Les masques de la souveraineté
Hobbes, Léviathan : « Le mot de personne est latin. A sa place, les Grecs ont prosôpon, qui désigne le visage, tandis que persona, en latin, désigne le déguisement, l’apparence extérieure d’un homme, imités sur la scène ; et parfois, plus précisément, la partie du déguisement qui recouvre le visage : le masque. De la scène, le mot est passé à tout homme qui donne en représentation ses paroles ou ses actions, au tribunal aussi bien qu’au théâtre. Personne est donc l’équivalent d’acteur, tant à la scène que dans la vie courante ; et personnifier, c’est jouer le rôle, ou assurer la représentation, de soi-même ou d’autrui ; de celui qui joue le rôle d’un autre, on dit qu’il en assume la personnalité, ou qu’il agit en son nom. »
Hans Kelsen, La Démocratie. Sa nature. Sa valeur : « (…) de même qu’au stade primitif du totémisme, les membres du clan mettent à l’occasion de certaines fêtes orgiaques le masque de l’animal-totem sacré, c’est-à -dire de l’ancêtre du clan pour, jouant eux-mêmes le père, rejeter pour un court moment tous les liens sociaux, de même dans l’idéologie démocratique, le peuple-sujet revêt le caractère d’organe investi d’une autorité inaliénable, dont seul l’exercice peut être délégué et doit toujours être délégué à nouveau aux élus. La doctrine de la souveraineté populaire est aussi – très affinée et intellectualisée sans doute – un masque totémique. »
Les analyses qui suivent constituent un complément à mon ouvrage, La Démocratie sans « demos », récemment publié. La thèse centrale de l’ouvrage est que le concept moderne de démocratie (la démocratie libérale) doit être compris non pas à partir de la théorie politique, mais de l’histoire des régimes constitutionnels modernes (en gros cette histoire qui débute avec les Révolutions française et américaine de la fin du XVIIIe siècle). Ces régimes, il est bon de le rappeler, n’ont pas été initialement conçus comme des démocraties. Ce sont les transformations qu’ils ont connues au cours des XIXe et XXe siècles qui ont abouti à ce que nous les désignions sous ce terme. Le moteur de ces transformations a été – telle est ma thèse – la figure du sujet de droit, c’est-à -dire du sujet revendiquant des droits non pas en vertu d’une quelconque appartenance communautaire, fût-ce celle à l’État républicain, mais au nom d’une égalité qui déborde toutes les appartenances et s’étend par conséquent virtuellement à la totalité des êtres humains. La logique de cette thèse implique de dénouer les liens communément admis par la théorie démocratique du XXe siècle entre les notions de souveraineté du peuple, d’autolégislation et de démocratie. A l’encontre des auteurs qui situent l’élément déterminant de la démocratie moderne dans les conditions consensuelles de formation de la volonté politique d’une communauté d’individus, je soutiens que la « volonté politique », c’est-à -dire les lois et règlements qui ordonnent la vie collective, est toujours pour les citoyens ordinaires le produit d’instances de pouvoir qu’ils peuvent, pour certaines d’entre elles du moins, influencer, mais qui demeurent nonobstant des tiers dont l’altérité est irréductible. La désignation des tenants des pouvoirs législatifs, exécutifs et, dans certains pays, judiciaires, par la procédure élective, ne suffit pas, sinon dans l’imaginaire de la théorie juridique ou d’une certaine philosophie politique, pour ôter au pouvoir politique le caractère de la domination.
Un des objectifs de ma réflexion était de déterminer ce que peut être l’avenir de la démocratie à une époque marquée par une érosion tendancielle de la souveraineté des États nationaux. Certains auteurs voient dans cette érosion un danger pour la démocratie, dans la mesure où ils lient le concept de celle-ci à l’idée de l’autodétermination d’un collectif qui, pour être identifiable, doit être délimité, donc posséder des frontières. Récuser la notion ethnique de peuple ne suffit pas pour se débarrasser de l’impératif de clôture impliqué par la logique de l’autodétermination. Comme le remarque la philosophe américaine Seyla Benhabib, dans un ouvrage qui plaide pour une conception généreuse de la démocratie, ouverte à l’inclusion des étrangers : « les lois démocratiques requièrent la clôture, précisément parce que la représentation démocratique doit être responsable devant un peuple spécifique ». Elle confesse par suite ne voir aucun moyen de trancher le « nœud gordien » qui lie la territorialité, la représentation et le vote démocratique. D’autres auteurs, plus optimistes, croient percevoir les prémisses d’une communauté citoyenne supranationale (européenne, ou bien mondiale), au niveau de laquelle on pourrait transférer les concepts cardinaux de la théorie démocratique : souveraineté du peuple, volonté collective, autodétermination, autolégislation, etc. Ce transfert exige bien entendu quelques ajustements. La notion d’autolégislation notamment paraît d’autant plus illusoire que sont plus étendus les collectifs auxquels on l’applique. La reconnaissance internationale de l’universalité des droits de l’homme est souvent conçue comme le moyen de compenser cette carence politique de la citoyenneté démocratique mondiale. Vont dans ce sens les propositions avancées pour surmonter la tension entre la logique de la souveraineté du peuple et celle de l’État de droit. Il en va ainsi dans certains écrits de Jürgen Habermas, et plus clairement encore chez Hauke Brunkhorst, lequel soutient que les droits de l’homme, dès lors qu’ils sont reconnus par des instances internationales et qu’il existe des instances judiciaires supranationales chargées de veiller à leur respect, tiennent lieu d’autonomie démocratique pour les populations soumises aux lois émanant de pouvoirs à la formation desquels ils ne participent d’aucune manière.
