La responsabilité de l’administration en France
La responsabilité de l’administration embrasse une question politique et constitutionnelle (I). C’est précisément parce qu’aucun système efficace de responsabilité politique et constitutionnelle de l’administration n’a pu être organisé depuis 1789 que les juridictions se sont saisies – ou du moins ont tenté de se saisir – de la question (II).
I – Une question politique irrésolue.
L’administration, comme instrument ou moyen de la politique, n’a pas surgi de rien en 1789 : la gestion décisioniste des affaires publiques, c’est-à -dire séparée, dans une certaine mesure, d’une gestion par voie de justice, est une tradition de l’ancienne monarchie. On connaît à ce titre la lutte entre intendants et cours souveraines, ces dernières contestant aux commissaires départis la faculté de prononcer sur les droits. Il n’empêche que 1789 peut s’analyser en terme de rupture dans la mesure où une administration, inédite institutionnellement, intègre un dispositif constitutionnel nouveau. Nouveaux organes, nouvelles fonctions : la responsabilité de l’administration, de ce double point de vue, est d’abord une question qui doit trouver son équation dans le droit constitutionnel et politique.
A - En tant qu’elle constitue la nation, l’administration est une des premières préoccupations de l’Assemblée. Dès l’automne 1789, sont proposées, pour être décrétés durant l’hiver, les communes, les districts et les départements. Empressement nécessaire : la nation proclamée souveraine le 17 juin 1789 a besoin d’une administration uniforme comme condition de sa réalisation. D’une part il s’agit de domestiquer un territoire que maîtrisait imparfaitement la monarchie ; il s’agit de s’emparer de son sol par la subdivision administrative afin que la nation souveraine repose sur un support concret. D’autre part, la départementalisation de la France offre le moyen d’organiser la représentation : les circonscriptions administratives dessinent les contours des collèges électoraux, point sur lequel insiste Thouret, au nom du comité de Constitution, dans la première partie de son rapport présenté à la Constituante le 29 septembre 1789 : « […] vous organisez le gouvernement représentatif, le seul qui convienne à un peuple libre ; mais sa justice et sa stabilité dépendent de l’établissement de l’égalité proportionnelle dans la représentation, et d’un ordre fixe et simple des élections ». Nous voici au temps d’un pouvoir ascendant, où la nation se donne son propre pouvoir par la représentation (le Corps législatif de 1791) ; cette dernière procède d’administrations égales, où s’expriment, par le suffrage, les citoyens actifs. En retour, la nation représentée exerce sa souveraineté dont chacun sait, depuis les théories de l’absolutisme, qu’elle consiste à former la loi. Loi qui se diffusera uniforme sur tout le territoire grâce à une administration hiérarchisée et pyramidale. La seconde partie du rapport Thouret du 29 septembre est logiquement consacrée à la mise en place de ces institutions administratives chargées de communiquer la loi. En un mot, il s’agit « de fonder sur des bases communes le double édifice de la représentation nationale, et de l’administration communale et provinciale [i. e. départementale]» . C’est ici l’aspect descendant du pouvoir. Il nécessitait l’érection d’administrations dont la fonction est de pure exécution des lois.
Du point de vue fonctionnel en effet, l’administration est envisagée non comme pouvoir mais comme autorité. Chargée seulement d’une fonction passive de transmission, elle est soumise aux représentants de la nation et enchaînée à leurs lois, mises en forme au sommet de l’État par le détenteur du pouvoir exécutif. Le roi est le seul membre de l’administration qui soit à la fois représentant de la nation, bien qu’il ne soit pas élu. La Constitution de 1791, après quelques errements liés au fait que les corps administratifs soient élus, insistera sur ce point : « […] les administrateurs n’ont aucun caractère de représentation. Ils sont des agents élus à temps par le peuple, pour exercer, sous la surveillance et l’autorité du roi, les fonctions administratives ». La Constitution exclue toute forme de volontarisme juridique en faveur de l’administration. Seul le roi, qui en est le « chef suprême », sanctionne la loi. Il ordonne et surveille son exécution auprès des départements, districts et communes conçus comme les rouages d’une machine, comme autant de corroies passives de transmission des lois jusqu’aux citoyens.
