Le droit est-il dans la tête ?
Si le réalisme en tant que théorie de l’interprétation est désormais largement diffusé, les racines de la théorie réaliste du droit demeurent, en France, assez méconnues. La traduction du premier livre de Karl Olivecrona vient donc fort heureusement combler un vide.
On pourrait de prime abord penser qu’il y a quelque incongruité à publier, de nos jours, un texte aussi peu connu d’un auteur lui-même relativement confidentiel et qui, s’il a laissé un nom en théorie générale du droit, l’a fait avec un autre livre malheureusement non encore traduit en français. En effet, l’ouvrage qui a paru en français sous le titre De la loi et de l’État est la première version du maître-livre de Karl Olivecrona qui s’intitulait Law as Fact (1971). D’abord publié au Danemark en anglais en 1939, la première édition et première version de Law as Fact fut ensuite publiée en danois en 1940 mais Olivecrona lui donna comme titre Om lagen, och staten, soit, en français : De la loi et de l’État.
Professeur à l’Université de Lund, le suédois Karl Olivecrona (1897-1980) a fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler l’École d’Uppsala. Il fut un des assez nombreux élèves du philosophe suédois Axel Hägerström dont la notoriété reste assez confidentielle en France.
C’est d’ailleurs l’année de la mort de Hägerström que Olivecrona publie ce premier livre dans lequel il présente plusieurs des thèses qu’il développera par la suite et qui constituent les principaux éléments du réalisme scandinave dont, notamment, la critique de la conception du droit comme « volonté de l’État », la « déconstruction » du concept de « droits », la dénonciation comme purement métaphysiques de concepts tels que « la volonté » de l’État, « l’unité » du pouvoir étatique et, bien entendu, de « force obligatoire du droit ».
C’est un euphémisme de dire que la version anglaise de cette première édition, désormais disponible en français, fut fraîchement accueillie par la critique américaine.
Les plus magnanimes notaient que son analyse du concept de « droits » – le plat de résistance des réalistes scandinaves – évitait l’erreur de Vilhelm Lundstedt. Par un goût de la radicalité hérité de Hägerström, ce dernier tendait à ne voir dans les « droits » qu’un mot pour des situations réelles dans lesquelles, sur le fondement de règles mises en œuvre par la force, certains actes produisent certains effets. Mais ils relevèrent que le concept de « fait » chez Olivecrona restait assez flou. D’autres furent plus sévères. Ainsi, Max Radin jugea le livre peu novateur et empreint d’immaturité : « répéter continûment que les hommes n’obéissent à la loi que parce que, consciemment ou non, ils ont peur d’être envoyés en prison s’ils n’y obéissent pas, revient à dire que la gentillesse est une forme inversée d’égoïsme et que les souffrances des martyrs sont pleinement compensées par leur plaisir masochiste à souffrir ». Il ajoutait que la très grande majorité des actes individuels quotidiens interviennent non seulement sans la peur du gendarme mais sans même qu’on le connaisse ni l’envisage. Il concluait sa recension par un encouragement à double tranchant (« I think Mr. Olivecrona should try his hand at these questions again »). Olivecrona attendra plus de trente ans pour suivre ce conseil et le livre qu’il publiera alors, le fameux Law as Fact, s’inscrira parmi les ouvrages fondateurs de la théorie générale du droit contemporaine.
Il n’est pas anodin que Max Radin ait été un des premiers lecteurs de Olivecrona aux États-Unis : comme lui, il s’était intéressé au droit romain et à l’analyse du discours juridique en adoptant une attitude réaliste. Dans au moins deux de ses articles, contemporains du livre de Olivecrona, il avait contesté la fiction du « législateur » dont l’interprète devrait sonder l’intention et entrepris de déconstruire, à sa façon, le concept de « droits » en s’appuyant sur le travail précurseur de Hohfeld.
Mais le réalisme de Radin se fondait sur des prémisses bien moins radicales que celles de Olivecrona lequel, dans ce premier livre, semble effectivement s’essayer à la mise en forme d’idées qu’il trouvait d’abord chez Hägerström et qu’il a contribué à diffuser.
En fidèle héritier de Hägerström, Olivecrona a deux adversaires : le jusnaturalisme et le positivisme normativiste (ou plus simplement, le normativisme) incarné par Hans Kelsen (relevons au passage que Hägerström avait consacré un long compte rendu très critique à la Théorie de l’État de Kelsen). Rappelons-le : le réalisme juridique se présente d’abord et surtout comme une « autre » conception du droit, ce que l’on appelle aujourd’hui une « alternative », une troisième voie, au-delà du jusnaturalisme et du positivisme.
Ces adversaires s’exposent tous deux à la même critique : celle de vouloir donner aux règles de droit un fondement solide, qu’importe le fondement choisi (Dieu, la Nature, l’État). Dans les deux cas, ces conceptions du droit sont qualifiées de mystiques ou de métaphysiques ce qui est un antonyme du terme « réalisme ». Aux juristes qui imaginent que le droit prend sa source dans une « volonté » (qu’elle soit justement celle de Dieu, de la Nature ou de l’État), les réalistes opposent que le droit n’est rien d’autre qu’une représentation psychologique ou mentale de certains faits sociaux. Bref, le droit est dans la tête. De là , la thèse propre à Olivecrona (et à laquelle il laissera son nom) que les normes juridiques sont des « impératifs indépendants », que les droits n’ont pas d’existence objective, qu’il n’y a pas d’antagonisme entre le droit et la force car il n’y a pas de droit sans l’exercice de la force, l’État lui-même n’est finalement rien d’autre que de la force organisée et, enfin, que ce n’est pas la morale qui dicte la loi mais le droit qui inspire la morale.
Au contraire du normativisme ou du jusnaturalisme qui ont encore en commun de créer des dualismes – le monde des normes et le monde des faits, le monde du droit idéal et le monde du droit positif – le réalisme entend rendre compte de la réalité naturelle du droit et de la place que prend la nature humaine dans le droit. Son approche du droit est donc causale et scientifique ou, mieux encore, causale parce qu’elle se veut scientifique : le droit n’a pas une origine magique et, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, on n’a pas connaissance de société sans ordre juridique. En revanche, il y a des causes sociales et psychologiques qui expliquent qu’on y obéisse.
On se propose de revenir sur chacune des sept principales thèses du livre.
Les principales thèses
La force obligatoire du droit est une construction de l’esprit
La première thèse que tient à défendre Olivecrona – et qui anime tout l’ouvrage – est que la « force obligatoire du droit » est une illusion.
Certes, le droit est traditionnellement défini comme un ensemble de règles contraignantes et, ce qui distingue le droit de toutes les autres règles, ce qui constitue le critère de la règle juridique, selon la théorie classique, c’est que le droit est doté d’une force obligatoire (d’aucuns diraient aujourd’hui une « force normative »). Cette force obligatoire du droit est – ou a été – présentée comme une réalité objective, tant par les doctrines jusnaturalistes qui imaginent que le droit positif possède une force obligatoire en vertu du droit naturel, que par les doctrines positivistes qui enseignent que le droit est l’expression de la volonté de l’État. Or, une telle réalité est inadmissible en ce qu’elle relève d’un monde différent du nôtre : que l’on invoque la Nature, Dieu ou l’État, dans tous les cas, on imagine une entité étrangère qui n’appartiendrait pas à notre propre réalité :
« si l’on refuse l’idée superstitieuse d’après laquelle le droit émanerait d’un dieu, seule reste la possibilité selon laquelle le droit est la création des hommes. Et en effet, les règles ont toujours été établies au moyen de la législation ou d’une autre manière par des hommes en chair et en os. Les règles de droit ont ainsi une origine naturelle. De même, elles agissent de façon naturelle, en exerçant une pression sur les membres de la société et constituent une cause, tout aussi naturelle, parmi d’autres, de la conduite des magistrats dans l’exercice de la fonction juridictionnelle et de la façon dont les individus se comportent les uns envers les autres. Le législateur et toute personne en position d’édicter des règles peuvent ainsi exercer une influence réelle sur le mode de conduite de leur concitoyens. C’est sans doute aussi tout ce qu’ils ont le pouvoir de faire » (Olivecrona, 43).
