’où les titulaires du pouvoir d’Etat tirent leur titre de pouvoir (leur vocation à  commander), il répond par la seule Constitution : « Sur la question du fondement de la puissance détenue par les organes de l’Etat, le juriste n’a rien d’autre à  ajouter. Le juriste, en effet, ne connaît que l’ordre juridique existant. La science du droit ne se préoccupe, par conséquent, que du fondement juridique des institutions, lequel (…) se ramène à  une affaire de réglementation ou d’organisation formelles. Elle n’a donc point, pour sa part, à  rechercher le fondement des institutions au point de vue historique ou social, ni davantage à  fournir leur justification au point de vue politique ou philosophique. En particulier, le problème de la légitimité de l’autorité des gouvernants – si considérable que soit son importance morale – ne relève pas de la science juridique proprement dite ». Cette parole, au ton si tranchant, a pourtant connu peu d’échos dans la postérité : Qui s’en souvient à  l’heure actuelle, à  part les quelques spécialistes du maître strasbourgeois ? Le relatif oubli dans lequel elle est tombée s’explique du reste par les incohérences subséquentes de son auteur. Car nonobstant cette césure revendiquée – affichée –, Carré de Malberg se sent obligé d’étudier longuement la question du siège de la souveraineté et le débat entre les conceptions théocratique et démocratique de la souveraineté, débat qui se situe assurément (comme il l’admet du reste) dans l’au-delà  du droit positif... Une justification de cette digression n’est pas donnée. On pourrait encore relever des incohérences de ce type chez des auteurs actuels qui, tout en postulant une nette césure entre droit et valeurs morales, ont néanmoins recours de façon explicite (ce n’est donc point un dérapage accidentel) au concept de légitimité. Bref, loin de se dissiper, le flou entourant le statut épistémologique du concept de légitimité ne cesse de s’épaissir...

Relativisme des valeurs & légitimité

C’est au dépassement de cette situation qu’entend contribuer le présent article. J’entends le faire non pas à  partir d’une réflexion sur l’objet « pouvoir politique », ou l’objet « droit » (bien qu’il en soit question), mais en tournant mon regard du côté de la science. Il s’agit d’étudier les critères présidant à  la construction d’un savoir dit « scientifique », pour savoir à  quelles conditions épistémologiques le concept de légitimité – un certain concept de légitimité – peut, ou non, être intégré parmi les outils du professeur de droit constitutionnel. A ce titre, le présent article se propose d’étudier de plus près, sous un angle à  la fois historique et critique, cet argument clé qu’est le relativisme des valeurs. Ce principe méta-éthique fonctionne en effet, très souvent – du moins dans la lecture de Kelsen –, tel un filtre épistémologique qui empêche tout discours scientifique sur la légitimité.

Théorisée de façon célèbre en Allemagne, au tournant du XIXe et XXe siècle, entre autres par Georg Jellinek (1851-1911), Max Weber (1864-1920), Hermann Kantorowicz (1877-1940), Gustav Radbruch (1878-1949), Hans Kelsen (1881-1973), etc., la thèse méta-éthique du relativisme des valeurs connaît de nos jours un franc succès au sein de la science constitutionnaliste française. Alors qu’outre-Rhin, après 1945, cette thèse a été discréditée auprès du grand public à  raison du traumatisme nazi et a subi de vives critiques dans le champ philosophique, que ce soit de la part des protagonistes de la renaissance du droit naturel dans les années 1950/60, puis, à  partir des années 1970, de la part des défenseurs de l’éthique discursive (Jürgen Habermas, Karl-Otto Apel, en droit : Robert Alexy), en France, à  l’inverse, la doctrine du relativisme des valeurs s’est fortement implantée, et ce notamment depuis 1945 (sous la IIIe République, sous la plume à  la fois de Duguit, d’Hauriou et de Carré de Malberg, prévalait un cognitivisme éthique). Après les écrits de l’école de Duverger, qui s’en faisait le (premier ?) porte-parole, la thèse a été relayée via la traduction des écrits de Kelsen (Théorie pure du droit, 1962) et confortée plus récemment, au sein du « nouveau droit constitutionnel » (Louis Favoreu), par l’influence décisive des théories kelséniennes, à  quoi l’on peut ajouter, en arrière-fond, certains échos provenant des débats sur le multiculturalisme (qui, parfois, emprunte au relativisme des valeurs), les théories postmodernes assez présentes dans la science contemporaine du droit comparé, la théorie de Samuel Huntington quant au « choc des civilisations » (1993) et les diverses mises en cause, en droit international, de l’universalisme des droits de l’homme au nom de valeurs culturelles spécifiques (à  l’Asie, à  l’islam, etc.).

Le relativisme axiologique est un facteur crucial dans la déchéance du discours scientifique sur la légitimité. Dans ce déclin, l’on peut, me semble-t-il, identifier deux matrices, deux critiques massives qui, bien que souvent imbriquées, méritent d’être soigneusement distinguées. Ces deux critiques radicales sont : 1° l’inutilité pratique du concept de légitimité (ni le pouvoir, ni le droit n’ont besoin d’être légitimes pour exister et se maintenir ; il n’y a donc pas lieu d’ériger la légitimité en critère essentiel du concept du droit ou du pouvoir politique) ; 2° son impossibilité scientifique (il n’y a pas, relativisme axiologique oblige, de vérité objective en matière de fins ultimes ; même à  supposer que la légitimité soit un phénomène important, voire crucial, pour la vie et la survie du droit et du pouvoir, la science, elle, ne saurait rien en dire, car elle se doit de produire un savoir à  la fois objectif et « général », c’est-à -dire universel). Dans ce second argument, l’on reconnait aisément l’exigence kelsénienne de « pureté (Reinheit) ». Chez Kelsen, c’est en effet le relativisme axiologique qui appelle la nécessaire posture juspositiviste de la science du droit (si celle-ci veut rester objective, pure, et générale), ce qui, à  son tour, entraîne la relégation du concept de légitimité. L’enchaînement logique établi par Kelsen peut être représenté schématiquement comme suit : relativisme des valeurs -> positivisme juridique (exclusion du droit naturel) -> exclusion du concept de légitimité.

De l’articulation des deux critiques (inutilité pratique, impossibilité scientifique) ressort que la seconde est la plus corrosive, celle qui, à  première vue (du moins dans le système kelsénien), continue à  faire obstacle à  tout discours scientifique sur la légitimité même si l’on est convaincu qu’il s’agit d’un phénomène important, crucial, dans la réalité sociale à  la fois du pouvoir et du droit. Face à  ce verrou, la première réplique possible (externe) consiste à  contester la prémisse même du relativisme axiologique, en défendant la thèse du cognitivisme éthique. Cette voie de la critique externe est suffisamment explorée par nombre de philosophes pour qu’il ne soit encore utile, ou nécessaire, d’y revenir ici. Le présent article veut, de façon plus modeste, développer un point de vue interne à  la thèse du relativisme : à  supposer la véracité du principe du relativisme, le professeur de droit est-il nécessairement condamné au silence sur la légitimité ? Existe-t-il des conditions épistémologiques selon lesquelles le scientifique pourrait à  la fois adhérer à  cette prémisse et tenir un discours (quel discours ?) sur la légitimité ? Bref, existe-t-il un espace intellectuel entre Kelsen et Habermas ou tout le débat sur la légitimité, en science juridique, se réduit-il nécessairement à  un face à  face entre, d’un côté, des positivistes relativistes prônant la solution de l’abstention, et, de l’autre, des jusnaturalistes cognitivistes articulant un discours sophistiqué sur la légitimité (droit naturel) ? Or l’histoire de la pensée juridique montre qu’un tel espace a existé et existe, ici ou ailleurs, de diverses façons. Il existe chez tous ceux qui, avec des présupposés et des méthodes variés, mettent en rapport le droit positif et des valeurs « situées », ou ce que Rudolf Stammler (1856-1938) avait appelé le « droit naturel à  contenu variable ». Dans cet article, je souhaite présenter cet « entre-deux » tel qu’il ressort de la plume de Max Weber. Son épistémologie esquisse un tel espace (du reste assez complexe), que certains juristes allemands proches de lui ont plus ou moins exploré. Je fais référence ici à  Georg Jellinek, Gustav Radbruch et Richard Thoma (1874-1957).

Le retour sur l’épistémologie de Weber – épistémologie assez peu connue ou mobilisée au sein de la doctrine juridique française – permet en effet de relativiser la lecture radicale de Kelsen du relativisme des valeurs. L’enchaînement logique établi par ce dernier (du relativisme des valeurs à  l’exclusion du concept de légitimité) n’est pas le seul chemin concevable à  partir de ce point de départ qu’est le relativisme des valeurs. Il suffit de penser à  Weber, qui est célèbre à  la fois pour sa défense du relativisme axiologique (ce qu’il appelle la « guerre des dieux (Krieg der Götter) ») et pour l’intérêt qu’il a porté, au nom d’une sociologie qui se veut « compréhensive (verstehende Soziologie) », aux différents types de légitimité. Or à  quelles conditions épistémologiques une telle combinaison est-elle pensable ? Quel peut être/doit être, dans ces conditions, le sens du mot « légitimité » ? En quoi le concept de « neutralité axiologique (Wertfreiheit) », souvent rapproché du concept kelsénien de « pureté », est-il néanmoins distinct ? Peut-on d’ailleurs réduire l’épistémologie de Weber, dont tous soulignent l’extrême richesse et complexité, à  ce seul terme clé de « neutralité axiologique » ? Et quel serait le résultat d’une telle démarche wébérienne, une fois appliquée à  la science juridique ? De ce point de vue, un éclairage ponctuel avec les travaux des juristes allemands cités s’avérera utile pour cerner le potentiel en science juridique de l’épistémologie de Weber et l’écart qui existe avec celle de Kelsen.

