• « La théorie générale de l’État est aussi une théorie des libertés fondamentales ».

  • « L’État depuis 1920 s’est dilaté, pour toucher à  des objets, à  des secteurs qui n’étaient pas les siens au XIXème siècle. On peut essayer d’en identifier quelques uns :

    La défense des libertés publiques (devenues fondamentales). Le droit, même positif, n’est pas vraiment le droit aujourd’hui sans une attention constante aux droits et libertés publiques, fondamentaux (…). La théorie générale de l’État est aussi une théorie des libertés fondamentales. La théorie de la constitution et le droit constitutionnel semblent se suffirent à  eux-mêmes (…) ».

Ces quelques lignes introductrices remplissent à  merveille leur office d’invitation à  la réflexion. Elles offrent des clés stimulantes à  tous ceux qui tentent de comprendre les transformations à  l’œuvre dans les États contemporains et au sein des théories qui cherchent à  les appréhender voire, pour certaines, à  les justifier. La défense des « libertés publiques (devenues fondamentales) » serait ainsi un signe de dilution de l’État au point de transformer les « théories générales de l’État » en « une théorie des libertés fondamentales ». Comment ? Pourquoi ? Si, comme le souligne E. W. Böckenförde, les « théories des droits fondamentaux sont l’expression de conceptions déterminées de l’État et de certaines représentations fondamentales relatives au rapport de l’individu à  la communauté étatique, et que derrière ces théories, il y a une certaine idée de la constitution pour autant que celle-ci figure l’ordre juridique se rapportant à  la relation de l’individu et de la société à  l’État » , quels modèles de pensée des rapports « individus-pouvoirs-État » chacune de ces théories engagent-elles ?

Afin de l’envisager, une remarque préliminaire s’impose. Comme ont pu le mettre en perspective, en France, les débats sur la notion de « droit fondamental », la qualification des droits et libertés se révèle problématique. Pour cette raison, les termes de « droits et libertés », sans qualificatif, serviront ici de méta-notion, désignant ce qui peut être communément dénommé « droits de l’homme », « libertés publiques » ou « droits et libertés fondamentaux », voire « liberté(s)», « droits moraux » ou « droits publics subjectifs » si l’on intègre – dans la mesure où la comparaison et la théorisation générale garde un sens – certains usages anglo-saxons ou allemands.

Toutefois, il ne s’agit pas de neutraliser les connotations spécifiques de ces déclinaisons terminologiques des langages juridique et méta-juridique. Chacune mérite qu’il leur soit prêté attention, au point où nous les appréhenderons, conventionnellement, comme des indicateurs de modèles conceptuels distincts des relations entre les droits et libertés et l’État. Pour s’en tenir aux trois premières d’entre elles, l’expression « droit de l’homme » sera alors comprise comme désignant des droits et libertés réputés inhérents au genre humain et qui, pour cette raison, même s’ils ne sont pas toujours incorporés dans les ordres juridiques, ont vocation à  fonder et à  limiter l’action de l’État. On appellera libertés publiques, des droits ou libertés ayant intégré le droit positif de l’État par la loi qui en détermine le régime général. Enfin, l’expression « droits ou libertés fondamentaux » renverra à  des droits et libertés énoncés dans les textes constitutionnels ou recevant la signification de normes constitutionnelles, et qui bénéficient de mécanismes spécifiques de protection.

Après avoir proposé, à  partir ces distinctions, une reconstruction des modèles de pensée des relations entre l’État et les droits et libertés (exclusion sera faite des États autoritaires qui ne reconnaissent pas ces derniers) qui permettra de discuter l’hypothèse d’une dilatation de l’État par la défense des « libertés publiques (devenues fondamentales) » (I), on tentera de cerner plus précisément, ce qu’implique la constitutionnalisation des droits et libertés sur la répartition des pouvoirs dans l’État. Quelles réflexions l’évolution du statut juridique des droits et libertés peut-elle susciter aujourd’hui du point de vue, si ce n’est d’une théorie générale de l’État, du moins, de théories sur les États et leurs constitutions (II) ?

I. Les libertés publiques comme dilatation de l’État ? Trois modèles de relation entre l’État et les droits et libertés

Les droits et libertés des individus n’ont jamais été totalement absents de la construction du concept d’État. En revanche, les conceptions de leur statut au regard de l’État connaissent de profondes variations dans l’espace et dans le temps. Depuis le tournant que le XVIIIème siècle représente pour la théorie constitutionnelle, il semble possible d’isoler, en partant de cadres conceptuels français, trois modèles successifs de pensée des rapports de l’État aux droits et libertés. Le premier modèle sera alors nommé « modèle mécanique » (A), le deuxième, « modèle normatif légicentré » (B) et le troisième, « modèle normatif de l’axiologie constitutionnelle » (C). Le premier modèle marque le temps des « droits de l’homme », le deuxième, celui des « libertés publiques » et le troisième, celui « des droits fondamentaux ». Concevant des modèles comme des idéaux-types, on ne néglige pas le fait que certains moments ou certaines cultures juridiques puissent présenter des versions intermédiaires, mixtes, si ce n’est spécifiques.

A. Le modèle mécanique : l’État face aux droits de l’homme

L’émergence de l’État moderne et celle du concept de droits de l’homme sont souvent étroitement associées. Pour N. Bobbio, par exemple, les droits de l’homme et l’État moderne se sont construits à  partir d’un même fondement individualiste qui opère une « révolution copernicienne » à  l’égard du caractère holiste de l’organisation politique des cités antiques et médiévales. L’individu de l’État moderne peut devenir sujet de droits, et non plus seulement objet de devoirs envers la cité. Comme le précise G. Peces-Barba, face au « monopole de la production normative » dont bénéficie le souverain de l’État moderne, « s’ouvre » une tension, « inconnue au Moyen Age, du moins en théorie, entre le Droit naturel et le Droit positif, qui avec l’État moderne deviendra le Droit étatique (…). Les caractéristiques de ce nouveau droit étatique, avec ses contenus abstraits et ses destinataires génériques, favoriseront (…), le passage des privilèges médiévaux aux droits naturels de l’homme et du citoyen ».