La critique se situe donc d’emblée sur un double plan : l’un, ontologique – il n’existe que des entités naturelles – l’autre, épistémologique – nous ne pouvons connaître que des faits naturels et la relation entre les faits ne peut être que causale.
C’est la raison pour laquelle Olivecrona entreprend, dès les premières pages de son livre, une critique de Kelsen reprenant d’ailleurs certains des arguments que Hägerström formulait plusieurs années auparavant.
En effet, comme tous les positivistes, Kelsen rattache le droit à la volonté de l’État, mais, radicalisant la démarche classique, Kelsen parle du droit comme une « réalité spirituelle » et non naturelle et assigne à la science du droit de s’occuper des normes du monde du Sollen et non des faits relevant du monde du Sein. Cela le conduit à expliquer qu’il n’y a pas de causalité en droit comme il y en a une dans la Nature ; le délit n’est pas la cause de la sanction ; le lien entre délit et sanction est le fait du législateur.
Or, Olivecrona conteste doublement une telle présentation : d’une part, la volonté de l’État est un mythe ou un leurre et d’autre part, cette idée de lien spécifique est une idée métaphysique.
Ce faisant, il relit en termes ontologiques les thèses épistémologiques de Hägerström lequel opposait à Kelsen que l’idée d’un monde du Sollen est absurde car ce monde n’étant pas susceptible d’être mis en relation au monde du temps et de l’espace, on ne peut même pas en avoir connaissance : « so far as I contemplate the one, the other does not exist for me ».
Olivecrona reprend cette idée mais la formule autrement : « un système de droit qui se situerait hors du monde réel est impensable pour une raison simple : rien ne peut être mis en relation avec des phénomènes réels du monde temporel et spatial qui n’appartienne à ce même monde. Par conséquent, toute affirmation de l’existence d’un ordre juridique qui, de façon mystérieuse, se situerait au-dessus des faits de la vie est en elle-même contradictoire et confine à l’absurde » (Olivecrona, 43).
L’expression « force obligatoire du droit » ne renvoie donc à rien qui puisse correspondre à une quelconque réalité : les règles de droit relèvent des nombreux faits qui déterminent les actions humaines mais la force obligatoire du droit, elle, est une « construction de l’esprit ». L’action des règles peut être expliquée en termes de causalité sans que l’on ait besoin d’aller chercher une idée métaphysique comme celle de « devoir-être objectif » ou même « d’imputation ».
À cette idée d’une réalité propre du droit, indépendante du monde réel, Olivecrona oppose la réalité psychologique : le législateur vote des lois en vue d’obtenir certains résultats, en vue d’influencer des comportements, et le droit tout entier – l’ordre juridique – est constitué d’actes humains qui n’ont pas en eux-mêmes une force magique mais qui exercent une influence décisive sur le comportement individuel parce que les individus sont eux-mêmes psychiquement ou psychologiquement conditionnés pour se soumettre à ces actes.
L’idée de « force obligatoire » est donc d’abord et avant tout une « réalité psychologique » dont le fondement (…) réside dans « le fort sentiment de subordination que nous éprouvons à l’égard de l’ordre juridique » (Olivecrona 46). En d’autres termes, nous ne sommes pas obligés, nous nous sentons obligés et c’est là le « reflet du sentiment de contrainte intérieure », ce n’est pas un trait de caractère inhérent à la règle (Olivecrona, 66). La source de ce sentiment est d’ailleurs double : elle tient, d’une part, à la perception instinctive de la nécessité du maintien de la paix sociale et, d’autre part, à la pression psychologique qu’exerce sur nous l’ordre juridique qui « impose ses règles inflexibles et permanentes auxquelles nous sommes constamment exposés » (Olivecrona, 46).
Au-delà de la psychologie, on trouverait la métaphysique dans laquelle baigne la théorie d’un Kelsen et dont le réalisme se tient à distance.
Ce chapitre fait figure d’épigraphe à l’ouvrage tout entier. Il mérite d’être mis en relation avec le dernier chapitre consacré à l’État. Recherchant des réalités au-delà de ce qu’il tient pour une mystique de juristes, Olivecrona refuse d’identifier l’État à une « personne juridique » supérieure exerçant la « souveraineté » (Olivecrona, 156). Au contraire, l’État est cette organisation fondée sur la force armée, qui dispose d’une réelle capacité à faire usage de la force. Quant à l’idée que l’existence internationale de l’État dépend de la reconnaissance, c’est pour Olivecrona un « tour de passe-passe juridique ». En termes réalistes, la vérité est que « les organisations qui ont réussi à affirmer un monopole de la force sur un territoire donné font, tôt ou tard, l’objet d’une réception par les représentants d’organisations similaires et selon certaines règles créées pour les relations internationales » (Olivecrona, 157). De même, ce que l’on appelle « pouvoir de l’État » ou « pouvoir étatique » est une illusion. En réalité, le pouvoir comprend deux aspects : d’une part, « la posture de la personne détentrice d’une capacité d’influence dans la société » et qui dépend des moyens dont elle dispose, et d’autre part, « les dispositions propres à cette personne et la position des tiers par rapport à elle, en somme tout ce qui conduit à leur soumission » (Olivecrona, 158). Il est donc plus pertinent de parler de « positions » ou de « situations » de pouvoir plutôt que d’un pouvoir étatique unique. Mais cette force et ce pouvoir sont aussi eux-mêmes liés par la loi : non que cette dernière puisse empêcher toute personne de se servir de la force mais c’est elle qui crée les conditions de la mise en œuvre de la force. Et, dans toute société civilisée, dit Olivecrona, ce sont les juges qui régulent l’usage de la force, à côté du pouvoir militaire.
On comprend dans ces conditions que Olivecrona perçoive l’antagonisme entre le droit et la force comme une idée métaphysique. Selon son analyse, la force est une condition du droit. De même, si l’on dit parfois que « le droit est garanti par la force », il faut comprendre, d’un point de vue réaliste, que ce n’est pas « le droit » qui est garanti mais un certain ordre social, bien réel. De même encore, quand on dit que « la force protège les droits », on fait en sorte qu’un élément de réalité corresponde à ce pouvoir idéel qu’est le droit subjectif et donc on crée « un équivalent réel au pouvoir idéel » car un fait réel ne peut pas protéger une représentation mentale (ce que sont les droits subjectifs). Dans tous les cas, cela revient toujours à dire que « l’ordre réel est maintenu au moyen de l’utilisation régulière de la contrainte légale et qu’à cet ordre réel sont reliées des idées métaphysiques concernant les droits » (Olivecrona, 131).
Les autres thèses défendues par Olivecrona semblent découler quasi logiquement de ces deux développements.
Le droit est constitué d’impératifs indépendants
Si Olivecrona refuse l’idée d’une force obligatoire du droit comment peut-il rendre compte de la nature des règles de droit ? Sa réponse tient dans le concept d’« impératif indépendant » auquel il a attaché son nom.
Ce concept est là aussi dirigé contre la théorie dite « impérativiste » (qualificatif forgé par Hägerström, et qui se décompose en une thèse – les règles de droit sont des commandements qui émaneraient de l’État – et un présupposé : l’ordre juridique est créé par l’État). Or, comme son maître, Olivecrona en conteste tant la thèse que le présupposé qui la fonde.