Le champ de recherche ainsi délimité est, évidemment, très large et il sera impossible d’approfondir tous les liens généalogiques esquissés et de décliner jusque dans les moindres détails les implications de l’épistémologie wébérienne en science juridique. Il s’agira ici d’un premier aperçu, introductif et historique. A ce titre, il convient d’entrer dans le vif du sujet, en étudiant de plus près la prémisse du relativisme axiologique (1re partie). Ensuite, il convient d’éclaircir comment, chez Weber et à  l’inverse de Kelsen, le principe de la « guerre des dieux » va de pair avec la production de deux types de discours de la part du scientifique sur la légitimité (2e partie).

Ire partie – Le principe méta-éthique du relativisme des valeurs chez Weber

Il convient ici de décortiquer ce principe (d’aucuns diront cet axiome) en en analysant d’abord le contenu (A), puis les fondements (B). A ce titre, la structure argumentative de Weber, restée célèbre, servira de fil conducteur. Le rôle des juristes cités est, à  ce titre, variable. Si Thoma se contente de reprendre tel quel cette prémisse de Weber, les autres conceptualisent à  leur tour ce principe, parfois même (comme dans le cas de Jellinek) en amont de la théorisation wébérienne. Au final, sur ce point de départ, l’on constate une assez grande identité de vue entre eux, à  raison surtout de l’inspiration commune du néo-kantisme.

A | Sa teneur

Il y a dans l’œuvre de Weber, comme le note Pierre Bouretz, un paradoxe : alors que, selon Weber, l’évolution de l’humanité est marquée du sceau de la rationalisation – l’évacuation des puissances magiques et mystérieuses : « Entzauberung (le désenchantement du monde) » –, ce progrès de la raison débouche en même temps sur sa décomposition. La raison se limite à  la raison théorique, celle qui a trait au Sein, au monde des faits, de l’être. A l’inverse, l’existence d’une raison pratique, répondant à  la question : Que dois-je faire ?, est niée par Weber à  travers la thèse de la « guerre des dieux (Krieg der Götter) ». Inspirée des mythes de la Grèce antique, cette dernière métaphore figure dans sa célèbre conférence sur Wissenschaft als Beruf de 1917, publiée en 1919. Selon Weber, « divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable ». « Suivant les convictions profondes de chaque être, l’une de ces éthiques prendra le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à  décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable ». La vie « ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre ». Dans cette confrontation, il revient à  chaque acteur de prendre position par rapport à  tous les systèmes de valeurs, dont chacun prétend être valide. A cet égard, la science n’est d’aucune aide : elle est muette sur ces questions fondamentales qui agitent le monde. « J’ignore – dit Max Weber au soir de la Première guerre mondiale – comment on pourrait s’y prendre pour trancher “scientifiquement” la question de la valeur de la culture française comparée à  la culture allemande ; car là  aussi différents dieux se combattent, et cela pour toujours ».

Weber est l’un des défenseurs du « relativisme » éthique, même s’il a lui-même récusé ce terme. Il n’en est d’ailleurs pas le premier avocat, ni à  son époque (au tournant du siècle, en Allemagne, le relativisme est déjà  défendu, en science juridique, par Jellinek), ni dans l’histoire de la civilisation occidentale. Mais il en est devenu l’un des défenseurs les plus influents. Chez Weber, le relativisme axiologique peut être caractérisé par trois critères : 1° l’existence d’une pluralité de systèmes de valeurs dans le temps et dans l’espace ; 2° l’antagonisme entre ces systèmes (la « guerre ») ; 3° le caractère incommensurable de ce conflit que la science est incapable de trancher (non-cognitivisme éthique). C’est aux acteurs qu’il revient d’en décider. En ce sens, Weber défend, à  sa manière, un certain « décisionnisme » avant que Schmitt, dans une autre configuration intellectuelle, ne se fasse l’avocat de ce concept. Il est à  noter que le relativisme des valeurs est une doctrine plus radicale que le simple « pluralisme des valeurs » qui est, en général, un pluralisme raisonné, car limité. Tout en admettant la pluralité de valeurs, subjectives et contradictoires, la doctrine des moralistes américains se revendiquant du « value pluralism » reconnaissent le plus souvent l’existence objective de certaines méta-valeurs. C’est à  l’intérieur de ce cadre minimal (ce que d’aucuns appellent les « valeurs primaires ») que s’opère le conflit entre les valeurs dites « secondaires ». Il s’agit ici d’un conflit entre valeurs et non, comme chez Weber, entre systèmes de valeurs.

Reste à  savoir maintenant sur quoi est fondée, chez Weber, cette doctrine relativiste ?

B | Ses ressorts

A lire le texte de la célèbre conférence munichoise de Weber, le lecteur reste quelque peu sur sa faim. Pour dégager le ou les ressorts du relativisme wébérien, il faut se reporter à  d’autres écrits. Ceux-ci laissent entrevoir deux fondements potentiels : l’un empirique (1°), l’autre épistémologique (2°), dualité qui est également présente chez Jellinek, Radbruch et Kelsen. D’ailleurs, comme l’a montré Chris Gowan, le débat sur le relativisme éthique tourne souvent autour de ces deux registres, dont le poids respectif peut toutefois considérablement varier. Ainsi, certains défenseurs du relativisme vont jusqu’à  se fonder exclusivement sur des arguments empiriques (le « descriptive moral relativism » selon la typologie de Ch. Gowan). Si les deux types d’arguments sont présents chez nos auteurs, reste à  en cerner l’articulation. Or, à  ce sujet, Weber et Radbruch insistent explicitement sur le fait que, d’un point de vue logique – eu égard à  la distinction entre Sein et Sollen que tous ces auteurs reprennent du néo-kantisme –, le véritable fondement du relativisme est, et ne peut être que l’argument épistémologique. Toutefois, l’argument empirique n’est pas superflu ; il est le fondement second par rapport au fondement premier qu’est l’argument épistémologique.

1° L’argument empirique de la diversité des intérêts et valeurs

Un premier argument auquel le lecteur peut être sensible est d’ordre empirique, à  savoir la diversité des visions du monde. Ne suffit-il pas de jeter un coup d’œil sur la réalité sociale, sur la diversité des mœurs, des usages et des valeurs revendiquées par les acteurs et penseurs, que ce soit dans le temps ou dans l’espace, pour se convaincre de l’irréductible conflit entre ceux-ci ? L’argument, en soi ancien, est simplement effleuré par Weber – du moins dans ses écrits épistémologiques. Il le suggère ou l’évoque, plus qu’il ne l’affirme ou le prouve. Ainsi, à  aucun moment, il ne va jusqu’à  mobiliser des travaux scientifiques en droit comparé, en ethnologie ou en anthropologie. Dans sa conférence munichoise de 1917/19, il évoque simplement le discours opposant frontalement, d’un côté, la « civilisation » (les « idées de 1789 », c’est-à -dire les valeurs de la France et de l’Occident) et, de l’autre, la « Kultur », « les idées allemandes de 1914 ». De même, dans le contexte de la célèbre querelle de 1913 sur la place des valeurs en sciences sociale et économique (le Werturteilsstreit), il se contente d’affirmer son désaccord radical avec Gustav Schmoller (1838-1917) sur la convergence croissante des divers systèmes de valeur. A d’autres endroits, il insiste sur l’antinomie non seulement des intérêts de classe, mais aussi des « visions du monde (Weltanschauung) ». Si l’on en croit Wilhelm Hennis, c’est lors de ses enquêtes sur la situation économique des travailleurs agricoles à  l’est de l’Elbe (Die Verhältnisse der Landarbeiter im ostelbischen Gebiet, publié en 1892) que Weber s’est forgé ses idées sur l’irréductible conflit des valeurs. A moins que ce ne soit une affinité (cachée) avec les idées marxistes.

L’argument empirique est de nature à  séduire facilement le grand public. Pourtant, il est loin d’être évident et appelle une série de trois remarques.

La première remarque a trait à  une nécessaire clarification. Où se situe exactement, en termes géographiques, la ligne de conflit entre les différents systèmes de valeurs : au sein de chaque pays (cf. l’enquête de Weber sur les paysans à  l’est de l’Elbe), entre les pays (cf. l’opposition entre la France et l’Allemagne) et/ou entre plusieurs blocs de pays (le choc des civilisations de Huntington) ? En d’autres termes : existe-t-il des espaces bénéficiant d’une certaine homogénéité culturelle et axiologique ? La réponse est cruciale pour le juriste car il en va de l’impact du relativisme sur les fondements du droit. Si, dans tous les cas de figure, la possibilité même d’un droit universel (du moins d’un droit universel ambitieux) semble compromise, il reste à  savoir s’il est possible de concevoir au moins un droit international à  portée régionale, voire tout simplement un droit interne…

La deuxième remarque est une critique d’ordre empirique : si l’existence de divergences de valeurs est indéniable, il reste à  en prouver le caractère radical, fondamental et systématique, ce que ne fait point Weber. Un exemple, même celui sur les paysans à  l’est de l’Elbe, ou celui de la guerre franco-allemande, ne vaut pas principe général.