L’apparition de l’État moderne se présente alors comme le cadre historico-politique d’organisation des pouvoirs qui conditionne l’affirmation des droits de l’homme. Dans un rapport typiquement dialectique, l’État permet l’émergence des instruments de sa propre limitation. Les droits et libertés, appelés « droits de l’homme » ou « droits du citoyen » sont destinés à  prolonger dans la société civile des droits dont les hommes étaient supposés jouir à  l’état de nature. Ils visent à  préserver « une sphère de libertés naturelles » au sein de la société civile. Conçus comme des vérités parfois qualifiées d’« éternelles » ou d’« évidentes par elles-mêmes », ces droits et libertés sont érigés au rang de principes axiomatiques extérieurs et supérieurs à  l’État. Ils doivent être à  la base à  toute constitution ayant vocation à  organiser ses pouvoirs. Ils sont le but de toute « association politique » ou, comme le disait aussi E. Sieyès, l’objet de toute union sociale : « Toute union sociale, et par conséquent, toute constitution politique, ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen ».

Or, comment atteindre ce but? On le sait, les constitutionnalismes français et américain du XVIIIème siècle se structurent autour d’une conception mécanique de la constitution, conception qui marque aussi inévitablement la pensée des rapports entre les droits et libertés et l’État. La meilleure façon d’échapper à  l’arbitraire des gouvernants et de garantir au sein de l’association politique la jouissance des droits et libertés naturels de l’homme consiste, en conséquence, en l’élaboration ingénieuse et savante d’une séparation constitutionnelle des pouvoirs. La garantie des droits et libertés, de la liberté, comme certains le disent également, dépend alors de l’efficacité des mécanismes d’une telle séparation. Historiquement, et selon les cultures juridiques, celle-ci a été conçue de multiples façons. On a pu la penser entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, à  l’intérieur du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif, ou, encore comme le défendait tout particulièrement R. Carré de Malberg, entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués.

Dans ce modèle, la supériorité des droits et libertés ne tient pas nécessairement à  leur affirmation dans le corps des textes constitutionnels eux-mêmes. Elle est d’ordre axiomatique et non d’ordre normatif. A l’inverse, les modèles qui suivent lieront dorénavant la garantie des droits et libertés à  leur « positivation », c’est-à -dire à  leur intégration dans les sources, de préférence textuelles, d’un ordre juridique donné. Pour fonder et limiter les pouvoirs de l’État, les droits et libertés doivent devenir des normes juridiques.

B. Le modèle normatif légicentré : l’État légal et les libertés publiques

Les droits et libertés intègrent ici le droit positif par la loi. En tous les cas, c’est la médiation de la loi qui permet de leur conférer le statut de normes juridiques. Se dessine alors un État légal ou « législatif » de droit dans lequel les droits et libertés sont essentiellement opposables à  l’administration et, le cas échéant, aux particuliers. Sur le fond, ils sont avant tout porteurs d’obligations négatives, i.e. d’obligations d’abstention de la part de l’État. Au début du XXème siècle, L. Duguit reste l’un des rares auteurs à  s’écarter de cette approche libérale des droits et libertés, en critiquant au passage l’appellation « libertés publiques », qu’il garde toutefois faute de mieux. Celle-ci serait à  son goût liée de façon trop prononcée à  une idéologie individualiste et à  une conception restrictive des obligations de l’État. Pour L. Duguit, la garantie des droits et libertés suppose aussi ce qu’on appellerait aujourd’hui des obligations positives, autrement dit des obligations d’intervention pesant sur l’État.

Quoi qu’il en soit, de façon paradigmatique en France sous la IIIème République, les libertés publiques se présentent comme des droits de l’homme qui font irruption dans l’ordre juridique en qualité de norme, par la loi. A ce titre, beaucoup d’auteurs soutiennent à  la fin du XIXème et au début du XXème l’existence d’une « réserve de loi » en matière de droits et libertés (G. Jellinek, P. Laband, M. Hauriou, L. Duguit…). C’est une idée que critique d’ailleurs R. Carré de Malberg au nom d’une conception exclusivement formelle de loi. Selon cet auteur, il n’existerait aucune réserve de loi en matière de « droits individuels des citoyens » car, comme dans toute autre matière, le parlement dispose « d’une puissance inconditionnée ».

Cette conception légicentriste, quels qu’en soient les contours, caractérise aussi bien les théories de l’État de type positivistes et formalistes que celles qu’il devient difficile d’appeler encore jusnaturaliste, tant les références à  la nature s’éloignent des fondements matériels ou axiologiques auxquels elles rattachent les droits et libertés. Il reste qu’une fois passée l’affirmation générale d’un légicentrisme partagé, les divergences entre ces deux grands types de théorie apparaissent rapidement.

Pour les positivistes formalistes, tels qu’en France, au début du XXème siècle, A. Esmein, R. Carré de Malberg ou, dans leur sillage, C. Eisenmann, les droits et libertés n’ont de valeur juridique, « n’ont le caractère de règles de droit », que dans la mesure où ils ont intégré le droit positif. Or, comme le relève R. Carré de Malberg, « les lois constitutionnelles de 1875 ne s’occupent – ainsi que leur titre même l’annonce – que de l’organisation et des rapports des pouvoirs publics, et (…) elles ne formulent, au profit des Français, aucune garantie juridique, ni même aucune énumération ou déclaration, de leurs droits opposables à  l’État. De toutes les lacunes qui ont pu être reprochées à  la Const. de 1875 », convient-il, « aucune n’est plus grave ». De son côté, C. Eisenmann insiste également sur la nécessité de sanctions. A défaut, « et à  elles seules, les Déclarations ne constituent que des professions de foi du législateur ou à  son usage ». Elles ne limitent pas de « façon absolue l’État », mais « uniquement, tant qu’elles sont en vigueur dans les degrés subordonnés de l’ordre juridique ».

