Introduction - La théorie de l’État entre passé et avenir. Journées en l’honneur de Carrés de Malberg
On célébrera en 2011 le 150e anniversaire de la naissance de Carré de Malberg et le 100e anniversaire de son premier véritable article de doctrine constitutionnelle, consacré à la Constitution d’Alsace-Lorraine de 1911. Peut-être est-ce l’occasion de nous interroger moins sur l’œuvre même, qui a déjà fait l’objet de multiples commentaires, que sur la tentative même de Carré de Malberg : contribuer à la théorie générale de l’État. S’interroger, donc, non sur l’œuvre mais sur l’objet visé. Quel sens a pu avoir et peut avoir encore aujourd’hui « faire de la théorie générale de l’État » ?
L’expression, banalisée, il faut le reconnaître, n’inspire plus de grandes œuvres, ces belles totalités qui, au prisme du sujet pensant, restituent la complexité d’un objet dans sa systématicité – et donc le simplifient pour en revenir à l’élémentaire. Les auteurs des grands ouvrages qui portent ce nom ne sont du reste pas nombreux : Jellinek, Carré de Malberg, Kelsen, Heller, pour les plus grands d’entre eux. Le mouvement, si prometteur, initié à la fin du XIXe siècle, se perd dans les années trente. Après la Seconde guerre mondiale, il ne reste pour ainsi dire plus rien de la théorie générale de l’État. La grande entreprise de systématisation du droit public, dont les fondements seraient clairement mis à jour, paraît s’étioler en de multiples expressions : théorie de la constitution, théorie de la démocratie, théorie de la fédération, théorie de l’intégration, etc. Un concept s’y trouve disséminé, autour duquel pourtant on pourrait penser l’unité du droit public – l’État, et sa grande tenue d’apparat - la souveraineté.
Nulle nostalgie dans ce constat, mais la volonté de comprendre le pourquoi de cette évolution qui occulte la pensée de l’État à l’ère de son omniprésence ou bien anticipe sa disparition à l’ère de la disparition de « la grande politique ».
Pour essayer de tracer un chemin d’hier à aujourd’hui, nous proposons de réfléchir à trois ensembles de questions ou de problèmes :
I. L’époque des théories générales de l’État (comme on dit l’époque des conceptions du monde).
Nous voudrions essayer de comprendre ici ce qui a rendu intellectuellement possible la pensée de la théorie générale de l’État – c’est-à -dire de penser l’unité des fondements du droit public envisagé comme un système – entre les années 1880 et les années 1920-1930.
Quelques idées viennent à l’esprit. Pêle-Mêle,
-* l’incidence du suffrage universel sur la question de la représentation et l’apparition d’un clivage possible entre volonté légale et volonté réelle du souverain (par hypothèse, le peuple ou la nation) ;
-* l’autonomisation de la puissance publique par rapport à son principe de légitimité (souveraineté monarchique, souveraineté populaire, etc.) et l’apparition d’un clivage possible entre le droit et le politique ;
-* la tentative de réduire ces fractures en recourant à la définition de l’État comme une personne juridique, définition qui paraît indissociable de l’entreprise même d’une théorie générale de l’État.
Représentation, souveraineté, personnalité sont comme les trois Grâces de la théorie générale de l’État.
II. Les mutations de la théorie générale de l’État
A. De la théorie de l’État à la science politique
Après les années 1920 (après Carré de Malberg et Kelsen et sous réserve de la Staatslehre d’Hermann Heller, inachevée et posthume) il n’est plus rédigé de grandes théories de l’État. Il en est bien encore quelques unes (La Bigne de Villeneuve, par exemple) mais qui répètent en moins bien l’œuvre des « grands maîtres ». Le temps de la théorie générale de l’État est passé. A-t-elle disparue ?
Il est intéressant de noter que des grands héritiers des grands maîtres se tournent vers d’autres disciplines. Voegelin, jeune élève de Kelsen, commente dans sa jeunesse l’Allgemeine Staatslehre. Mais quand il adopte la langue anglaise, quelques années plus tard, il ne fait plus référence, pour désigner la même discipline, qu’à la political science et développe alors une théorie politique du symbole.
Burdeau, l’élève que Carré de Malberg n’a pas eu, se lance, après une thèse très marquée par l’œuvre du grand juriste strasbourgeois, dans un monumental Traité de science politique, qui ne recule pas devant la spéculation théorique. Mais l’ambition systématique semble ici se confondre avec une volonté d’exhaustivité qui en est pourtant le contraire.
Plus tard, Julien Freund, qui n’a pas de formation de juriste mais se tient au fait de la discipline, par l’intermédiaire de l’œuvre de Carl Schmitt notamment, rédige une Essence du politique. L’ambition systématique est bien établie mais sous la forme d’une théorie générale du pouvoir politique et non plus d’une théorie juridique de l’État.
-* La science politique (une science politique) a-t-elle pris la place de la théorie générale de l’État ?