Cette réponse mondialiste à la question de l’avenir de la démocratie est une interprétation trop laxiste du principe de l’autolégislation (« le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ») pour pouvoir calmer les inquiétudes que suscite la mondialisation, dans ses aspects juridiques et politiques aussi bien qu’économiques, chez les défenseurs de la citoyenneté nationale. Il m’est cependant apparu possible d’aborder la question par une autre voie. Plutôt que de nous amener à douter de l’avenir de la démocratie, la mondialisation peut être l’occasion de revenir sur son histoire et par là -même sur son sens. Il est très certainement impossible de constituer à l’échelle du monde en sa totalité des institutions qui puissent être interprétées comme l’expression de la « volonté du peuple ». Mais ce concept était-il pertinent pour rendre compte de ce que la démocratie moderne a été, et est encore, dans un cadre national ? Au terme de La démocratie sans « demos », je suggère que, pour comprendre ce qu’il advient ou peut advenir de la démocratie dans les conditions de la mondialisation contemporaine, il faut abandonner ce concept en même temps que celui de pouvoir constituant. La proposition apparaîtra sans doute brutale à beaucoup. Que la démocratie soit l’expression de la souveraineté du peuple a quasiment le statut d’axiome pour la pensée politique moderne, quels que soient les moyens que l’on propose pour traduire concrètement cette souveraineté. Les quelques auteurs qui ont prétendu dissocier la démocratie de la souveraineté (dans des genres tout à fait différents, Léon Duguit et Toni Negri) apparaissent comme des voix discordantes, et tous ne vont pas jusqu’à signifier son congé en même temps à la notion de pouvoir constituant. Le fait que le renoncement à ces deux notions centrales de la théorie démocratique des deux derniers siècles se présente dans l’ouvrage que je viens de publier comme une conséquence annexe, et involontaire, de l’interprétation de la démocratie au fil conducteur des droits subjectifs ne me dispense pas de l’obligation d’une confrontation directe avec ces notions, ne serait-ce que pour prévenir les objections que leur rejet ne peut manquer de susciter. Il est probable – telle est du moins mon hypothèse – que le corpus conceptuel hérité des trois siècles passés n’est plus adéquat pour décrire le monde présent. Mais ces concepts sont aujourd’hui encore suffisamment prégnants pour qu’on ne puisse s’en débarrasser sans procéder tout d’abord à un état des lieux.
Il s’agit donc pour moi de revenir sur la notion de souveraineté du peuple et par là même sur la notion de peuple entendu comme pouvoir constituant. La littérature à leur propos, tant philosophique que juridique, est si considérable que s’essayer à les déconstruire en quelques pages est plus qu’aventureux. Je m’y risque cependant, en commençant par une archéologie sommaire de la notion de peuple souverain (I). J’évoquerai ensuite les raisons pour lesquelles le concept rousseauiste du peuple souverain – à mon sens la seule interprétation cohérente possible de ce concept – ne peut s’appliquer aux structures des démocraties modernes, sinon au prix de modifications qui en dénaturent totalement le sens (II).
I. Je ferai tout d’abord une remarque qui concerne un thème sous-jacent à l’ensemble de mon propos, mais que je ne suis pas en état de développer ici comme il conviendrait, faute de temps et faute également d’une élaboration suffisante de ma réflexion. Le demos de l’État démocratique moderne n’est pas une partie de la population, comme chez Aristote, mais - c’est une banalité de le dire – une entité abstraite supposée englober l’ensemble des individus soumis aux lois d’un État. Entité abstraite, il est une instance de légitimation des institutions de pouvoir. Nation ou peuple, les théories de la souveraineté hésitent entre l’une ou l’autre dénomination, mais en tout état de cause pouvoir constituant, c’est-à -dire un pouvoir d’où tous les pouvoirs constitués tirent leur caractère légitime, un pouvoir par conséquent à la fois originaire et, dit-on souvent, sans forme. Cette absence de forme peut cependant être contestée. Le peuple constituant n’est pas sans structure. Il est Un et il a Une volonté. Plus encore : il constitue une Unité parce que son existence se manifeste uniquement dans des actes de volonté. De Bodin à Rousseau, et probablement aussi chez les juristes, les théories de la souveraineté reposent sur une conception de l’action admise comme allant de soi. L’action est conçue comme la manifestation de la volonté d’un agent, volonté dont on postule qu’elle doit prendre la forme d’une décision univoque. L’individu physique paraît l’entité la plus évidente à laquelle cette capacité de décision univoque peut être attribuée. Les théories de la souveraineté n’ont que faire d’analyses d’inspiration nietzschéenne, qui suggèrent que le sujet, la conscience et la volonté que l’on prête à l’individu physique sont des phénomènes en vérité extrêmement complexes, le résultat de transaction entre des désirs, pulsions et « volontés » plurielles, dans lesquelles il entre déjà quelque chose qui est de l’ordre de la domination. Etant admis que la souveraineté se manifeste dans des actes de volonté, et que la volonté est un phénomène simple qui n’exige pas d’être interrogé plus avant, le problème fondamental de ces théories est d’identifier le sujet de la souveraineté, c’est-à -dire l’agent auquel il revient de prendre les décisions fondamentales relatives aux règles de la vie commune. Le sujet dans ce cas n’est pas un individu réel décidant pour lui-même, mais, de même que celui-ci, sa volonté est supposée univoque. Cette univocité postulée est à l’origine des difficultés, voire des apories, de toutes les théories de la souveraineté démocratique.