On peut alors comprendre pourquoi les droits et libertés n’occupent qu’une faible place dans la théorie générale de l’État proposée par R. Carré de Malberg. Positivisme dogmatique faisant, le mutisme des lois constitutionnelles de la IIIème République sur les droits et les libertés conduit l’auteur à  ne les considérer que comme un élément contingent de l’État. Affirmer et garantir des droits et libertés ne constituent qu’une faculté que celui-ci active ou non. Autrement dit, l’État peut être pensé et théorisé sans égard aux droits et libertés. Par conséquent, les théories désireuses de l’appréhender de façon générale, en recherchant ses traits essentiels, et non les manifestations contingentes de l’exercice de son pouvoir qui varient dans l’espace et dans le temps, se concentrent sur la détermination de « qui a des compétences et comment se crée des normes juridiques valides du système ». Plus fondamentalement, ce sont donc les conceptions du droit et de l’objet d’une théorie juridique de l’État, c’est-à -dire son positivisme théorique et épistémologique, qui conduit R. Carré de Malberg à  relayer la thématique des droits et libertés à  un rang secondaire. Sans formulation dans les textes sources des ordres juridiques observés, les droits et libertés ne constituent que des préceptes moraux, des « vérités qui ne sauraient en aucune mesure fournir les bases ni même former un élément de la théorie juridique de l’État ». R. Carré de Malberg l’a particulièrement démontré à  propos du statut de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sous la IIIème République. Selon lui, à  supposer même que cette Déclaration n’ait pas disparu avec la Constitution de 1791, elle est rédigée en des termes si « vagues » et généraux qu’elle « ne formule pas de règles juridiques, qui soient susceptibles d’être appelées pratiquement par un juge ; elle ne met pas les citoyens en état de faire valoir devant les tribunaux telle ou telle faculté individuelle nettement délimitée », ni n’impose au législateur de « règlementation » spécifique.

Il semble révélateur que le peu de développements, au regard de la somme que constitue la Contribution, que R. Carré de Malberg consacre aux droits et libertés, apparait à  l’abord de la question de la limitation du pouvoir de l’État et, tout particulièrement, de la limitation du pouvoir constituant. C’est à  cette occasion précise qu’il affirme que vis-à -vis de la puissance de l’État, les droits des individus ne sont que des préceptes moraux, qui, en tant qu’ils sont absents des textes constitutionnels, ne sont sources d’aucune obligation juridique pour le législateur, ni a fortiori pour le pouvoir constituant. Par conséquent, si R. Carré de Malberg considère, avec G. Jellinek, que « toute extension de la puissance étatique ne peut s’opérer qu’aux dépens des individus et de leurs droits », et qu’à  partir du moment où « l’État reconnait aux individus une personnalité distincte de la sienne il ne peut pas ensuite les traiter comme des esclaves », il ne peut concevoir la limitation du pouvoir de l’État que comme une auto-limitation. Celle-ci n’est alors que le signe d’obligations morales que l’État se crée et non le produit d’obligations juridiques hétéronomes qui s’imposeraient à  lui. Pour R. Carré de Malberg, les droits et libertés ne limitent les pouvoirs de l’État, et entre tous le pouvoir constituant, que si celui-ci y a lui-même consenti. En conséquence, les limitations juridiques de l’exercice du pouvoir en faveur des individus sont davantage des limitations dans l’État, et elles passent par la loi, que de l’État. C’est donc bien d’abord l’État légal que R. Carré de Malberg théorise.

On le sait, c’est essentiellement contre des théories qui défendent l’existence d’une limitation hétéronome des pouvoirs de l’État, telles que celles soutenues par les alliés objectifs d’un moment, L. Duguit et M. Hauriou, que R. Carré de Malberg combat. Partant d’orientations idéologiques et de conceptions du droit très différentes, ces deux auteurs partagent néanmoins la visée commune d’établir le caractère juridiquement obligatoire des droits et libertés, et entre tous, ceux de la Déclaration de 1789, tant à  l’égard du pouvoir législatif que du pouvoir constituant. Les droits et libertés formeraient un ensemble normatif extérieur, antérieur et supérieur à  l’État, donc l’existence et la force juridique ne dépendent donc pas de sa volonté.

M. Hauriou fonde l’obligation de l’État sur le concept de « constitution sociale ». Celle-ci, composée de la Déclaration des droits de 1789 et de tous les droits et libertés postérieurs, serait « plus importante » que les constitutions politiques qui règlent l’organisation des pouvoirs. Placée au-dessus des pouvoirs constituant et législatif, la constitution sociale forme « la base de l’ordre individualiste ». Pour l’auteur, c’est toutefois moins en qualité de droit subjectif que ces droits et libertés s’imposent qu’en tant qu’institution. La Déclaration de 1789 présente notamment les attributs essentiels que M. Hauriou attache au concept d’institution. Elle se caractérise en effet par une « permanence » de contenu, tout comme par sa qualité d’œuvre : la Déclaration est la seule qui « ait survécu dans la mémoire des hommes parce que, du premier coup elle réalisa le catéchisme social ». Si, de son côté, L. Duguit préfère fonder l’existence d’un ordre normatif obligatoire sur le concept de solidarité, il partage sans conteste avec M. Hauriou cette conviction que les droits et libertés issus de la Révolution française s’imposent tant au pouvoir constituant que législatif : « les déclarations de droits qui formulent les principes supérieurs du droit » ne peuvent être transgressés ni par « le législateur ordinaire ni même le législateur constituant ».

A certains égards, L. Duguit et M. Hauriou peuvent faire figure de précurseurs du modèle qui suit. Toutefois, deux caractéristiques au moins les en distinguent encore.

Le légicentrisme en matière de droit et liberté, tout abord. Même si l’on connaît l’attrait de M. Hauriou pour la coutume, la loi reste un instrument central d’affirmation juridique des droits et libertés. Et lorsque ces deux auteurs évoquent le contrôle de constitutionnalité au milieu des années 1920, c’est davantage avec l’esprit d’encadrer certaines formes d’exercice du pouvoir du Parlement de la IIIème République, plutôt que de remettre en cause la vocation libérale de la loi. Par ailleurs, L. Duguit et M. Hauriou ne pensent ce contrôle qu’exercé par les juges « ordinaires », et non confié à  une cour spécialisée. C’est alors finalement, parmi les auteurs évoqués, C. Eisenmann qui, dans sa thèse, jette les bases les plus nettes d’une nouvelle forme de constitutionnalisme. Pour cet auteur en effet, sans mécanisme de sanction, les droits et libertés, y compris lorsqu’ils sont énoncés dans les textes constitutionnels, ne sont « que des professions de foi » qui laissent le champ libre au législateur et impuissantes les autorités juridictionnelles ordinaires.