-* Ce qui était pensé sous l’espèce de l’État est-il pensé maintenant sous celle du pouvoir ?
-* Les développements de la sociologie et de la statistique appliquée aux faits sociaux permet-elle d’exprimer en terme de norme-moyenne ce que le droit exprimait en terme de norme-devoir ?
B. La dilatation de l’État
L’État depuis 1920 s’est dilaté, pour toucher à des objets, à des secteurs qui n’étaient pas les siens au XIXe siècle. On peut essayer d’en identifier quelques uns :
-* La défense des libertés publiques (devenues fondamentales). Le droit, même positif, n’est pas vraiment le droit aujourd’hui sans une attention constante aux droits et libertés publiques, fondamentaux. L’individu, peu présent dans la théorie de l’État du XIXe, absent chez Carré de Malberg, est au centre des préoccupations. L’excès de pouvoir fait l’objet de plus d’attention que le pouvoir.
La théorie générale de l’État est aussi une théorie des libertés fondamentales.
La théorie de la constitution et le droit constitutionnel semblent se suffirent à eux-mêmes.
-* La régulation économique et sociale est également un facteur qui modifie la compréhension de l’État. Il faut entendre ici que les fonctions de l’État sont non seulement multipliées mais l’État est ontologiquement transformé.
La théorie de l’État est aussi une théorie de l’État social, de l’État redistributeur et de l’État régulateur.
C. L’internationalisation, la mondialisation, la globalisation
Une des caractéristiques de la vie internationale depuis 1945 est la disparition des empires coloniaux et l’apparition de pôles régionaux d’intérêts, de solidarités et d’intégration (UE, ALENA, MERCOSUR, ASEAN, etc.) qui sont en fait les moteurs du processus qu’on qualifie un peu abusivement de mondialisation. Au nomos asymétrique et européocentré de la projection de Mercator succèdent des représentations polycentrées d’ordres régionaux en concurrence. On propose d’évaluer ici la pertinence de deux problèmes :
Pourquoi la décolonisation et la multiplication des États souverains, contigus, saturant quasiment la surface du globe, n’a pas été accompagnée d’un renouveau significatif de la théorie générale de l’État alors même que la forme de l’État paraissait seule à même de réaliser la liberté politique ?
Dans quelle mesure les concepts issus de la théorie générale de l’État sont utiles à la théorisation des intégrations régionales et, particulièrement, à la théorisation de l’intégration européenne comme réalisation d’un espace global de liberté ?
III. Après la théorie générale de l’État
Les mutations rapidement identifiées ne font pas disparaître le besoin de systématiser la pensée du cadre institutionnel de la vie publique. Mais l'État – la pensée de l’État – n’en constitue plus le cœur. Il est à son tour pris dans des réseaux qui seuls le légitime. La théorie de la démocratie, par exemple, semble avoir largement excédée les contours de l’État pour devenir démocratie locale ou, au contraire, démocratie internationale, ou bien encore démocratie « sociale ». Sa forme même s’en trouve modifiée car le sujet de la démocratie est aujourd’hui moins le citoyen – et encore moins le national – que l’homme dans sa nudité d’animal. Le Parlement des enfants, le conseil des anciens, viennent concourir à la délibération et contribuer ainsi à la bonne gouvernance. Le vocabulaire est changé. Le gouvernement, trop unilatéral – trop étatique peut être – devient la gouvernance ; la loi cède un peu à de multiples mécanismes de régulation fondés sur la négociation et laissant une place plus large aux accommodements et à la « soft law ». La dérogation, trop souveraine, est remplacée par l’accommodement (raisonnable, parfois). Une conception différente du cadre institutionnel de la vie publique se fait voir à travers la théorie générale de la fédération, la théorie générale de l’intégration, la théorie générale de la constitution.
A travers ces mutations, c’est une représentation de l’autorité paternelle de l’État qui se trouve mise en question, et, avec elle, une onto-théologie qui peut être soutendait la théorie générale de l’État. Une doctrine implicite de l’incorporation de la communauté dans l’État et de l’incarnation de l’État dans la représentation de la communauté soutendait la représentation de l’unité de la représentation. Elle se trouve mise en question. La question de la personnalité de l’État se trouve ainsi à nouveau reposée.
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Le colloque se veut d’abord pleinement interdisciplinaire. Les organisateurs n’entendaient pas assigner aux intervenants un thème, mais leur ont demandé de décider par eux-mêmes et librement de l’angle sous lequel ils souhaitaient envisager un ou plusieurs des problèmes ci-dessus exposés. La seule contrainte imposée était de s’inscrire dans le champ des questions soulevées ci-dessus.
Olivier Jouanjan est professeur de droit public à l'Université de Strasbourg, professeur honoraire à l'Université de Fribourg-en-Brisgau et directeur de l'Institut de recherche Carré de Malberg.
Éric Maulin est professeur de droit public à l’Université de Strasbourg et membre de l'Institut de recherche Carré de Malberg.