Cette remarque posée en pierre d’attente, je rappelle à grands traits comment a vu le jour le concept de peuple souverain, et d’où vient que nous ayons besoin d’un peuple pour penser la possibilité de la démocratie : peuple-nation, qui ne pose pas de problème majeur à la pensée démocratique contemporaine sinon celui de délivrer la nation de toute connotation ethnique, peuple européen, dont la consistance est déjà plus discutée, ou peuple mondial, dont seuls les esprits les plus utopistes osent présumer l’existence. Je m’en tiendrai à trois auteurs, ce qui est peu, mais qui ont suffisamment marqué ce concept pour que l’on puisse percevoir, en passant de l’un à l’autre, comment s’est constituée la fiction du peuple souverain. Trois auteurs, donc, Bodin, Hobbes et Rousseau. Sur le premier, je serai extrêmement brève. Il suffit en effet à mon propos de rappeler qu’il fut le premier à avoir fait de la puissance de « donner et casser loy » la marque suprême de la souveraineté, à laquelle il subordonnait toutes les autres attributions du pouvoir politique, et qu’il a posé en outre que la souveraineté ne pouvait être qu’absolue et indivisible, ce qui implique que l’acte souverain (donner et casser loy) ne doit être soumis à aucune condition, et tout particulièrement pas à celle du consentement d’un autre ou d’autres instances de pouvoir.
Je serai un peu plus longue sur Hobbes, dans la mesure où c’est à lui qu’il revient d’avoir « fictionnalisé » le sujet de la souveraineté, préparant par là à son insu la conversion démocratique de la souveraineté. Hobbes suit Bodin sur ces deux points que sont le caractère central du « donner loy » et l’inconditionnalité du pouvoir souverain, mais il introduit une modification décisive en greffant sur le concept bodinien une théorie de la représentation. On a longtemps admis que Hobbes avait introduit le concept de représentation dans la pensée politique. A l’encontre de cette thèse convenue, Quentin Skinner a établi il y a quelques années, d’une manière à mon sens incontestable, que l’innovation de Hobbes ne consistait pas dans ce concept, mais bien plutôt dans le lien qu’il a noué entre celui-ci et la souveraineté absolue. Hobbes a repris un concept (la représentation) usuel à son époque chez ceux qui étaient ses adversaires, les défenseurs du parlement, en le refondant cependant de telle manière qu’il en inversait totalement les conséquences. Cette stratégie rhétorique de circonstance a eu pourtant des effets de longue durée du fait que le texte de Hobbes, au delà de la conjoncture particulière qui l’a inspiré, a évidemment une toute autre ampleur que celle d’un « tract partisan ». En adoptant les prémisses de la théorie parlementaire, Hobbes a réintroduit au principe de la souveraineté un consentement que Bodin excluait totalement. Au principe de la souveraineté, il est vrai, et non dans son exercice : comme Bodin, on l’a dit, et contre les parlementaires de son temps, Hobbes tient que la décision souveraine doit être unilatérale. Mais Bodin ne s’était occupé que d’identifier les critères d’un pouvoir souverain qu’il affirmait devoir être indivisible, et par conséquent non partageable, tandis que Hobbes, qui soutient la même thèse, se donne aussi pour objectif de justifier l’existence du pouvoir en général. D’un point de vue rétrospectif, il peut paraître paradoxal que pour assurer l’inconditionnalité d’un pouvoir dont l’autorité ne requiert aucun consentement, Hobbes ait précisément recours à une logique contractualiste. Il était au contraire évident pour Bodin (comme il le sera plus tard, dans un autre contexte, pour Hegel) que la forme juridique du contrat est inappropriée pour fonder l’autorité souveraine de l’État. Le paradoxe s’évanouit bien entendu dès que l’on considère le caractère très particulier du contrat par lequel Hobbes justifie l’autorité inconditionnelle du pouvoir souverain. L’accord chez Hobbes a pour fonction d’engendrer le Commonwealth, le corps politique qui – l’on y revient – n’existe pas en dehors de sa représentation, tandis que l’interdit est jeté sur le consentement d’un corps politique supposé préexistant à travers sa représentation parlementaire.