Par ailleurs, L. Duguit et M. Hauriou sont convaincus de l’extériorité des droits et libertés par rapport à  l’État. Leur intégration dans une constitution n’est pas déterminante pour établir l’existence des obligations juridiques qui pèseraient sur celui-ci. Par conséquent, avant la seconde guerre mondiale, la rencontre des droits et libertés et des textes constitutionnels, conçus comme la source de l’ensemble des normes supérieures d’un ordre juridique, n’a pas encore eu significativement lieu.

C. Le modèle normatif de l’axiologie constitutionnelle : l’ère des droits fondamentaux

La légitimité des États contemporains s’apprécie dorénavant eu égard au contenu de leur droit constitutionnel. Ce droit, qui se structure à  partir d’une constitutionnalisation des droits et libertés, engage vers un « modèle axiologique de la constitution conçue comme norme »: la constitution devient à  la fois un ensemble de normes et un ensemble de valeurs. Elle est « chargée d’une valeur intrinsèque » ; elle « est une valeur en soi ».

Dans ce nouveau modèle, les droits et libertés constitutionnalisées deviennent opposables aussi bien à  l’administration qu’au pouvoir législatif. Ils ne constituent plus (seulement) des sources normatives extérieures à  l’État, mais des limites juridiques internalisées, « positivées », par le droit constitutionnel. Ils n’imposent plus seulement des obligations négatives, mais sont dorénavant aussi source d’obligations positives, d’obligations d’action. Enfin, ils ne sont plus des éléments contingents de l’objet de l’État et de sa constitution mais des composantes consubstantielles. En conséquence, la constitution ne se contente plus d’établir « qui a des compétences et comment se crée des normes juridiques valides du système, mais aussi quel contenu peuvent avoir lesdites normes ».

Ce nouveau modèle émerge en s’articulant progressivement autour de trois éléments clés : l’intégration des droits et libertés dans les textes constitutionnels (1), leur affirmation en tant que normes constitutionnelles fondamentales contraignantes (2), et leur diffusion dans l’ordre juridique par un mécanisme de contrôle de constitutionnalité (3). C’est en se donnant ces phénomènes pour objet que ce qui pourrait tenir lieu de théories générales contemporaines de l’État prend la forme de théories de l’État de droit et, dans le mesure où cette notion est entendue comme la soumission de l’État à  certains types de droits et, de théories des droits et des libertés fondamentaux ou, encore, de théories de la justice constitutionnelle.

1. L’intégration des droits et libertés dans les textes constitutionnels : un nouveau paradigme démocratique

Depuis la deuxième guerre mondiale, presque tous les États se libérant de régimes autoritaires se proclament démocratiques et affirment des catalogues des droits et libertés dans leur texte constitutionnel. Ces droits et libertés reçoivent des qualifications variables : droits de l’homme, libertés publiques, principes directeurs, et de plus en plus fréquemment droits fondamentaux… Toutefois, par delà  les qualifications, l’idée générale est partout la même : les constitutions des États de l’après-seconde guerre mondiale instituent des régimes démocratiques indissociablement liés à  la reconnaissance et à  la protection constitutionnelle des droits et libertés des individus. L’ancien « État légal ou législatif de droit » devient un « État constitutionnel de droit ».

Cette association des concepts de démocratie et de droits de l’homme est très prégnante au sein des débats constituants de 1946 en France. On en trouve également une théorisation particulière en Italie chez N. Bobbio. Cet effort de théorisation s’étend chez d’innombrables juristes en Allemagne, en Espagne, au Portugal ou en Amérique Latine qui, après avoir subi l’expérience de régimes autoritaires, visent à  hisser la démocratie et les droits qui doivent lui être nécessairement associés en unique forme de gouvernement légitime. Le régime démocratique apparaît ainsi partout comme celui qui érige les droits et libertés à  la fois en fondement et en limites internes - c’est-à -dire intégrées à  l’ordre juridique – de la « validité matérielle » de l’exercice des pouvoirs de l’État.

Toutefois, si beaucoup d’auteurs de l’immédiate après seconde guerre mondiale contribuent de façon significative à  l’émergence de ce troisième modèle, certains ne peuvent pas lui être entièrement associés, dans la mesure où ils ne situent pas encore le contrôle de constitutionnalité au centre des mécanismes de protection des droits et libertés. C’est notamment le cas de N. Bobbio, penseur intermédiaire de ce point de vue. Chez cet auteur, le contrôle de constitutionnalité est à  peine évoqué et s’analyse tout au mieux comme un des possibles correctifs d’une des règles constitutives de la démocratie qu’est le vote à  la majorité du peuple ou de ses élus.

2. Les droits et libertés, normes constitutionnelles fondamentales contraignantes

Si cette première étape de constitutionnalisation des droits et libertés est essentielle, si ce n’est nécessaire, pour l’émergence du nouveau modèle, elle n’est toutefois pas suffisante. En effet, la seule inscription des droits et libertés dans les textes constitutionnels reste compatible avec une conception mécanique, voire légicentriste, de la garantie des droits et libertés face aux pouvoirs de l’État. Elle constitue en revanche le point de départ d’une conception renouvelée, dès lors que les droits et libertés sont considérés comme des éléments structurant, et non plus contingent, du droit constitutionnel et de l’objet de l’État. Les droits et libertés deviennent alors « fondamentaux », soit parce que, considérés sous un angle formel, ils reçoivent la signification de normes supérieures de l’ordre juridique étatique, soit aussi parce que, considérés sous un angle matériel, ils expriment des valeurs irréductibles et constitutives d’un État donné. Les droits et libertés constitutionnalisés définissent de la sorte une axiologie normative qui structure l’ordre juridique et qui est destinée à  servir de principes d’action à  tous les pouvoirs constitués. « Les pouvoirs publics s’obligent » non plus seulement à  « respecter les droits, à  ne pas les transgresser, à  les sauvegarder, mais aussi à  faire en sorte qu’ils soient efficaces, (…) à  les renforcer, ‘à  les optimiser’ »

En déplaçant le centre de gravité de la positivation des droits de la loi à  la constitution, le légicentrisme cède la place à  un « constitutionnalo-centrisme ». Celui-ci va de pair avec une méfiance accrue envers le législateur. La représentation libérale de la loi « expression de la volonté générale » se heurte progressivement aux faits que le législateur peut être liberticide et que, rattrapées par un degré inattendu de vice des hommes ou par le fait majoritaire, les modalités classiques de la séparation des pouvoirs ne garantissent plus la liberté. Si l’on souhaite garder celle-ci pour horizon politique, il devient alors nécessaire de réinventer les moyens juridiques pour l’atteindre.