D’une part, les règles de droit ne sont pas des commandements au sens propre parce qu’un commandement suppose un commandant ou un commandeur. L’État, que la théorie « impérativiste » imagine être à l’origine du commandement, n’est pas une personne naturelle mais une organisation. Or, « une organisation ne peut donner d’ordres » (Olivecrona, 55). On pourrait certes rechercher, au sein de cette organisation, ceux dont la volonté constitue un commandement. Mais une telle recherche serait vaine car il existe une multitude d’individus au sein de cette organisation, lesquels changent régulièrement, de sorte que la grande majorité des règles existaient avant qu’ils n’accèdent au pouvoir et elles continueront à régler la vie du pays après qu’ils l’aient quitté (Olivecrona, 56).
Si l’on raisonne en réaliste, et donc en termes de causalité, on ne parvient pas à trouver une cause naturelle qui puisse être à l’origine d’un commandement.
D’autre part, le présupposé initial du normativisme est erroné : si l’État est une organisation, elle repose sur un ensemble de règles, des règles elles-mêmes juridiques. De sorte que l’ordre juridique n’est pas créé par l’État mais, au contraire, il faut admettre que :
« l’État au sens réaliste du terme suppose l’existence d’un ordre juridique. L’erreur qui est souvent faite vient de ce que l’organisation étatique fournit elle-même le mécanisme psychologiquement efficace qui permet la création de règles c’est-à -dire la législation. À cela s’ajoute la tendance à anthropomorphiser l’État, à en faire un être surnaturel qui se manifeste par l’intermédiaire du législateur et des autres autorités publiques, comme s’il agissait par l’intermédiaire de ses “organes” » (Olivecrona, 58).
Contre cette thèse, Olivecrona propose de traiter les règles juridiques comme des « impératifs indépendants » : les règles de droit sont émises sous la forme impérative, les individus y sont soumis parce qu’ils sont conditionnés, mais la structure des impératifs indépendants est distincte d’un commandement. Tandis que ce dernier adopte la forme « tu dois faire X », les impératifs indépendants associent un modèle de comportement à une forme impérative : ils ne s’adressent pas à une personne en particulier mais ils visent à activer chez tous les individus l’idée que tel acte est prescrit, tel autre interdit » (Olivecrona, 62).
Il n’y a à cet égard aucune différence entre le droit et la morale : les règles morales sont elles aussi des impératifs indépendants. Leur origine est la même – elles émanent d’hommes vivant parmi les hommes – et leur contenu fort semblable – les deux domaines, celui du droit et de la morale, se recoupent largement quand bien même on trouverait des règles juridiques dénuées de caractère moral (le code de la route) et des règles morales sans équivalent en droit (l’obligation de dire la vérité par exemple).
Ainsi, la seule différence entre les règles juridiques et les règles morales portent sur leur objet : sont juridiques les règles qui se rattachent au fonctionnement de l’État et celles qui sont relatives aux comportements des individus contre lesquels sont utilisées des dispositions contraignantes ; sont morales les règles qui sont perçues comme des devoirs sans l’aide d’une autorité investie du pouvoir législatif.
Enfin, les jugements judiciaires sont eux aussi des impératifs indépendants même s’ils sont singuliers : ils ne proposent pas un modèle de comportement mais créent une situation juridique.
Les règles de droit existent par intermittence
Dire, comme le fait Olivecrona, que les règles juridiques ou morales sont des impératifs indépendants ne revient toutefois pas à nier l’existence même des règles, à l’instar de certains réalistes américains. Olivecrona rejette vigoureusement le scepticisme à l’égard des règles que manifestait avec vigueur Jerome Frank, dont le livre était alors très à la mode, et pour qui « la représentation d’un droit déterminé à l’avance et (…) appliqué par les tribunaux ne serait que pure illusion », Olivecrona soutient au contraire qu’une règle existe « en tant que contenu de représentations surgissant par intermittence chez les individus » (Olivecrona, 68). Certes, l’impression de permanence est ravivée par divers moyens propres au système juridique mais il n’y a pas pour autant de réalité de cette permanence.
Et si les règles sont des représentations, on ne peut en nier la réalité car ces représentations servent de modèles de comportement : « exclure cette réalité, lorsqu’il s’agit d’expliquer la nature de l’ordre juridique, c’est comme fonder la médecine sur l’hypothèse selon laquelle l’homme serait un être dénué de réalité » (Olivecrona, 69).
Les sources du droit sont les rouages d’une machinerie sociale complexe
Olivecrona n’a pas une thèse très originale sur les sources du droit. L’essentiel de son propos vise à dénoncer le mysticisme ou la métaphysique de ceux qui voient dans la transformation du fait en droit un « grosse Mysterium ».
Selon lui, « l’acte de législation constitue le maillon d’une chaîne causale psychologique qui aboutit à conférer à la loi son réel caractère obligatoire », elle constitue « un véritable rouage de la machinerie sociale, lequel influe sur le comportement des citoyens », (Olivecrona, 80). Et reprenant la métaphore imaginée par Hägerström, il compare l’appareil législatif à une centrale hydraulique où les différentes lois sont les canalisations, « l’eau du fleuve représente le peuple uni dans le respect dû à la constitution » et cette centrale « transforme l’eau en énergie électrique qui est transportée vers d’autres contrées pour faire fonctionner marteaux pilon, métiers à tisser, batteuses, etc. » (Olivecrona, 82).
De même, emprunte-t-il à Hägerström l’idée qu’il n’y a pas de volonté de l’État, que les législateurs ne sont pas des organes de ce dernier et que ce qui est primordial dans l’acte de légiférer c’est le respect des formes constitutionnelles. Dans ces conditions, explique-t-il, « la particularité des législateurs est qu’ils détiennent une posture leur permettant de proclamer des impératifs dont les effets pratiques sont étendus » (Olivecrona, 82) et « les dispositions de la loi sont rendues psychologiquement effectives par le biais des mécanismes ritualisés prévues par la constitution » (Olivecrona, 83).
L’autre source du droit qu’identifie Olivecrona est la coutume, pour laquelle les réalistes ne rencontrent pas les difficultés des normativistes car, rejetant toute idée de volonté de l’État, le juriste réaliste peut reconnaître que la coutume est une autre façon d’introduire des impératifs indépendants dans un système donné de règles : « c’est la chaîne causale psychologique qui donne aux impératifs leur efficacité » (Olivecrona, 85). La coutume se forme quand, en l’absence de règle claire un tribunal décide et reprend la même décision devant les mêmes faits. L’idée d’une règle se dégage et quand elle est suffisamment établie, on parle de coutume. En l’absence de règles, les juges iront chercher une ligne de conduite dans la conscience collective.
Quant à la constitution, elle résulte de ce que la force de quelques uns a fini par s’imposer et rien ne sert d’invoquer la notion superstitieuse de « force obligatoire du droit » : la victoire de la révolution joue le même rôle que le dispositif constitutionnel dans la législation ordinaire. Il n’y a donc pas de différence radicale entre législation ordinaire et législation révolutionnaire : l’une a simplement fini par s’imposer comme légitime.
Quant aux origines de l’ordre juridique, Olivecrona estime qu’elles sont aussi indéterminables qu’indéterminées : « Aucune fondation originaire de la société ne nous est connue et il serait illusoire de croire que l’on en puisse saisir le moment précis : à coup sûr, il s’est agi d’un processus qui s’est développé sur une très longue période. (…) Les sociétés dites primitives comportent en effet elles-mêmes un ordre juridique, lequel est le résultat d’une longue maturation et est souvent fort complexe. » (Olivecrona, 92).