La réintroduction du consentement par la logique contractualiste a une première conséquence fondamentale qui est de transformer la souveraineté en un principe de légitimation du pouvoir. La question de la légitimité du pouvoir nous paraît aujourd’hui aller si naturellement de soi que nous oublions que la pensée politique l’a très longtemps ignorée. Elle est absente chez les classiques de l’Antiquité, et on ne peut la retrouver chez Bodin qu’à travers la problématique des limites de la domination souveraine. Ces limites résidaient selon lui dans les « loix qui concernent l’estat du Royaume » (leges imperii) ainsi que dans la « loy de Dieu et de nature », à propos desquelles Quaritsch remarque qu’elle est chez Bodin déconfessionnalisée et ramenée à quelques vérités fondamentales plus ou moins reconnues dans toutes les grandes religions et toutes les cultures. Du point de vue moderne, la mention de ces limites peut apparaître contradictoire avec le caractère absolu que Bodin confère à la souveraineté. Mais, quoi qu’il en soit, elles n’assument pas la fonction d’une théorie de la légitimation. C’est en effet une chose que de déterminer des bornes au pouvoir, dont la transgression justifie éventuellement le refus d’obéissance des sujets, autre chose de prétendre justifier en général l’existence d’un pouvoir politique auquel des sujets doivent obéissance. La question de la légitimité du pouvoir, en ce sens radical, ne peut se poser que si l’on admet que le pouvoir politique, quel que soit son caractère (parlementaire ou absolutiste, limité ou illimité), pourrait ne pas exister. Il faut l’individualisme des Temps modernes, qui se traduit chez Hobbes dans la notion d’un état de nature où les individus décideraient chacun pour soi de ce qui est leur intérêt et des moyens d’y pourvoir, pour que puisse venir en question le fondement du pouvoir en général.
Avec Hobbes par conséquent, la notion de la souveraineté vient s’alourdir d’une fonction de légitimation du pouvoir qu’elle n’avait pas chez Bodin. Cette tâche nouvelle, dont la nécessité découle des prémisses individualistes sur lesquelles Hobbes établit sa construction, complique notablement l’identification du sujet du pouvoir souverain en induisant un dédoublement de ce sujet entre la personne du détenteur de ce pouvoir et celle de l’instance dont le consentement présumé fonde l’autorité de ce détenteur. Ce dédoublement est la deuxième conséquence de la réinterprétation de la souveraineté dans un cadre contractualiste. Pour s’approprier et détourner la notion de représentation, empruntée aux parlementaires, Hobbes élabore une conception complexe de la personne, et les difficultés d’interprétation de sa théorie de la souveraineté tiennent pour une large part à la manière dont on comprend l’articulation des notions de représentation et de personne. L’une et l’autre reconduisent à cette logique de l’action dont nous disions plus haut qu’elle informe au plus profond les théories modernes de la souveraineté. Etre une personne signifie en effet, nous dit Hobbes, être capable de parler et d’agir. Sur cette question de capacité vient se greffer celle de la responsabilité : à qui doit-on imputer la responsabilité de ce qui est dit et fait ? Hobbes nomme personne naturelle une entité qui conjugue la capacité d’agir et la responsabilité de ses actes, fictive, au contraire, celle qui, dotée de la capacité de parler et d’agir, le fait cependant au nom d’un autre, auquel la responsabilité de ces paroles et actions est imputée. La représentation est la relation qui lie une personne fictive aux entités (choses ou personnes naturelles) au nom desquelles elle parle et agit. Cette relation se fonde sur une autorisation, qui peut être accordée par une instance tierce ou par le consentement de la ou des personnes représentées. Elle l’est par une instance tierce quand le représenté est une entité incapable de parler et d’agir, une « non personne » : objets inanimés, mais aussi êtres humains irresponsables, tels que les enfants et les fous. Elle l’est par consentement du représenté quand celui-ci est capable de consentir, c’est-à -dire en l’occurrence d’autoriser le représentant en s’engageant à endosser la responsabilité des actes de celui-ci. Comme le remarque en effet Runciman répondant à Skinner, l’autorisation est en elle-même une action, de sorte qu’il ne peut être question de représentation « vraie » qu’à propos de celle de personnes naturelles, qui ont la capacité d’agir.