3. La diffusion des droits et libertés par un contrôle juridictionnel de constitutionnalité

Ce nouveau modèle se caractérise, en troisième lieu, par le développement de décisions présentées comme juridictionnelles et fondées sur les droits et libertés constitutionnelles. Ces décisions ont vocation à  s’imposer à  l’ensemble des pouvoirs constitués, si ce n’est, dans quelques cas, au pouvoir constituant lui-même. S’engagent ainsi, comme l’exprime éloquemment P. Comanducci, « un processus au terme duquel le droit est » de part en part « ‘imprégné’, ‘saturé’ ou ‘imbibé’ par la constitution » et, en l’occurrence, par les droits et libertés que celle-ci proclame. Les normes constitutionnelles deviennent « invasives » ; elles conditionnent « la législation, la jurisprudence, la doctrine et le comportement des acteurs politiques ». Une telle diffusion constitue, au regard de la modélisation que propose R. Guastini du phénomène de constitutionnalisation, son degré ultime. Elle se caractérise par une « surinterprétation » de la constitution, au sens, d’une part, où cette dernière détermine à  la fois l’interprétation des lois, les orientations des débats politiques et les relations entre les particuliers et, d’autre part, où les normes constitutionnelles ne se réduisent plus à  être l’expression d’énoncés explicites des textes constitutionnels. Elles peuvent également être enrichies par les interprètes, de principes, de droits ou de libertés, que les textes constitutionnels n’énoncent pas expressément mais qui leur sont réputés implicites.

Cet ultime degré de la constitutionnalisation prend corps à  degré et dans des contextes variables selon les États : schématiquement, à  partir du début du XXème siècle aux États-Unis, des années 1960 en Italie ou en Allemagne, des années 1970 en France, en Espagne ou au Portugal, de la fin des années 1990 en Amérique Latine, en Europe de l’Est, en Inde ou en Afrique du Sud. Dans la mesure où il vise à  assoir la suprématie normative des droits et libertés en sanctionnant leur irrespect, il engage un processus d’axiologisation des ordres juridiques étatiques. Le phénomène gagne aussi des ordres supra-nationaux dont les Cours multiplient les constructions jurisprudentielles à  partir des droits et libertés (Cour européenne des droits de l’homme, Cour interaméricaine des droits de l’homme ou Cour de Justice de l’Union européenne). Mais au sein de ces ordres, les processus d’axiologisation–constitutionnalisation sont inversés. Ce n’est pas, comme dans les États, la constitutionnalisation qui conduit à  l’axiologisation de l’ordre juridique mais l’axiologisation qui conduirait à  leur constitutionnalisation.

Pour en revenir au niveau étatique, dans la mesure où ce mouvement d’axiologisation des ordres juridiques a pour médium le droit constitutionnel, les théories qui tentent de l’appréhender, de le justifier, voire, de l’amplifier tendent plus que jamais à  se recentrer sur le concept de constitution. Les théories générales de l’État – a fortiori là  où elles n’ont jamais été développées comme aux États-Unis – se déclinent en théories du droit constitutionnel ou de la justice constitutionnelle. « Ces changements structurels » qu’apporte la constitutionnalisation des droits et libertés dans les ordres juridiques des États contemporains s’accompagnent donc « d’un changement doctrinal », qu’exprime l’apparition du néologisme « néo-constitutionnalisme » pour le désigner. Et ces changements interagissent : « l’un favorise et soutient l’autre, dans un processus d’action et de rétroaction ». Car, s’il existe des analyses qui s’évertuent à  rester descriptives et neutres à  l’égard du phénomène, la plupart du temps, les diverses doctrines qui lui sont liées se retrouvent unies dans l’ambition de le parfaire. Il s’agit même, pour certains, de résorber le « déficit moral » dans lequel se serait abimé le droit constitutionnel classique, tant au niveau juridique que méta-juridique. Le droit constitutionnel régénéré doit rétablir des raisons morales d’obéir au droit. Reste à  examiner plus précisément les implications de cette « nouvelle culture juridique » au regard des thématiques qui structuraient habituellement les théories générales de l’État.

II. Axiologisation du droit et théorie générale de l’État : de l’État de droit à  la suprématie de la morale des juges ?

Non sans céder à  la tentation d’une pensée unique de l’État légitime, le néo-constitutionnalisme invite à  n’envisager l’État que sous la forme d’un État de droit, défini comme une démocratie dotée d’un contrôle de constitutionnalité dont la fonction première est d’assurer le respect des droits et libertés constitutionnels. Au regard des théories qui l’ont précédé, le lieu de la garantie des droits et libertés se trouve ainsi déplacé, d’un point de vue normatif, de la loi à  la constitution, et d’un point de vue organique, du législateur vers les juges exerçant un contrôle de constitutionnalité. On examinera alors les conséquences de cette reconfiguration de la fonction de juger au regard des conceptions classiques tant de la séparation des pouvoirs (A) que de la démocratie (B).

A. Repenser le pouvoir juridictionnel

Le modèle néo-constitutionnaliste, on l’a vu, se caractérise par la diffusion des valeurs dont sont porteurs les droits et libertés constitutionnels au sein de l’ordre juridique. L’opération d’interprétation-application des textes constitutionnels s’avère, à  ce titre, primordiale et l’on comprend que sa théorisation occupe une place d’importance chez les constitutionnalistes contemporains. L’enjeu est de trouver la meilleure théorie de l’interprétation, à  savoir celle qui permet d’obtenir la bonne réponse, une réponse juste, au regard des droits et libertés constitutionnels. Parmi l’ensemble des interprètes possibles de la constitution, les juges chargés du contrôle de la constitutionnalité qui sont, selon les ordres juridiques, ou bien aussi ceux qui décident au fond ou en cassation d’une affaire, ou bien des organes spécialisés, s’imposent comme les acteurs les plus aptes à  la réalisation de cette tâche. Cette reconsidération et (sur)valorisation de la fonction de juger (1), n’est pas sans bousculer les théories classiques de la séparation des pouvoirs (2).

