Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, 2011.
Jean-François Kervégan,
Que faire de Carl Schmitt ?
, Paris, Gallimard, 2011.
Dans une des lettres de sa correspondance entretenue avec l’historien allemand Ernst Nolte, François Furet écrit, à propos de l’œuvre de Carl Schmitt, qu’« il faut garder, autant que faire se peut, la distance entre la pensée savante et l’idéologie ». Dans l’ouvrage (Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, 2011) qu’il consacre au juriste weimarien dont on sait que la réception a confronté la scène intellectuelle française à la question de la trahison du clerc, Jean-François Kervégan est également enclin à reconnaître une autonomie de la pensée savante à l’endroit même des engagements idéologiques qui peuvent l’animer ou la soutenir. A vrai dire, l’interrogation dubitative qu’exprime le titre de son ouvrage n’est pas sans être celle que partage tout lecteur du célèbre théoricien de la décision et de la souveraineté : tout en étant saisi, devant certains textes, d’un accablement consterné (on sait en effet que la compromission du juriste weimarien avec le régime national-socialiste résulte d'un assentiment au crime dont le témoignage le plus accablant constitue un antisémitisme racial obsessionnel), il se surprend à pouvoir tirer profit d’autres textes écrits par un « classique » de la pensée contemporaine largement convoqué pour comprendre l'âge post-étatique du politique. Toutefois, dans sa forme quelque peu abrupte, l’interrogation qui préside à la réflexion de Jean-François Kervégan ne renferme nulle exhortation péremptoire : d’une part, elle n’invite pas à frapper l’œuvre schmittienne d’anathème et à la jeter définitivement dans le Styx des écrits réprouvés. D’autre part, elle ne se contente pas de suggérer qu’il faille prendre cette œuvre au sérieux pour mieux la combattre. Le propos de l’auteur est plus ambitieux en ce qu’il nous invite à faire un certain usage de la pensée savante, même quand celle-ci se présente sous les ornements les plus déplaisants. Quant aux principaux objets discutés par le juriste weimarien (qu’ils portent sur l’arrière-fond théologique de la politique et du droit, sur les liens noués entre la norme et l’exception ou sur la légitimité démocratique), cet usage consiste à accepter l’idée qu’il est possible, et qu’il peut même parfois se révéler fort stimulant, de « répondre autrement que Schmitt à des questions qu’il a formulées avec acuité » (selon l’expression de J.-F. Kervégan à propos du dialogue spéculatif établi par Habermas avec le juriste weimarien).
Pour mener à bien une telle entreprise ou, plus exactement, pour s’autoriser une fréquentation incrédule et attentive des écrits de Schmitt (non pas de tous ces écrits tant il est vrai qu’il n’y a rien à apprendre de ceux, terribles et illisibles, rédigés entre 1933 et 1937 et qualifiés par J.-F. Kervégan de « monument de l’abjection »), il faut partir du postulat que « la pensée n’a pas de ‘nature’ » et admettre que, même entachée des plus accablantes compromissions historiques, elle peut nous aider à « déchiffrer notre monde à l’aide d’autre clefs ». Cela ne va pas sans difficultés face à une œuvre qui « manifeste une distorsion monstrueuse entre les exigences intellectuelles auxquelles doit satisfaire un écrit théorique et les exigences politiques et morales auxquelles nous soumettons les actes des individus ».
