Pour Gianbattista Vico, John Selden (1584-1654) était, aux côtés d’Hugo Grotius et de Samuel Pufendorf, l’un des « trois princes de la loi naturelle des gentes ». Vico les accusait tous trois, d’ailleurs, d’avoir confondu la « loi naturelle » des nations, fondée sur la tradition, avec celle des philosophes, fondée sur la raison. Selden était effectivement l’un des plus grands esprits de sa génération admiré par nombre de ses contemporains, tels John Marsham (1602-1685), le fondateur de la « chronologie comparée » des anciennes civilisations, ou John Milton, qui l’appellent « Seldenus noster ». Si Selden est pour les juristes, avant tout, l’un des fondateurs du droit international moderne, le cheminement qui le mène à sa théorie, développée surtout dans son grand ouvrage sur le droit naturel, le De Iure Naturali, publié en 1640, ne semble pas être toujours totalement transparent aux historiens du droit.

 

La présente communication a un objet limité : elle veut à la fois souligner certains éléments du contexte culturel et intellectuel dans lequel s’inscrit sa pensée et relever l’enracinement de son approche juridique dans une réflexion intense et prolongée sur certains concepts essentiels de la pensée rabbinique. Les catégories et les frontières disciplinaires qui sont les nôtres aujourd’hui, en effet, étaient autres au temps de Selden. Pour de nombreux historiens du droit, Selden offre l’exemple d’un génie complexe, conservant des intérêts intellectuels exotiques, étranges, pourrait-on dire, en faisant allusion aux aspects antiquaires de sa pensée, aux côtés de ses travaux juridiques proprement dits, un peu comme Newton, à côté de ses Principia Mathematica, nous a laissé d’étranges écrits mystiques, dans lesquels il suppute, entre autres, l’approche de la fin des temps, et qui nous semblent totalement incommensurables avec ses analyses scientifiques, qui jetèrent les bases de la physique moderne.

N’étant aucunement historien du droit, c’est par le hasard de ma recherche sur les origines de la discipline moderne de l’histoire comparée des religions que j’en suis venu à Selden. Mon ouvrage n’a malheureusement pas pu bénéficier des lumières de l’impressionnante biographie intellectuelle de Selden que nous devons à George J. Toomer. Il est clair que toute étude de Selden se devra, dorénavant, de prendre en considération le travail fondamental de Toomer. Nous avons maintenant, pour la première fois, une biographie intellectuelle de Selden, à la fois détaillée et de très haute qualité. Comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, Toomer suit Selden, à travers les recherches et les ouvrages qui rythment sa vie et ses activités. Ce que Toomer montre particulièrement bien, c’est justement ce qui nous fait défaut d’habitude : comment les ouvrages de Selden, des plus fameux, tels le De Iure Naturali, à ceux qui ont été depuis longtemps oubliés, représentent les différents maillons d’une longue chaîne dont il fait apparaître la logique interne.

 

Le titre de cette communication souligne ce qui me semble ici essentiel. Selden est, avant tout, un humaniste savant des débuts de l’époque moderne. C’est-à-dire, quelqu’un d’une curiosité intellectuelle presque sans limites, et qui s’efforce, dans sa recherche de la vérité, de remonter aux sources du savoir. Pour Selden, comme pour Joseph-Juste Scaliger, le grand humaniste de Leyde, que Selden s’efforce d’émuler, dès son jeune âge, en particulier dans son De Diis Syris, sur lequel nous allons nous attarder un peu, la vérité se trouve, avant tout, en Orient. La vérité, c’est-à-dire, surtout, la vérité religieuse, et l’Orient, pour Selden, c’est bien entendu ce que nous appelons le Proche-Orient, les pays de la Bible.