1. De la valorisation de la figure du juge à  la juridictionnalisation de la pensée juridique

Beaucoup de néo-constitutionnalistes admettent que le rayonnement attendu d’un juge protecteur des principes, droits et libertés fondamentaux n’est plus en phase avec la représentation classique du juge « bouche » de la loi ou « agent » de la constitution. Pourtant rien n’interdirait de penser que, dans la mesure où les constitutions énoncent des catalogues de droits et libertés, cette représentation garde sa pertinence. C’est d’ailleurs une position qui transparait chez certains membres du Conseil constitutionnel français. Toutefois, lorsque les constitutions sont peu fournies en droits et libertés – cela est le cas par excellence aux États-Unis –, en rester à  la figure du juge « agent de la constitution » réduit sa fonction protectrice. Certains, au sein de la Cour suprême des États-Unis (W. Rehnquist ou A. Scalia), s’en sont d’ailleurs fort bien accommodés.

Toutefois plusieurs facteurs conduisent à  ce que, tout en refusant de reconnaître le caractère entièrement discrétionnaire du pouvoir interprétatif car cela mènerait tout droit à  justifier le gouvernement des juges, les néo-constitutionalistes s’écartent aussi de la conception classique de la fonction de juger. Ils s’engagent dans des théories médianes qui valorisent le rôle et le pouvoir des juges de la constitutionnalité.

Le premier facteur est conjoncturel et politique. Les attentes placées dans les juges constitutionnels peuvent, dans certains États, comme en Amérique Latine, provenir d’une méfiance endémique envers la classe politique traditionnelle, celle qui occupe les fonctions électives ou exécutives, souvent suspectée de clientélisme et de corruption. Le salut démocratique est alors attendu des juges qui, par des procédures d’amparo ou de tutela, sont appelés à  répondre directement aux aspirations du justiciable dont les droits ou libertés fondamentaux auraient été violés par l’ « État ». Dans d’autres cas, celui de l’Italie berlusconienne par exemple, les juges constitutionnels peuvent représenter un ultime rempart, un ultime contre-pouvoir, face au contrôle et à  une concentration des pouvoirs politiques, financiers et médiatiques.

Le deuxième facteur est lié à  la structure du texte constitutionnel. Lorsque celui-ci est inexistant, comme en Israël, ou lapidaire comme aux États-Unis, la visée de la protection des droits et libertés suppose une forme d’activisme des juges. Aux États-Unis, l’observation est d’ailleurs renforcée par le fait que la constitution est difficile à  modifier. Beaucoup attendent alors du travail interprétatif des juges ce que le pouvoir constituant ne peut pas ou plus réaliser. En Angleterre, même s’il n’est pas question de contrôle de constitutionnalité tel qu’il existe ailleurs, l’activisme des juges en faveur des droits et libertés est depuis longtemps considéré comme un élément essentiel du rule of law.

Enfin, un troisième facteur repose sur la représentation des propriétés linguistiques des énoncés affirmant des droits et libertés. Il est dorénavant accepté qu’en raison de leur généralité et leur abstraction, ces énoncés ne permettent pas d’aboutir à  une unique solution. Il est alors attendu des juges, au terme d’un « engagement cognitiviste » qui convoque des principes de cohérence, de justice, de sagesse ou de raison, qu’ils trouvent, parmi toutes les solutions qui s’offrent à  eux, la meilleure possible. Ce faisant, en raison de leur justesse particulière, leurs raisonnements imposeraient nouveau « paradigme rationaliste » de pensée destiné à  servir de modèle pour l’ensemble des décisions juridiques. Qui oserait, par exemple, penser l’issue des conflits entre droits et libertés, ou entre ceux-ci et d’autres standards juridiques tels que l’ordre public, sans mobiliser, comme le font les juges, un principe de proportionnalité ou de pondération ? Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des succès remportés par ceux qui ont théorisés et promus ces modes de raisonnement.

Une telle juridictionnalisation de la pensée juridique – si ce n’est politique - signerait même l’avènement d’une nouvelle raison démocratique. La démocratie devient réflexive : les débats passionnés des arènes législatives seraient voués à  céder le pas aux argumentations distanciées, assagies et raisonnées des délibérations issues de la collégialité juridictionnelle. « Les principes de justice naturelle, la composition (des) et l’accessibilité aux Cours de justice, l’argumentation juridique comme forme d’argumentation publique », s’imposeraient ainsi aujourd’hui comme « des éléments du rule of law presque aussi importants que les caractéristiques générales de la loi » (généralité des visées, précision des termes employés…) qui étaient, aux origines du constitutionnalisme, réputés assurer son absence d’arbitraire.

2. Justice constitutionnelle et séparation des pouvoirs

Le plus souvent, les théories néo-constitutionnalistes présentent le contrôle de constitutionnalité contemporain, comme une fonction juridictionnelle exercée par un organe juridictionnel, que celui-ci soit ou non spécialisé dans cette fonction et qu’il se prononce ou non sur le fond de l’affaire. Peu s’interroge sur l’éventualité de nouvelles catégorisations qui identifieraient un quatrième pouvoir s’ajoutant à  la triade classique « pouvoir législatif, exécutif, juridictionnel », ou la reconfigurant. D’ailleurs, la proposition de considérer, dans la lignée de H. Kelsen, le contrôle de constitutionnalité des lois comme une forme d’exercice du pouvoir législatif n’est toujours pas communément admise.

Toutefois, ne considérant plus « la puissance de juger » comme nulle, surtout lorsqu’elle conduit à  se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi au regard d’énoncés juridiques dont on convient de la généralité et de l’abstraction, les théories néo-constitutionnalistes admettent que la fonction de juger s’est transformée. Le pouvoir exercé par les organes chargés du contrôle de constitutionnalité serait bien de type juridictionnel mais il présenterait des formes nouvelles et particulières. Dès lors, l’intégration du contrôle de constitutionnalité au sein de théories renouvelées de la séparation des pouvoirs s’engage dans trois principales voies, le choix pour l’une d’entre elles étant souvent déterminé par la configuration propre aux ordres juridiques nationaux dans lesquels ces théories prennent corps.