À ce stade de la Révolution, l’administration ne peut être que politiquement – et non juridiquement – responsable. Si elle dysfonctionne, la sanction est le fait du pouvoir hiérarchique, à commencer par celui qu’exerce le roi. C’est ainsi que le décret sur les communes du 14 décembre 1789 prévoit un contrôle a posteriori des districts et départements pour les affaires qui relèvent de leur compétence propre et un contrôle a priori pour les affaires qui ressortissent à l’administration générale. Le décret du 22 décembre 1789 relatif aux départements et districts prévoit une entière subordination au pouvoir central sachant que leurs compétences ne relèvent que de l’administration générale. L’instruction du 8 janvier 1790 est sur ce point on ne peut plus claire : « Le principe général dont les corps administratifs doivent se pénétrer, est que si, d’une part, ils sont subordonnés au roi comme chef suprême de la nation et de l’administration du royaume, de l’autre, ils doivent rester religieusement attachés à la Constitution et aux lois de l’État, de manière à ne s’écarter jamais, dans l’exercice de leurs fonctions, des règles constitutionnelles, ni des décrets lorsqu’ils auront été sanctionnés par le roi ». Le décret des 7-14 octobre 1790, quant à lui, prévoit un recours hiérarchique au roi pour régler les problèmes de compétence entre administrations. Il n’appartient qu’à l’administration supérieure d’annuler les actes des administrations subordonnées. Ainsi en décide le décret des 15-27 mars 1791 qui autorise, d’une part, les directoires de départements à annuler les actes irréguliers des directoires de district et, d’autre part le roi à casser les actes irréguliers des directoires de district et de département. La loi des 27 avril-25 mai 1791 portant « organisation du ministère » confie au Conseil d’État le soin de discuter « des motifs qui peuvent nécessiter l’annulation des actes irréguliers des corps administratifs ». Enfin, la Constitution du 3 septembre 1791 réitère au profit du roi le pouvoir d’annuler les actes des administrations inférieures.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en son article 15, posait le principe d’une responsabilité administrative qui ne s’envisage que politiquement : « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». En contrepartie, l’irresponsabilité judiciaire est un principe à valeur constitutionnelle. À cela deux raisons. La première tient au fait que le judiciaire n’a pas été érigé en pouvoir et ne saurait contrebalancer la puissance exécutive à laquelle il est intégré et soumis. Contrairement à la théorie, chère à Montesquieu, d’une tripartition des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, l’Assemblée constituante n’a consacré qu’une dualité des pouvoirs législatif et exécutif. D’où la seconde raison qui exclue la responsabilité judiciaire de l’administration : le judiciaire, simple autorité, ne doit pas interférer dans la sphère d’action de l’autorité administrative. Les constituants ont érigé deux autorités parallèles au sein de l’Exécutif. Les autorités sont séparées suivant l’idée que les lois d’intérêt général relèvent d’une exécution administrative tandis que les lois d’intérêt privé obéissent à une exécution judiciaire. Ce cloisonnement des autorités est posé par la loi des 16-24 août 1790 relative à l’organisation judiciaire qui est une loi de défiance à l’égard du pouvoir dont étaient investis les juges avant 1789. Et puisque les magistrats ne peuvent connaître de l’exécution des mesures d’administration, il leur est logiquement interdit de juger les agents publics du fait de leurs actes d’administration. C’est tout l’objet du célèbre article 13, titre II, de la loi d’août 1790 : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Les agents publics ne peuvent être traduits devant le judiciaire, du fait de leurs fonctions, que suite à une autorisation de l’administration supérieure comme le prévoyait le décret du 14 décembre 1789 relatif aux municipalités et comme le répète le décret des 7-14 octobre 1790 en son article 2 : « […] aucun administrateur ne peut être traduit devant les tribunaux, pour raison de ses fonctions publiques, à moins qu’il n’ait été renvoyé par l’autorité supérieure, conformément aux lois ». La Constitution du 3 septembre 1791, en son titre III, chapitre V, article 3, grave dans le marbre cette garantie juridictionnelle des agents de l’administration. Il peut bien y avoir responsabilité du fait personnel de l’agent si l’administration supérieure y consent ; il ne saurait y avoir responsabilité du fait même de l’administration au nom de la séparation des autorités judiciaire et administrative.