Il n’y a donc pas d’explication définitive possible. L’Histoire ne permet pas d’identifier une cause : toutes les étapes de l’évolution nous ramènent à une période où l’ordre juridique existait.
Les droits sont des représentations mentales
Hägerström avait consacré de nombreux développements au concept de droits et à celui d’obligation. Il y défendait l’idée que le droit romain est un ensemble de règles magiques et qu’un droit est un pouvoir surnaturel sur une personne ou une chose dérivé d’une sorte de pouvoir magique, que les règles de droit sont des règles sur l’acquisition et le transfert de ces pouvoirs et que l’acte de « mancipation » est un tour de magie (l’acheteur mesure la chose avec quelques rituels et prononce quelques paroles qui transforme l’esclave en sa propriété). Olivecrona a lui-même approfondi sa démonstration en revenant sur les différents éléments de la possession, notamment la possession par l’âme et par le corps. On sait également que Lundstedt et Ross puiseront chez Hägerström pour alimenter leur propre démonstration sur le concept de droits.
Comme Hägerström, Olivecrona conteste l’idée que les droits soient des réalités objectives et tangibles, comme il conteste l’idée qu’il existe une obligation objective. Pour autant, il rejette le réductionnisme des droits aux faits que défendait Lundstedt : « les droits ne correspondent pas à des faits mais existent dans l’esprit des individus et donc appartiennent au monde empirique à titre de représentations mentales » (Olivecrona, 95).
Les droits ne correspondent pas à des faits car aucun des faits attachés à l’idée de droit ne permet à lui seul d’identifier le contenu d’un droit. Raisonnant sur l’exemple du droit de propriété, Olivecrona montre que ce droit n’est réductible ni à la chose, ni aux règles de droit, ni à l’organisation étatique (ce que Olivecrona appelle la « machinerie juridique »), ni à la position du propriétaire, ni à la sanction ni non plus à la sécurité du titulaire du droit. Quand bien même on en ferait « un pouvoir », on ne parviendrait pas à identifier sa consistance. Certains réalistes, explique Olivecrona, le traitent comme une métaphore censée représenter le complexe d’impératifs indépendants que sont les règles juridiques. Mais une telle explication n’est pas non plus satisfaisante puisque la loi elle-même parle de droits. Le législateur a donc lui aussi adopté un concept de droits qui n’a pas été élaboré par la science juridique mais s’est imposé par l’habitude.
En définitive, si « le concept se dérobe à mesure que l’on tente de déterminer son contenu » (Olivecrona, 100) c’est parce qu’il faut comprendre que :
« le mot droits a une fonction impérative. L’idée que quelqu’un possède un droit joue le rôle d’un impératif indépendant. Cela signifie que le détenteur du droit va pouvoir faire ceci ou cela, que ses actes ne doivent pas être empêchés, que sa volonté doit être respectée, etc. Les combinaisons sont innombrables et les modèles de comportement sont souvent complexes, même si les règles peuvent au premier abord paraître simples » (Olivecrona, 106).
Cette conception d’un droit comme « la représentation d’un pouvoir idéel » présente plusieurs avantages. Elle peut expliquer comment un fait juridique – une loi – peut donner lieu à des droits : c’est notre imagination qui nous fait croire que la loi donne naissance à des droits. Elle peut expliquer aussi le mode de fonctionnement des certains impératifs, se rapportant non à un modèle de comportement mais à des liens de droits idéels, c’est l’idée qu’il existe un droit ou une obligation qui nous conduit à agir selon un impératif indépendant. Enfin, si un droit est une représentation d’un pouvoir idéel, on peut aussi envisager de reconnaître des droits aussi bien à des nouveaux nés, ou des fous, ou des entités fictives, et admettre que l’objet d’un droit est fictif.
Cette démonstration conduit Olivecrona à conclure, à la suite de Hägerström, que les concepts juridiques contemporains « revêtent à l’origine un caractère magique » (Olivecrona, 120) :
« Ce serait une erreur que d’assimiler les concepts modernes aux représentations qui régnaient dans la société primitive. De grandes différences existent naturellement. De nos jours, l’achat d’une boîte d’allumettes n’est pas entouré de croyances surnaturelles comme l’était l’achat cérémoniel d’un esclave dans l’ancienne Rome. Le recoupement entre les deux types de pensée, magique et moderne, est toutefois plus marqué que ce que l’on a tendance à croire. La chaîne de l’évolution n’a jamais été interrompue et il n’est pas possible de discerner véritablement le moment où s’arrête la pensée magique et celui où commence la pensée rationnelle. La pensée juridique moderne est en effet loin d’être entièrement rationnelle : preuve en est l’utilisation de notions étrangères à la réalité telles que les notions de droits et d’obligations. Peut-être approche-t-on au plus près de la vérité si l’on reconnaît que l’on a, dans le domaine du droit, conservé la terminologie et la “structure extérieure” qui caractérisaient la pensée magique, tout en abandonnant la croyance dans les forces surnaturelles. En effet, lorsque nous disons que des droits et des obligations naissent d’un contrat ou d’un autre type d’acte, nous songeons à la mise en œuvre d’un pouvoir et d’un lien d’obligation de caractère idéel, sans qu’il soit besoin de faire intervenir le surnaturel » (Olivecrona, 120-121).
Le droit inspire la morale
En bon élève d’Hägerström, Olivecrona adhère à une métaéthique noncognitiviste qui le conduit à rejeter toute objectivité des valeurs. Cela ne fait pas pour autant de lui un nihiliste moral, bien au contraire. Sa thèse sur les relations entre droit et morale est double.
D’une part, ce n’est pas la morale qui dicte la loi ou inspire le droit, mais c’est le droit qui inspire la morale. Nous vivons depuis toujours dans des sociétés organisées juridiquement, de sorte que nous avons pris l’habitude d’éviter la sanction et avons intériorisé un très grand nombre d’impératifs juridiques. Plus généralement, nous observons le droit en vertu d’une « obligation morale d’obéissance à la loi » (Olivecrona, 144). Cette intériorisation des règles de droit dépend elle-même de plusieurs facteurs dont, d’abord, la machine juridique de l’État – laquelle concoure à créer chez les individus la croyance que les impératifs de la loi sont « objectivement obligatoires » (Olivecrona, 144) – mais aussi le caractère « raisonnable et non arbitraire » des règles juridiques et, enfin, leur application à la fois « régulière et impartiale » (Olivecrona, 145).
D’autre part, si les idées de justice jouent un rôle important dans le développement de la loi, elles ne sont qu’un facteur parmi d’autres : elles se juxtaposent à des considérations d’opportunité, sont même en compétition avec elle, de telle sorte qu’on ne peut voir d’antinomie entre justice et opportunité. Ces idées de justice ne proviennent elles-mêmes pas du ciel mais « trouvent leur origine dans une large palette d’humeur et de sentiments variés. » (Olivecrona, 150)
La science du droit a pour fonction de discerner des représentations et de guider le juge
La démonstration de Olivecrona permet de mieux comprendre l’objet qu’il entend assigner à la science du droit : puisqu’il n’existe, selon lui, aucune réalité juridique objective, mais seulement des représentations mentales, la science du droit ne saurait décrire un devoir-être objectif et ne saurait être « normative » : elle a pour fonction de « discerner les représentations d’actes qui trouvent leur expression dans la loi ou dans tout autre règle appartenant à l’ordre juridique, de les regrouper et de les systématiser. C’est là s’attacher à la vraie réalité, les représentations constituant des faits naturels » (…) « le seul véritable objet de la science juridique ne peut consister qu’en un contenu d’idées réel, pour autant que la science du droit se borne à dégager et à décrypter les règles existantes : ce n’est qu’à ce titre que l’on peut la qualifier de science normative » (Olivecrona, 70).