 

Né en 1584, Selden commence sa carrière de juriste à vingt ans, comme membre du Inner Temple de Londres, après ses études à Oxford, une université à laquelle il restera fidèle toute sa vie, puisqu’il léguera sa riche bibliothèque (la plus riche collection de Judaica d’Angleterre, comprenant plus de sept cent ouvrages et manuscrits) à la Bodleian Library (à Oxford, il avait étudié à Hart Hall, comme Hertford College s’appelait à l’époque). Parallèlement à son travail de juriste, Selden entreprend très tôt ses recherches de savant polymathe, dont les intérêts intellectuels dépassent de loin les frontières du droit. C’est en 1617 qu’il publie De Diis Syris Syntagmata. Il s’agit d’un ouvrage trop souvent négligé par les juristes qui travaillent sur Selden, bien que son auteur y ait travaillé pendant au moins trois ans. Notons aussi que dans Purchas, his Pilgrimage, un livre publié par le prolifique Samuel Purchas en 1613, Selden avait déjà incorporé un poème à la louange de l’auteur, et qui reflète certains des thèmes de son livre à venir. Il s’agit donc d’un écrit de jeunesse, dans lequel l’auteur propose une vaste fresque sur les religions païennes du Proche-Orient ancien (représenté pour lui par la Syrie, terme générique pour indiquer la Babylonie, l’Assyrie, la Palestine et la Phénicie). En particulier, l’un des arguments centraux du livre de Selden est que les divinités païennes reflètent souvent une erreur d’interprétation ou une perversion de la vérité biblique. Or c’est ce qu’avait déjà écrit Scaliger, dans son De Emendatione Temporum (1583), un livre que Selden connaissait bien, même s’il ne le cite pas. Pour Scaliger, en effet, les dieux des phéniciens reflétaient des emprunts bibliques mal interprétés. Le jeune Selden était certes linguistiquement moins bien équipé que Scaliger pour traiter de ces sujets, mais il s’efforce de montrer sa connaissance de l’hébreu, de l’araméen et de l’arabe. C’est en particulier de l’hébreu biblique que part Selden dans son analyse des polythéismes du Proche-Orient, comparant ces derniers au système biblique. Dès la Préface, Selden explicite sa méthode : il s’agit de découvrir la nature des religions polythéistes en comparant les traditions qui nous sont parvenues. À cette époque, où l’on ne peut pas encore parler d’archéologie, ces traditions proviennent soit de la Bible, soit des auteurs grecs et latins. Le dernier chapitre, qui est aussi le plus long, présente ainsi une histoire du paganisme ancien au Proche-Orient, dans ses origines et son développement. Parmi les sujets traités par Selden dans De Diis Syris, la mythologie phénicienne, en particulier le mythe attribué à l’auteur phénicien Sankhuniaton (dont Eusèbe cite dans sa Praeparatio Evangelica de nombreux fragments, dans la traduction grecque de Philon de Byblos), aurait droit à une Nachleben remarquable. Les quelques paragraphes que Selden accorde à Sankhuniaton seront répétés et développés dans de nombreux ouvrages savants avant la fin du XVIIIe siècle. L’intuition fondamentale de Selden, qu’il partage d’ailleurs avec d’autres, à commencer par Scaliger, c’est que, plus qu’en Grèce et à Rome, c’est en Orient qu’il faut chercher, au delà de l’origine de la religion, celle de toute vérité historique. Ce qu’on est en droit d’appeler un changement de paradigme, et qui commence à prendre de l’ampleur, justement, au début du XVIIe siècle, trouve ses racines dans la découverte de la chronologie comparée des civilisations de l’antiquité. Dans sa conception fondamentalement platonicienne et a-historique, la Renaissance avait ignoré la chronologie : les mythes des nations, par exemple, étaient perçus comme parallèles, exprimant sous des formes parfois très différentes une vérité essentiellement une. À l'époque de Selden, tout cela a basculé. Pour Dame Frances Yates, c’est en 1614, avec la publication du De Rebus Sacris et Ecclesiasticis Exercitationes XVI d’Isaac Casaubon, que les choses ont vraiment changé et qu’a eu lieu le partage des eaux : Casaubon, en effet, a démontré que les écrits du Corpus Hermeticum, loin de représenter la traduction grecque d’anciens textes égyptiens, dataient des débuts de l’ère chrétienne .