La troisième remarque est une réserve d’ordre logique à  l’égard de l’argument empirique, réserve d’ailleurs formulée par Weber et Radbruch eux-mêmes. L’argument empirique, en soi, ne prouve en rien la thèse du non-cognitivisme éthique (critère n°3 de la guerre des dieux). L’étude de la réalité, des faits – i.e. des faits empiriques que sont les adhésions des acteurs sociaux à  des systèmes de valeurs opposés –, montre simplement la divergence des représentations sociales du juste, du devoir-être. Or cela ne prouve pas déjà  que la science soit incapable de les départager. Il se pourrait, en effet, que l’un des deux camps soit dans l’erreur et que la science soit à  même de le prouver. Face à  l’infinie diversité des représentations du bien, le jusnaturaliste a jeu facile – comme le notait de façon lucide et limpide Radbruch – de répliquer : « Error multiplex, veritas una ». Weber admet le caractère inopérant de l’argument empirique en tant que fondement (exclusif) du relativisme : « Je voudrais m’élever contre l’assertion selon laquelle le simple fait des variations, historiques et individuelles, des prises de position axiologiques respectivement en vigueur vaudrait, pour les partisans de la „neutralité axiologique“, la preuve en faveur du caractère inévitablement „subjectif“ de l’éthique ». La raison en est la distinction entre Sein et Sollen. Puisque le constat de la diversité des mœurs, valeurs, etc. relève du registre du Sein, de l’être, il ne saurait infirmer la validité d’une norme qui est un devoir-être. La constatation d’un fait, d’un Sein, n’est pas de nature à  pouvoir infirmer (ou confirmer) la validité d’une valeur ultime, d’un Sollen.

2° L’argument épistémologique : l’impossibilité d’un savoir objectif sur les fins ultimes

Pour fonder le critère n°3, il faut, en vérité, un argument épistémologique. Celui-ci est fourni par Weber dès son article de 1904 sur « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales ». Reprenant certaines idées du néokantisme dont il côtoie divers représentants à  Heidelberg (il s’inspire surtout des idées du philosophe Heinrich Rickert, mais aussi de celles du juriste, néokantien, qu’est Georg Jellinek), Weber se revendique de la différence logique entre faits et valeurs, entre « la connaissance de “ce qui est” (Seiende) et de celle de “ce qui doit être” (Seinsollende) ». L’ampleur de cette réception mérite toutefois d’être mesurée à  sa juste valeur. Car la portée de la distinction entre « être » et « devoir-être » – dégagée d’abord par Hume, reformulée par Kant, défendue à  la fin du 19e siècle par les philosophes néokantiens et véhiculés par un certain nombre de juristes (souvent néokantiens : Jellinek, Stammler, Radbruch, Kelsen, etc.) – varie parfois considérablement d’un auteur à  l’autre. Ce qui fait débat est le statut scientifique du « devoir être ». Alors que, pour Hume, seuls les faits sont susceptibles d’une connaissance objective (les valeurs n’étant que l’expression de préférences subjectives), Kant conçoit une double rationalité : la raison théorique pour ce qui est du réel (Sein), la raison pratique pour ce qui est des fins ultimes (Sollen). Les philosophes néokantiens – notamment les deux chefs de file : Rickert à  Heidelberg, Cohen à  Marbourg –, s’inscrivent encore dans une vision optimiste et rationaliste des valeurs. A l’inverse, chez Weber, la distinction du Sein et du Sollen va de pair avec un radical relativisme en matière éthique, relativisme qui ne saurait donc s’inspirer de l’œuvre des philosophes néokantiens et qui, probablement, doit davantage à  l’influence de Jellinek ou, plus en amont, à  celle de Nietzsche et de Marx.

Pour Weber, la raison et la science se déploient dans la sphère des faits. Or, dès lors qu’il est logiquement impossible de concevoir un chemin menant de la sphère du Sein à  la sphère du Sollen, celle-ci reste inaccessible à  la science. La science se déploie seulement dans la sphère des faits. De la constatation de faits, de l’observation de la réalité, le scientifique ne saurait dégager aucun idéal axiologique objectif. Les valeurs, en tant que Sollen, ne sont donc point directement connaissables. « Nous ne pensons pas que le rôle d’une science de l’expérience puisse jamais consister en une découverte de normes et d’idéaux à  caractère impératif d’où l’on pourrait déduire des recettes pour la pratique ». Exit l’idée (une certaine idée : l’idée des Anciens) du droit naturel. Face à  ceux qui croient pouvoir accéder à  la connaissance du juste, du beau, du bien à  travers l’étude du monde (un monde enchanté, qui aurait un sens, un telos), Weber se fait l’avocat du désenchantement du monde. « Toutes ces anciennes illusions qui voyaient en elle [la science] le chemin qui conduit à  “l’être véritable”, à  “l’art vrai”, à  la “vraie nature”, au “vrai Dieu” ou au “vrai bonheur” se sont écroulées ». Exit également l’idée défendue par la tradition sociologique française (Comte, Durkheim, en droit : Duguit) de la possibilité d’une science sociologique qui soit à  la fois réaliste et idéaliste, qui à  la fois étudie la réalité sociale et en déduise des valeurs. Selon Weber, la science « ne donne aucune réponse à  la seule question qui nous importe : “Que devons nous faire ? Comment devons-nous vivre ?” ». Les fins ultimes de la vie, personnelle et sociale, échappent à  la Raison (théorique) et relèvent du coup, selon Weber, de la pure décision subjective, décision encadrée, chez Weber, par les exigences de l’éthique de responsabilité.

Or, puisqu’il est, selon Weber, avéré que les acteurs se revendiquent de systèmes de valeurs aux contenus radicalement opposés (cf. supra l’argument empirique), le constat de la guerre des dieux s’impose. Celle-ci est le résultat de l’addition de ces deux paramètres, épistémologique et empirique. Cette équation montre toutefois aussi que, logiquement, la guerre de dieux n’est pas une issue inéluctable ou éternelle. Il suffirait en effet que les acteurs, au sein d’un certain groupe social, décident de se référer à  un même système de valeurs, que la variable empirique évolue, pour que le résultat évolue à  son tour. Est-ce possible ? Weber, en tout cas, ne semble pas y avoir cru, puisqu’il qualifie cette guerre « d’éternelle » et qu’il s’oppose à  Schmoller sur la convergence progressive des intérêts.

Le principe méta-éthique du relativisme des valeurs étant clarifié, il reste à  présent à  diagnostiquer son impact, chez Weber, sur le périmètre de la science. C’est là  qu’apparaît l’originalité de l’épistémologie de Weber par rapport à  celle de Kelsen. C’est là  que leurs chemins se scindent.

IIe partie – Relativisme des valeurs, science et discours sur la légitimité chez Max Weber

Il s’agit à  présent d’élucider les conditions épistémologiques dans lesquelles Weber, à  l’inverse de Kelsen, combine adhésion à  la prémisse du relativisme axiologique, revendication d’un certain idéal de scientificité (exprimé surtout, mais pas seulement, à  travers le terme de « neutralité axiologique ») et existence d’un certain discours – en vérité, potentiellement, de deux types de discours – de la part des scientifiques sur la légitimité.

Pour cerner cette articulation complexe, il importe de clarifier et de décortiquer chacun de ses éléments. A ce stade, il faut revenir sur ce que l’on peut entendre, et ce qu’entend Weber, par le terme « légitimité ». Weber retient la définition stricto sensu du concept de légitimité. Selon lui, la légitimité est une qualité d’une « Herrschaft », d’un système de domination politique qui « s’affirme grâce au prestige de l’exemplarité ou de l’impératif ». Se plaçant, ou placé, sous les auspices d’un idéal dont l’aura rejaillit sur lui, le régime politique se maintient en place : il suscite et/ou bénéficie d’une adhésion spontanée de la part de ceux à  qui il adresse ses ordres. L’obéissance ne lui est plus due seulement à  cause de la contrainte. Sur ce point, Weber rompt avec la définition de Laband et de la plupart des juristes positivistes allemands de l’époque qui identifiaient la « Herrschaft » de l’Etat au seul critère de la contrainte (au « hard power »).

Chez les auteurs jusnaturalistes, le concept de légitimité est/fut appréhendé de façon philosophique, sous un angle prescriptif. Il s’agit d’un idéal moral, l’idée de ce qui est, en soi, objectivement, légitime, juste, justifié. Le terme est synonyme du droit naturel. Chez Weber, à  l’inverse, la démarche se veut non pas spéculative, mais sociologique : elle est focalisée sur ce qui est, empiriquement, présenté, perçu ou accepté à  titre de justification. Il s’agit de cerner la « croyance (Glaube) » en la légitimité, d’identifier les contenus et le mode de construction d’une telle « représentation (Vorstellung) » sociale. Leur mode opératoire met en scène, chez Weber, trois acteurs distincts : d’abord le « Herr (maître) », le chef politique, le titulaire du pouvoir qui émet les ordres ; ensuite, le « Stab » ou « Verwaltungsstab », « l’état major » du chef politique, son appareil administratif et militaire, qui est, en même temps, le premier destinataire des ordres du chef (avec un risque éventuel de désobéissance) et l’auxiliaire du « Herr » dans la mise en œuvre de ses commandements ; enfin, les « Beherrschten (les gouvernés, les dominés) », i.e. la grande masse des individus. Le titulaire du pouvoir doit établir un « rapport de légitimité (Legitimitätsbeziehung) » à  la fois avec son appareil d’Etat et avec la population. Parfois d’ailleurs, selon Weber, il suffit au chef politique de se faire accepter seulement par son appareil militaro-administratif, la docilité des individus étant assurée par le sentiment d’impuissance de ceux-ci. Weber ne précise pas expressément comment se construit ce lien de légitimité, d’où vient notamment l’initiative de cette croyance (d’en haut ou d’en bas ?). Mais, divers passages suggèrent que cette représentation de la légitimité est d’abord revendiquée, clamée par le ou les chefs, qui mobilisent comme autant de ressources leur propre charisme, les traditions, les mythes, la religion, la Raison et/ou les valeurs, etc. Cette auto-justification du « Herr » est ensuite évaluée (acceptée/rejetée) par les destinataires que sont, d’une part, le « Verwaltungsstab » et, d’autre part, les « Beherrschten ».