La science du droit ne saurait non plus être prédictive, comme le voudrait le réalisme américain. Citant la fameuse phrase de Holmes – « The prophecies of what the courts will do in fact, and nothing more pretentious, is what I mean by the Law » (Coll. Legal Papers, 1920, p. 173) – Olivecrona juge que « dans sa tâche de déterminer le droit positif, la science du droit procède par des assertions sur ce qui existe, non sur l’avenir » (Olivecrona, 72) et qu’en outre, prédire ce que feront les juges reviendrait « à jeter le bébé avec l’eau du bain » car s’il est vrai que les règles ne sont pas objectivement obligatoires, qu’un impératif n’est qu’une « forme impérative », il n’en demeure pas moins que « les représentations exprimées dans la loi sont quelque chose de réel » (Olivecrona, 73). Or, comprendre le contenu de représentations et les modèles de conduite c’est s’attacher à la réalité. On peut donc globalement prévoir le droit pour des cas simples et clairs. Mais c’est en fait un constat, non une prédiction.
Enfin, Olivecrona admet que la science du droit doit aussi guider le juge dans son action d’identification des modèles de conduite. Elle doit frayer un passage pour la législation en analysant les questions contemporaines qui posent problème au droit. Mais la doctrine doit ici procéder avec soin et se garder de déguiser les valeurs en droit (comme dans les droits) ou énoncer ses valeurs comme des vérités : un chercheur en sciences sociales peut se référer à son système de valeurs mais à condition qu’il présente ces valeurs comme telles, non comme des vérités.
Telle que Olivecrona la conçoit, la science du droit est distincte de la sociologie et de la science politique mais chacune se complète : elles s’attachent toutes deux à la description de la réalité sociale.
Analyse critique : une science autonome du droit est-elle possible ?
On mesure ainsi qu’en dépit de la fraîcheur avec laquelle le livre fut reçu aux États-Unis, il recèle encore aujourd’hui quelques idées intéressantes, comme si son principal défaut – l’immaturité de son auteur selon Max Radin – faisait en même temps sa grande qualité. De même, si tout lecteur de Hägerström ne peut se défaire du sentiment que Olivecrona manque quelque peu de distance (comme si le maître avait laissé son élève finir de mettre en forme certaines de ses idées notées en passant), il n’en demeure pas moins que Olivecrona lance quelques pistes fécondes, sans toujours s’en rendre lui-même compte. D’où l’embarras du commentateur qui ne sait trop qui, de Hägerström ou de Olivecrona, serait le destinataire d’éventuelles critiques ou objections. Cet embarras se double lui-même du très grand nombre de travaux déjà existant qui ont tous souligné les aspects saillants de l’œuvre de Olivecrona et des réalistes en général.
Plutôt que de reprendre chacun des points fréquemment soulignés, on voudrait ici insister sur ce qui semble être d’une certain façon une contradiction de la thèse réaliste ou une de ses limites, à savoir la relation entre la science juridique et les autres sciences sociales car, à bien lire Olivecrona, on se trouve inévitablement conduit à conclure qu’une science du droit n’est possible qu’à la condition d’être aussi une sociologie et une psychologie du droit. En réalité, l’analyse de Olivecrona est une analyse en creux de l’obéissance et est en quelque sorte obsédée par la question de l’obéissance au droit. Mais on ne voit pas très bien en quoi la science juridique qu’il envisage dispose des moyens d’analyser cette obéissance. Pour éviter de se perdre en considérations trop générales (au risque de formuler des idées de général), on prendra deux exemples.
Sur l’État et la force obligatoire
La radicalité de la thèse de Olivecrona sur l’idée de force obligatoire du droit comme réalité psychologique et sur l’État comme simple organisation détentrice du monopole n’est pas dépourvue de charme. Elle tranche en effet singulièrement avec ce qui pouvait s’écrire à l’époque – encore que Jerome Frank avait déjà commencé à remettre en cause pas mal de certitudes établies.
Il reste que la thèse de Olivecrona ne parvient pas à emporter complètement l’adhésion.
D’abord parce que le réductionnisme causal (ou causaliste) qu’il s’impose semble limiter sa propre démarche. Certes, ce causalisme était une condition de la scientificité de son discours selon l’idéal néopositiviste. Mais il ne l’empêche pas dans le même temps de se perdre en généralités assez confuses.
Ainsi, en admettant que l’État, pour commencer par lui, soit réduit à une simple organisation qui exerce la force – et que chaque détenteur de pouvoir se trouve en situation d’exercer une influence –, on aimerait savoir comment cette force et cette influence s’exercent l’une l’autre sur les individus. Or, Olivecrona ne fournit aucune explication – encore moins causale – à cette influence ou cet exercice du pouvoir.
De même, si on veut bien reconnaître l’importance de la subordination de chaque individu à l’État, si même on est tenté de voir en Olivecrona le contemporain voire le précurseur de travaux de sociologie du droit ayant trait à l’État, on aimerait en savoir un peu plus sur les modalités par lesquelles se crée ce sentiment de subordination que, d’après Olivecrona, nous éprouvons à chaque instant.
Mais, là encore, il n’en dit quasiment rien. En d’autres termes, l’analyse de Olivecrona ne saurait être rejetée comme peu pertinente, mais elle ne saurait non plus être acceptée sans qu’on y regarde à deux fois. Mieux, on peut douter des capacités de la science juridique telle que Olivecrona la conçoit – la description des représentations mentales d’actes qui trouvent leur expression dans la loi – à fournir les éléments qui nous manquent. Sa science juridique reste encore très conceptuelle, profondément ancrée dans une analyse d’inspiration formaliste et à peine disposée à laisser la place à une démarche empirique. Dans ces conditions, la science juridique suppose nécessairement une analyse philosophique, sociologique voire psychologique des mécanismes d’obéissance. A cet égard, on regrette que Olivecrona n’ait pas lu ou relu Hume car il y aurait peut-être trouvé de quoi alimenter sa propre réflexion sur la force obligatoire du droit et les conditions d’obéissance au pouvoir. Ainsi, Hume écrivait :
« Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d'un œil philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l'humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille? Ce n'est pas la force; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l'opinion. C'est sur l'opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire, aussi bien que le plus populaire et le plus libre ».
Or, la démonstration de Olivecrona n’emporte ensuite pas l’adhésion en ce qu’elle fait précisément fi de nombre des mécanismes et des discours tendant à fabriquer ou façonner l’opinion mis en évidence tant par la sociologie du droit que – aussi paradoxal que cela soit – par la théorie normativiste.
Il y a à cet égard quelque facilité de la part de Olivecrona à qualifier la construction de l’État comme « personne juridique » de leurre. Du moins cela revient-il à jeter le bébé normativiste avec l’eau du bain. Qu’on ne veuille pas adhérer au dualisme ontologique kelsénien est une chose bien compréhensible sinon parfaitement acceptable, mais que l’on rejette dans le même temps tout ce que ce dualisme décrit l’est moins. On s’étonne que Olivecrona n’ait pas un seul instant envisagé de penser l’État comme une « fiction non fictive » pour s’interroger sur les mécanismes par lesquels cette fiction d’une unité de pouvoir opère dans le monde social. Sans doute faut-il y voir ici une encore trop grande subordination à la pensée de Hägerström. Or, une lecture charitable ou empathique de Olivecrona laisse penser qu’il aurait fort bien pu parvenir de lui-même à cette thèse. Mais encore eût-il en effet fallu qu’il prît au sérieux la dimension à la fois psychologique et historique de cette construction quand il semble ne s’intéresser qu’à la dimension causale et mécaniste. Et plutôt que de se contenter de plaider contre Kelsen, de vouloir dissoudre les brumes métaphysiques après en avoir dénoncé les méfaits, il aurait sans aucun doute gagné à inverser les causes et les effets, à s’interroger non pas tant sur les effets psychologiques de l’obéissance que sur les causes sociologiques de la construction de cette « fiction » d’un État comme totalité unifiante, de cette anthropomorphisation qu’il dénonce avec tant de vigueur.