 

Le Chapitre III du De Diis Syris est intitulé De tès polutheotès seu Deorum multitudinis origine et processu, « Sur le polythéisme, ou sur les origines et l’évolution de la multiplicité des dieux ». En faisant appel à ses connaissances en langues sémitiques, Selden utilise avant tout les témoignages bibliques sur l’idolâtrie, mais fait aussi appel à l’épigraphie, à d’autres langues sémitiques, telles l’araméen et l’arabe, aux témoignages de la littérature classique, mais aussi patristique, et aux textes juifs, rabbiniques, mais aussi kabbalistiques. Selden, qui n’évite pas au lecteur une certaine confusion quant à l’objet véritable de sa recherche, se pose en comparatiste (le premier chapitre, par exemple, s’intitule De Gad, seu Fortuna), mais il est avant tout intéressé par la découverte de liens génétiques entre les traditions religieuses, pas seulement de parallèles. Pour lui, c’est à l’est que la religion trouve ses racines : ex oriente numen. Puisque l’évidence du Proche-Orient ancien (la Syrie au sens large, l’Iran, l’Égypte) précède celle de la Grèce et de Rome, c’est là qu’il faut chercher les racines de la religion européenne. Le comparatisme est ainsi mis au service de l’histoire, et la méthode de Selden, qu’il utilise aussi dans ses études juridiques, peut être décrite comme « historico-philologique ». Pour Selden, le polythéisme est essentiellement l’effet d’une multitude de symboles. Avec le temps, des images distinctes en viennent à être conçues comme dieux. Cette théorie originale sur l’erreur ancienne faite quant au symbole aura bientôt une influence capitale sur le grand livre de Ralph Cudworth, The True Intellectual System of the Universe (publié à Londres en 1678).

 

C’est surtout grâce au célèbre polymathe Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) que De Diis Syris sera rapidement diffusé sur le continent. Peiresc en obtient immédiatement plusieurs exemplaires, qu’il distribue à Paris, et entre en contact épistolaire avec Selden. Grâce à un autre correspondant de Selden, le grand humaniste hollandais refugié en Angleterre Daniel Heinsius, l’ouvrage sera réimprimé à Leyde en 1629. Son influence sera déterminante sur le continent aussi bien qu’en Angleterre, sur l’histoire des religions en ses débuts, et même si aucune de ses suggestions n’a passé l’épreuve du temps, il ne fait pas de doute qu’il s’agit là d’une œuvre remarquable. Si le De Diis Syris est tellement important, aussi pour notre sujet, c’est, d’une part, parce qu’il met en exergue le comparatisme comme la méthode par excellence des nouveaux savoirs. Certes, la Bible est vraie, et les fables des nations (ce que nous appelons aujourd’hui les mythes) sont fausses, mais de la comparaison entre l’une et les autres émerge une autre sorte de vérité que celle du texte biblique : la vérité historique. D’autre part, l’intuition de Selden sur l’importance capitale des cultures orientales pour comprendre certains des principes fondamentaux de la civilisation occidentale se répandra vite parmi les élites intellectuelles du continent.

