Ce livre a été une vraie découverte.

Je savais que Cardozo avait été un grand juge des États-Unis, mais ne le connaissais guère qu’à  travers la Benjamin N. Cardozo Law School, ce qui est déjà  l’indice d’une personnalité hors du commun.

Je n’ai pris connaissance de sa biographie qu’après avoir lu l’ouvrage. Cette biographie éclaire l’œuvre, en confirmant les impressions procurées par sa lecture : homme élégant, juriste instruit, esprit ouvert et progressiste (démocrate indépendant), formé aux humanités, connaisseur de la culture européenne, lisant l’allemand et le français.

Cette découverte est largement permise par la qualité de la présentation et de la traduction qu’en propose Gwénaële Calvès qui, je trouve, a joliment réglé ce qu’elle nomme « l’intimidant problème du charme littéraire » (p. 23).

La découverte a été passionnante, celle de l’homme, de sa pensée, de ce qu’il donne bien sûr à  voir du système juridique américain au début du XXème siècle, mais aussi, en un fascinant jeu de miroirs, de ce qu’il donne à  voir de la pensée juridique européenne, notamment française, à  la même époque : là -bas, l’école réaliste ; ici, la libre recherche scientifique. Gény est abondamment cité, Saleilles et Duguit, Charmont et Demogue, mais aussi Durkheim et Tarde.

Le miroir, depuis lors, s’est largement brisé.

La doctrine juridique française, singulièrement la doctrine privatiste, trouve peu d’écho aux États-Unis. La raison tient sans doute à  l’incapacité des juristes français, du moins des juristes de droit privé, à  se faire entendre dans les systèmes anglo-américains, mais aussi à  une sorte de repli des juristes américains sur eux-mêmes : l’heure est celle de l’exceptionnalisme américain, alors même que le droit des États-Unis tend à  ruisseler sur le monde entier pour détourner une expression qu’Aristide Briand utilisait à  propos de l’épargne française au début du XXème siècle.

Rien de tel chez Cardozo, étranger à  l’américano-centrisme, où le dialogue euro-américain est permanent, rassembleur plutôt que diviseur.

J’en prendrai deux exemples, où l’opinion française commune n’attend pas forcément un juriste américain : le premier sur la hiérarchie des sources, ce qu’on pourrait appeler la fabrique du droit ; le second sur la fonction sociale du droit.

Hiérarchie des sources

La vulgate française oppose volontiers la conception prétorienne de la common law et la conception légaliste de la tradition continentale, le judge-made law à  partir des cas soumis au juge et le droit légiféré, jus scriptum, fait de règles générales et abstraites, contenu dans des codes.

Je ne reviendrai pas sur la tradition de cette présentation, caricaturale, ni sur ses limites, tant du point de vue anglo-américain, surtout américain, que du point de vue européen, surtout français.

Je souhaite seulement dire à  quel point j’ai été frappé, en lisant Cardozo, par sa présentation très européenne de la question des sources du droit qui remet en cause bien des idées reçues.

Par principe, écrit-il, « la constitution l’emporte sur la loi, mais la loi, si elle est conforme à  la Constitution, l’emporte sur le droit des juges. En ce sens, le droit fabriqué par les juges est un droit secondaire et subordonné au droit confectionné par le législateur » (p. 27). Sans doute, en pareil cas, le rôle du juge n’est pas nul. Le juge doit interpréter la règle de droit : « des lacunes demandent à  être comblées ; des doutes et des ambigüités dissipées ; des rigueurs et des injustices atténuées, à  défaut de pouvoir être évitées » (p. 28). C’est le travail d’interprétation qui s’opère alors, qui associe le juge à  la détermination du sens de la loi. Mais, ce n’est pas là  que se manifeste la fonction législatrice du juge, qui n’atteint ce que Cardozo appelle « le pays du mystère », « que lorsque la Constitution et la loi sont muettes, et que le juge doit se tourner vers la common law pour découvrir la règle applicable à  l’espèce. Il est alors l’oracle vivant du Droit, pour reprendre l’expression imagée de Blackstone » (p. 30). Et c’est au regard de cette hypothèse que Cardozo va étudier, dans les quatre conférences qui composent cet essai, les différentes méthodes que le juge met alors en œuvre, avec réalisme et pragmatisme, méthode philosophique, reposant sur la règle de l’analogie, méthode historique, méthode de la tradition, empruntant aux coutumes de la communauté, méthode sociologique, suivant la voie de la justice, de la moralité, de l’utilité sociale et des mœurs du temps. C’est sur ces différentes méthodes que les auteurs français, déjà  cités, sont abondamment convoqués au soutien de l’argumentation cardozienne.

