De la souveraineté nationale à la volonté générale.
De tous les juristes français, Carré de Malberg est celui qui a le plus contribué à acclimater la pensée juridique allemande en France. Cette pensée, dite de l’Isolierung, prétend faire du droit une science positive, c’est-à -dire autonomiser son étude vis-à -vis de toute considération extra-juridique. Sa théorie du droit positif présuppose l’idée, même si Carré de Malberg s’en explique assez peu, qu’il existe des principes au fondement des institutions d’un État particulier, qui confèrent leur rationalité au droit de cet État, et qu’il appartient au juriste de mettre au jour. Le projet d’une théorie positive générale, par ailleurs, ne se conçoit que parce qu’il existe un idéal juridique, auquel se confronte le droit d’un État particulier. Ce modèle est au fond celui du Rechtsstaat, de l’État de droit, selon lequel le droit émane de l’État qui s’oblige lui-même à le respecter. Carré de Malberg estime, au début de son œuvre, que c’est le droit public français qui permet d’approcher au plus près ces principes du droit, et de dessiner les contours d’une théorie générale de l’État. La théorie des organes d’État des juristes allemands est en effet, pour le juriste alsacien, d’origine française : elle est contenue dans les principes formulés par les Constituants de 1791, même s’ils n’en ont pas employé le terme. Si le droit français a donc un statut particulier, dans la pensée de Carré de Malberg, c’est parce que les principes dont il est porteur sont précisément, selon lui, de nature à rendre possible une théorie de l’État qui n’ait jamais à sortir de l’orbite du droit, c’est-à -dire une théorie pleinement positive. « C’est l’essence de l’État moderne, écrit Eric Maulin, que l’auteur tente d’atteindre à travers les principes qu’il commente, autrement dit une idée dont la valeur de vérité est indépendante de ses réalisations empiriques ».
Or, une telle visée ne va pas sans poser problème, au regard de son projet positiviste. En effet, les auteurs de la Constitution de 1791, dans laquelle Carré de Malberg voit la « Constitution originaire » de la France et l’exposé des principes fondamentaux du droit public français, s’inspiraient des principes du droit naturel ; il est donc périlleux de prétendre déduire des prémisses d’une théorie positive du droit les notions qu’ils ont consacrées, celle, notamment, de souveraineté nationale, dont Carré de Malberg veut faire la spécification nécessaire de la souveraineté de l’État. Il y a ainsi, semble-t-il, une visée prescriptive sous-jacente à toute l’œuvre de Carré de Malberg, qui se révèle d’autant plus clairement que l’on s’attache aux évolutions, considérables, de sa lecture du droit public français.
En effet, dans ses derniers ouvrages, Carré de Malberg paraît renoncer à l’essentiel de sa lecture des principes du droit public français. Partant de l’analyse des institutions de la IIIe République, il constate l’omnipotence parlementaire, et le règne de l’État légal, au détriment de l’État de droit, puisque le pouvoir législatif n’est soumis à aucune limitation. L’illimitation de la puissance parlementaire lui paraît avoir pour cause la notion de volonté générale, à laquelle il ne prêtait guère attention dans la Contribution, dont se réclame le Parlement. Cette notion rousseauiste que Carré de Malberg comprend comme volonté de tous, c’est-à -dire volonté préexistante du corps des citoyens, et non plus la volonté nationale, est désormais, selon lui, le fondement du droit public français. Dès lors, au lieu de critiquer la pratique du régime parlementaire de 1875 au nom des principes généraux de la théorie de l’Etat mis au jour dans la Contribution, c’est-à -dire au nom d’une souveraineté que nul ne peut s’approprier tout entière parce qu’elle appartient à un être de raison - la nation, l’omnipotence parlementaire lui apparaît alors comme une usurpation de la souveraineté populaire ; si, en effet, la puissance parlementaire est fondée sur l’invocation de la volonté générale, comprise comme volonté des citoyens réels, il est illégitime que celle-ci, véritable souveraine, ne puisse s’exprimer directement. La Constitution de 1791, dans laquelle il voyait au début des années 1920 un modèle de cohérence qui confiait à la représentation parlementaire la faculté de donner vie à la nation, devient en 1931 la mystification originaire qui rend possible la dépossession du peuple.