L’introduction du moment représentatif dans la logique de la souveraineté devrait impliquer que, à strictement parler, l’autorité souveraine, prince ou assemblée, n’est pas le sujet de la souveraineté. Le prince (ou l’assemblée) n’a d’autorité que dans la mesure où il est autorisé, et celui qui autorise est le véritable souverain, l’« auteur » des actes du représentant, comme le dit Hobbes en s’appuyant sur la métaphore de la représentation théâtrale. Dans le cas cependant de la représentation politique, l’affaire se complique considérablement du fait de la différence qui existe entre l’auteur et le représenté (qui sont au contraire confondus dans le cas de la représentation théâtrale). Ce sont en effet les individus composant la multitude, des personnes naturelles par conséquent, qui concluent entre eux le pacte par lequel ils autorisent un prince ou une assemblée à parler et agir en leur nom collectif. Mais la multitude n’a pas d’unité, et c’est pourtant son unité que doit représenter le pouvoir investi d’autorité. Le représenté n’a pas d’existence antérieure à sa représentation, car « c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait concevoir l’unité dans une multitude sous une autre forme ». Le représenté de la représentation politique n’est pas assimilable à une chose, il est bien une personne, mais il est une personne fictive, tout comme son représentant, quoique pour d’autres raisons. L’instance détentrice de l’autorité souveraine est une personne fictive parce qu’elle parle et agit au nom d’un autre, le souverain l’est parce qu’il n’accède à l’existence que par l’effet de sa représentation. Il est, non pas la multitude, mais le Commonwealth. On a rappelé que Hobbes combine la catégorie juridique de la personne, qui implique responsabilité, avec un schème emprunté au théâtre qui distingue l’acteur (l’individu qui porte un masque indiquant qu’il représente un autre que lui-même) et l’auteur. L’acteur ne parle pas en son nom propre, mais au nom d’un autre auquel revient par conséquent la responsabilité de ce qui est dit. Je me dispense ici d’évoquer la complexité et les difficultés qui résultent de cette fusion des deux notions de la personne (juridique et théâtrale), pour noter simplement qu’elles convergent dans l’un de leurs effets, qui est précisément d’inscrire la logique de la souveraineté dans l’ordre de la fiction. La souveraineté, scindée apparemment entre son fondement et son détenteur, ne peut retrouver d’unité qu’à la condition que l’un et l’autre soient déréalisés. Le détenteur du pouvoir est déréalisé dans la mesure où il n’agit qu’en tant que représentant des individus qui se soumettent volontairement (par un contrat hypothétique) à son pouvoir, le peuple d’où ce pouvoir tire son droit l’est aussi, dans la mesure où, dépourvu dans la réalité des structures qui lui permettraient de décider de manière univoque, il n’acquiert qu’à travers sa représentation l’unité nécessaire à sa fonction d’auteur de la loi. Cette « fictionnalisation » globale de la souveraineté est le prix que Hobbes devait payer pour concilier l’idée de représentation (qui permet la légitimation du pouvoir) avec les exigences de la souveraineté « absolue », au sens de Bodin. On peut y voir un progrès de la rationalisation politique dans la mesure où la déréalisation conjointe de l’autorité souveraine et du peuple permet de dissocier le pouvoir des personnes concrètes qui en assument l’exercice. Mais elle est aussi une mystification, dans la mesure où l’action réelle reste toujours le fait d’individus concrets, et qu’en l’occurrence seuls le ou les représentants agissent en ce sens.
A cette fictionnalisation est liée une troisième conséquence, lourde de portée pour l’interprétation démocratique à venir de la souveraineté, à savoir le silence obligé des individus concrets rassemblés dans le Commonwealth. Il faut pour le comprendre revenir à la théorie des parlementaires, c’est-à -dire des adversaires de Hobbes, qui défendaient bien une sorte de souveraineté du peuple, de même que les monarchomaques du siècle passé, qu’ils connaissaient et dont ils reprenaient une partie des arguments. Mais ce peuple souverain était organisé, en « estats », villes et corporations de diverses natures, et il était représenté par des assemblées censées reproduire peu ou prou, en quelque sorte en miniature, cette organisation. Pour les théoriciens parlementaires, le parlement était supposé donner une image ressemblante du corps politique, et c’est précisément en vertu de cette ressemblance qu’il était réputé représenter le peuple. La réduction d’échelle devait suffire à supprimer les irrégularités qui empêchent le « corps réel du peuple » d’agir de lui-même. Le parlement parlait et agissait bien au nom du peuple, mais d’un peuple constitué avant lui dont il ne faisait que transmettre en les formulant de manière claire les intérêts et volontés. C’est cette organisation que Hobbes oblitère en réduisant le peuple à la condition de multitude. Hobbes reprend bien, comme le montre excellemment Skinner, avec les notions d’auteur, d’autorisation et de représentation, une terminologie et des schèmes conceptuels utilisés par les théoriciens parlementaires. Mais alors que l’auteur de l’acte qui autorise le prince est chez les parlementaires le peuple réel, plus ou moins exactement reproduit à petite échelle, il est chez Hobbes un tas d’individus totalement incapables de s’entendre, sinon, par crainte de la mort, pour consentir à l’existence d’un pouvoir qui les dépossède du droit de décider collectivement des conditions de leur vie commune. En d’autres termes : en acceptant, par un pacte mutuel, de laisser un tiers parler en leur nom collectif, les individus composant ce collectif qui n’existe en vérité pas encore comme tel acceptent de se taire. Le silence d’un peuple qui a été conçu de telle manière qu’il ne puisse s’exprimer que dans la confusion est la condition de possibilité de la parole souveraine. Le seul acte (hypothétique) qui puisse être imputé au peuple réel est celui par lequel il autorise sa dépossession du pouvoir de décider, ou, ce qui revient au même, par lequel, de son propre chef, il s’oblige au mutisme.