B – La mise entre parenthèse de la séparation des pouvoirs sous la Convention, puis le renforcement assumé de l’Exécutif sous le Directoire renforcent le rôle de l’administration. Réputée n’être toujours qu’autorité, elle tend à devenir, en pratique, un pouvoir. Elle participe, à compter de la dictature d’Assemblée et de sa mise sous tutelle des comités de Salut public et de Sûreté générale à la fonction gouvernementale. La nation n’a plus seulement besoin d’être constituée : les révolutionnaires cherchent les conditions de sa « gouvernabilité ». Exécuter de façon révolutionnaire les lois, c’est révéler ou relever la fonction gouvernementale en y intégrant l’administration, qui à ce titre dépasse de loin sa fonction de simple autorité. L’Exécutif, dont les révolutionnaires se méfiaient tant en 1789, se trouve rehaussé, qu’il soit satellite de la Convention jusqu’en 1795 ou consacré comme pouvoir indépendant passé cette date. D’où également la reconnaissance d’un pouvoir réglementaire en sa faveur : la seule exécution mécanique des lois ne saurait suffire pour gouverner. La Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) tente de rationnaliser la fonction gouvernementale en la confiant au seul pouvoir exécutif en la personne de ses cinq directeurs. Elle est en principe distincte de la fonction administrative confiée aux ministres, lesquels exercent une surveillance étroite sur les corps administratifs. Il n’empêche que cette séparation entre Gouvernement et administration ne sera pas reçue. L’administration devient au contraire le moyen, pour l’Exécutif, de gouverner. C’était ce que souhaitait Boissy d’Anglas lui-même dans son « Discours préliminaire au projet de constitution française » du 5 messidor an III (23 juin 1795) : « Nous avons considéré l’administration intérieure de la République comme une émanation directe de la puissance exécutive. L’administration doit être uniforme, régulière et constante dans sa marche ; c’est la bienfaisante chaleur de l’astre du jour qui s’échappe de son sein pour pénétrer doucement dans les lieux les plus retirés de la terre ». Thibaudeau, le 5 thermidor an III (27 juillet 1795), défendait à son tour l’absorption et l’inféodation de l’administration à l’Exécutif : « Je ne vois pas le pouvoir exécutif seulement dans le Directoire, mais encore dans les administrations départementales et municipales. Ces autorités sont ses agents nécessaires, et ne sont pas autre chose ».
Dès lors que l’administration, dans les années 1792-1799, gravite dans l’orbite du pouvoir politique et constitutionnel, sa responsabilité judiciaire est plus que jamais hors de saison. La suspicion que les révolutionnaires nourrissent à l’endroit des juges et des formes lentes et protectrices de la justice s’accroit avec l’avènement du gouvernement révolutionnaire. Le principe de la séparation des autorités judiciaire et administrative posé par l’article 13, titre II, de la loi des 16-24 août 1790, va tourner au désavantage du judiciaire et au profit de l’administration qui va obtenir le gain d’un contentieux par nature fondé sur le critère, extrêmement vaste et imprécis, de l’acte administratif. En effet, dans les derniers jours de la Convention, par son célèbre décret – toujours en vigueur – du 16 fructidor an III – 2 septembre 1795 – le Corps législatif fait des « défenses itératives aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient ». Restait alors à fixer, une fois cette règle posée, le mode de résolution des conflits entre le judiciaire et l’administratif. Le décret du 21 fructidor an III, relatif « aux fonctions des corps administratifs et municipaux », s’y emploie en faveur de l’Exécutif, qui devient le régulateur des compétences dans un sens favorable aux intérêts de son administration dont il s’agit de préserver intacts les différents actes. Au terme de l’article 27 du décret, il est décidé que : « En cas de conflit d’attributions entre les autorités judiciaires et administratives, il sera sursis jusqu’à décision du ministre, confirmée par le Directoire exécutif qui en réfèrera, s’il est besoin, au Corps législatif ». Le référé législatif n’ayant jamais eu cours en matière de conflit – indice de la mainmise exclusive de l’Exécutif sur son administration – c’est le gouvernement qui délimite donc seul la sphère de sa compétence. Il va œuvrer, sous le Directoire, de façon à dilater son domaine d’intervention au détriment d’un règlement des droits par le judiciaire. Un arrêté du 2 nivôse an VI – 22 décembre 1797 – « qui ordonne l’impression d’un rapport du ministre de la Justice, concernant l’attribution de la faculté de statuer sur la validité ou l’invalidité de la vente d’un domaine réputé national », donne toute la mesure de cette prise de conscience qui a lieu sous le Directoire : une justice administrative d’ordre gouvernemental doit dominer les tribunaux ordinaires. Cette question, dit le ministre dans son rapport, « tient à la Constitution, puisqu’elle se rapporte à la distinction ou à la confusion des pouvoirs ; elle tient à la fortune publique, puisqu’il s’agit [dans le cas d’une compétence judiciaire] de rien moins que d’enlever à la direction du Gouvernement la totalité des domaines nationaux ». Or, l’élection des juges pour