La thèse qui sera défendue dans les pages qui suivent est que la tension, latente dans la Contribution, entre projet positiviste et visée prescriptive, amène finalement à l’éclatement de l’entreprise positiviste. Non seulement, en effet, Carré de Malberg renonce à la neutralité axiologique qu’elle implique, mais, en consacrant la souveraineté populaire et en appelant à l’introduction, dans le régime parlementaire, d’éléments empruntés à la démocratie directe, il abandonne aussi l’ambition de comprendre le droit public français sur le modèle de l’État de droit, où tous les pouvoirs sont soumis au droit. En effet, la souveraineté de cet être réel qu’est le peuple transcende nécessairement la Constitution et l’ordre juridique qu’elle organise – même si, on le verra, Carré de Malberg n’est peut-être pas pleinement conscient de cette conséquence, puisqu’il semble attendre de la réforme qu’il appelle de ses vœux, le rétablissement de la suprématie de la Constitution. Nous nous attacherons d’abord à restituer la logique interne de cette évolution ; c’est donc du projet positiviste de la Contribution qu’il faut partir, et de l’articulation à ce projet d’une problématique visée prescriptive. Le problème de la fondation originaire de l’ordre juridique est l’objet principal du premier temps de l’analyse, en tant qu’il est révélateur de la tension entre intention normative et projet positiviste.
Le second moment de l’analyse s’attache aux derniers écrits de Carré de Malberg, qui substituent les notions de volonté générale et de souveraineté populaire à celle de souveraineté nationale, en même temps qu’ils donnent libre cours à l’ambition prescriptive de son œuvre, jusque-là contenue par son projet positiviste.
I. Le problème de la souveraineté nationale
Pour Carré de Malberg, à l’époque de la Contribution, la seule conception de la souveraineté pertinente au regard de la science du droit est celle qui la place dans l’État, puisque seule la théorie de la souveraineté de l’État permet de penser l’immanence du souverain au droit qu’il institue ; mais cette souveraineté de l’État ne peut se comprendre pour lui que comme synonyme de la souveraineté de la nation. Et c’est justement le mérite de la tradition constitutionnelle française, que d’avoir fait du détenteur de la souveraineté, qui est toujours l’État en tant qu’il est l’expression de l’unité de volonté de la collectivité, la nation ou la collectivité elle-même. Or, une telle affirmation, qui introduit la question de la légitimité dans le cadre d’une théorie positive générale, pose au moins trois difficultés.
En premier lieu, on peut objecter que l’affirmation de la souveraineté nationale comme seule souveraineté légitime en droit français implique une première dérogation à la méthode positiviste, en ce que le principe de souveraineté nationale ne figure pas dans les lois constitutionnelles de 1875, tandis que la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 et la Constitution de 1791, auxquelles se réfère Carré de Malberg, n’ont pas valeur constitutionnelle sous la IIIe République. Carré de Malberg révèle ainsi son intention prescriptive : s’il trouve dans un texte sans valeur juridique les principes de la souveraineté et de l’État, c’est parce qu’il les croit vrais, autrement dit, parce que « la souveraineté est par nature nationale, c’est-à -dire que la nation en est naturellement le titulaire. »
En second lieu, on pourrait comprendre que la valeur de vérité de la souveraineté nationale est en fait interne, non au droit positif en vigueur, mais aux exigences d’une théorie de l’État cohérente : sa valeur de vérité, autrement dit, ne proviendrait pas de son adéquation avec des normes morales extra-juridiques, mais de ce qu’elle est logiquement impliquée par le projet positiviste ; une théorie de la souveraineté de l’État impliquerait nécessairement celle de la souveraineté nationale.