Mais, en vérité, Portalis aurait pu tout aussi bien être cité car, contrairement à  une idée trop facilement reçue, la science juridique française n’a pas attendu Gény, ni Bonnecase, qui a dénaturé le sens et le rôle réels de l’école dite de l’exégèse (V. Philippe Rémy, « Éloge de l'exégèse », in Droits 1/1985, pp. 115-123), pour admettre le pouvoir créateur du juge et le recours, en la matière, aux sources matérielles du droit, ce qu’exprime depuis 1804 l’article 4 du code civil : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice », dont on n’oubliera pas qu’il vient avant l’article 5 qui prohibe les arrêts de règlement, comme une limite au pouvoir créateur du juge et non pas comme une prohibition de ce pouvoir. Certes, le juge ne crée pas du droit à  la manière du parlement ; quand il légifère, pour reprendre une expression qui traverse toute la doctrine française du XXème siècle, il est « le législateur des cas particuliers » ou, pour le dire comme Cardozo, « il doit alors façonner le droit pour les parties au litige. Et en le façonnant pour eux, il le façonne aussi pour d’autres » (p. 31). La lecture du Discours préliminaire de Portalis sur le projet de Code civil est tout à  fait limpide à  cet égard (pp. 8, 10, 13) et bien des passages de ce discours (« on ne peut pas plus se passer de jurisprudence que des lois », p. 14 ; « les codes des peuples se font avec le temps ; mais, à  proprement parler, on ne les fait pas », p. 15), peuvent être rapprochés, étroitement, de ce qu’écrit Cardozo lui-même qui en appelle d’ailleurs, en citant l’article 4 C. civ., à  marcher au son du clairon du « code civil » français : « Refusons la logomachie stérile qui se repaît des contrastes entre droit et justice, en oubliant leur harmonie profonde. Marchons plutôt au son du clairon du ‘code civil’ français » (p. 89).

Pour Cardozo, ce pouvoir créateur du juge, dans lequel on voit ordinairement la caractéristique majeure de la common law, est « insignifiant, rapporté au volume et à  la pression des règles qui l’encerclent de toutes parts » (p. 90), il est confiné à  « un niveau moléculaire » (p. 56), « dans les interstices du droit » (p. 79). Au surplus, dans l’exercice même de ce pouvoir, le juge n’est pas livré à  lui-même et le justiciable à  sa discrétion. « Ce qui compte », écrit-il, « n’est pas ce que je crois juste. C’est ce que je peux raisonnablement croire qu’un autre homme doté d’une intelligence et d’une conscience normales pourrait raisonnablement considérer comme juste » (p. 66, dont on peut rapprocher, sous la plume de Portalis : « S’il est des choses qui sont arbitraires à  sa raison, il n’en est point qui soient purement à  son caprice ou à  sa volonté », p. 10). Le thème de la sagesse du juge apparaît régulièrement sous la plume de Cardozo (p. 31, p. 103), qui renvoie à  cette « sagesse pratique » dont Ricoeur fait, après le bon et le légal, le troisième et dernier niveau de sa théorie du juste, celui du jugement en situation (P. Ricoeur, Le Juste, Éditions Esprit, 1995), et qui n’est pas sans rappeler la définition du jugement donné par le doyen Carbonnier : « un doute qui décide » (J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, 1978, 1ère éd. « Quadrige » 1994, p. 321). L’équité est moins arbitraire qu’arbitrale, ce qui conduit Cardozo à  rejoindre Gény dans sa condamnation du « phénomène Magnaud », le bon juge de Château-Thierry, dont Gény avait fustigé, sévèrement, l’ « impressionnisme judiciaire » et l’ « humanitarisme dissolvant ». Pour Cardozo, « le juge, même lorsqu’il est libre, ne l’est pas totalement. Il ne peut innover, selon son bon plaisir. Il n’est pas un chevalier errant, poursuivant à  sa guise son propre idéal du beau ou du Bien » (p. 92). Le pouvoir créateur du juge est normé, autant par le droit, pour le for externe, que par l’éthique, pour le for interne. Trois côté ferment ce triangle qui symbolise traditionnellement l’acte de juger :

- la Constitution est le socle qui lui donne sa légitimité, sans qu’il soit nécessaire, soit dit en passant, de faire du président de la République le garant de l’indépendance de la magistrature (p. 89) ;

- le respect de l’État de droit et des principes du procès équitable (due process and fair trial) sont les balises qui encadrent son activité (p. 60), le compas qui lui permet de tracer sa route, avec humilité et modestie (p. 35), soumis qu’il est de surcroît à  l’emprise de forces dont il a rarement une pleine conscience : « les inclinations et les antipathies, les préférences et les préjugés, le nœud d’instincts, d’émotions, d’habitudes et de convictions qui font un homme, qu’il soit juge ou plaideur » (p. 105). Pascal n’est pas loin : « Quiconque a reçu pour mission de devoir orienter le cours du droit doit parfois être traversé par quelque chose comme un mouvement pascalien d’examen de honte et de soi » écrit humblement Cardozo (p. 107).