une durée de cinq ans et l’indépendance qui peut en résulter dans l’exercice de leurs fonctions sont autant de dangers : « suivant les circonstances, un esprit d’opposition au Gouvernement et à la République, qui, dans l’espèce dont nous parlons, se dirigeant plus particulièrement sur la fortune nationale, pourrait perdre la liberté ». De l’opinion du ministre, la dévolution du contentieux à l’administration s’impose donc : « Tous ces inconvénients cessent d’être à craindre, lorsque ce sont les administrations qui restent juges ». Notamment parce que, « soumises à une destitution motivée, elles marchent avec plus de précaution dans le sentier de leur devoir, et que, dans le cas où elles oseraient s’en écarter, il existe dans la Constitution un moyen prompt et sûr de les y rappeler, soit en annulant leurs actes illégaux, soit, dans la supposition de prévarications plus graves, en leur enlevant des fonctions dont elles auraient abusé ». Compétence contentieuse des administrations au motif qu’elles sont sous la tutelle du gouvernement : c’est ce qui fait précisément obstacle à la création d’une justice administrative indépendante au sein du pouvoir. Lorsque le député Defermont, en plein débat sur la Constitution de l’an III, évoquait l’hypothèse d’une séparation des fonctions de justice et d’administration au sein du Gouvernement, Daunou, au nom de la Commission des Onze, lui répondait de façon laconique : « La commission a pensé qu’il ne devait pas y avoir de pouvoir administratif indépendant du Gouvernement ; c’est le Gouvernement lui-même qui est la Cour de cassation en matière administrative ». Ainsi les ministres sont-il, pour l’essentiel, sous le Directoire, les juges de dernier ressort du contentieux administratif.
Le régime napoléonien consacre le pouvoir administratif au plan constitutionnel et politique : il révèle l’État au détriment de la nation dans la mesure où la « gouvernabilité » de la France devient purement administrative.
Dès la Constitution de frimaire an VIII (13 décembre 1799), le ton est donné : la primauté monocratique de l’Exécutif brade le régime représentatif malgré les apparences d’une séparation organique des pouvoirs. D’ailleurs les membres des deux chambres (Tribunat et Corps législatif) ne sont pas élus mais nommés, à partir d’une liste de confiance nationale, par un Sénat rapidement domestiqué par le chef de l’État. C’est également au sein des listes de confiance départementales que sont désormais nommés les fonctionnaires. L’article 41 de la Constitution confie au premier Consul le soin de nommer et de révoquer « à volonté […] les membres des administrations locales ». Cette croix tirée sur l’élection des corps administratifs, outre qu’elle met un terme à une expérience révolutionnaire jugée instable et peu satisfaisante, est un indice de l’émergence d’une forme inédite d’État, qui s’impose à la nation révolutionnairement constituée. La règle d’une administration nommée, instrument de l’autoritarisme napoléonien, inaugure cette ère nouvelle où l’administration est jugée d’autant plus efficace qu’elle ne dépend que du chef du Gouvernement ; elle est ainsi aux antipodes de l’idée démocratique qui avait en partie présidé à sa création. En 1789, on concevait une nation capable de s’auto-instituer par la composition de corps administratifs élus : la nation était un ordre ascendant qui se forgeait depuis tous les territoires, sur la base notamment de la population. En 1799 l’État – autour d’un Exécutif dilaté – domine et résout par l’incarnation du pouvoir en un seul homme les errements révolutionnaires relatifs à la représentation ; d’abstraite cette dernière devient concrète : elle gît entre les mains du chef de l’État qui impose de façon descendante sa volonté à tous les territoires de la nation. D’où le fait que l’administration soit désormais – et pour plus d’un siècle – déconnectée de la question du régime représentatif à laquelle 1789 la reliait. Enfin, la façon dont la Constitution de l’an VIII brade le régime représentatif fondé sur l’élection va de pair avec une dévaluation accentuée de la loi, cet impératif de la nation révolutionnaire. Ceci explique en partie que le mot Gouvernement se substitue à celui d’Exécutif dans le texte de frimaire an VIII. L’idée n’est certes pas neuve : le Directoire avait esquissé l’idée d’un Exécutif renforcé et doté, notamment, d’un pouvoir normatif. Mais jamais les révolutionnaires n’auraient pu concevoir que cet Exécutif pût détenir à lui seul la prérogative de conduire la politique de la nation. Ce cap est franchi avec Napoléon Bonaparte, qui gouverne – en se reposant sur son administration - plus qu’il ne légifère. La loi – outre qu’elle soit préparée par l’administration centrale - est principalement cantonnée aux objets qui intéressent les droits privés, comme en témoigne un Code civil (1804) organisé autour de la propriété et de la famille. Pour ce qui est de gouverner, et donc en direction de l’administration, peu ou pas de lois, si ce n’est la grande loi du 28 pluviôse an VIII. Cette constitution administrative de la France vient parfaire la Constitution politique. Son objet est de consacrer la centralisation et les pouvoirs discrétionnaires d’agents nommés par le chef de l’État.