Un tel dispositif se laisse-t-il démocratiser ? Nous en arrivons ici à Rousseau, généralement considéré comme le théoricien par excellence de la souveraineté démocratique, quoiqu’il ne se soit pas présenté comme démocrate. Le Contrat Social est un anti-Hobbes, en ce qu’il rejette deux aspects essentiels du Léviathan : le contrat de soumission et la représentation. A-t-il rendu pour autant au peuple le pouvoir de parler pour lui-même ? Ce n’est évidemment pas le cas. Loin de délivrer le peuple du mutisme auquel la construction hobbésienne l’avait assigné, Rousseau effectue seulement en amont l’opération qui le condamne au silence en interdisant les « associations partielles », brigues et ligues de toutes sortes, au motif qu’elles confisquent la volonté générale et lui substituant celles de minorités organisées. Chez Rousseau aussi, le peuple est sommé de s’épurer de la diversité inévitable d’un peuple concret, chez lui aussi le peuple souverain est déréalisé. Il l’est d’autre manière certes que chez Hobbes, non par la fiction de la représentation, mais par l’abstraction de la volonté générale. Plus précisément encore (on a vu que chez Hobbes il y a deux personnes fictives, celle du peuple souverain et celle du représentant), l’abstraction de la volonté générale se substitue à la fiction du peuple souverain, tandis que la figure du Législateur vient occuper la place du représentant. La tâche assignée à ce personnage énigmatique (qu’il conçoit comme un individu réel et dont il donne des exemples historiques) est en effet celle d’une assemblée constituante, à propos de laquelle la question de la représentation se pose tout autant, voire de manière plus prégnante, que pour un corps législatif ordinaire. Rousseau ne parvient à éluder ici la question de la représentation qu’en séparant la formulation de la loi de l’acte performatif qui lui confère autorité. Il revient au Législateur de découvrir les lois les meilleures pour une Nation déterminée, mais le « droit législatif », c’est-à -dire l’autorité qui donne force obligatoire aux lois, reste l’apanage du peuple, qui ne peut s’en défaire. Le peuple souverain est supposé incompétent pour déterminer le contenu de sa volonté, celle-ci ne peut parvenir à l’expression que par la médiation d’un étranger. L’énigme du Législateur tient en définitive à ce qu’il parle bien en lieu et place du peuple, puisque les règles qu’il formule sont destinées à passer pour celles que le peuple se donne à lui-même, mais qu’il n’est pas supposé parler en son nom. Le peuple réel de son côté ne peut être appelé à ratifier les propositions du Législateur, parce qu’il est constitutivement incapable d’unanimité. Son « droit législatif », c’est-à -dire l’acte performatif, ne peut que s’induire de son silence, le « silence universel » qui laisse présumer le consentement du peuple.
II. La postérité démocratique de Rousseau, bien qu’elle n’ait cessé d’invoquer la volonté générale, semble n’avoir jamais véritablement accepté que le peuple réel soit condamné au silence. Ce qu’elle a retenu avant tout de Rousseau est le théorème de l’autolégislation (« Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ») que les théoriciens de la démocratie ne cessent de répéter sous différentes variantes. La raison pour laquelle la philosophie politique du XXe siècle accorde une si grande importance à ce théorème est qu’il lui semble le seul moyen permettant de penser un ordre politique sans domination, ou du moins qui tende à son élimination, ce qui veut dire aussi à l’élimination de la sujétion. En admettant que tous les citoyens d’un État participent, quoique de manière indirecte, à l’élaboration des lois auxquelles ils doivent obéissance, ils ne sont pas à proprement parler des sujets puisque « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » , un autre aphorisme de Rousseau. On oublie cependant en général la mise en garde que Rousseau ajoutait : il ne faut pas confondre l’obligation envers soi-même et l’obligation envers un tout dont on fait partie. L’intention de Rousseau était bien de concevoir une forme de pouvoir dans laquelle la domination serait absente. Ce n’est pas toutefois par la voie de la participation des individus réels à l’élaboration de la loi qu’il pensait y parvenir, mais par la transformation des dispositions de ces individus. La théorie politique de Rousseau appelle comme son complément nécessaire une métamorphose des subjectivités. Ce n’est nullement un hasard si chez Rousseau aussi bien que chez ceux qui après lui, de Kant à Hegel, mettront l’autonomie de la volonté au cœur de leur interprétation de la politique, les réflexions sur l’éducation occupent une place importante, de même que la théorie de la culture, sous la forme d’une philosophie de l’histoire qui tient lieu d’éducation de l’humanité. Pour que l’individu puisse concevoir la contrainte étatique comme son œuvre propre, pour qu’il puisse reconnaître dans la loi imposée par l’État la loi qu’il se donne à lui-même, il faut qu’il intériorise la domination. La subordination des penchants et pulsions à la raison réalise dans l’intériorité de la subjectivité individuelle la relation d’assujettissement des sujets du Léviathan au pouvoir de l’autorité souveraine. Il n’est en vérité que deux possibilités pour résoudre le problème que pose l’hétérogénéité du peuple réel : accorder à ce peuple, avec toute sa diversité et ses différences, le pouvoir de participer à l’élaboration de la volonté souveraine, ce qui implique la mise en œuvre du mécanisme majoritaire, ou bien transformer ce peuple pour l’ajuster aux exigences d’unanimité de la volonté générale. C’est la seconde option que Rousseau avait choisie. L’œuvre du Législateur ne se réduit pas en effet à la formulation des lois, mais il doit aussi « se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine », de « substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature », d’« ôter à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui ». Les théories juridiques et philosophiques se réclamant de Rousseau optent au contraire pour la première option dès lors qu’elles font de l’élection le medium privilégié de l’expression de la volonté du peuple.