Quelle doit-être, face à  ce phénomène social, l’attitude du scientifique ? Trois options, radicalement distinctes, sont concevables : 1. l’ignorance de ce phénomène (réel, mais non appréhendé par la science) ; 2. une approche descriptive (à  condition et dans la mesure où il s’agit de faits) ; 3. une posture normative ou évaluative. Sur ce point, la pensée de Weber révèle à  la fois sa richesse et sa complexité. Weber n’a pas adopté la première posture puisque, dans Economie et société, il a précisément étudié le concept de croyance en la légitimité et établi une typologie des trois formes idéal-typiques de celle-ci. L’adoption dans ses travaux de sociologie politique de la posture n°2 peut être reliée, en amont, au niveau de son épistémologie, au concept clé de « rapport aux valeurs » (A) qu’il reprend de Rickert. Ce concept, d’inspiration néokantienne (de l’école néokantienne de Bade), que l’on retrouve mutatis mutandis chez Jellinek et Radbruch, est, à  l’inverse, récusé par Kelsen, ce qui explique l’absence de toute description des formes de légitimité chez ce dernier. Or, si, chez Weber, le scientifique doit embrasser la posture n°2, doit-il s’y arrêter, ou peut-il, voire doit-il aller plus loin, en se situant sur le terrain de la posture n°3 ? Sur cette question (B), l’épistémologie de Weber s’avère plus ambiguë et complexe qu’on ne le pense d’habitude, puisque, selon les textes et les contextes, la réponse de Weber est tantôt négative (le modèle de la « neutralité axiologique »), tantôt positive (le modèle de la « cohabitation transparente »).

A | L’inclusion dans la science des « rapports aux valeurs »

1° Le concept de « rapport aux valeurs » chez Heinrich Rickert (1863-1936)

L’expression « rapport aux valeurs » (« Wertbeziehung », « Beziehung von Realitäten auf Werte ») a été empruntée par Weber au philosophe Heinrich Rickert qui lui-même s’appuie sur les écrits de son maître Wilhelm Windelband (1848-1915). C’est la lecture des œuvres de Rickert qui amènera Weber, à  partir de 1902, à  s’investir dans l’épistémologie des sciences sociales. Dans ses écrits, spécialement dans son ouvrage Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Rickert opère au sein de toutes les sciences une distinction entre, d’un côté, les sciences naturelles (dont l’identité et unité sont établies) et, de l’autre, les sciences non-naturelles pour lesquelles il propose le terme de « Kulturwissenschaften » (litt. « les sciences de la culture », en français, la traduction plus éloquente serait les sciences de la civilisation). Selon Rickert, la différence idéal-typique entre les deux tient à  la fois à  un critère formel (l’approche méthodique) et à  un critère matériel (l’objet d’étude). A ses yeux, c’est surtout le premier critère qui est essentiel. A ce titre, il approfondit la distinction, déjà  établie par Windelband, entre une approche « nomothétique », qui consiste à  dégager des lois générales, et une approche « idiographique », qui consiste à  relater, dans sa spécificité, chaque cas particulier. La première prévaudrait dans les sciences naturelles, la seconde dans les sciences de la culture dont l’illustration paradigmatique, aux yeux de Rickert, est la science historique.

Du point de vue du critère matériel, qui nous intéresse particulièrement ici, Rickert distingue entre les deux objets que sont la nature et la culture (civilisation). Le concept de nature renvoie à  ce que Kant a appelé « das Dasein der Dinge sofern es nach allgemeinen Gesetzen bestimmt ist ». Sous le terme de « nature » est englobé, ajoute Rickert, « tout ce qui est “n锝, s’est créé spontanément, tout ce qui est abandonné à  sa propre “croissance” ». A l’inverse, la culture vise « l’ensemble des objets réels, auxquels sont attachées (haften) des valeurs généralement reconnues, et qui, par respect pour ces valeurs, sont préservés et entretenus (gepflegt) ». Plus précisément, la culture se distingue de la nature en ce qu’elle englobe tout ce que l’être humain, au vu de certaines fins axiologiques (« gewerteten Zwecken »), soit créé directement ex nihilo, soit – si l’objet réel existe déjà  dans la nature – le soigne consciemment, l’entretient, eu égard à  la valeur qu’il y attache (à  l’instar des terres et plantes cultivées par le paysan). Alors que la nature n’a pas intrinsèquement de sens, de telos au sens éthique – au fondement de la nature il y a seulement les lois de la nature dégagées par les sciences naturelles –, « dans toutes les créations culturelles (Kulturvorgängen) s’incarne quelque valeur reconnue par l’homme ». C’est ce « rapport aux valeurs (Beziehung auf Werte) » – le fait que des valeurs soient « attachées à  » ou « s’incarnent dans » ces objets réels – qui permet de discriminer entre les objets qui sont des objets naturels (objets sans lien avec des valeurs, des réalités libres de toute valeur : « wertfreie Wirklichkeiten ») et ceux qui sont des « biens culturels » (« Güter », « Kulturobjekte »). Ces dernières nous sont « précieux » (en allemand « wertvoll », ce qui veut dire, littéralement, comblé/gorgé/chargé de valeur).

2° Le « rapport aux valeurs » dans la sociologie compréhensive de Weber

La sociologie dite « compréhensive » de Weber s’intéresse à  la réalité sociale en tant que phénomène de culture. Aussi fait-elle partie des sciences de la culture. L’idée de la culture, en tant que phénomène intrinsèquement structuré en référence à  des valeurs – ce que Weber appelle le « sens » –, se reflète dans sa définition même de la sociologie et de l’activité sociale. Par « sociologie », Weber entend en effet « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là  d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons – poursuit-il – par “activité (Handeln)” un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif ». Toutes les institutions de la vie en société – les « phénomènes de civilisation (Kulturerscheinungen) » à  l’instar notamment du droit, de l’économie, les arts, etc. – ont été créées par les êtres humains à  la lumière d’une certaine vision du monde. Elles portent en elles, dans leur code génétique, cette empreinte axiologique, ce sens. Si, en tant qu’observateur, l’on veut saisir cette création, il ne suffit pas d’en décrire la réalité, le résultat final (Comment est-elle ?) ; il faut essayer de comprendre ces faits sociaux en se posant la question : Pourquoi sont-ils tels qu’ils sont ? Il faut restituer le contexte axiologique qui a présidé à  leur naissance et à  leur maintien. Il faut donc établir le lien de cette réalité sociale avec certaines valeurs.

Ici il faut dissiper aussitôt un doute qui pourrait naître d’une confusion au sujet du terme de « Wertfreiheit ». Le terme, en soi, n’est pas d’une parfaite clarté. D’ailleurs, Weber lui-même a gardé ses distances par rapport à  lui : tout en le mettant en exergue dans le titre de son article de 1917, il l’entoure de guillemets, n’en donne point une définition synthétique et ne s’en sert qu’avec une extrême parcimonie. Traduit d’habitude en français par « neutralité axiologique », le terme allemand « Wertfreiheit » se compose des deux termes « liberté (Freiheit) » et « valeur » (Wert), comme si la personne concernée (le savant) serait libre, déconnectée de toute valeur. On pourrait être tenté d’en déduire que le scientifique ne doit point s’intéresser aux valeurs, aux jugements de valeur (« Wertung », « Werturteil » ), et que la problématique générale des valeurs devrait, dans son intégralité, être éliminée du champ scientifique. Or si, au nom de la « Wertfreiheit », le scientifique doit se libérer au maximum (sous deux réserves) de l’emprise de ses propres valeurs, et s’abstenir (sous deux réserves) de tous ses jugements de valeur personnels, il ne lui est pas interdit pour autant d’étudier – avec les outils de l’empirisme et de la logique – les jugements de valeur d’autrui, ceux des acteurs sociaux. Bannis d’un côté du microscope, les jugements de valeur ne le sont point de l’autre ; exclus de la méthode du scientifique, ils ne le sont pas de l’objet d’étude.

Au titre de l’étude de ce « rapport aux valeurs », il revient, selon Weber, au savant, sans que celui-ci ne soit amené à  quitter le terrain de la science : – 1° d’identifier le système de valeurs invoqué par tel acteur, en le situant dans l’éventail des systèmes de valeurs possibles (ce faisant, le scientifique aidera l’acteur à  prendre conscience de ses propres choix ; au scientifique de lui dire précisément quel est son Dieu et quel est son diable) ; – 2° de vérifier objectivement, grâce à  la loi de causalité, le caractère adéquat des moyens utilisés par les acteurs pour atteindre le but souhaité (est-ce que tel moyen entraîne, causalement, l’état visé par la finalité axiologique ?) ; – 3° de dégager scientifiquement, grâce à  nouveau au lien de causalité, les coûts (involontaires, non prévus) des choix idéologiques opérés. Tout ce travail, empirique et logique, sur les jugements de valeur (les jugements de valeur des acteurs) relève de la science. Le scientifique peut-il aller plus loin ? En 1904, Weber estimait encore que le scientifique pouvait « critiquer » les idéaux des acteurs sous l’angle de leur cohérence logique (le principe de non-contradiction). Or, en 1917 et 1919, il ne s’y réfère plus explicitement. Il est vrai qu’opposer à  un acteur (tel un constituant qui peut vouloir concilier des idéaux contraires) le principe de non-contradiction peut relever d’un jugement de valeur de la part du scientifique. En même temps, mesurer la cohérence d’une action, d’un choix, peut n’être qu’une façon scientifique d’en définir et décrire l’identité (il y des actions cohérentes, il y en a d’autres qui sont contradictoires). Le principe de non-contradiction est alors un outil cognitif, et non une norme, de même que l’équerre, en soi, permet de savoir si un mur est droit, mais ce n’est pas elle qui oblige l’architecte à  ne construire que des murs droits.