Le Conseil d’État traduit à lui seul la confiscation, par la confusion, des pouvoirs au profit de l’Exécutif et témoigne que l’administration, depuis son sommet, participe désormais à l’exercice d’une souveraineté dont l’État est titulaire à titre exclusif. Au plan constitutionnel, le Conseil, du fait de ses attributions, termine la Révolution française dont il renie les principes. Créé par le texte du 22 frimaire an VIII, le Conseil ne dispose d’aucune indépendance : il est présidé par les consuls et ses membres sont nommés et révoqués par le premier Consul. Ses prérogatives de conseil de gouvernement sont triples : il est chargé, dit l’article 52 de la Constitution, « de rédiger les projets de lois et les règlements d’administration publique, et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière d’administration ». Du point de vue de ses attributions législatives, le Conseil est l’organe par lequel le Consulat porte le coup de grâce aux principes révolutionnaires. Pour la première fois, un corps nommé par le chef de l’État détient une prérogative qui ne pouvait relever jusqu’ici que des représentants élus de la nation. En confiant à des techniciens – certes talentueux – le soin de rédiger les projets de lois dont le Gouvernement a seul l’initiative, la Constitution de l’an VIII enterre l’idée démocratique. Ce d’autant plus qu’au terme de l’arrêté du 5 nivôse an VIII – 26 décembre 1799 portant « organisation du Conseil d’État », ce dernier obtient le pouvoir d’interpréter les lois (art. 11), mettant ainsi un terme au principe du référé législatif qui avait cours sous la Révolution. Du point de vue de ses attributions juridictionnelles, le Conseil est juge de premier et de dernier ressort du contentieux administratif et en quelque sorte tribunal constitutionnel lorsqu’il règle les conflits d’attribution entre l’administratif et le judiciaire : c’est en effet le chef de l’État qui est censé ventiler les compétences entre les autorités administrative et judiciaire, toutes deux soumises au pouvoir exécutif. Par l’autodétermination de la sphère de sa compétence, l’État, via le Conseil d’État, décide seul des actes qui peuvent ou doivent engager sa responsabilité. Cette immunité juridictionnelle se double de la garantie dont jouissent, conformément à la tradition révolutionnaire, les agents du Gouvernement au terme de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII : ils ne peuvent être traduits devant l’autorité judiciaire que suite à l’autorisation préalable du Conseil d’État.
II – La résolution juridictionnelle.
En 1887, Edouard Laferrière conclut à l’irresponsabilité de l’administration du fait des actes de puissance publique. Le droit est ici politique : il ne peut y avoir responsabilité d’une souveraineté dont le propre est de s’imposer à tous sans compensation. Cette exorbitance du droit administratif est, en vain, contestée par l’autorité judiciaire (A). Sur fond théorique d’une reconnaissance de la personnalité morale de l’État, le Conseil d’État met lui-même un terme à l’irresponsabilité administrative au tournant des XIXe et XXe siècles ; dans l’intérêt d’un pouvoir réglé, il consacre le droit au détriment de la seule puissance (B).