Après une première partie où J.-F. Kervégan, soucieux de revenir aux traits originels de textes qui ont été progressivement recouverts par un abondant commentaire polémique, définit (ce qu’on pourrait maladroitement nommer) un modus operandi de la fréquentation de cette œuvre en rappelant certains conflits d’interprétation (par exemple, celui de la continuité ou de la discontinuité de l’œuvre par rapport au ralliement à l’hitlérisme) ou en proposant un historique de ses réceptions (par exemple, celle opérée par l’Ecole de Francfort), la seconde partie de l’ouvrage discute des principaux thèmes schmittiens jugés dignes d’alimenter et d’enrichir le monde des idées. Dans le cadre de la présente recension publiée dans Jus Politicum, il semble opportun de décliner essentiellement quelques interrogations schmittiennes (qui traversent les écrits weimariens consacrés au constitutionnalisme, au parlementarisme ou à la représentation) dont peuvent se saisir les juristes et théoriciens du droit qui présentent une inclination pour l’épaisseur politique du droit public. Cette invitation doit toutefois s’accompagner de l’avertissement suivant : la fréquentation de l'œuvre considérée requiert une considérable vigilance propre à discerner ses artifices et ses intentions déguisées (en outre, et comme on le sait, cette œuvre est traversée de part en part, et même dans les écrits qu’on se plaît à qualifier de weimariens, d’une permanente « pathologie de l’autorité » selon une heureuse expression de Y. C. Zarka).
Au nombre de ces interrogations, l’étude de ce que Schmitt nomme la « motorisation » du processus législatif – c’est-à -dire la transformation de l’Etat législateur en un Etat administratif qui gère, par la production massive de décrets et autres mesures normatives, la complexité croissante de la vie sociale – apparaît certainement comme l’une des plus stimulantes. Au regard de ce processus de substitution d’un « législateur apocryphe » à la volonté générale, il incombe au jurisconsulte de rendre ses droits à la légitimité, au lieu de se faire le simple porte-parole du « législateur motorisé » : on sait, à cet égard, que le « théologien du droit » qu’appelle de ses vœux le juriste weimarien est celui qui, éventuellement aux dépens de la légalité existante, saura se réclamer de la légitimité supérieure.
Un autre thème schmittien susceptible de retenir l’attention des publicistes est celui de l’ « indissociabilité du juridique et du politique ». Enserré dans la critique du normativisme kelsénien, ce thème permet d’identifier le politique comme l’acte de l’institution toujours révocable du juridique. Il sous-tend l’idée que les impératifs de la pensée théorique posent toujours, au-delà de la validité des normes particulières, la question des fins ultimes que l’ordre politique doit servir (à cet égard, l’intérêt que Léo Strauss a pu trouver à la lecture de certains textes du juriste weimarien n’est pas étranger au jugement sévère que ces derniers portent à l’encontre d’une modernité juridique soucieuse de faire reposer le droit uniquement sur une convention moralement neutre).
A l’heure où la pensée juridique dominante fait sienne l'idée malbergienne d'une première constitution purement factuelle, inaccessible au discours juridique, et se rallie à la thèse kelsénienne d'une norme originelle hypothétique, l’affirmation schmittienne d’un moment politique fondateur du droit conduit à soumettre de nombreux objets à l’épreuve de la critique. Par exemple, le pouvoir constituant ne saurait être appréhendé comme une autorité extra-juridique porteuse d'un droit défini tabula rasa, mais comme une force politique réelle qui fonde la validité normative de la constitution : son action, aussi révolutionnaire soit-elle, n'échappe pas à la confrontation des idées d'ordre consolidées au plan normatif par un acte de volonté politique. Sur ce point, les thèses schmittiennes les plus célèbres ne sont pas sans emporter une redoutable mise à nu de la stratégie de mise à distance du pouvoir que renferme le processus de formalisation juridique. En outre, on sait que la pensée de l'État de droit a tendance à fonder et expliquer l'État moderne exclusivement à partir du droit, sans le concevoir en même temps comme l'instance décisive de formation de ce dernier (instance qui, par l'établissement de l'état de paix intérieure, crée d'abord la condition de validité des normes du droit légiféré). A cet égard, la fréquentation de l’œuvre schmittienne et la connaissance des réflexions qui s’y déploient permettent d’éviter une pensée introvertie de l'État de droit qui laisse de côté les conditions de possibilité d’un tel modèle étatique. Comme l’a montré E.-W. Böckenförde, un des juristes les plus brillants parmi ceux qui se sont inscrits dans la postérité doctrinale schmittienne, aucun État ne peut se constituer ou se maintenir sur la seule base de la garantie des libertés de l'État de droit. Il a besoin d'un lien unificateur, d'une force garantissant l'homogénéité qui précède cette liberté et maintient l'État en tant qu'unité politique.