3° Le « rapport aux valeurs » en science juridique : approche wébérienne v. approche kelsénienne

En quoi, et pourquoi, le concept de « rapport aux valeurs » et de « culture » est-il utile, voire indispensable au professeur de droit constitutionnel ? Que le droit s’inscrive dans un horizon axiologique, qu’il soit le produit d’une certaine vision du monde, nul (pas même Kelsen) le contesterait. Or il reste à  savoir comment la science juridique doit se positionner par rapport à  cette situation. Doit-elle l’évoquer (et si oui, avec quels outils ?) ou peut-elle/doit-elle faire abstraction de ce phénomène, l’exclure de son objet d’étude, au risque de creuser un fossé entre l’objet « droit » étudié par elle et l’objet « droit » tel qu’il est présent dans la réalité ?

Le droit – et à  plus fort titre, le droit constitutionnel – se revendique d’un ciel de valeurs, le plus souvent inscrites dans le corps central de la Constitution ou, du moins, en exergue à  celui-ci, dans le préambule. Le contenu de ces principes phares peut fortement varier, qu’il s’agisse des idéaux de la démocratie, de l’Etat de droit, de la justice, des droits de l’homme, de la volonté de Dieu (cf. la Constitution de l’Iran de 1979 ou la Constitution du Pakistan de 1973), de l’idéal de la société communiste (cf. la Constitution de l’URSS de 1977) ou de tout autre système de valeurs. Comment cerner l’identité de ce droit positif sans en évoquer l’arrière-fond ou soubassement idéologique ? Comment comprendre le rôle si particulier du président de la Ve République sans cette clé qu’est le général de Gaulle, comment comprendre le statut du Guide suprême en Iran sans le Coran et le concept théologique chiite de Velâyat-e Faqih, comment comprendre l’organigramme du régime soviétique sans la doctrine marxiste-léniniste ? Au professeur de droit, qui s’inspire de l’épistémologie de Weber – et celle-ci s’adresse aussi à  la science du droit dans la mesure où celle-ci peut être comprise comme une science de la culture –, il revient d’étudier le (ou les) types de légitimité dans lesquels s’inscrit une constitution donnée. Et c’est d’ailleurs ce que fait en grande partie, quoique souvent inconsciemment (sans y avoir réfléchi méthodiquement), la doctrine constitutionnaliste française d’aujourd’hui.

Selon la logique wébérienne, il s’agit non seulement de décrire le droit (ce qui est la première étape de la connaissance de cet objet) mais encore d’expliquer pourquoi il est tel qu’il est. De prime abord, l’on est tenté de distinguer nettement la description et l’explication. Or, autant il est possible de cerner le sens, le contenu d’une norme à  l’instar de la règle « il est obligatoire de rouler à  droite », avant (et même indépendamment) d’en interroger la raison d’être, sa ratio, autant cette distinction en apparence si évidente se brouille lorsque le juriste scientifique se trouve face non pas à  une règle, mais à  un principe. Comment cerner l’identité, et donc le sens, d’un mot comme celui de « liberté », « dignité », « Etat de droit » (présents, sans autre définition, dans un texte constitutionnel), si ce n’est par l’étude, en amont, des discours de légitimation ?

Le brouillage des frontières entre « description » et « explication » a déjà  été mis en évidence par Jellinek. Jellinek n’est pas, à  proprement parler, un « juriste wébérien » : il n’est pas le disciple de Weber et il a même, sur divers points, devancé la conceptualisation wébérienne de la culture et du rapport aux valeurs. Mais, c’est précisément en cela que l’on peut détecter chez lui une certaine logique wébérienne à  l’œuvre. Jellinek n’utilise pas le terme de « rapport aux valeurs », mais il aboutit par d’autres chemins à  la même idée. Il distingue trois types de sciences : les sciences « descriptives » – celles qui « décrivent (beschreiben) » ou « racontent (erzählen) » – ; les sciences « explicatives (erklärende) » qu’il appelle aussi les « sciences théoriques (theoretische) » ; et enfin les sciences « appliquées (angewandte) ou pratiques (praktische) » qui entendent agir sur la réalité. Au sein de sa théorie générale de l’Etat, il insiste sur l’importance non seulement de « décrire » ou « raconter » le droit positif, c’est-à -dire d’en « constater » et « ordonner » de manière systématique la réalité, mais encore de le « mettre en perspective » avec d’autres éléments sociaux, dont les divers discours idéologiques. Sa science des normes et de l’Etat se veut à  la fois « descriptive » et « explicative », ces deux aspects étant du reste, selon lui, intimement liés. « Une connaissance théorique complète de l’Etat est impossible sans les doctrines sur la justification et le but de l’Etat ». Si la science descriptive trouve sa place par excellence dans la doctrine juridique de l’Etat (qui est la seconde face, ou partie, de sa théorie générale de l’Etat), celle-ci est précédée par une doctrine sociale de l’Etat (la première face de la théorie générale de l’Etat) dans laquelle figure, en bonne place (dans les chapitres 7 et 8, pp. 184 à  265), un aperçu de l’éventail historique des différents discours de justification de l’Etat.

Un autre juriste proche de la logique wébérienne est Radbruch. Radbruch reprend explicitement de l’école de Bade le concept de rapport aux valeurs. Dans sa Rechtsphilosophie, Radbruch esquisse une typologie de quatre rapports possibles, dans l’esprit de l’individu, entre réalité et valeurs : 1° la posture qui fait abstraction des valeurs pour observer la réalité : « wertblindes Verhalten » (littéralement une posture aveugle aux valeurs ; c’est l’attitude des sciences naturelles) ; 2° la posture qui consiste à  juger la réalité au regard de certaines valeurs : « bewertende Haltung » (attitude évaluative) ; 3° la posture qui relie la réalité à  certaines valeurs : « wertbeziehende Haltung » ; 4° la posture qui, tout en défendant certaines valeurs, accueille néanmoins au final toutes les réalités, conformes ou non à  ces valeurs : « wertüberwindende Haltung » (une posture qui transcende les valeurs ; ce serait, selon Radbruch, le cas des religions, spécialement de la religion chrétienne). Pour Radbruch, le concept de « rapport aux valeurs » est central pour concevoir le droit puisqu’il définit le droit comme « la réalité qui a pour but de servir la valeur du droit, l’idée du droit ». Selon lui, le rôle des scientifiques varie selon les disciplines : si la dogmatique juridique est censée adopter la posture n°3, la philosophie du droit, elle, incarne la posture n°2, étant entendu qu’elle s’inscrit ce faisant dans une certaine aire culturelle.

A l’inverse, Kelsen, dans son article de 1916 sur « La science juridique en tant que science de normes ou en tant que science de la culture », récuse vigoureusement le concept de rapport aux valeurs. Pour lui, la science juridique doit être une science de normes, et non une science de la culture. L’argument clé de sa critique dirigée contre Rickert, Lask et Radbruch est une interprétation stricte de la distinction logique entre Sein et Sollen. De ce point de vue, l’idée de Rickert ou de Radbruch que des valeurs (donc un Sollen) puissent être « attachées » à  une réalité (un Sein) suscite des critiques acerbes du maître viennois. La science prônée par Kelsen est descriptive, et non explicative. Elle se veut générale, universelle, et non particulière. Or plus le scientifique s’intéresse à  ces discours de légitimation, par définition relatifs et variables, plus il doit rétrécir, situer, son objet d’étude. Le résultat, dans le cadre de la science du droit constitutionnel et, en particulier, de la théorie générale de l’Etat, est que Kelsen, à  la différence de Jellinek, se refuse d’étudier, même seulement sous un angle strictement descriptif, les divers discours de légitimation.

B | De la présence de jugements de valeur personnels du scientifique dans l’espace de la science

Une fois que le scientifique « wébérien », muni du concept de rapport aux valeurs, a présenté le rôle clé de certains paramètres idéologiques dans la création (initiale et continue) d’une institution sociale, une fois qu’il a permis à  son auditoire de comprendre pourquoi cette institution est ce qu’elle est, a-t-il le droit de prendre personnellement position ou doit-il, arrivé à  ce point de l’exposé, se taire ? Après avoir présenté le discours de légitimité dans lequel s’inscrit socialement une Constitution donnée, le professeur de droit constitutionnel peut-il – dans l’espace, dans les espaces voués à  la science – faire valoir son propre point de vue, que ce soit pour infirmer ou confirmer ces discours sociaux ? Sur ce point, Weber a adopté deux positions contradictoires. D’une part, dans son rapport de 1913 au Verein für Sozialpolitik et surtout dans ses deux écrits célèbres Der Sinn der Wertfreiheit de 1917 et Wissenschaft als Beruf de 1919, Weber a prôné vigoureusement la solution de l’abstention, du silence : au savant de se taire – du moins en amphithéâtre, voire, de manière générale, dans tous les espaces scientifiques ! C’est ce modèle que l’on associe d’habitude au terme célèbre, quoique ambigu, de « Wertfreiheit (neutralité axiologique) » (1°). D’autre part, et c’est un point souvent ignoré voire occulté, Weber a également, en 1904, esquissé un autre modèle épistémologique. Appelons-le – car Weber ne lui a pas donné de nom – le modèle de « la cohabitation transparente ». Celui-ci autorise le savant à  juxtaposer, au sein de l’espace scientifique, à  la fois des propos scientifiques et des jugements de valeur personnels, à  condition de respecter strictement une double règle de transparence (2°).