- la recherche de la justice sociale est la boussole qui guide l’acte de juger (p. 90). De toutes les méthodes offertes au juge pour faire œuvre créatrice, la recherche de la justice sociale, qui correspond à  la méthode sociologique, est, pour Cardozo, celle qui « est en passe de l’emporter sur toutes les autres » (p. 54). Cette référence à  la justice sociale et, plus largement, à  la fonction sociale du droit est un autre point commun entre les analyses de Cardozo et la doctrine européenne, principalement germanique et française, qui se développe au même moment de l’autre côté de l’Atlantique, non sans susciter des controverses, aussi bien chez les publicistes, avec Duguit notamment, que chez les privatistes, avec Josserand, entre autres.

Fonction sociale du droit

Comme le montre Cardozo, cette fonction sociale du droit est pourtant inhérente à  la notion même de justice et l’égalité qu’elle postule : « ce serait une terrible injustice de trancher des cas successifs en se fondant sur des principes opposés », rappelle-t-il en citant William Miller (p. 37). Ici encore, Portalis l’avait déjà  écrit au début du siècle précédent : « Il est trop heureux qu’il y ait des recueils et une tradition suivie d’usages, de maximes et de règles, pour qu’il y ait en quelque sorte nécessité de juger aujourd’hui comme on a jugé hier, et qu’il n’y ait d’autres variations dans les jugements publics, que celles qui sont amenées par le progrès des lumières et la force des circonstances », p. 10). Dès la page 27, Cardozo en fait le point de départ de sa réflexion : « sous cette toise tout est ramené – un acte de procédure ou une loi du Parlement, les torts des pauvres et les droits des princes, l’arrêté d’une commune rurale ou la Charte fondamentale d’une nation ».

Je ne développerai pas ce deuxième aspect du propos, pour m’en tenir au temps qui m’a été accordé.

Rappelons d’un mot le propos de Cardozo.

« La cause finale du droit, c’est le bien-être de la société » (p. 54). « Lorsqu’ils (les juges) sont appelés à  déterminer la portée des règles en vigueur, c’est le bien-être de la société qui doit leur désigner le chemin à  emprunter, la direction et la distance de la route à  suivre » (p. 55), le « bien-être social » (p. 57), assimilable à  l’ « intérêt général » ou au « bien du corps social » (p. 57), au « bien commun » (p. 74), tout comme Gény, puis après lui Roubier, faisait de la « justice » et de l’ « utilité générale » les deux objectifs directeurs du droit (p. 59). Adoptant ici les analyses de Dicey et Duguit, qu’il cite conjointement (p. 60), Cardozo explique que cette fonction sociale du droit s’inscrit dans le sillon du « passage du libéralisme individualiste au collectivisme non systématique ». Heureusement pour lui que McCarthy ne sévissait pas encore ! Cette mutation a entraîné, dans l’ordre social, des changements faisant naître « un besoin de reformuler les droits et devoirs fondamentaux » qui fondent « une nouvelle conception des limites constitutionnellement opposables à  la liberté individuelle » (p. 61). Même si des doctrines identiques s’affirment au même moment en Europe, spécialement en France, en Autriche et en Allemagne, ce n’était pas rien, à  cette époque, aux États-Unis, d’affirmer que « la propriété, comme n’importe quelle autre institution sociale, a une fonction sociale à  remplir » (p. 65) et d’appliquer cette analyse à  d’autres institutions aussi fondamentales du droit privé que le contrat ou le procès (p. 72), ce qui doit conduire à  conférer au juge des pouvoirs accrus.

La parole de Cardozo est forte et surprenante à  la fois. Sa pensée atteint une sorte d’universalisme qui me font penser que la lecture de ce livre, qui répond à  la question « Que fais-je lorsque je tranche un litige ? », est assurément à  proposer à  tous ceux qui se destinent au service de la justice, sans exclure tout ceux qui font métier de juge, et je reprendrai bien volontiers à  mon compte ce que Guy Canivet a pu dire, il y a quelques mois, du livre d’un autre grand juge américain, Stephen Breyer, à  propos de La Cour suprême, l’Amérique et son histoire : « Très certainement si de temps à  autre, chaque lisait un tel livre, partout dans le monde, la justice serait meilleure » (G. Canivet, « Débat autour du livre de Stephen Breyer », La Cour suprême, l’Amérique et son histoire », RIDC, 3-2011, p. 548).

Loïc Cadiet est Professeur de droit privé à  l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) et membre de l’Institut universitaire de France.