Sur ces considérations et, plus généralement, sur le dévoilement d’une violence fondatrice de l’expérience démocratique, J.-F. Kervégan nous invite très souvent à « prendre congé de [Schmitt], mais à partir d’une position atteinte en partie grâce à lui » : par exemple, concernant l’exigence d’une légitimité apte à transcender le formalisme légal, J.-F. Kervégan se propose de penser autrement que Schmitt la légitimité et son rapport avec la légalité (sur ce point, il propose une stimulante critique de l’affirmation habermassienne selon laquelle les procédures et les formes de la pratique démocratique peuvent être le fondement légitime des droits de l’homme). Pour faire droit à la richesse de l’ouvrage, il convient également de préciser que les thèmes qui y sont discutés dépassent de beaucoup la seule critique des illusions normatives de l’idéologie juridique dominante. Que ce soit au sujet de la dénonciation de l’humanitarisme et de la confusion entre morale et politique ou de la célèbre condamnation de l’évolution de la doctrine du droit des gens (la pertinence des concepts schmittiens au regard du nouvel ordre juridique mondialisé est particulièrement discutée), l’enjeu de l’ouvrage demeure le même : montrer en quoi l’œuvre schmittienne est intellectuellement fréquentable, d’une part, par ce qu’elle peut nous apprendre (par exemple, ce que l’attachement nostalgique à l’univers classique de la politique nous dit non seulement du devenir de la forme étatique du politique, mais également d’une époque historique ou d’un moment de l’histoire des idées) et, d’autre part, par les désaccords qu’elle exprime ou emporte et qui nous obligent ainsi à défendre, à étayer ou à approfondir certaines de nos positions.
L’ouvrage de Jean-François Kervégan se tient à distance des postures passionnées ou polémiques dans lesquelles s’est généralement (et fort légitimement) opérée la réception de l’œuvre schmittienne. Le singulier épisode traversé, il y a quelques années, par une doctrine juridique française découvrant avec une amère surprise que le versant le plus sombre de cette œuvre avait été, si ce n’est ignoré, du moins sous-estimé et prenant soudainement la mesure véritable de la noirceur de l’auteur, peut désormais distiller ses effets. Le masque ayant été définitivement jeté, tout ce qui peut s’écrire dans cet âge doctrinal post-traumatique où plus rien ne peut être ignoré doit désormais entretenir un nouveau rapport à l’endroit de cette œuvre. Ce sont les contours de cette nouvelle distance que J.-F. Kervégan s’efforce de circonscrire. Il apparaît à l’évidence qu’il ne s’agit en aucun cas de « neutraliser une partie de la pensée schmittienne pour en faire un usage prétendument dénazifié » (selon la position dénoncée en février 2007 par Yves Charles Zarka dans une tribune qui avait déjà pour titre la question « Que faire de Carl Schmitt ? »), mais, tout au contraire, de mettre en évidence ce qui peut, en elle, retenir l’attention et commander un intérêt académique. A la lecture de son ouvrage, on croit deviner que J.-F. Kervégan, persuadé du fait que la stigmatisation, pour indispensable qu’elle soit, ne peut être le dernier mot de ce débat, s’est proposé de prendre cette question à la lettre et d’y répondre en montrant ce qu’il est éventuellement possible de faire de l’œuvre du juriste weimarien.