Certes, le droit ne connaît que des organes (d’autres diraient des « personnes fictives », d’autres encore parleraient peut-être d’« offices ») mais le concept d’organe sert précisément à absorber la personnalité subjective dans une objectivité formelle et purement juridique : le juge n’a plus de nom, pas plus que le législateur dont on prétend sonder l’intention ne pourrait nous la donner. À cet égard, tout le monde comprend bien que le nom propre par lequel on désigne telle loi n’est qu’un moyen commode ou mnémotechnique, un raccourci, pour ne pas avoir à rappeler la date ou l’objet précis de la loi citée. De ce point de vue, le droit pourrait bien être défini comme un ensemble d’impératifs impersonnels. Mais cette idée n’exclut nullement que le droit demeure le fait de la volonté de personnes elles-mêmes identifiées par le droit pour agir et vouloir au nom d’autres personnes. Telle décision est attribuée à tel juge, telle loi porte le nom de son rédacteur ou de son inspirateur, tel texte constitutionnel est attribué à telle figure historique ? Mais dans tous les cas, le droit ne connaît pas d’auteur de normes autrement qu’à travers le droit lui-même et donc l’institution au sein de laquelle cet auteur exerce le pouvoir de poser une norme : la volonté qu’il manifeste n’est jamais juridiquement considérée comme la sienne propre.
Autrement dit, alors que Olivecrona déploie toute son énergie à contester les fictions des juristes, il omet de voir que ce sont ces mêmes juristes qui en sont les premiers auteurs car l’État est d’abord une construction de juristes, une théorie du pouvoir élaborée par des juristes. Dès lors, il nous fait parfois penser à un critique littéraire qui découvrirait ravi que certains romanciers racontent une autre histoire que celles qu’ils prétendent raconter, et que Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino est un exercice de métafiction qui a en plus le culot de réutiliser certaines techniques littéraires déjà présentes dans La Vie et Opinions de Tristram Shandy ou Jacques le Fataliste et son Maître. Or, en déplaçant un peu le regard, en renversant la perspective, en s’interrogeant non sur les effets mais sur les causes de cette organisation ou de cette obéissance ou encore de cette « contrainte intérieure » que Olivecrona perçoit ou postule en chacun de nous, il aurait peut-être retrouvé en chemin les écrits de Weber et ceux de Norbert Elias dont il était le contemporain. Et ainsi se serait-il aperçu que cet État auquel il attribue l’origine causale de notre soumission est aussi, est surtout le point d’imputation de tous les actes réalisés en son nom par nombre d’individus que rien ne relie entre eux. Sans ce lien, leurs actes semblent en effet dépourvus de signification.
À cet égard on ne peut qu’être frappé par l’anhistoricité de sa démarche que traduit son interrogation sur les origines de l’ordre juridique. Certes, Olivecrona n’est pas intéressé par l’analyse historique mais davantage par celle conceptuelle – ce dont témoignent d’ailleurs ces travaux sur le droit romain qui lui donnèrent l’occasion d’identifier des restes de conceptions magiques derrière les paravents de la raison.
Mais sa démarche est loin d’être aussi conceptuelle qu’il le voudrait. En témoigne la relation qu’il établit entre droit et État. Certes, il y avait là aussi quelque audace à dire, en 1939, que l’État résulte du droit sans pour autant le faire au nom du jusnaturalisme et en retournant l’affirmation contre le normativisme. Mais l’audace eût été plus grande encore si Olivecrona s’était s’interrogé sur la pertinence de cette opposition. On pourrait ici lui opposer la thèse de Kelsen selon laquelle l’État est la personnification de l’ordre juridique qui, sauf erreur, est présente chez lui dès 1911.
Mais sans même aller jusque là , l’affirmation de Olivecrona est-elle recevable ? Si l’État est une organisation qui dispose du monopole de la force et que le droit est un ensemble d’impératifs indépendants dépourvus de force obligatoire mais dont la contrainte s’exerce par habitude psychologique, en quoi l’État résulte-t-il du droit ? On peut certes admettre que l’État étant une organisation, il faut des règles pour la faire exister. Mais cela ne nous dit pas encore que ces règles sont elles-mêmes juridiques – elles le seraient à la rigueur par leur objet mais non par leur contenu ou leur structure – ni même des règles au sens que Olivecrona retient car on ne voit pas comment des règles d’organisation seraient des « impératifs indépendants ».
On pourrait certes penser qu’elles deviennent juridiques à partir du moment où elles servent à justifier de nouvelles règles qui seront elles-mêmes prises par ceux qui ont posé les premières. Mais alors, c’est donc bien l’État qui produit le droit. Inversement, si l’État est cette organisation qui dispose de la force en vertu de règles elles-mêmes juridiques, cela ne veut pas encore dire que l’État « résulte » du droit comme l’œuf résulte de la poule. En réalité, si l’État est une organisation disposant de la force, on ne voit pas comment il est même conceptuellement possible de distinguer le droit et l’État : État et droit sont bel et bien les deux faces d’une seule et même médaille et le concept de « force organisée » est une sorte de contradiction dans les termes : ou bien la force est un autre mot pour la violence physique mais alors elle n’est pas susceptible d’être organisée, ou bien la force est effectivement organisée, mais alors elle est un autre mot pour désigner le droit lui-même lequel s’exprime par de la coercition et cette coercition peut prendre de multiples aspects – du simple énoncé en termes indicatifs (je me souviens du « È pericoloso sporgersi » des trains de mon enfance) à l’exercice de la force physique par laquelle on réprime un comportement.
Enfin, on ne peut écarter un soupçon de contradiction chez Olivecrona lorsqu’on constate que cette force qu’il identifie est, selon lui, toujours soumise à la loi parce que toujours sous le contrôle des juges. Il est toutefois étrange de constater que ces juges sont donc présumés être toujours soumis à la loi et en accord avec elle. Mais le présupposé ne méritait-il pas d’être remis en question ? Et n’est-ce justement pas l’une des forces de Frank – mais pas seulement lui – que d’y avoir largement contribué en 1930 ? Or, là encore, on ne peut que s’étonner de ce que Olivecrona consacre si peu de temps à la démonstration de Frank et l’écarte d’un revers de la main.
Et si Olivecrona est intéressé par l’analyse conceptuelle, il lui arrive aussi de se poser la question de l’origine historique de l’ordre juridique. Mais cette question elle-même surprend. Pourquoi s’interroger sur l’origine historique d’un phénomène qu’il tient pour essentiellement psychologique ? Du moins, s’il voulait être conséquent, il aurait fallu envisager de répondre non en se contentant d’invoquer rapidement la coïncidence de sociétés juridiquement organisées mais en s’attachant aux catégories mentales et sociales que chaque société tend à produire. Il aurait ainsi pu déplacer la question et prendre la mesure de ce que cette forme d’exercice du pouvoir qu’est l’État est à la fois historiquement déterminée et parfaitement arbitraire, ou pour le dire autrement conventionnelle, et donc déterminant des structures mentales spécifiques. En effet, si comme Olivecrona le dit, l’État exerce sur les individus une pression psychologique permanente, alors on ne peut écarter l’hypothèse que cette pression produit aussi des catégories cognitives par lesquelles on saisit la réalité d’une certaine façon.