Cet argument peut s’entendre de deux façons : selon la première, la notion de souveraineté nationale serait appelée par le caractère nécessairement impersonnel de la souveraineté étatique. En effet, pour Carré de Malberg, l’idée de « souveraineté monarchique », comme celle de « souveraineté populaire », sont deux déviations de la théorie de la souveraineté de l’État. Si, en effet, l’État est souverain, il s’ensuit que le peuple ou le roi ne peuvent être que ses organes. Par conséquent, les dire souverains revient à confondre le véritable souverain, qui est l’État, avec ses organes, c’est-à -dire une personne morale avec des personnes physiques. Le principe de souveraineté nationale empêcherait cette identification. Faire de la nation le titulaire de la souveraineté garantirait le caractère impersonnel de la souveraineté étatique, précisément parce qu’elle le redouble : la nation est, à son tour, une personne morale. Mais alors, on pourrait tout au plus affirmer que l’intervention de la notion de nation a l’avantage de rendre plus difficile une appropriation personnelle de la souveraineté de l’État, puisqu’elle répète son caractère impersonnel. On ne voit pas, en revanche, en quoi la théorie bien comprise de la souveraineté de l’État appelle nécessairement d’être redoublée par une théorie de la souveraineté nationale, par ailleurs assez complexe, puisque la nation telle que la définit Carré de Malberg est un être de raison, qui doit être incarné par l’État, lui-même une personne morale.
Enfin, l’argument selon lequel la souveraineté étatique nécessite le principe de la souveraineté nationale pour des raisons de cohérence interne peut s’entendre d’une autre manière, selon laquelle l’État, comme organisation juridique de la collectivité, « n’est pas autre chose que la personnification de la nation », c’est-à -dire du peuple lui-même, ainsi unifié, de sorte que souveraineté étatique et souveraineté nationale seraient deux expressions synonymes. Ce rapport entre souveraineté étatique et souveraineté nationale est cependant également contestable ; Carré de Malberg postule que la volonté une que manifeste l’ordre juridique, pour être réellement unifiante, doit être considérée comme celle des membres de la collectivité. Or, il y a là une identification indue entre les notions d’unité et de personnalité : les individus qui composent la collectivité peuvent être unifiés – c’est-à -dire rassemblés - par leur soumission commune à un ordre juridique, sans former pour cela, selon le mot de Rousseau, un « moi commun ». Concevoir l’unité comme impensable hors du mode subjectif de la personnalité morale, de telle sorte que l’ordre juridique qui confère l’unité objective procurerait aussi l’unité subjective, c’est-à -dire une personnalité commune, revient à présupposer ce qui est à démontrer. L’unité de volonté est une réalité juridique, qui signifie qu’elle a force d’obligation pour les membres de la collectivité, mais rien, dans le seul cadre d’une théorie juridique positive, n’implique qu’elle soit la leur. La volonté une que manifeste la puissance étatique ne saurait être considérée comme celle de la nation, c’est-à -dire des membres de la collectivité qu’elle organise, que si elle peut être rapportée d’une manière ou d’une autre à leurs volontés singulières. Et ce rapport, Carré de Malberg ne peut le penser dans le cadre de son entreprise positiviste, puisqu’il récuse l’idée que la nation préexiste à l’expression que donne d’elle l’organe qui la représente – ce qui était la solution de Léon Michoud – et ne reprend pas non plus en charge l’option hobbesienne selon laquelle, même si la collectivité envisagée comme une personne douée d’une volonté n’existe pas avant sa représentation, elle est néanmoins fondée par les individus qui en sont membres, au travers de l’habilitation originaire de leur représentant - qui prend, chez Hobbes, le nom d’autorisation.