La première confère aux organes chargés de la protection des droits et libertés constitutionnels, la fonction de contrepouvoir. Face, notamment, au fait majoritaire qui aboutit à  ce que les pouvoirs législatif et exécutif se trouvent contrôlés par un même parti ou une même coalition politique, les « juges constitutionnels » représentent une dernière chance pour l’opposition, et contribuent à  ce que la minorité politique d’un moment n’ait pas nécessairement juridiquement tort.

La deuxième voie conduit à  concevoir ces juges comme des organes à  part entière de la balance des pouvoirs. Alors qu’au XVIIIème, celle-ci était essentiellement pensée entre les organes du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, et surtout au sein même du pouvoir législatif, la reconsidération de la fonction de juger qu’implique l’exercice du contrôle de constitutionnalité, conduit à  intégrer ceux qui en ont la charge dans le jeu global de la répartition des pouvoirs et des interactions entre les organes.

Enfin, une troisième voie consiste à  situer les juges constitutionnels au-dessus des rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ils exercent alors un pouvoir supérieur, suprême, celui de gardien ultime de la constitution et de l’État de droit.

Reste à  déterminer dans quelle mesure l’acceptation que des organes juridictionnels puissent s’opposer à  la loi, est compatible avec le concept de démocratie.

B. Justice constitutionnelle et droits fondamentaux : la démocratie par les juges ?

Selon les conceptions que l’on en a, « la démocratie condamne autant qu’elle justifie l’’activisme’ des juges …». Si l’on adopte une conception classique et formelle de la démocratie, tout ce qui s’oppose à  la volonté du peuple exprimée soit directement, soit par la voix de ses représentants élus s’avère, par définition, anti-démocratique. Par conséquent, faire obstacle à  la loi, même au nom de la protection des droits et libertés des individus ou d’une certaine idée de la justice, constituerait une atteinte au principe démocratique. Le défi du néo-constitutionnalisme est alors de trouver des constructions théoriques qui établissent non plus seulement l’indissociabilité de l’affirmation constitutionnelle des droits et libertés avec le concept de démocratie – elle est acquise dès la fin de la seconde guerre mondiale (supra)-, mais qui expliquent (si l’on s’en tient à  une perspective descriptive et analytique), ou qui justifient (si l’on se place dans une perspective prescriptive et programmatique) la compatibilité des pouvoirs du juge constitutionnels avec la démocratie.

Deux options sont ouvertes. La première joue sur la seule définition de la démocratie, et consiste donc à  faire évoluer ce concept. La démocratie pourrait par exemple ne plus être « le pouvoir du peuple mais un pouvoir exercé au nom du peuple ». Le juge qui exerce la justice au nom du peuple concourt ainsi à  la démocratie. Il est également possible de privilégier la dimension matérielle de la démocratie. Celle-ci devient un régime dans lequel les droits et libertés des individus sont garantis et respectés. Les juges qui s’y affairent s’imposeraient alors comme les acteurs incontournables d’une « démocratie constitutionnelle » ou d’une « démocratie continue ». Ces glissements conceptuels pourraient être complétés par de nombreux autres qui ne sont pas difficiles à  imaginer. Toutefois ils ont pour prix un affrontement perpétuel à  la critique de ceux qui, sans même défendre l’existence d’une essence de la démocratie, ne peuvent se résoudre à  la détacher de la primauté du critère de l’élection au suffrage universel et de la décision prise par la majorité du peuple ou de ses élus.

La seconde option consiste, en conséquence, à  théoriser la fonction du contrôle de constitutionnalité de telle sorte à  la rendre compatible avec le concept de démocratie. Mais il y a peu alors à  douter que l’opération aboutisse, selon les théories proposées, à  promouvoir des concepts très différents de la démocratie. Pour établir leur compatibilité avec la démocratie, les juges de la constitutionnalité ont pu ainsi être conçus comme :

a) des aiguilleurs indiquant les bonnes procédures de l’ordre juridique et du jeu démocratique. Le juge constitutionnel indique l’organe réputé compétent pour exprimer la volonté du peuple. Plutôt que le parlement d’aujourd’hui, ce serait le pouvoir constituant de demain voire, pour les « originalistes » américains, cela resterait le pouvoir constituant d’hier ;

b) des correcteurs ou acteurs du perfectionnement des règles du jeu démocratique (droit de vote, pluralisme des courants d’opinion, liberté de la presse, liberté d’expression) afin que les minorités politiques d’aujourd’hui puissent devenir la majorité de demain ;

c) des promoteurs ou gardiens des valeurs démocratiques. La démocratie pourrait ici reposer sur l’organisation conjointe de deux types de participation des citoyens : d’un côté, une participation par l’élection à  l’issue de laquelle ces derniers confient l’expression de leur volonté à  des représentants élus et, de l’autre, une participation par le déclenchement de procédures juridictionnelles à  l’issue de laquelle ils s’en remettent au sens de la justice des juges.

d) des représentants. Les juges constitutionnels tiendraient cette qualité, non pas de l’élection, mais comme le Roi en 1791, de leur participation à  la production de la loi en disposant du pouvoir d’empêcher son entrée en vigueur ou de l’annuler ;

e) des relais de l’opinion publique.

Ces propositions d’articulation entre la démocratie et le contrôle de constitutionnalité conduisent à  relever une faiblesse et un paradoxe.

La faiblesse provient de ce qu’en reconnaissant une marge d’appréciation aux juges, les théories néo-constitutionnalistes sont contraintes d’intégrer un paramètre de confiance. Les juges doivent être supposés bienveillants, convaincus que leur mission est de protéger des droits et libertés ainsi que de parfaire les procédures et les valeurs de la démocratie. Par conséquent, « le statut démocratique de la juridiction constitutionnelle dépend en grande mesure des vertus délibératives de l’enceinte judiciaire ». Certains fournissent d’ailleurs de bonnes raisons pour faire ainsi confiance au juge : leur recul que les autorités politiques n’ont pas vis-à -vis des réactions immédiates et souvent passionnées de l’opinion publique, leur habitude de manier des principes abstraits et de les rapporter au terme d’un « équilibre réflexif » à  des cas particuliers, ou encore, leur « éthique du précédent ».