Il est bien entendu des raisons historiques à cette inflexion de la théorie démocratique, avant tout la généralisation du droit de suffrage. Dans l’ouvrage remarquable qu’il a consacré aux Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin remarque que ce sont l’extension du droit de suffrage ainsi que la disparition des cens d’éligibilité, et plus particulièrement encore « l’avènement spectaculaire du suffrage universel » qui ont donné « une puissante impulsion à la croyance que le gouvernement représentatif se muait peu à peu en démocratie ». Le peuple réel paraissait désormais participer en tant que tel à l’acte souverain (l’élaboration de la loi), bien que de manière indirecte, par l’élection de ses représentants. Malgré la condamnation que Rousseau avait jetée sur la représentation, les théoriciens démocrates s’en sont généralement accommodés, la tenant pour inévitable dans les grandes sociétés. Mais ils ont aussi oublié que pour Rousseau, l’élection n’est pas un acte de souveraineté, mais de magistrature. Le peuple des électeurs est bien réel, mais, pour cette raison précisément, il n’est pas le peuple de la volonté générale. Le Contrat Social peut être lu comme le long déploiement d’une unique aporie, qui tient à l’impossibilité d’instituer le peuple réel en une « grandeur capable d’action », pour autant que l’action requière l’univocité de la volonté. Chez Rousseau comme chez Hobbes, le peuple est constitué en souverain actif par l’opération d’un agent qui ne peut être que distinct de lui (le représentant dans le cas de Hobbes, le Législateur dans celui de Rousseau).
Le rejet de la représentation dans un système qui conserve pourtant, avec l’opposition entre la multitude qui « souvent ne sait ce qu’elle veut » et l’unité requise de la volonté souveraine, l’essentiel du dispositif hobbésien, est une des manifestations de cette aporie, une autre en est l’interprétation de la loi. Les théoriciens de la démocratie contestent en général l’idée que la loi d’un État démocratique puisse être considérée comme un commandement, et ils invoquent volontiers ici encore Rousseau. Mais sur ce point aussi, l’intervention du peuple réel sous la forme des citoyens-électeurs oblige à enfreindre la lettre et l’esprit du Contrat Social. Un exemple très clair de cette distorsion se trouve dans l’ouvrage de Carré de Malberg sur La loi, expression de la volonté générale. « Notre droit public », écrit-il (il fait référence à la Constitution française de 1875, conforme selon lui aux principes énoncés dans la Déclaration des droits de 1789) paraît « modelé sur la doctrine de Rousseau », et il cite quelques propositions tirées du Contrat Social qui semblent conforter cette assertion. Il considère cependant comme une « bévue » le refus par Rousseau de la représentation, et il pose en principe qu’à travers les assemblées parlementaire, seules selon lui à pouvoir prétendre au statut de représentant de peuple, « c’est le corps de citoyens qui veut et statue » et que « les citoyens eux-mêmes, tous les citoyens, en tant que membres constitutifs de la nation, se trouvent représentés et participent ainsi à la confection de la loi ». La substitution des citoyens électeurs (car c’est bien avant tout en tant qu’électeurs qu’ils « participent à la confection de la loi ») au peuple souverain a pour conséquence que la loi ne doit pas avoir la nature d’un commandement, non seulement pour le peuple considéré comme un tout (la nation), mais aussi pour chaque citoyen pris isolément. Rappelant que la Révolution a déclaré que la souveraineté réside dans le corps de la nation, laquelle est une unité indécomposable, il envisage un instant la possibilité que le rapport entre celle-ci et les individus qu’elle inclut puisse demeurer un rapport de subordination, mais c’est pour écarter immédiatement cette interprétation : « Le principe de l’unité et de l’indivisibilité nationales, si fortement établi soit-il, ne va pas jusqu’à permettre de regarder les nationaux comme « étant, vis-à -vis de la nation, des tiers au sens complet de ce mot ». Seuls le sont les étrangers séjournant sur le « sol étatique » d’une nation dont ils ne sont pas membres, pour lesquels la loi a bien le caractère d’un commandement. Cette interprétation, qui exclut que la loi puisse commander aux individus, pour autant qu’il s’agit des « nationaux », paraît nécessaire à Carré pour pouvoir conjuguer concilier l’autorité de la loi avec la liberté. « On ne se donne pas d’ordres à soi-même », écrit-il, « on commande à autrui, et surtout on commande à des sujets. Mais quand on se trace à soi-même sa propre règle de conduite, on ne se lie point par un ordre impératif : la preuve en est qu’on reste maître de changer les dispositions qu’on avait d’abord adoptées. » Cette proposition aurait pu être signée par Rousseau, si ce n’est que la différence que celui-ci fait entre l’obligation envers soi-même et l’obligation « envers un tout dont on fait partie » est ici manifestement oubliée.