 

Selden fait partie des savants de sa génération qu’on nomme Antiquaires. Leur intérêt pour les langues, les religions et les cultures du Proche-Orient est loin d’être, comme on pourrait le penser à première vue, une coquetterie de savants à la recherche de l’exotique pour l’exotique, s’escrimant à déchiffrer des manuscrits écrits dans des langues difficiles, aux alphabets étranges. Pour Selden comme pour son héros Scaliger, la connaissance de l’hébreu et de l’araméen fait partie intégrante de la culture, tout autant que celle du grec et du latin. L’arabe, que les premiers orientalistes étudient aussi (sans compter, souvent, le turc et le persan), complète pour ainsi dire la panoplie, en lui ajoutant la principale langue culturelle du Proche-Orient musulman, médiéval et contemporain. Cela ne veut pas dire que l’hébreu et l’araméen ne permettent l’accès qu’à la Bible hébraïque et aux cultures et religions de son contexte historique. Ces deux langues donnent aussi accès, bien entendu, à la littérature rabbinique (avant tout la Mishna et le Talmud) et à une bonne partie de la littérature juive médiévale – tandis que la théologie et la philosophie juives médiévales sont le plus souvent d’expression arabe.

 

Il n’y a pas de juifs, du moins officiellement, dans l’Angleterre de la première moitié du XVIIe siècle. Ils en avaient été expulsés par l’édit de 1290, et ne furent autorisés à y revenir que par Cromwell, en 1655. Pourtant, quand le roi Jacques Ier autorise la préparation d’une nouvelle traduction de la Bible, en 1604, l’essor est donné à un intérêt nouveau pour les études hébraïques, et la curiosité est avivée pour tout ce qui touche aux juifs et à leur religion. Pour lire des textes aussi difficiles d’accès que le Talmud, cependant, Selden ne peut pas bénéficier de l’enseignement de juifs éduqués selon les méthodes traditionnelles. Il n’a même pas à sa disposition un dictionnaire adéquat, puisque le Lexicon de Buxtorf ne paraît qu’en 1639. Son mérite à avoir réussi à maîtriser la littérature religieuse des juifs n’en est que plus remarquable. Il connaît bien la première « ethnologie » des juifs, Synagoga judaica de Buxtorf, publiée en 1604 en latin (le gros livre avait été publié en allemand, sous le titre Juden Schul, un an plus tôt). La connaissance que possède Selden des lois juives est détaillée, bien qu’elle reste de nature livresque. L’ambassadeur anglais à Venise, l’une des plaques tournantes de l’Europe à l’époque, achète pour son roi des manuscrits hébreux, et commande au rabbin Leone Modena, connu en français sous le nom de Léon de Modène, un ouvrage sur les pratiques et coutumes religieuses des juifs contemporains. C’est probablement dès 1614 que Modena écrira ce livre (en italien, la seule langue européenne qu’il maîtrise), bien qu’il ne fut publié à Paris qu’en 1637, sous le titre Historia de gli riti hebraici…, par le kabbaliste chrétien Jacques Gaffarel. Selden obtint tôt un manuscrit (non expurgé, à l’encontre de la version publiée), qui lui avait été communiqué par William Boswell, qui l’avait lui-même obtenu directement de l’auteur. Cet ouvrage, soit dit en passant, fut traduit en français par Richard Simon, et publié en 1674, et à nouveau en 1681, cette fois avec une longue et importante postface du traducteur, Comparaison des cérémonies des juifs et des sacrements de l’Église. Avec Jacques Le Brun, j’ai eu la chance de pouvoir publier à nouveau, en 1988, ces deux essais fondamentaux sur le judaïsme et le christianisme des débuts de l’époque moderne. D’autres traductions apparurent bientôt dans plusieurs langues européennes. Le livre devint vite un best seller, et restera jusqu’au XIXe siècle, dans toute l’Europe, l’introduction classique aux rituels juifs.