Voilà donc une première difficulté, du côté de la conciliation du projet positiviste et de l’intention prescriptive de faire de la nation le titulaire de la souveraineté. Cette première difficulté en soulève une seconde, relativement à la fondation première de l’ordre juridique ; de son propre aveu, elle échappe à toute appréhension par la théorie juridique. En effet, contrairement à l’Urnorm de Kelsen, elle est pensée comme un moment constituant originaire, où se trouve fondé le droit ; or, puisque la nation ne saurait préexister à sa première constitution, et que Carré de Malberg récuse la solution hobbesienne, par laquelle la nation advient à l’existence par la vertu du contrat originel passé par les individus les uns avec les autres, parce qu’elle le ferait renouer avec le jusnaturalisme, il lui est impossible de rendre juridiquement compte du moment constituant. La « forclusion de l’originaire », selon la belle expression d’E. Maulin, pose problème au regard du projet d’autonomisation de la science du droit, puisque l’ordre juridique reste, malgré tout, ultimement fondé sur un fait social qui échappe à toute qualification juridique ; on peut voir là un échec à « donner un fondement juridique à la personnalité de l’État », c’est-à -dire un échec de son positivisme juridique.
Le premier de ces deux problèmes tient au projet de conférer une valeur de vérité à un système juridique particulier, au nom des principes idéaux du droit positif ; le second est interne à la méthode de Carré de Malberg, qui reste prisonnière d’un schéma causal pour rendre raison de l’ordre juridique. Un lien profond rattache ces deux difficultés l’une à l’autre : rien, dans l’ordre juridique abstrait de sa fondation, ne permet de penser la souveraineté de l’État comme souveraineté nationale. Le projet de Carré de Malberg d’une théorie générale à la fois positive et prescriptive est donc manifestement inabouti : il échoue à déduire la notion éthico-politique de souveraineté nationale de la seule exigence de cohérence interne du système juridique ; dès lors, il ne peut en affirmer la valeur que par un choix axiologique, corollaire du fait socio-politique qu’il suppose au fondement de l’ordre juridique, tout en s’interdisant de le prendre en compte pour rendre raison de sa création. C’est ce choix axiologique qui se manifestera de plus en plus clairement au fil de son œuvre.
II. La réinterprétation des principes du droit public français
Dans La loi, expression de la volonté générale, la notion de volonté générale devient la pierre angulaire d’une réinterprétation des principes du droit public français. Cette attention nouvelle à la notion de volonté générale l’amène à interpréter comme une usurpation le monopole législatif dont dispose le Parlement, et à réclamer l’introduction d’éléments empruntés à la démocratie directe dans le régime représentatif – éléments dont il attend, non sans paradoxe, le rétablissement de la suprématie de la Constitution. C’est en effet parce que la souveraineté légitime est désormais, aux yeux de Carré de Malberg, la souveraineté populaire, que le dispositif présenté naguère comme consacrant une autre théorie de la souveraineté, supérieure à la souveraineté populaire comme à la souveraineté monarchique, est maintenant vu comme une usurpation des droits du souverain légitime au profit de quelques uns. L’omnipotence parlementaire fait donc l’objet d’un changement complet d’appréciation : alors que Carré de Malberg la présentait dans la Contribution, tout comme l’importance accrue donnée au corps électoral et aux attaches électives de la représentation, comme des déviations du principe de la souveraineté nationale, il considère maintenant au contraire que la souveraineté d’organe est une usurpation de la souveraineté de la volonté générale, qui est favorisée par la théorie de la souveraineté nationale ; et celle-ci n’est plus qu’une mystification. De sorte qu’au lieu de prôner désormais un retour à la lettre de ce principe, il veut au contraire faire droit à la souveraineté populaire qui lui paraît maintenant le véritable principe au fondement du droit public français. C’est pourquoi il présente, à la fin de La loi, expression de la volonté générale, une alternative entre deux systèmes : soit la loi est considérée comme l’expression de la volonté générale, et c’est alors au peuple, véritable souverain, qu’il revient d’exprimer directement sa volonté, de sorte qu’il doit lui être reconnu le droit d’émettre une protestation contre une loi en vigueur, ainsi que celui d’initiative législative ; soit elle ne l’est pas, et le Parlement ne légifère pas par représentation du peuple mais par la vertu d’une habilitation constitutionnelle ; il doit alors perdre toute faculté de modifier à loisir la Constitution. Carré de Malberg présente donc ici une opposition, qui recoupe celle de ses deux lectures successives du droit public français, entre une conception démocratique où il représente une volonté souveraine antérieure, transcendant l’ordre juridique, et une conception organique de l’État, où le corps législatif invente une volonté non préexistante. La démocratie directe semble ici s’imposer d’abord comme le résultat nécessaire du principe selon lequel la volonté suprême est la volonté générale, principe dont Carré de Malberg affirme qu’il est au fondement du droit public français ; mais elle a aussi sa préférence, dans ce texte, comme l’indique le fait qu’il présente comme un régime autoritaire le régime représentatif dont il faisait naguère le modèle même du gouvernement légitime.