A – La jurisprudence judiciaire relative à la responsabilité extra-contractuelle de l’administration s’explique probablement eu égard au contexte politique des années 1815-1848. En effet, les monarchies censitaires consacrent le retour à une représentation nationale élective et renouent avec le libéralisme politique. Elles soulèvent alors la question de savoir si administration et liberté sont compatibles. L’administration napoléonienne, fondée sur le rejet du régime représentatif, peut-elle survivre à un régime où la liberté politique suppose qu’entre la puissance publique et l’individu, l’accent soit en principe mis sur ce dernier ? Or le modèle napoléonien d’une administration autoritaire, centralisée et irresponsable politiquement perdure. Le parlementarisme joue le rôle de brise-lames à l’endroit de la responsabilité administrative tandis que la timidité des réformes dites décentralisatrices – et qui n’aboutissent que tardivement, sous la monarchie de Juillet – témoignent du fait que l’État administratif résiste au régime représentatif.
À défaut d’une responsabilité politique, une responsabilité judiciaire sur le fondement du droit commun. C’est ce que semble vouloir consacre la Cour de cassation elle-même à un moment où, d’une part, l’existence de la justice administrative demeure contestée et, d’autre part, l’autorité judiciaire est particulièrement froissée par la multiplication des conflits d’attributions soulevés par l’administration. La Cour de cassation, au sujet d’un dommage corporel commis par le service des Postes, rend son arrêt de principe en 1845 : « Attendu, en droit, que les règles posées par les art. 1382, 1383 et 1384, Cod. Civ., sont applicables sans exception, dans tous les cas où un fait quelconque de l’homme cause à autrui un dommage produit par la faute de son auteur ; que l’État, représenté par les différentes branches de l’administration publique, est passible des condamnations auxquelles le dommage causé par le fait, la négligence ou l’imprudence de ses agents peut donner lieu ; Attendu que les tribunaux ordinaires sont seuls compétents pour statuer sur la réparation des dommages commis par le fait et la négligence des entrepreneurs de transport par terre et par eau ; qu’aucune loi ne soustrait à cette compétence les administrations publiques autorisées à exploiter des entreprises de cette nature ; Attendu que s’il est prescrit aux tribunaux de s’abstenir de tout examen et de toute critique des règlements et actes administratifs, et des ordres compétemment donnés par l’administration, il est incontestable qu’il appartient à l’autorité judiciaire d’apprécier, dans les cas prévus par les art. 1382, 1383 et 1384 Cod. Civ., les faits résultant de l’exécution plus ou moins intelligente, plus ou moins prudente, des règlements et ordres administratifs ». En réaction, le Conseil d’État ne trouve pas de bases légales pertinentes pour justifier la compétence administrative puisqu’il tente en vain d’opposer au judiciaire la théorie, pour le moins contestable, de l’État débiteur. Le premier Tribunal des conflits érigé sous la seconde République comme tribunal constitutionnel – il est d’ailleurs présidé par le ministre de la Justice, chargé de départager les autorités administrative et judiciaire soumises à l’Exécutif – va innover en fondant la compétence administrative sur le seul fondement des lois des 16-24 août 1790 et 16 fructidor an III. Il dresse entre l’administration et le particulier qui demande réparation la théorie de l’acte administratif dont les juges ordinaires auraient interdiction de connaître au nom de la séparation des autorités. L’autorité judiciaire refuse d’abdiquer et le Conseil d’État du second Empire, redevenu répartiteur des compétences après la suppression du Tribunal des conflits, doit réitérer sa propre compétence sur les seuls fondements des deux lois d’août 1790 et fructidor an III. Ses deux arrêts Rotschild et Dekeister contiennent ainsi les principaux considérants du célèbre arrêt Blanco rendu par le second Tribunal des Conflits en 1873. L’arrêt Rotschild du 6 décembre 1855 écarte explicitement le droit privé au motif que la responsabilité de l’État du fait de ses services obéit à un droit exorbitant. L’arrêt Dekeister du 6 août 1861, quant à lui, fonde la compétence administrative sur les lois de séparation des autorités qu’il métamorphose en lois de dévolution : « Vu les lois des 16-24 août 1790 ; 16 fructidor an III […] ; considérant que les lois ci-dessus visées ont établi comme un principe constitutionnel que les fonctions judiciaires sont distinctes et doivent toujours demeurer séparées des fonctions administratives ; […] comme conséquence de ce principe, […] la juridiction a été donnée à cette autorité en vue de constituer, en dehors de l’autorité judiciaire, des juges pour prononcer sur les litiges qui s’élèveraient entre l’État et les particuliers, à l’occasion des actes faits par l’administration pour l’exécution des services publics ». Dès lors l’arrêt Blanco du 23 février 1873 n’est guère original sinon qu’il confirme l’abandon définitif de la théorie de l’État débiteur et qu’il rattache le principe de la séparation des autorités au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, ce qui était pour le moins discutable dans la mesure où le judiciaire et l’administratif ont toujours gravité dans l’orbite du seul pouvoir exécutif, habilité précisément à répartir les compétences comme en témoigne l’arbitrage rendu par le ministre de la Justice Dufaure dans l’arrêt Blanco pour imposer la compétence du juge administratif. Cet arrêt était d’ailleurs à juste titre passé inaperçu jusqu’à ce que les théoriciens du service public l’érigent en arrêt fondateur. Comme l’avouera encore en 1906 le commissaire du Gouvernement Teissier, la question de la responsabilité administrative devait être hors du droit commun pour une raison politique : « […] ceux qui les [les articles 1382 et s. du Code Civil] veulent appliquer sont bien obligés de reconnaître que, dans des cas nombreux, l’irresponsabilité de l’État s’impose à raison du caractère gouvernemental et souverain des actes qu’il accomplit ».