 

Quoi qu’il en soit, et malgré toutes les difficultés, Selden réussit très tôt à se doter d’une excellente culture juive. De son intérêt, reflété dans le De Diis Syris, pour le milieu culturel dans lequel la Bible avait été composée, il développe un savoir précis des textes classiques de l’herméneutique juive rabbinique et médiévale. Les deux grands corpus sont ici les écrits talmudiques (surtout le Talmud babylonien, mais aussi celui de Jérusalem) et ceux de Maïmonide, le plus grand des penseurs juifs médiévaux (Cordoue 1138 - Le Caire 1204). Selden lit Maïmonide dans les deux langues originales : en hébreu pour son grand code légal, le Mishneh Torah (le premier grand code du droit religieux juif, la halacha, qui offre une synthèse des traditions herméneutiques et légales rabbiniques), et en arabe pour son grand ouvrage théologique, Le Guide des Egarés. Selden étudie cet ouvrage dans les manuscrits que possède Edward Pococke, le grand arabisant d’Oxford, savant que Selden patronne et avec lequel il aura une longue etfructueuse relation. Notons ici, très vite, que Selden offrira aussi une contribution significative au développement des études arabes en Angleterre, et que les premiers caractères arabes imprimés en Angleterre le sont dans son livre Mare Clausum.

 

Si Selden n’est pas le seul admirateur de Maïmonide au XVIIe siècle, c’en est un des tout premiers. Maïmonide deviendra, en fait, l’un des héros intellectuels du grand siècle. Alors que pour nous, Maïmonide est un théologien et philosophe médiéval, il restait avant tout, pour les humanistes savants de la génération de Selden et des deux générations suivantes, un grand précurseur. Ces humanistes savants développaient une histoire comparée des religions tout en s’appuyant surtout sur les données du texte biblique. Or Maïmonide avait proposé dans son Guide une réflexion audacieuse sur l’histoire des religions, et avait développé, en particulier, une théorie sur l’origine de l’idolâtrie, ainsi que sur celle des sacrifices, une concession faite par Dieu aux Israélites, dépravés par leur long séjour en Égypte, patrie par excellence de l’idolâtrie sous ses formes les plus crues. La conception maïmonidienne des sacrifices, comme j’ai essayé de le montrer, est capitale dans la réflexion sur l’idolâtrie aux temps modernes. L’idolâtrie, en fait, est un concept essentiel de l’histoire des religions à ses débuts : c’est sous ce jour qu’apparaissent les religions de l’antiquité, classique ou proche-orientale, bien sûr, mais aussi celles des peuples du nouveau monde.

 

Maïmonide, par ailleurs, avait offert dans son Mishne Tora une vision synthétique de ce que les rabbins appelaient « les sept lois noahides » (sheva mitsvot benei Noah), c’est-à-dire les lois imposées par Dieu aux fils de Noé, après le déluge, et permettant seules la constitution de sociétés humaines décentes. Ces sept lois sont l’interdiction de l’idolâtrie, celle de maudire le nom divin, celle de verser le sang, l’exigence de pudeur sexuelle, l’interdiction du vol, l’exigence d’établir des tribunaux, l’interdiction de dévorer la chair d’un animal vivant.

 

Selden connaît les principaux textes rabbiniques énumérant et discutant ces sept lois noahides : le traité Sanhedrin 56a du Talmud babylonien, Genèse Rabba 24. 8 ; ainsi que Bahya ben Asher sur la Torah. Il les cite dans son grand traité sur le droit naturel, le De Iure Naturali, le livre qui plus que tout autre fit sa célébrité. Bien que Selden cite ici des textes rabbiniques, il est probable que son intérêt pour les lois noachides, dont la première traite de l’idolâtrie, provienne de Maïmonide, puisque c’est ce dernier, plus que tout autre, qui souligne la place centrale qu’occupe l’idolâtrie dans l’histoire des religions. Quoi qu’il en soit, les lois noachides représentent pour Selden, et c’est là le point capital, l’équivalent juif de la loi naturelle (lex naturalis). Il s’agit d’une équivalence totalement ignorée des penseurs médiévaux, qui restèrent prisonniers de l’aristotélisme. Cette équivalence ne pouvait voir le jour qu’à la suite de deux faits nouveaux. Le premier provient des grandes découvertes : les européens sont maintenant confrontés à des peuples qui semblent « se tenir hors du péché originel », comme le remarque Christophe Colomb à propos des habitants de Guananani, l’île sur laquelle il débarque en 1492, et qu’il baptisera San Salvador. Le deuxième fait permettant l’utilisation des lois noachides rabbiniques pour repenser la loi naturelle, c’est bien sûr la connaissance nouvelle de la littérature rabbinique, et des écrits de Maïmonide, qui offrent une réflexion nouvelle, à la fois historicisante, sociologisante et comparatiste de l’idolâtrie sous ses formes différentes. Ainsi, les rabbins de l’antiquité tardive et Maïmonide offrent à Selden une clef originale pour interpréter des phénomènes contemporains autant que passés, et qui permet une approche nouvelle du droit naturel. Aucun autre savant chrétien n’avait avant lui analysé de façon aussi sérieuse la conception juive des lois noachides.