Cette préférence est affirmée sans ambiguïtés dans un article publié en 1931, dans lequel il reprend les conclusions de La loi, expression de la volonté générale, pour préconiser l’introduction d’éléments de la démocratie directe dans les institutions de la IIIe République. Il récuse ici nettement le correctif que constituerait à lui seul le contrôle de constitutionnalité des lois, dont il expliquait dans La loi…, qu’il était appelé par un système organique où le peuple n’est pas le souverain plutôt que par le régime de la souveraineté populaire, faisant valoir qu’imposer au Parlement « le respect d’une Constitution, qui comme celle de 1875, lui a laissé, au point de vue législatif, une puissance illimitée » serait tourner dans un cercle vicieux. Le seul correctif véritable à la tendance à la souveraineté parlementaire serait donc l’introduction de l’initiative populaire en matière de législation. Une telle évolution rétablirait la représentation politique dans son acception véritable, « dont les fondateurs modernes du gouvernement dit représentatif s’étaient complètement et volontairement écartés », puisqu’elle consacrerait l’antériorité de la volonté populaire.
En tant que c’est désormais la souveraineté du peuple réel que Carré de Malberg estime être au fondement de l’ordre juridique, et non plus celle d’un être de raison, la représentation ne peut plus être comprise qu’en son sens premier d’expression d’une volonté antécédente. Cette expression n’est donc légitime que sous réserve de l’expression directe du peuple, que le régime représentatif a au contraire prétendu empêcher : La construction de 1791 n’est plus ici comprise que comme une justification embarrassée d’un « dessein fort pratique », celui d’assurer leur domination de classe, que se proposaient les fondateurs du régime représentatif. Le rétablissement de la souveraineté populaire dans ses droits passe par l’introduction du référendum d’initiative populaire. Elle permettrait le rétablissement de la distinction entre la puissance législative ordinaire et le pouvoir constituant, ainsi que la possibilité, qui découle de l’introduction du référendum, d’instituer un contrôle de constitutionnalité des lois. En effet, dit-il, faire du peuple le souverain de fait revient à subordonner le Parlement à la Constitution ; l’institution du référendum est à elle seule la preuve que la Constitution est l’œuvre du peuple, et que le Parlement lui est par conséquent soumis, c’est-à -dire qu’il ne peut la réviser à volonté.
La conséquence que tire Carré de Malberg de l’instauration du référendum, à savoir le rétablissement d’une délégation constitutionnelle de la puissance législative au Parlement, et de la supériorité de la Constitution sur les lois ordinaires, est discutable pour deux raisons au moins. En premier lieu, on peut en effet soutenir que le Parlement a toujours tenu, en droit, sa puissance de la Constitution : le fait que la loi soit considérée comme l’expression de la volonté générale n’implique nullement que le Parlement ne soit pas habilité par la Constitution à l’exprimer, et qu’il ne soit pas, par conséquent, subordonné à la Constitution, en tant que celle-ci est nécessairement elle-même la volonté initiale du souverain, et, en tout cas, l’organisation juridique de la collectivité. Le droit américain, du reste, fondé sur le principe de souveraineté populaire, montre bien qu’un tel principe, combiné avec le régime représentatif, n’implique pas que la puissance législative ne soit pas une compétence dérivée de la Constitution. On peut donc soutenir que la Constitution a toujours joui d’une supériorité de principe sur le Parlement et les lois ordinaires ; l’introduction du référendum ne rétablit donc pas la supériorité de droit de la Constitution, dans la mesure où celle-ci était nécessairement présupposée par l’exercice même de la puissance législative.