Mais cette objection s’adresse en réalité à son concept d’impératif indépendant qui mérite un traitement autonome.
Le droit comme ensemble d’impératifs indépendants
Si Olivecrona conteste l’idée d’un droit imposé par un surhomme à des individus craintifs, et s’il substitue à cette représentation l’idée d’impératifs indépendants, il tend tout de même à réduire le droit à un impératif. Il est curieux de constater à quel point la critique de la théorie dite impérativiste ne donne pour autant pas lieu chez lui à une remise en cause de la dimension impérative du droit.
Notons tout d’abord que si l’expression « impératifs indépendants » est certes celle retenue par Olivecrona, elle recouvre d’abord l’idée que ces impératifs n’émanent de personne en particulier. L’expression « impératifs impersonnels » aurait donc peut-être été plus heureuse car elle aurait eu le mérite de souligner davantage l’idée à laquelle tient Olivecrona, à savoir que ces impératifs existent sans que l’on puisse les attribuer à une personne en particulier. C’est d’ailleurs ainsi que Bobbio traduit l’expression anglaise.
Ce concept d’impératif indépendant ou impersonnel a l’incontestable mérite d’en finir avec une représentation naïve du droit comme un ensemble de commandements adressés à des individus en particulier. Cela étant, il suscite plusieurs réserves.
Pour revenir à lui, Bobbio rejetait la thèse de Olivecrona en lui adressant deux objections : d’une part, le concept est mis au service d’une thèse réductionniste – le droit est tout entier réduit à des impératifs indépendants – qui néglige la variété des règles dont le droit se compose ; d’autre part, quand même on identifierait un type d’impératif sinon exclusif du moins dominant en droit, on ne pourrait exclure qu’il se trouve aussi dans d’autres systèmes normatifs.
Si la dernière objection manque sa cible – Olivecrona admettant lui-même que les normes morales et sociales sont des impératifs indépendants – les Dix Commandements, par exemple ou encore les normes sociales (qui pourra identifier l’auteur de la norme selon laquelle on dit bonjour en donnant la main droite ; on enlève son chapeau en entrant dans une église) –, la première mérite certainement d’être retenue : le droit contient d’autres normes que des impératifs impersonnels et, même parmi ces derniers, nombreux sont ceux que l’on peut imputer à une volonté individuelle : la décision du juge, la décision de l’autorité administrative, le contrat… Comment analyser ces catégories de normes comme des impératifs indépendants (ou impersonnels) ? Mieux encore, on se doit d’ajouter que la thèse de Olivecrona repose sur un présupposé fort discutable en ce qu’il prend comme empirique une thèse purement conceptuelle. En effet, les juristes positivistes d’inspiration analytique – on pense ici évidemment à John Austin (mais on pourrait ajouter Kelsen) – qui ont défini le droit d’abord et avant tout par son « impérativité » et soutenu que cette dernière lui venait de ce qu’il était la volonté du souverain, l’ont fait non pas au nom de l’observation mais au nom de la définition du droit en général et non d’un droit en particulier. C’est ce qui explique que, s’intéressant au plan empirique, ils aient pu souligner que les juges créent du droit bien que cette création soit difficilement conciliable avec la thèse selon laquelle le droit est un commandement du souverain.
Mais le concept d’« impératifs indépendants » suscite une autre objection qui tient au fait que la notion même d’impératif de Olivecrona n’est pas très claire de sorte qu’on finit par douter de la nécessité du concept qu’il propose – celui de « norme » apparaissant en définitive plus opératoire. Ainsi, cherchant à approfondir la distinction entre commandements et impératifs indépendants, Olivecrona souligne que la différence réside non dans le modèle de comportement que tous deux contiennent mais dans la forme impérative : particulière et concrète pour le commandement, elle est générale et abstraite pour l’impératif indépendant. À la réflexion, la distinction est assez banale et semble reformuler ce qui s’apparente bel et bien à un invariant de la culture juridique moderne. En passant, on voit mal dans ces conditions comment le concept d’« impératif indépendant » est susceptible de rendre compte du sentiment d’obligation individuelle que chacun peut nourrir pour lui-même et qui fait l’efficacité même du droit : si le droit n’a pas d’autre force obligatoire que notre propre propension à nous obliger, alors, on serait tenté de dépasser l’idée que le droit est constitué d’impératifs impersonnels mais consiste bien en un ensemble d’impératifs que nous nous imposons. Il reste que le concept proposé par Olivecrona a une autre vertu : celle de nous faire comprendre à quel point la force contraignante du droit – son efficacité ? – repose précisément sur le fait que les impératifs juridiques sont sinon généraux du moins généralisables dans une certaine proportion. On s’étonne d’ailleurs que Olivecrona n’ait pas du tout cherché à approfondir cette idée de la généralité du droit qui est au cœur de l’idée d’impersonnalisation des impératifs, ni, inversement, qu’il perçoive que le droit contient bel et bien des commandements individuels lesquels sont fondés sur des impératifs indépendants légaux.
On pourrait ajouter que cette thèse de Olivecrona est aussi contestable parce qu’elle est autoréfutante : s’il voulait véritablement se débarrasser des fictions qui peuplent le droit pour ne voir que des faits, il ne verrait ni loi, ni décision de justice mais seulement des mots sur du papier. Plus généralement, c’est le concept même de « volonté individuelle » tel que le conçoit Olivecrona qui pose problème. Dire, comme l’ont toujours fait les positivistes, que le droit est le produit de la volonté humaine, c’est dire que le droit n’existe pas dans la nature au même titre que l’eau, l’air ou les arbres. Cela ne conduit pas nécessairement à peupler le monde empirique de surhommes dotés de pouvoirs magiques à l’aide desquels ils feraient se mouvoir les individus comme des marionnettes. Ainsi, parler de normes et distinguer entre les différentes catégories possibles de normes semble bien plus opératoire que de parler d’impératifs indépendants entendus au sens de règles générales impersonnelles.
Paradoxalement, alors même qu’il entend se débarrasser du mythe du législateur comme surhomme, il tend à réduire le droit à la loi alors que le droit se manifeste par bien d’autres voies. À cet égard, on ne peut qu’être frappé par le fait que Olivecrona ne tient pas du tout compte de l’interprétation de la règle de droit par les juges ou par d’autres autorités. Cette préoccupation interviendra chez lui plus tard, lors de la seconde édition – seconde version – de Law as Fact.
Cette lacune est elle-même révélatrice d’un présupposé sémantique : Olivecrona raisonne comme si les significations étaient elles aussi dans la tête, comme si, à la seule lecture ou audition d’un énoncé, nous étions capables de le traduire, sans hésiter, en impératif (ou en non impératif), comme si, autrement dit, nous étions toujours soumis à un point de vue normatif qui nous fournirait les moyens de toujours identifier les impératifs que produit la machine juridique.
Là encore, l’analyse de Olivecrona apparaît à la fois pertinente et décevante. Elle est pertinente lorsqu’il s’agit pour lui de souligner combien le sentiment d’obligation est le reflet d’une contrainte intérieure, combien nous sommes habitués à transformer des énoncés généraux en normes pour nous mêmes.