Or, à  supposer qu’un accord puisse être trouvé sur le niveau requis de protection des droits et libertés pour répondre aux exigences de la démocratie, comment être assuré que les juges s’engagent dans des comportements modèles et généreux? Comment rebondir, d’un point de vue théorique, lorsqu’ils ne jouent plus ou pas toujours le jeu, font preuve de laissez-faire ou de conservatisme ? On sait par exemple qu’en France, les décisions du Conseil constitutionnel ne déploient pas toutes des standards maximum de protection des droits et libertés. De même aux États-Unis, les critiques n’ont pas manqué à  l’égard des vingt années de présidence conservatrice menées à  la Cour suprême par W. Rehnquist.

Les juges ne seraient-ils acteurs de la démocratie que lorsqu’ils donnent un certain contenu à  leur décision ? Certains ont anticipé la critique. L. G. Sager notamment insiste pour que le soutien apporté aux juges constitutionnels ne dépende pas du contenu des solutions qu’ils rendent sur le fond, mais s’appuie sur des constructions conceptuelles qui établissent structurellement leur nécessité pour la démocratie. C’est pourquoi, non sans intérêt, l’auteur préconise la possibilité d’agir contre les décisions des juges constitutionnels (révisions constitutionnelles, veto du parlement adopté à  la majorité qualifiée ou par des votes renouvelés au cours de sessions ou de législatures successives….), en les intégrant dans des mécanismes repensés de checks and balances. Finalement, dans ce modèle, la compatibilité des juges constitutionnels avec la démocratie viendrait non pas de ce que ceux-ci assurent dans tous les cas le respect des droits et libertés, mais de ce qu’il existe des mécanismes d’interactions entre les pouvoirs propres à  conférer le dernier mot à  l’organe « le mieux disant » en matière de droits et libertés, … en espérant que ce seront bien les juges.

En conséquence, le paradoxe surgit dès lors que l’on refuse de renoncer à  l’association du concept de démocratie aux critères de l’origine du pouvoir et des procédures de décision correspondantes. Si la démocratie est le pouvoir exercé par le peuple, ou par les représentants qu’il élit, et qu’y priment conséquemment les décisions que ceux-ci adoptent à  la majorité, alors le néo-constitutionnalisme érige en gardien de la démocratie des acteurs non démocratiques. Les démocraties des États contemporains seraient alors des démocraties sans le peuple ou, à  tout le moins, des gouvernements mixtes dans lesquels les juges constitutionnels constituent une composante oligarchique. Et c’est cette composante qui serait habilitée à  imposer la démocratie « malgré elle », c’est-à -dire malgré la volonté du peuple ou de la majorité de ses élus, dès lors que celle-ci s’écarterait de standards axiologiques tels qu’interprétés par les juges eux-mêmes. Comme le souligne P. Comanducci, le juge remplit finalement un « rôle ‘démocratique’, au sens où il peut suppléer les carences des mécanismes démocratiques traditionnels, et ‘transforme’ » sa « morale positive en droit ». La démocratie se confond alors plus que jamais avec le concept matériel et contemporain d’État de droit qui devient, sous cet angle, l’État de la morale des juges – morale plus ou moins favorable aux droits et libertés –, assignant aux théories qui l’appréhendent l’analyse des fondements et du contenu de cette morale.

* * *

Si l’on voulait aujourd’hui s’engager dans une théorie générale de l’État, celle-ci ne présenterait certainement pas les mêmes points focaux qu’il y a un siècle. Même s’ils ne sont pas les seuls (on peut aussi penser aux ébranlements que subit le concept de souveraineté), l’inscription systématique de droits et libertés dans les textes constitutionnels instituant des régimes démocratiques et la création d’un contrôle de constitutionnalité dont la fonction est principalement d’en assurer la garantie, sont des éléments importants de la reconfiguration des pouvoirs de et dans l’État. On ne peut donc que souscrire à  l’idée que « la théorie générale de l’État est aussi une théorie des libertés fondamentales ». Il y a peut-être d’ailleurs là , si l’on prend au sérieux les mouvements de globalisation du droit dans lequel les références aux droits fondamentaux jouent un rôle essentiel, un élément qui pourrait donner aux théories contemporaines, un caractère que les théories générales de l’État du début du XXème siècle revendiquaient mais qu’elles n’ont jamais vraiment eu : leur généralité, entendu comme la qualité d’une construction théorique dégagée (ou consciente) de la prégnance des préoccupations historiques et des cadres conceptuels nationaux.

Ce faisant, on l’a évoqué, une théorie générale de l’État deviendrait essentiellement une théorie générale de l’État de droit, concept qui à  lui-même fortement évolué depuis les débats qui avaient conduit H. Kelsen à  en démontrer le caractère tautologique. On ne s’interroge en effet plus beaucoup aujourd’hui sur le fait de savoir si le droit ou, en l’occurrence les droits et libertés, précèdent ou non l’État. Il est plutôt pris appui sur leur intégration dans les textes constitutionnels, voire dans les textes internationaux auxquels l’État a consenti d’être partie, pour rappeler que celui-ci est tenu de les respecter. A cet égard, les débats sur le caractère juridiquement obligatoire ou non de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (pour n’évoquer que le contexte français) vis-à -vis des pouvoirs constituant et législatif, ont cédé la place à  ceux sur les pouvoirs interprétatifs des juges constitutionnels lorsqu’ils se réfèrent aux droits et libertés pour contrôler les lois. Ou encore, à  la défense de la centralité du rôle de la loi en matière de libertés publiques succède l’affirmation de la supériorité normative des droits et libertés fondamentaux constitutionnels. Enfin, à  rebours du rôle secondaire qui a pu être conféré au pouvoir juridictionnel s’impose une promotion de la suprématie de la justice constitutionnelle et des garanties qu’elle apporte au fonctionnement de la démocratie.

Ces phénomènes qui, depuis une cinquantaine d’année, « changent notre État » n’ont sans doute pas encore révélé toutes leurs formes, ni leurs potentialités. Le défi lancé aux théoriciens reste tant de continuer à  les identifier qu’à  les analyser à  l’aide de cadres conceptuels renouvelés. Les écarts que ces derniers présenteraient avec ceux des théories générales de l’État du début du siècle dernier ne constitueraient pas le moindre des hommages qui leur serait rendu.

Véronique Champeil-Desplats est professeure de droit public à  l’Université de Paris Ouest-Nanterre la Défense. Elle y dirige le Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux. Elle est membre associée de l’UMR 70/74 « Théorie et analyse du droit » et de la Chaire UNESCO « Droit de l’homme et violence ».