Que Carré confonde volonté générale et volonté de tous ne doit par conséquent pas étonner. Cette confusion résulte nécessairement de l’intrusion du peuple réel dans la procédure de légitimation du pouvoir. En écrivant que la loi - quand elle n’est pas commandement, comme c’est le cas dans un régime monarchique - ne peut avoir force obligatoire « qu’en vertu du concept qui lui donne pour fondement la volonté générale », Carré est bien fidèle à Rousseau. Mais Rousseau n’aurait pu souscrire à la proposition que Carré ajoute dans la foulée, selon laquelle « la force des lois étant fondée sur la volonté de tous, il va de soi qu’elle s’imposera aussi, spontanément à tous » (op. cit., p. 157). La distinction rousseauiste entre volonté générale et volonté de tous tient à ce que la particularité des volontés singulières ne se résorbe jamais dans une volonté commune, sinon par l’artifice du principe majoritaire que le Contrat Social exclut précisément pour ce qu’il nomme lois, c’est-à -dire pour les règles fondamentales qui donne existence au corps politique. La Souveraineté se laisse-t-elle démocratiser ? Rousseau a fait tout ce qui était possible en ce sens, et il vaut par conséquent d’être souligné que malgré son rejet de tout ce qui, de près ou de loin, pouvait ressusciter le fantôme de Hobbes, il n’est pas parvenu à éliminer la sujétion. Le citoyen du Contrat Social reste un sujet (au sens d’assujetti), comme il apparaît dès la fin du chapitre énonçant les termes du contrat social, où il est précisé que les associés sont « Citoyens comme participants à l’autorité souveraine, Sujets comme soumis aux lois de l’État ». Après lui, les théoriciens de la souveraineté démocratique ont pensé pouvoir faire un pas de plus. En interprétant l’élection des représentants comme un mode de participation à la confection de la loi, ils ont cru rendre au peuple réel la capacité d’agir comme souverain. C’était mêler deux plans de réflexion hétérogènes : celui du fondement normatif de l’ordre politique, au niveau duquel l’instance ultime de légitimation du pouvoir doit rester une abstraction, et celui de l’agencement concret des institutions politiques, qui peut ménager de diverses manières des possibilités d’expression aux individus composant le peuple réel sans pour autant leur accorder de pouvoir déterminant dans l’élaboration de la loi. L’élection des représentants est l’une de ces possibilités, le référendum en est une autre. Je ne m’attarderai pas ici sur la question du référendum, souvent présentée comme un correctif au caractère indirect de la représentation, sinon pour remarquer que, tout comme l’élection, les procédures référendaires ne peuvent fonctionner que sur la base de la règle de la majorité. Or le simple fait d’avoir à faire intervenir cette règle signale que c’est du peuple réel qu’il est question. En tant qu’instance de légitimation de l’ordre politique, le peuple ne peut se prononcer que de manière unanime.
Je conclurai avec Kelsen qui a proposé naguère, dans La démocratie, sa nature, sa valeur, une description, réaliste au point d’être brutale, de la réalité des démocraties modernes. En laissant de côté ce qu’il peut y avoir de circonstanciel dans les positions qu’il défendait dans cet ouvrage datant de 1928 (au demeurant une défense des démocraties libérales contre leurs adversaires de l’époque), j’en retiendrai deux thèses qui rejoignent celles que j’ai voulu établir ici. La première est que le peuple « n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique ». La seconde est que, bien que l’idéal de la démocratie vise à l’élimination de la domination, cette élimination est dans la réalité impossible, même tendanciellement. Dans un passage qui porte la marque des relations qu’il a entretenues avec Freud, Kelsen suggère même de considérer la doctrine de la souveraineté populaire comme un masque totémique, certes « très affiné et intellectualisé ». De même que dans certaines formes primitives de totémisme, les membres d’un clan revêtent lors de diverses fêtes le masque de l’animal totem, symbole de l’ancêtre du clan et de l’autorité sociale, de même le peuple d’un ordre politique moderne s’imagine, le temps des élections, qu’il dispose de l’autorité qu’il se contente de déléguer. De Hobbes à Kelsen, la souveraineté s’est dite dans des jeux de masques. Mais le masque est passé du représentant au représenté, et sa signification s’en est trouvé inversée. Chez Hobbes, il s’agissait du masque de la persona des latins, c’est-à -dire celui que portait l’acteur (le représentant) pour indiquer qu’il jouait le rôle d’un autre (le représenté) auquel ses paroles devaient être attribuées. Chez Kelsen, c’est le masque totémique dont le peuple-sujet (le représenté) s’affuble à intervalles périodiques, lors des élections, pour faire croire et se donner à croire à lui-même que c’est bien en son nom que parle le représentant. En transitant par l’interprétation démocratique qu’en a donnée Rousseau, et sous la contrainte de son univocité nécessaire, la fiction originaire se convertit en une mystification. Mystification utile, au demeurant, puisqu’elle valide un mode de production de l’autorité politique qui empêche sa monopolisation permanente par un individu ou un groupe d’individus. Mais mystification néanmoins, pour autant que l’on prétende fonder sur la souveraineté du peuple un ordre politique libéré de la domination.
Catherine Colliot-Thélène est Professeur de philosophie à l’Université de Rennes 1 (UFR de philosophie) et membre de l’IUF (Institut Universitaire de France). Elle a récemment publié : La démocratie sans « demos », PUF, 2011.