1° Le modèle de l’abstention : la « Wertfreiheit »

A travers le concept phare de « Wertfreiheit » – certains de ses interprètes préfèrent parler de « Wertungsfreiheit » –, Weber prône l’exclusion ou la purification de l’espace scientifique de tout jugement de valeur de la part du savant ainsi que leur déplacement vers un « ailleurs », un autre espace (politique). Dans cette définition proposée, chacun des termes doit être soigneusement clarifié. Weber lui-même ne se sert pas de l’expression « espace scientifique ». Dans ses deux écrits de 1917 et 1919, il parle toutefois, en termes géographiques, de cet espace particulier qu’est l’amphithéâtre, la salle de cours, qu’il oppose à  ce qui est « dehors (draussen) » – espace qu’il appelle, par la formule métaphorique, « le marché de la vie (Markt des Lebens) ». Il écrit : « La politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université ». Sur les questions axiologiques – ô combien importantes pour la pratique, pour la vie, pour le monde extérieur –, le rôle et l’honneur du professeur est de « s’abstenir », de « se taire ». « Cette dernière série de questions doit être exclue d’un amphithéâtre ». « Le véritable professeur se gardera bien d’imposer à  son auditoire, du haut de la chaire, une quelconque prise de position, que ce soit ouvertement ou par suggestion (…) ». Ainsi, le professeur de droit n’a pas à  « prouver la valeur », le bienfondé, des règles du droit positif : « Il incombe tout aussi peu au juriste de “prouver” la valeur des bienfaits culturels découlant de l’existence d’un “droit” qu’au médecin de démontrer qu’il vaut la peine de chercher à  prolonger en toutes circonstances la vie humaine ». « La science du droit (…) ne répond pas à  la question : devrait-il y avoir un droit et devrait-on instituer justement ces règles-là  ? » Autrement dit, si le professeur de droit constitutionnel doit bien analyser – au titre du concept de rapport aux valeurs –, les discours de légitimation émis par les acteurs, il ne doit pas, en tant qu’observateur, y ajouter ses propres jugements de valeur. Il ne doit et ne peut scientifiquement ni confirmer, ni infirmer ces discours. A lui de se taire. Mais pourquoi (a), et dans quel cadre/espace (b), devrait-il s’abstenir ?

a) Les raisons du choix de Weber en faveur du silence

Dans son texte de 1917, Weber formule la question que se pose ou doit se poser tout professeur comme suit : « Doit-on ou non, au cours d’une leçon universitaire, professer” des évaluations pratiques fondées sur une conception éthique, sur des idéaux culturels ou, en général, sur une conception du monde ? » Le professeur est-il autorisé – voire obligé ? – de faire part ex cathedra de sa vision axiologique du monde ou un tel exercice lui est-il, au nom de la science, strictement interdit ? Selon Weber, la réponse ne s’impose pas, du moins pas dans son intégralité, avec la force de la logique ; elle est pour l’essentiel le résultat d’un jugement de valeur.

Selon Weber, trois options sont en effet empiriquement possibles : 1° Le professeur se garde de tout jugement de valeur personnel dans ses propos et écrits scientifiques. 2° Le professeur, tout en admettant la distinction logique entre connaître et juger, fait cohabiter de façon explicite et transparente les deux types de considérations au sein d’une même œuvre scientifique (cours, écrit, conférence, etc.). 3° Tout en s’offusquant contre tout jugement de valeur défendu ex cathedraKathederwertung »), le professeur véhicule néanmoins de façon occulte, sous le sceau de la science, des propos d’ordre axiologique. De ces trois options, il n’en est qu’une – la troisième – qui, selon Weber, peut et doit être logiquement écartée. Cette « pseudo-neutralité axiologique » (surtout lorsqu’elle est pratiquée de manière systématique) est « le plus déplorable de tous les abus ». En gommant la différence logique entre ces deux registres, en « mettant tout dans un même sac », elle engendre la pire des confusions. La différence épistémologique entre faits et valeurs appelle logiquement son éviction. En revanche, quant à  l’alternative entre la 1re et la 3e option, Weber estime qu’il n’existe aucun argument logique en faveur de l’une ou de l’autre. « Cette question ne se laisse discuter scientifiquement ». Si la réponse s’appuie certes, en premier lieu, sur la distinction épistémologique évoquée (condition nécessaire mais non suffisante), la réponse finale dépend d’autres paramètres, d’ordre axiologique et pratique. Or, à  ce sujet, l’on constate que, dans la littérature sur Weber, et de manière générale dans le débat sur la neutralité axiologique, sont présentes plusieurs propositions de fondement.

Un premier argument auquel on aurait pu penser est la spécialisation des savoirs. L’argument est parfois mobilisé au sein de l’école du normativisme. Pour être un vrai scientifique, il faut savoir s’auto-limiter, se taire sur ce qui ne relève pas de son domaine de spécialité. N’est-ce pas Weber qui affirme, en 1919, « que tout être qui est incapable de se mettre pour ainsi dire des œillères (…) ferait mieux tout bonnement de s’abstenir du travail scientifique » ? Or, en vérité, cet argument n’est quasiment pas développé par Weber. A raison d’ailleurs : en démocratie, les affaires de la Cité concernent tout le monde : même le citoyen le plus inculte devrait (en principe) se forger une opinion sur n’importe quel sujet politique, aussi complexe fût-il. Surtout : le principe même du relativisme des valeurs infirme toute idée d’une « compétence » (au sens platonicien) en matière éthique. Tout est affaire de décision, de volonté, et n’importe qui est à  même d’exprimer une volonté.

A lire les écrits de Weber (à  lire les deux écrits épistémologiques susmentionnés de 1917 et 1919), l’on s’aperçoit que Weber se sert d’une série d’idées, de représentations, qui, pour la plupart d’entre elles, ont trait à  l’économie de cet espace scientifique particulier qu’est l’amphithéâtre ainsi qu’à  la fonction pédagogique qui est censée s’y déployer. Weber pose la question suivante : le professeur est-il, en chaire, censé être un leader intellectuel et politique – Weber parle, lui-même, de « prophète », de « démagogue » ou de « guide (Führer) » –, ou sa dignité, et son rôle, consiste-t-il à  être un simple « enseignant (Lehrer) », un « spécialiste (Fachmann) » qui transmet le savoir objectif, technique de son domaine ? En faveur de la dernière option, Weber avance pas moins de sept arguments en partie imbriqués. 1° Si, en cours, un silence absolu est imposé aux étudiants privés du droit de parole, s’il n’existe aucun regard externe (de l’Etat ou de l’opinion publique) sur ce qui se passe en amphithéâtre, si donc le magistère du professeur est incontesté, cela ne peut se justifier qu’à  condition que sa parole soit, à  son tour, incontestable. Or cela ne saurait jamais être le cas en matière de jugements de valeur personnels. Au savant qui se sent l’âme d’un « prophète » ou d’un « démagogue », Weber enjoint : « “Sors, va dans les rues et parle en public.” C’est-à -dire, parle là  où la critique est possible ». 2° Un professeur doit s’adresser, être utile à  tous les étudiants, quelles que soient leurs opinions politiques. Il ne peut l’être qu’à  condition de mettre son propre point de vue entre parenthèses. 3° La double fragilité de son jeune public – une plus grande malléabilité intellectuelle et leur dépendance des études pour faire carrière – interdit au professeur de profiter de la situation. 4° Toute politisation de la part de l’enseignant, comme d’ailleurs de la part des étudiants, est foncièrement nuisible au bon déroulement du cours. La présence de jugements de valeur personnels risque de provoquer une réaction hostile de la part des éléments les plus politisés et perturbateurs parmi les étudiants. 5° Loin de se voir en tant que « prophète », de « Führer », voulant guider le sort des jeunes gens qui lui sont confiés, Weber souhaite avant tout transmettre aux étudiants la capacité à  constater des faits, parfois dérangeants, et de faire abstraction pour cela de préférences axiologiques personnelles. A eux de faire face à  la réalité, d’être conscient des dilemmes en matière éthique et politique, et d’assumer leur responsabilité. 6° La coexistence parallèle, dans un même espace, d’analyses descriptives et explicatives et de propos axiologiques propres au scientifique est impossible car la présence des derniers a nécessairement un impact négatif sur le travail strictement scientifique. 7° Un dernier argument de Weber tient à  l’absence de pluralisme politique au sein de l’université allemande de l’époque. Si déjà  les visions du monde doivent avoir voix au chapitre, l’honnêteté exigerait que toutes puissent s’exprimer. Or, ce n’est pas le cas : les marxistes sont exclus des chaires d’économie, les anarchistes des chaires de droit... Dès lors, en l’absence d’une réelle polyphonie, le silence paraît préférable. La neutralité, qui aurait pu rimer avec la coexistence paisible de toutes les opinions politiques, rime au final avec l’abstinence imposée à  tous.