On pourrait alors comprendre l’assertion de Carré de Malberg en un sens plus faible : l’instauration du référendum ne rétablit pas la supériorité de droit de la Constitution sur la loi ordinaire, parce que celle-ci n’a jamais cessé d’exister, mais elle l’établit de fait, en tant qu’elle garantit la distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir législatif. Là encore, on peut objecter que rien n’empêcherait une loi ordinaire de porter atteinte à la Constitution, dès lors qu’elle est approuvée par le peuple. On peut donc penser que le juriste strasbourgeois se méprend sur la portée de la réforme qu’il préconise. Et pourtant, Carré de Malberg en déduit encore la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité ; considérant que les lois ordinaires ne sont que l’œuvre de la Législature tandis que la Constitution est celle du peuple lui-même, il devient possible de vérifier la conformité des premières à la seconde. Là encore, cependant, en toute rigueur, ce n’est que pour ce qui concerne les lois non ratifiées par le peuple, que ce contrôle pourrait acquérir un sens, dès lors que le peuple est l’auteur de la Constitution, et non pour les lois que le peuple a directement approuvées ; la jurisprudence du Conseil constitutionnel sous la Ve République l’a montré, qui considère qu’une décision du peuple ne peut être frappée d’inconstitutionnalité par le juge constitutionnel, lequel doit nécessairement s’effacer devant elle. Etonnamment, pourtant, Carré de Malberg considère qu’une révision de la Constitution qui aurait été adoptée par référendum sans remplir les conditions prévues à cet effet par la Constitution, pourrait être déclarée inconstitutionnelle.
Carré de Malberg paraît donc supposer que la Constitution redevient, par la seule vertu du référendum, le fondement originaire de l’ordre juridique, de sorte qu’elle s’impose au peuple lui-même, alors même qu’il en est l’auteur. Tout se passe comme si Carré de Malberg considérait ici, paradoxalement, que le référendum rétablit la souveraineté immanente à la Constitution, propre au régime de souveraineté nationale, qui s’impose même au peuple, alors même que cette réforme est censée rendre ses droits à la souveraineté de la volonté générale désormais affirmée au fondement du droit public français. De toute évidence, Carré de Malberg semble considérer la démocratie directe comme la résolution de toutes les tensions, aussi bien de celles du régime de la souveraineté nationale, qui ne lui paraît plus qu’une usurpation, que de celles de la souveraineté de la volonté générale, qui fait de la Constitution un jouet entre les mains du législateur.
La difficulté propre à la pensée de Carré de Malberg tient à son acception du positivisme juridique. Le positivisme se définit d’abord par son attention exclusive aux normes posées. Chez Carré de Malberg, toutefois, celles-ci s’apprécient à l’aune de principes qui en déterminent la cohérence, et qui dessinent les contours d’une théorie positive générale du droit. Or, ces principes sont, dans une large mesure, fournis par le droit public français, ce qui procède d’un postulat prescriptif qui interfère avec la perspective initialement affirmée et qui explique sans doute les tensions qui innervent son œuvre. Tout se passe, finalement, comme si cette visée normative, à l’étroit dans la gangue des concepts de l’école positiviste allemande, finissait par la faire éclater, restreignant du même coup la portée de l’œuvre à la seule explicitation du droit public français, en tant qu’il est fondé sur un projet politique démocratique.
Didier Mineur, agrégé de philosophie et docteur en science politique, est chercheur associé au Cevipof et enseignant à Sciences Po. Ses recherches portent sur la représentation politique, la théorie de la démocratie et l’institution de l’ordre politique. Il a publié notamment Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise (Paris, Presses de Sciences Po, 2010), Carré de Malberg. Le positivisme impossible (Paris, Michalon, 2010).