B – L’irresponsabilité judiciaire contraint le Conseil d’État républicain à mettre rapidement en œuvre une responsabilité administrative. Sa jurisprudence est tributaire du renouvellement doctrinal qui définit l’État sur de nouvelles bases théoriques où le droit vient pallier les carences de l’irresponsabilité politique.
Sous un régime – celui de la troisième République – qui est réputé avoir renoué avec la Révolution et, par voie de conséquence, avec l’avènement de la démocratie, il est pour le moins problématique, pour ne pas dire choquant, que l’administration demeure irresponsable : l’État administratif peut-il indéfiniment ne pas être soluble dans la démocratie ? Cette inadéquation entre État et démocratie se double qui plus est d’une tension entre État – en tant que socle du pouvoir administratif – et droits individuels accordés en principe à tous les citoyens par la démocratie en tant que forme politique du pouvoir. L’individu, libéré politiquement depuis 1789, reste, du point de vue de l’État, un administré, soumis et obéissant tant que la puissance de l’administration demeure inconditionnée ou, pour le dire autrement, tant que sa responsabilité est niée au motif – si peu juridique – que l’État est puissance publique comme le reconnaissait l’arrêt Blanco pour repousser les prétentions judiciaires.
C’est à sortir de cette impasse que vont être consacrées deux grandes théories juridiques au tournant des XIXe et XXe siècles, à savoir la théorie de l’État de droit et la théorie de la personnalité juridique de l’État. Toutes deux ont un objectif commun : circonscrire par le droit un État administratif politiquement irresponsable.
Les conditions de la réception et de l’acclimatation de la notion allemande d’État de droit (Rechtsstaat) en France sont connues. Léon Duguit, dans ses deux premiers essais, porte à la connaissance des juristes français cette notion qu’il combat âprement dans sa version originale parce que le Reschtsstaat repose sur l’idée d’une autolimitation de l’État. Duguit n’aura de cesse de condamner ce qu’il considère comme un impérialisme juridique : on ne saurait justifier une domination politique en droit en avançant que le droit public est habilité à assujettir les droits privés au seul motif qu’il serait la transcription de la puissance publique. Il convient d’ériger un rempart entre l’État et les particuliers, d’éliminer le rapport de domination à sujétion par l’avènement de l’objectivisme juridique. Dire que le droit est objectif, c’est l’ériger en tiers arbitre entre l’État et les particuliers ; c’est dire qu’il les conditionne pareillement et à égalité. Le droit git donc en dehors de l’État et des individus conçus subjectivement. Il répond à un impératif d’ordre sociologique que la loi se contente de mettre en forme, et à laquelle demeurent liés et soumis tous les droits, qui cessent d’ailleurs d’être privés ou publics puisqu’ils sont objectifs. Si la loi impose pareillement aux citoyens et à l’administration des droits et des obligations, dès lors la responsabilité de l’administration est résolue en théorie. En pratique, Duguit croit déceler l’avènement de l’objectivisme juridique dans la jurisprudence du Conseil d’État qui, à compter de l’arrêt Cames de 1895 reconnaît la responsabilité sans faute de l’État, et qui, avec l’arrêt Tomaso Grecco de 1905, consent à reconnaître la responsabilité de l’État du fait d’un dommage causé par une mesure de police.