Reste à  savoir quels sont, dans l’esprit de Weber, parmi tous ces arguments les arguments décisifs ? De cette interrogation, cruciale, dépend la détermination exacte du champ d’application de l’exigence de neutralité. La question qui se pose en effet, est de savoir si celle-ci s’applique seulement à  cet espace particulier qu’est l’amphithéâtre, face à  des étudiants, ou aussi à  tous les autres espaces dédiés à  la science (conférences, colloques, sociétés savantes, etc.). Or, selon le fondement retenu, l’extension spatiale du modèle de l’abstention varie. Des deux textes de 1917 et de 1919 ressort surtout l’importance décisive du premier et du cinquième argument que Weber lie ensemble. Toutefois, le politiste allemand Wilhelm Hennis a présenté une lecture sensiblement différente qui se focalise moins sur les écrits d’ordre épistémologique de Weber pour s’attacher davantage à  l’ensemble de son œuvre. W. Hennis s’oppose à  la thèse affirmant l’existence de deux Weber : d’une part, le jeune professeur qui, en 1895, dans sa leçon inaugurale à  Fribourg, n’hésite pas à  défendre vigoureusement des positions axiologiques (en l’espèce, nationalistes), et, d’autre part, le Weber qui, à  partir de la découverte des travaux de Rickert en 1902, s’investit dans la réflexion épistémologique pour développer progressivement le concept de « neutralité axiologique ». Selon W. Hennis, le fil conducteur – le « noyau dur (Kern) » – de la neutralité axiologique se révèle dès les premiers travaux, célèbres, de Weber sur la situation des paysans à  l’est de l’Elbe. Les écrits de méthodologie n’en sont qu’une théorisation a posteriori et n’en donnent qu’une vision partielle. Selon W. Hennis, l’objectif fondamental de Weber est d’extraire les questions idéologiques d’une gangue de considérations diverses par lesquelles nombre de savants tendent à  occulter ou à  escamoter le paradigme du conflit des valeurs, soit qu’ils prétendent laisser parler les faits (pour en tirer des valeurs) soit qu’ils allèguent l’existence d’une vérité unique en matière éthique. Ce que doit faire la science, c’est rendre à  ces questions idéologiques toute leur importance, leur dignité. A la science de mettre à  nu les enjeux idéologiques et, ce faisant, de rendre les acteurs conscients de ces conflits de valeurs auxquels, sauf à  se voiler la face, ils ne sauraient échapper. « La neutralité axiologique de la science est la condition pour la possibilité d’une discussion des valeurs ». « L’honnêteté intellectuelle, la clarté, la prise de conscience de la responsabilité incombant aux acteurs : voilà  les véritables questions cruciales (Kernfragen) » inhérentes à  la méthodologie wébérienne. Hennis réduit ainsi le substrat de la neutralité à  l’argument n°5 (voire aux arguments n°5 et 6). En revanche, chez W. Hennis, toute la réflexion wébérienne autour de la salle de cours est évacuée.

b) Les difficultés de délimitation des espaces scientifique(s) et politique

De prime abord, la neutralité axiologique équivaut à  un déplacement des prises de position idéologiques du scientifique d’un lieu vers un autre, de l’espace scientifique « pur » vers un autre espace (l’espace voué à  la politique). A première vue, les propos d’ordre axiologique des savants ne sont donc point voués aux gémonies (leur arrêt de mort), ni de façon directe, ni de façon occultée par le biais d’un renvoi dans une sorte de désert, un lieu inhabité et inhabitable. Or, une fois l’idée de transfert formulée, surgissent aussitôt deux questions : Quels sont exactement les lieux dont les jugements de valeur personnels sont chassés ? Dans quels autres lieux sont-ils autorisés ? Faut-il d’ailleurs partir sur l’idée de deux espaces clairement délimités, comme le suggèrent certains propos de Weber (l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur de la salle de classe, entre le monde de la science et le « marché de la vie ») ou doit-on raisonner sur trois types d’espaces ? Sur ce point, la pensée de Weber s’avère ambiguë.

D’abord : de quels lieux les jugements de valeur sont-ils chassés ? Sont-ils exclus seulement de la « salle de cours » ou le sont-ils de l’espace de la science en général, ce qui inclurait par ex. les conférences et colloques, les revues scientifiques, les éditions d’ouvrages scientifiques, les sociétés savantes, etc. ? Le statut de ces derniers lieux et médias, cruciaux pour l’élaboration du savoir scientifique, n’est pas clairement énoncé par Weber dans les deux textes de 1917 et 1919. De prime abord, l’on est tenté de leur appliquer, à  leur tour, l’exigence de neutralité axiologique car il ne s’agit pas de lieux que l’on associerait, de prime abord, à  la politique. Or, est-il pertinent de leur appliquer le statut si strict de la neutralité, alors que les arguments n°1, 2, 3 et 4, vus précédemment, ne leur sont point applicables ? Lors d’un colloque, un professeur est bien soumis à  la critique, celle de ses pairs. Il n’y a pas de rapport ni hiérarchique ni de dépendance. Ainsi, selon Catherine Colliot-Thélène, le régime rigoriste d’abstinence axiologique, conçu pour l’amphithéâtre, ne saurait être étendu dans la pensée wébérienne aux associations, articles et conférences publiques. A l’inverse, si l’on estime que le principe de la neutralité axiologique est fondé sur les arguments n°5 et 6, l’exigence de neutralité s’applique au scientifique quel que soit le lieu (scientifique) dans lequel il s’exprime.

La définition que Weber donne, en 1917 et 1919, du « ailleurs » ne fournit pas non plus de réponse parfaitement claire. La formule métaphorique, déjà  évoquée, du « marché de la vie (Markt des Lebens) » est trop peu parlante. Plus concrètement, selon Weber, les jugements de valeur personnels du scientifique ont vocation à  s’exprimer dans des lieux tels que « la place publique », « la rue », « le Parlement », « les églises », les « réunions » de « partis politiques » ou « d’associations », les colonnes de la « presse » (sous-entendu : la presse généraliste, non scientifique), les « essais ». Voilà , selon Weber, une liste des lieux qui sont appropriés pour accueillir des prises de position axiologiques de la part d’un enseignant-chercheur. Au scientifique pur, œuvrant en chaire, s’ajoute donc « ailleurs » la figure de l’intellectuel engagé, partisan (du « démagogue », etc.). Or cette liste est-elle exhaustive (auquel cas les colloques, associations scientifiques, etc. doivent être rabattus sur le statut de l’amphithéâtre) ou est-elle simplement indicative ? A moins qu’il ne faille raisonner non pas sur deux catégories d’espaces, mais, peut-être, sur trois : d’un côté l’amphithéâtre, de l’autre la « rue », etc., avec entre les deux le cas des colloques, sociétés savantes, articles scientifiques, etc. ?

Sur quels indices s’appuyer pour connaître (voire reconstruire) le système de Weber, à  supposer d’ailleurs que sa pensée fasse totalement système, ce dont on peut douter ? Pour ce qui est des articles, Weber avait donné, dès 1904, des indications qui, précisément, esquissent un autre modèle épistémologique que celui de l’abstention. Est-ce que ce régime, défini en 1904, reste valide nonobstant un certain discours rigoriste postérieur ? Quant au statut des sociétés savantes, l’on peut trouver quelques indices dans les actes et propos de Weber au sein des diverses associations dont il était membre. Il en ressort une économie assez complexe. Ainsi on notera que, contrairement à  ce qu’avance Catherine Colliot-Thélène, Weber a œuvré en vue de l’application du principe de neutralité axiologique au sein de plusieurs sociétés savantes. S’il n’a pas eu de grand succès dans le Verein für Sozialpolitik (Association pour la politique sociale), au sein duquel s’était noué le Werturteilsstreit déjà  mentionné, cet échec a poussé précisément Weber à  s’investir activement dans la création, en 1910, d’une nouvelle société savante, la Deutsche Gesellschaft für Soziologie (DGS, Société allemande pour la sociologie), dont il a été l’un des pères fondateurs. Très marqués de l’empreinte des idées wébériennes, les statuts de la DGS énoncent ainsi, parmi ses principes, « l’interdiction de toute propagande pour des idées pratiques au sein de la société, le refus de toute attitude normative, de tout jugement de valeur ». L’idée de pureté se manifeste on ne peut plus clairement dans le §1 des statuts qui promeut « l’organisation d’études et d’enquêtes purement scientifiques » et la « publication de travaux purement scientifiques ». En tant que président de séance, Weber ira même jusqu’à  retirer, en vertu du §1, la parole à  un intervenant pour avoir émis un jugement de valeur personnel… En même temps – et c’est là  que les choses se compliquent – Weber essayera (sans succès) de fonder parallèlement à  la DGS un groupe de travail de savants entièrement centré sur l’action pratique et les débats axiologiques. Ce faisant, il esquisse une cohabitation des plus originales entre trois types d’associations : la société savante soumise à  la neutralité la plus stricte ; les associations non savantes et ouvertement politiques (à  l’instar des partis politiques) ; entre les deux, la société savante dédiée exclusivement à  la critique axiologique. Dans ce dernier cas, science et politique se rapprochent de plus en plus, rapprochement qui est encore plus intime dans la solution prônée, déjà  en 1904, par Weber au sujet des articles publiés dans une revue scientifique.