 

Notons ici le titre complet de l’opus magnum de Selden : De Iure Naturali et Gentium, Iuxta Disciplinam Ebraeorum, Libri Septem. Toomer souligne que de la même façon que dans le De Diis Syris, Selden s’efforce d’émuler Scaliger, son modèle pour le De Iure Naturali est le De Jure Belli ac Pacis de Grotius (1625). Ce dernier était l’homme de sa génération pour lequel il avait la plus grande admiration. Grotius, cependant,n’avait pas su développer dans son livre l’idée de l'équivalent juif du droit naturel. Dans son ouvrage, Selden s’efforce de montrer à la fois que les juifs, comme les Romains, possèdent une conception de droit naturel, et que cette conception est plus riche, plus utile, que celui du droit romain, quand on l’applique à la réalité d’un monde où vivent des peuples inconnus jusque-là. La tradition juridique juive, développée d’abord par les rabbins du Talmud, et synthétisée par Maïmonide, est donc, pour Selden, un quatrième système juridique, aux côtés du droit anglais, du droit romain et du droit canon.

 

On voit ainsi que la pensée de Selden suit dans le De Iure Naturali une trajectoire parallèle à celle que nous avions détectée dans le De Diis Syris : la découverte des traditions orientales permet, par leur comparaison aux traditions occidentales, de mieux comprendre l’humanité et son histoire. Le savoir et la sagesse, comme la religion et l’idolâtrie, viennent d’Orient. La grande originalité de Selden est d’avoir su utiliser, de façon intensive, les textes juifs (hébreux, araméens, arabes) postbibliques. En cela, il est, avec Johannes Buxtorf, l’un des premiers hébraïsants chrétiens des temps modernes. Mais alors que Buxtorf reste un philologue hébraïsant (doublé d’un polémiste chrétien anti-juif), Selden, plus que lui, et plus que tout autre savant de son époque, utilise ses très vastes connaissances juives à des fins « universalistes », s’en servant pour poser les fondements de ce qui deviendra le droit international. Je ne peux pas, faute de temps, présenter ici d’autres ouvrages « orientalistes » ou « hébraïsants » de Selden. Une analyse plus complète aurait dû traiter aussi, au moins, des grands travaux sur le droit juif qu’il entrepris dans les deux dernières décennies de sa vie, en particulier de son Uxor Ebraica, Seu de Nuptiis et Divortiis ex Iure Civili, id est, Divino et Talmudico, Veterum Ebraeorum, Libri Tres (1646). Dans cet ouvrage, Selden traite surtout des lois du mariage et du divorce, montrant un intérêt tout particulier pour le karaïsme, une secte juive, d’origine médiévale, qui rejette l’autorité de la tradition orale talmudique, n’acceptant que celle des Écritures, le « mikra », d’où leur nom. Dans Uxor Ebraica, Selden raisonne sur le droit juif, mais réfléchit aussi sur les conditions du divorce chez les chrétiens. De même, il est impossible de ne pas mentionner son De Synedriis et Praefecturis Iuridicis Veterum Ebraeorum, en trois livres, publié entre 1650 et 1655. Le De Synedriis, originellement conçu comme une histoire du Grand Sanhedrin, est en fait, en même temps, un ouvrage de circonstance sur les conditions dans lesquelles le Parlement a le pouvoir d’excommunier les hérétiques (il s’agit des Presbytériens). Ces deux grands ouvrages, ainsi que plusieurs autres, montrent à quel point Selden, quand il travaille sur le droit talmudique et rabbinique, le fait non pas simplement en tant qu’ « hébraïste », mais parce qu’il trouve dans la tradition juridique juive des éléments essentiels pour repenser de façon créatrice certains des problèmes capitaux du droit contemporain. Isaac Herzog, l’ancien Grand Rabbin d’Irlande, qui deviendra le premier Grand Rabbin d’Israël, publia en 1931 une étude pionnière sur John Selden et la loi juive. Comme le remarque Toomer, Herzog, en notant que les connaissances halakhiques de Selden sont parfois approximatives, fait preuve d’incompréhension de la véritable originalité de Selden : la mise en contact de traditions culturelles différentes.