En effet, si cette dernière peut nous donner matière à penser, c’est qu’elle possède, à l’instar de toute pensée savante (nous utilisons cet adjectif de manière générique car l’appréciation à porter sur la consistance ou les qualités spéculatives de cette œuvre appartient à chaque lecteur), une logique propre ou, plus exactement, une autonomie à l’endroit des motivations et engagements idéologiques de son auteur. Seule cette autonomie autorise, en étant d’une lucidité totale et désolée sur ce dernier, l’attention qu’on peut y porter et l’usage qu’on peut en faire à l’aune des impératifs de la rationalité discursive. Il suffit, pour se convaincre de cela, de rappeler que l'engouement pour les écrits weimariens de Schmitt a nourri la réflexion de penseurs aussi variés que Benjamin, Strauss, Kojève ou Aron. En outre, il est certain que la vie des idées se nourrit sans cesse d’une confrontation entre les auteurs : à cet égard, il n’est pas indu de penser, tout en s’armant d’une grande lucidité quant aux interprétations proposées par Schmitt que l’on sait être traversées de chausse-trapes et de dénaturations diverses (on se souvient, à cet égard, d’un article de Stéphane Rials qui avait pour titre éloquent « Hobbes en chemise brune »), que le dialogue qu’entretient le juriste weimarien avec certains philosophes ou juristes est souvent traversé d’observations pertinentes et éclairantes. Il peut être rappelé, à titre d’exemple, que J.-F. Kervégan avait montré, il y a quelques années, ce que l’étude de la reformulation schmittienne du réalisme hégélien pouvait apporter, même en creux, à l’intelligence de la pensée politique de Hegel.
Il est fort à parier que l’ouvrage de J.-F. Kervégan inaugure une nouvelle ère de la réception et de la lecture de Schmitt, non pas celle de l’apaisement car l’œuvre en question demeure et demeurera toujours sous l’ombre d’un important malaise (qui en interdit toute banalisation académique ou universitaire), mais celle d’une mise à distance informée et consciente, c’est-à -dire celle de la complexité. Il importe en effet, à présent, et comme nous y invitent implicitement les stimulants développements de J.-F. Kervégan, de dépasser un manichéisme simpliste qui commanderait de choisir entre deux portraits : celui où Schmitt serait uniquement dessiné sous les traits d’un homme détestable devenu le Kronjurist de l’époque nazie ou celui où il serait uniquement présenté comme un classique qu’il faudrait exonérer de ses écrits les plus embarrassants. A cet égard, l’exigence de la complexité à laquelle nous sommes conviés consiste, d’une part, à reconnaître, fût-ce au prix d’une indignation sans partage, que l’on puisse faire tenir dans l’unité d’un homme à la fois un théoricien et un nazi (la comparaison avec Heidegger vient ici aisément à l’esprit) et, d’autre part, à accepter de le lire comme l’auteur d’une production savante qui peut, par certaines de ses contributions, nous aider à éclairer ou à approfondir certains problèmes de la littérature constitutionnelle ou politique (pour se convaincre à cet égard de la pluralité des usages qu’il est possible de faire d’un même concept schmittien, il suffit, par exemple, de renvoyer aux thèses défendues par Olivier Beaud ou Antonio Negri au sujet de la souveraineté constituante).
Il convient toutefois, même animé d’une telle démarche, de faire le départ entre l’attention et la considération intellectuelle, c’est-à -dire entre un usage savant et une utilisation de l’œuvre à des fins politiques particulières (dont témoigne tout particulièrement l’emploi par Giorgio Agamben de la théorie de l’état d’exception). La ligne de faîte est donc étroite pour les lecteurs de Schmitt : avertis de son assentiment au nazisme qui ne saurait être ni un fait de biographie ordinaire ni une abjection inessentielle à l'intelligence de l'œuvre, ils savent que c’est à la bordure de l’extrême vigilance critique et de la curiosité intellectuelle que leur lecture doit désormais trouver son lieu.
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l’Université Rennes 1. Il est l'auteur notamment de : Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : Le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, P.U.F. (collection Léviathan), 2002 ; Carl Schmitt. L'irréductible réalité du politique, Paris, Michalon (collection Le bien commun), 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard (collection Les sens du droit), 2010.