2° Un autre modèle épistémologique : la « cohabitation transparente »

A l’inverse de l’idéal de pureté (un seul type de propos, scientifiques, dans un espace scientifique), Weber avait esquissé et prôné, dans son célèbre article de 1904 sur l’objectivité, une méthodologie qui juxtapose, en un seul et même écrit, à  la fois des connaissances et des jugements de valeur personnels. Weber n’a pas mis en avant, pour désigner ce modèle, un terme phare, comme il le fera en 1917 où le terme de « neutralité axiologique » est mis en exergue dans le titre de l’article. Dans le titre de l’article de 1904 il est simplement question de « l’objectivité », terme qui, pour nos besoins de démonstration, ne révèle pas la quintessence de son propos. Appelons ce modèle le « modèle de la cohabitation transparente », le terme de « transparence » étant d’ailleurs utilisé par Weber. On pourrait aussi parler d’une « cohabitation plus rapprochée ». Au dualisme éclaté, car réparti sur deux espaces (espace scientifique d’un côté, espace politique de l’autre) se substitue un dualisme régnant à  l’intérieur d’un seul et même espace, d’un espace du reste associé à  la science. La cohabitation se fait plus rapprochée, plus intime, sans tomber pour autant dans le syncrétisme.

Dans son article de 1904, une fois que Weber a affirmé l’impossibilité pour une science de l’expérience de dégager des idéaux, il écrit le propos suivant : « Quelle est la conséquence de cette position ? Il ne s’ensuit nullement qu’il faille en général soustraire les jugements de valeur à  la discussion scientifique, du fait qu’ils s’appuient en dernière analyse sur certains idéaux et qu’ils ont par là  même une origine “subjective” ». Mais, à  ce stade, Weber admet simplement, comme d’ailleurs dans ses textes ultérieurs, que le scientifique établisse ce qu’il appelle les « rapports aux valeurs » (au sens vu sous le point A). Aller au-delà  reviendrait à  légitimer ou délégitimer telle fin ultime, à  l’étudier non pas sous l’angle de son existence en tant que fait social (soumis au critère scientifique de la véracité), mais en tant que Sollen (soumis au critère de la validité). Or « porter un jugement sur la validité de cette sorte de valeurs est une affaire de foi et peut-être aussi une tâche de la pensée spéculative et de l’interprétation du sens de la vie et du monde, mais ce n’est assurément pas l’objet d’une science empirique au sens où nous entendons ici la pratiquer. » Est-ce à  dire, donc, que le scientifique ne saurait jamais manifester ses propres préférences axiologiques, celles dont il admet précisément la validité ? Or, c’est là  que Weber, à  l’inverse de ce qu’il écrira plus tard, opère une ouverture à  l’égard d’une cohabitation entre des constatations factuelles (ce qui inclut les rapports aux valeurs) et des prises de position axiologiques de la part du scientifique.

Après un ultime rappel de la nécessaire adhésion, pour une revue qui se veut « scientifique », à  l’exigence de vérité, d’objectivité, Weber introduit un bémol : « Toutefois, les directeurs de cette revue ne sauraient interdire une fois pour toutes ni à  eux-mêmes ni à  leurs collaborateurs d’exprimer sous forme de jugements de valeur les idéaux qui les animent. Seulement il en résulte deux obligations importantes ». Premièrement, le scientifique doit être absolument conscient du changement d’optique et doit prévenir son lecteur à  chaque fois qu’il raisonne non plus en tant que scientifique – ou « chercheur réfléchissant (denkende Forscher) » –, mais en tant que citoyen ou homme politique (en « homme de volonté », écrit Weber). Deuxièmement, dans ce même souci de clarté et de transparence, le scientifique doit indiquer le système de valeurs qui lui sert d’étalon, étant donné qu’il en existe une multitude (guerre des dieux oblige). Aux yeux de Weber, il s’agit de juxtaposer deux types de propos (l’un « à  côté » de l’autre), qui, en soi, sont radicalement distincts (l’un s’adressant à  la raison, l’autre au sentiment), tout en veillant soigneusement à  ne jamais les « mélanger » ou les « confondre ». « C’est uniquement contre cette confusion que sont dirigées nos remarques précédentes et non contre l’engagement en faveur d’un idéal personnel. Absence de doctrine (Gesinnungslosigkeit) et “objectivit锝 scientifique n’ont entre elles aucune espèce d’affinité interne ».

On peut néanmoins s’interroger sur la pertinence d’une telle cohabitation. D’ailleurs est-elle simplement tolérée ou nécessaire ? En quoi peut bien résider l’intérêt de tels développements d’ordre axiologique, qui, après tout, ne sont que des digressions d’un strict point de vue scientifique et qui, en outre, risquent d’être à  l’origine de redoutables confusions en dépit de toutes les précautions ?

La posture de Weber s’explique en partie par le contexte. L’article de 1904 est, en partie, une œuvre collégiale : sa première partie (celle qui a été présentée ici) reflète le point de vue commun entre Weber et ses collègues Edgar Jaffé et Werner Sombart. Ayant repris la direction de la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (Archives pour la science et la politique sociales), ils entendent en définir la ligne éditoriale à  travers l’article rédigé par Weber. Or le titre même de l’Archiv ainsi que sa tradition éditoriale poussent à  une telle juxtaposition. Il y a toutefois aussi des arguments de fond qui seuls doivent nous intéresser ici. Weber affirme en effet : « Si cette exigence [la double règle de transparence] est respectée scrupuleusement, la prise de position d’ordre pratique, d’un pur point de vue scientifique, peut être non seulement sans danger, mais également être utile, voire nécessaire ». Weber met en avant l’intérêt cognitif de la présence des jugements de valeurs personnels du scientifique : afin de cerner, au plus profond, l’identité des valeurs étudiées par le scientifique au titre des rapports aux valeurs, il peut être utile de les comparer à  d’autres systèmes axiologiques, à  commencer par celui que le scientifique connaît le mieux, c’est-à -dire le sien. L’éventuel contraste permet de faire ressortir la spécificité des premières. Certains propos de Weber laissent même sous-entendre que la présence de ces jugements de valeurs serait utile à  titre pratique : suivant de près la pratique, le scientifique serait appelé à  évaluer, d’un œil critique, les choix idéologiques opérés par les acteurs. Ce dernier argument est toutefois très succinct et ambigu ; Weber ne l’approfondit point.

C’est à  l’inverse l’enjeu pratique qui a poussé le juriste Richard Thoma, qui fut très proche de Weber à  Heidelberg, à  adopter ce dualisme méthodologique esquissé par Weber en 1904. Il va en décliner les effets en science juridique, en raisonnant sur ce travail central des professeurs de droit qu’est la dogmatique juridique. Thoma rejette le dogme de complétude défendu d’antan par Laband, c’est-à -dire l’idée selon laquelle le sens des dispositions de la Constitution pourrait être entièrement dégagé par les seuls moyens de la logique. Selon lui, le travail usuel de la dogmatique est nécessairement imprégné de jugements de valeur subjectifs. Sauf à  vouloir redéfinir totalement, dans un sens restrictif, les contours de la dogmatique, c’est-à -dire la limiter à  sa part strictement scientifique en excluant tout jugement de valeur – hypothèse que Thoma rejette implicitement puisqu’il estime que la dogmatique doit aider et même « guider » la pratique, et doit donc préparer des solutions qui répondent aux besoins et défis de la pratique, de la « vie » –, il n’est d’autre solution, si l’on veut maintenir une certaine idée de science et sans pour autant adhérer au cognitivisme éthique, que d’adopter la double règle de transparence définie par Weber en 1904. C’est ce que fait, de façon topique, Thoma à  l’occasion de son étude sur le point de savoir si la Constitution de Weimar de 1919 autorise, ou non, les juges ordinaires à  vérifier, par voie d’exception, la constitutionnalité des lois. Dans cet article publié dans une revue scientifique, il raisonne à  la fois en savant-scientifique et en savant-citoyen. A ce titre, il s’astreint à  ne point confondre les deux registres et à  exprimer, de façon transparente, ses jugements de valeur personnels. Clairement identifiables, ceux-ci sont du coup aussi ouverts à  la critique et peuvent venir enrichir le débat.

Le scientifique qu’est Thoma se sert ainsi de l’espace de la science, et de ses médias, non pas pour prêcher d’en haut, ex cathedra – tel un évêque révélant le message de Dieu –, une vérité objective en matière éthique, mais pour ajouter au débat sa propre vision, pour l’enrichir de sa propre opinion subjective. Cela n’empêchera personne d’adopter un avis divergent. Et nul ne sera manipulé, car science et idéologie sont, certes, juxtaposées mais non mélangées. Le phénomène social de la légitimité du droit sera à  la fois exposé (le rapport aux valeurs) et évalué (règle de la double transparence).

* * *

Concluons. Ce travail sur l’épistémologie (complexe) de Weber a permis de mettre en évidence une économie intellectuelle possible de cet « entre-deux », d’un entre-deux qui, surtout dans la doctrine française, est certes pratiqué mais rarement théorisé. A cet égard, la doctrine agit tel Monsieur Jourdain. Faut-il retenir cette épistémologie, privilégier l’approche wébérienne à  celle de Kelsen ? Sur ce point, qui dépend d’abord, en amont, de l’opinion que chacun se fait de la controverse entre le relativisme et le cognitivisme, le présent article n’entend pas statuer. C’est un autre, vaste débat qui mérite d’être posé. L’objectif, plus modeste, de cet article était simplement de contribuer à  une prise de conscience méthodologique au sein de la doctrine, et de lui fournir un aperçu historique plus sophistiqué des options épistémologiques possibles.

Luc Heuschling est Professeur de droit constitutionnel et administratif à  l'Université du Luxembourg