La reconnaissance de la personnalité morale à l’État permet pareillement d’étayer en droit la responsabilité de l’État, même si cette responsabilité est loin d’être automatique comme elle l’est pour les partisans de la théorie de l’objectivisme juridique. Introduite en France à partir du modèle allemand, elle est systématisée par Léon Michoud dans son ouvrage La théorie de la personnalité morale publié en 1906-1909. Nourrie du cas concret de la responsabilité administrative, cette théorie présente un double intérêt. Elle permet, d’abord, et suivant la théorie d’origine germanique, de justifier en droit le critère politique de puissance publique : l’État est titulaire, comme sujet de droit public, d’un droit subjectif de puissance publique qui l’autorise à entretenir avec les particuliers des rapports exorbitants, c’est-à -dire par exclusion du droit commun. Elle fournit ensuite une explication à la responsabilité de l’État pour les actes qu’il commet au titre de la seule gestion, c’est-à -dire lorsque lui-même ou ses démembrements administratifs (communes ou départements) agissent à l’instar de particuliers, par exemple pour les actes qui concernent le domaine privé. Pour autant que le critère de puissance publique soit justifié en droit et que la théorie de la personnalité morale suivant Michoud se contente sur ce point d’entériner la jurisprudence ancienne de l’irresponsabilité de l’État, elle consacre un progrès dans la mesure où la puissance publique n’est plus inconditionnée. Son assiette n’est plus politique mais juridique et autorise donc la mise en œuvre d’une responsabilité du fait des actes de puissance publique le cas échéant. C’est d’ailleurs l’argument de Michoud contre Henry Berthélemy, ce dernier n’acceptant la théorie de la personnalité morale que pour les actes de gestion soumis au droit privé, à l’exclusion des actes de puissance : « L’État puissance publique et l’État personne morale de droit privé, constituent en effet un seul et même sujet de droit. Si on les sépare arbitrairement, […] on sera conduit a des conséquences inadmissibles : il faudra dire, par exemple, que l’État puissance publique n’est pas responsable des actes accomplis par l’État personne privée, et réciproquement. […] En matière de responsabilité, la jurisprudence a toujours admis que l’État est pécuniairement responsable […] des fautes commises par ses organes ou ses agents dans la gestion des services publics. Cette solution […] n’est explicable que par l’unité de la personnalité de l’État ; car dans la gestion des services publics, l’État n’est une simple personne morale de droit privé ; il est le représentant de l’intérêt général et a comme tel des prérogatives éminentes qui découlent de la puissance publique […]. Pour les fautes commises par les agents de l’État dans l’accomplissement de leurs fonctions de puissance publique, la jurisprudence, il est vrai, a longtemps admis le principe général de l’irresponsabilité de l’État. Cependant, même à l’époque où elle acceptait le plus largement cette thèse, elle y apportait elle-même certaines exceptions […]. Le système admis par la jurisprudence n’était donc pas basé sur une prétendue dualité de personnes, ou sur l’absence de personnalité de l’État puissance publique ». Contrairement à ce que craignait Berthélemy, Michoud se défend de dilater la sphère de l’État en lui reconnaissant comme un droit celui d’exercer ses prérogatives de puissance publique. Tout l’intérêt de l’unité de la personnalité de l’État personne publique est au contraire de favoriser la domestication du pouvoir en l’obligeant à entrer dans le champ du droit. L’unité de la personnalité permet de lier l’État par le droit comme le veut la théorie de l’État de droit qui se développe parallèlement à celle de personnalité dans les traités de droit public administratif. Pour Michoud, « conçue comme la simple représentation juridique du droit collectif, l’idée de personnalité de l’État ne contient en elle-même le germe d’aucun développement exagéré de la puissance publique. Elle aide au contraire à la limiter en montrant quelle est sa vraie raison d’être, et aussi en la soumettant aux procédés habituels de la méthode juridique. L’idée que la puissance publique est un droit appartenant à un sujet […] nous permet d’appliquer à ce sujet de droit des règles analogues à celles qui régissent les autres sujets de droit ».
Grégoire Bigot est Professeur d’Histoire du droit de l’Université de Nantes et Membre junior de l’Institut Universitaire de France