Nous avons vu comment sa pensée s’inscrit, dès le début, dans le nouveau mouvement de curiosité intellectuelle pour les religions du monde, au présent comme au passé. J’ai fait plus haut référence, pour les ouvrages parus en Angleterre, à Samuel Purchas et à son tourisme intellectuel dans Purchas, His Pilgrimage (Londres, 1613), un livre auquel contribue Selden. L’année suivante, un autre ouvrage est publié: celui d’Edward Brerewood, Enquiries Touching the Diversity of Languages and Religions through the Chief Parts of the World. Brerewood, comme Purchas (avec cependant un peu plus de méthode), mélange aisément le passé et le contemporain. Selden, plus prudent et plus méticuleux, œuvrera strictement en historien, prenant soin de rester dans la diachronie. L’influence directe la plus claire de l’« intérêt juif » de Selden est sans doute celle qu’il aura sur le savant hollandais Gerard Vossius et sur son fils, Dionysius Vossius (qui avait accompagné son père en Angleterre). Le gros volume de Vossius père, paru en 1641, intitulé De Theologia Gentili et physiologia christiana, sive de origine ac progressu idololatriae, reprend pour le développer l’argument principal du De Diis Syris. De même, Dionysius avait préparé une traduction annotée du Commentaire de Maïmonide sur la Mishna Avoda Zara (« de l’idolâtrie »). Cette traduction, R. Mosis Maimonidae, De Idololatria Liber était prête dès 1636, mais ne fut publiée par Vossius père qu’en 1641, après la mort de Dionysius, comme appendice à son monumental De Theologia Gentili.

 

La culmination de l’intérêt démontré par Selden pour l’histoire des religions au Proche-Orient ancien est sans doute le grand ouvrage de John Spencer, De legibus hebraeorum ritualibus et earumque rationibus, libri tres, publié sous sa forme complète à Cambridge en 1685. Spencer tire jusqu’à leurs conclusions les plus radicales les méthodes inaugurées par le jeune Selden, dans la deuxième décennie du siècle, pour suivre à la trace l’histoire du monothéisme biblique dans le cadre des polythéismes ambiants. Pour William Robertson Smith (1846-1894), le grand historien des religions sémitiques, Spencer reste le fondateur de l’histoire comparée des religions. On voit donc à quel point les intuitions de Selden furent fécondes pour la science des religions. Ces mêmes intuitions, appliquées au droit international, semblent par contre avoir fait long feu. Ce fait s’explique, au moins en partie, par le déclin rapide d’intérêt général pour les études juives et hébraïques au siècle des Lumières, avec la progressive désaffectation du christianisme. Alors qu’au siècle précédent, l’Orient était avant tout ce que nous appelons le Proche-Orient, le concept se déplacera alors vers l’Est, et l’Orientalisme, délaissant le judaïsme et l’hébreu, et étendra ses champs d’activité aux cultures plus exotiques de la Chine, puis de l’Inde.