Mais l’analyse est décevante car nous savons que les choses ne se passent pas toujours ainsi. Certes, nous vivons avec des énoncés auxquels nous reconnaissons une signification claire : un feu de circulation, la mention « 130 » dans un cercle rouge sur une autoroute, une sirène émanant d’un véhicule de pompiers, la mention « défense de fumer »… Autant d’énoncés que nous n’avons plus besoin d’interpréter pour en connaître le sens car d’autres en ont décidé depuis bien longtemps et l’habitude que nous avons prise de les observer, ou du moins de les avoir à l’esprit, nous conduit parfois à en faire, par commodité de langage et faiblesse conceptuelle, des faits naturels.
Mais, d’une part, même « clairs » depuis longtemps, ces énoncés demeurent d’un degré d’impérativité très relatif tout comme notre sentiment d’obligation qui peut lui aussi subir de très fortes variations, de sorte qu’on pourrait y voir plus qu’une intermittence : une modulation. D’autre part, nous vivons également dans un monde d’énoncés dont nous ne connaissons guère la signification juridique et qui n’ont nullement la forme d’impératifs. Leur impérativité ou normativité nous est quasiment étrangère. Qui peut dire d’une phrase en quoi consiste le « droit à un procès équitable » ? Quel impératif recèle « le principe de précaution » ?
Ainsi, les impératifs qui se donnent d’eux-mêmes sont loin d’épuiser le nombre de ceux qui nous sont imposés ou que nous nous imposons nous-mêmes. Mieux encore, nous ne raisonnons pas seulement à l’aide de la seule catégorie de l’interdit. Enfin, quand bien même nous partageons un point de vue normatif sur un ensemble d’énoncés, nous ne connaissons pas les normes que renferment ces énoncés.
Par ailleurs, Olivecrona ne semble nullement penser que le droit puisse faire l’objet d’un usage stratégique par ceux qui sont censés y être soumis. Il admet certes que les nouvelles lois peuvent être influencées par des considérations d’opportunité plutôt que par des impératifs moraux, mais il ne semble pas envisager que certains puissent ne pas se sentir obligés par le droit.
Or, de même que, avec Max Radin, on peut admettre que de nombreux actes juridiques sont réalisés sans que la peur de la sanction ne nous anime, il n’est pas rare que la peur de la sanction ne suffise pas ou encore que l’on recherche la sanction en vue de se fonder sur elle pour réclamer une modification du droit. De ce point de vue, la conception réaliste à la Olivecrona aurait bien des choses à apprendre de la sociologie du droit ou, plus simplement encore, de sa pratique. On pourrait ainsi évoquer le cas de ces acteurs juridiques qui préfèrent encourir telle sanction plutôt que d’être liés par une situation juridique qui ne leur convient pas (c’est par exemple le cas d’une entreprise qui préfèrera payer une indemnité de licenciement à des salariés plutôt que de les garder à leur poste) ou de se conformer à la règle (c’est le cas d’une entreprise qui préfère payer une amende en cas de pollution d’une rivière plutôt que de procéder aux investissements nécessaires pour prévenir tout risque de pollution). On pourrait multiplier les exemples. Mais nous sommes ici dans un ordre de réalité qui dépasse largement les cas de résistance aux normes qu’il envisage en passant lorsqu’il évoque la nécessité de règles raisonnables et poursuivant des objectifs acceptables.
Cet usage stratégique du droit – qui est loin d’être la marque des sociétés contemporaines et qui n’est finalement que le point de vue du bad man de Holmes –, permet de nuancer fortement cette appréhension ou appréciation morale du droit que ne cesse de combattre Olivecrona.
Cette dernière observation permet aussi de nuancer la thèse de Olivecrona relative à l’existence des règles : selon lui, elles existent « par intermittence » et jamais de façon permanente de sorte que leur existence doit être rappelée à l’aide de divers signaux. Mais même rappelées à certains, cela n’empêche nullement ces derniers de ne pas s’y conformer non par absence d’un sentiment de contrainte mais par pur calcul.
On notera toutefois qu’en s’attachant – ou s’attaquant – à ce point de vue moral sur le droit, Olivecrona parvient aussi à renverser très habilement la représentation qu’il dénonce en soulignant combien il peut être difficile de séparer le droit et la morale. La thèse n’est nullement normative – il ne s’agit pas d’imposer le respect de la morale par le droit, ni celui du droit par la morale – et se veut purement descriptive : notre morale dépendrait de notre système juridique, nos idées morales seraient le reflet de notre droit.
Comment ne pas lui faire crédit de ce que, aujourd’hui plus encore qu’hier, de nombreuses revendications sociales ou, pour le dire d’un terme contemporain, sociétales, se font en termes de « droits ». Ce sont des raisons morales qui nous conduisent à exiger que soient (ou ne soient pas) prises en compte, par le droit positif, des particularités propres à certains individus ; que soient reconnus certains droits à certains individus ou groupes d’individus, etc. Or, il n’est pas contestable que langage de la morale emprunte alors au langage du droit : de nombreuses revendications en faveur de « nouveaux droits » se font en termes juridiques, même s’il est vrai que tant que ces droits ne sont pas consacrés par le droit positif, ils demeurent à l’état de « droits moraux » ou de « droits de papier ». On pourrait aussitôt ajouter que c’est précisément sur cette question que s’opposent les partisans du positivisme inclusif (ou « soft positivism ») et ceux du positivisme exclusif (ou « hard positivism) : tandis que les seconds pensent que le langage moral qui imprègne le droit n’a en réalité de sens qu’au regard du droit lui-même, les premiers estiment que les concepts moraux que le droit importe doivent être compris à la lumière des théories morales qui les portent. En sorte que ces derniers restaurent le lien entre droit et morale tandis que leurs opposants le jugent non opératoire au regard de la validité du droit à défaut d’être inexistant. À cet égard, on doit remarquer que la démonstration sur le concept de droits de Olivecrona a quelque peu vieilli et ne renouvelle pas, loin s’en faut, l’approche analytique de Hohfeld dont il ne dit mot.
Il reste que, aussi pertinente soit-elle, cette analyse souffre de n’être pas soutenue par un point de vue dont elle se réclame le complément mais qu’elle complète pourtant peu, à savoir une analyse de sociologie du droit voire de psychologie du droit.
En effet, si comme le revendique avec insistance Olivecrona, le droit consiste en croyances et en représentations mentales, on ne voit pas comment la science juridique peut ne pas devenir une psychologie ou du moins comment elle pourrait se passer de certains travaux dans le domaine. C’est d’ailleurs sans doute le prix à payer pour une naturalisation effective de la science du droit. On ne peut donc que saluer la précocité avec laquelle Olivecrona avait perçu l’enjeu d’une identification des « origines naturelles » du droit et des règles de droit comme cause « naturelle » du comportement des individus qui y sont soumis. Bien qu’il n’ait pas développé cette intuition, on ne peut manquer de la rapprocher de la théorie naturaliste que certains psychologues opposent aujourd’hui aux théories du choix rationnel ou à la théorie culturaliste. Tandis que les premières ne sont pas causales (dire qu’une action est rationnelle, ce n’est pas encore l’expliquer) et que la seconde tend à privilégier une explication en terme d’intériorisation (ce qui n’explique toujours rien d’un point de vue causal), la théorie naturaliste et mutualiste que certains défendent s’attache à montrer, d’une part, que nous avons des « raisons instrumentales » de nous comporter moralement et qu’il « est dans la nature des êtres humains de penser et d’agir de manière morale ». Dans la mesure où, bien qu’il admette l’intériorisation des normes, Olivecrona en recherche les causes dans les différents mécanismes juridiques, on ne peut s’empêcher de penser que sa conclusion la plus aboutie reviendrait effectivement à dire qu’il est dans la nature des êtres humains de penser et d’agir juridiquement.
Pierre Brunet est Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest, Directeur de l’UMR 7074, Centre de Théorie et Analyse du Droit, et Membre de l’IUF.