Fictions juridiques. Remarques sur quelques procédés fictionnels en usage chez les juristes
Pour Yan Thomas, in memoriam
Introduction
Comme toutes les enquêtes sérieuses, une enquête sur les fictions juridiques doit commencer par préciser ce dont on parle, quel est l’objet de l’enquête. La tâche est particulièrement redoutable, non seulement parce qu’aucune définition de la fiction juridique n’est unanimement acceptée (ce qui est le destin partagé de tous les concepts intéressants) mais parce qu’il pourrait s’avérer impossible de parler sérieusement des fictions juridiques si par sérieusement on entend « sans feinter ». Dans le cas des fictions juridiques, l’objet ne se contente pas d’être difficile à cerner dans une définition, il ne cesse littéralement de se dérober. On a beau chercher dans la littérature juridique, on ne trouve aucun procédé dont on puisse dire avec certitude : « c’est une fiction ». On rencontre certes de nombreux exemples de fictions juridiques célèbres mais, pour chacun de ces exemples, il se trouve aussi des juristes sérieux qui refusent de considérer que ces procédés sont fictionnels. Ce n’est pas seulement la définition, c’est le matériau même qui se dérobe.
Quant à savoir pourquoi, une première piste serait d’estimer que la fictionnalité des procédés juridiques réputés fictionnels repose sur la manière de les énoncer. Ainsi, dans la veine de Bentham, on peut considérer qu’un grand nombre de procédés juridiques qui se présentent comme des fictions peuvent tout aussi bien être interprétés comme des procédés non fictionnels, au prix de reformulations plus rigoureuses. L’opération de reformulation repose, dans la veine de Bentham, sur la distinction des noms d’entités réelles (noms qui désignent des entités réellement existantes ou des entités auxquelles le locuteur entend attribuer réellement l’existence) et les noms d’entités irréelles. Au sein des entités irréelles, Bentham suggère de distinguer encore les noms d’entités fabuleuses, ou fallaces, qui sont les noms d’entités non existantes et les noms d’entités fictives, ou fictions, qui se laissent ramener à des noms d’entités réelles au moyen de la technique de la paraphrase. L’usage des fictions est légitime parce qu’il est utile à la pensée et ne requiert pas qu’on accorde foi à l’entité qu’elles désignent. Il faut en conclure que les « bonnes » fictions, celles qui ne sont pas fallacieuses, sont celles qu’on peut rapporter à des noms d’entités réelles. Prenant appui sur ce cadre théorique, Lon Fuller n’hésite pas à soutenir que toutes les fictions juridiques doivent pouvoir être exprimées en termes non fictionnels, ou encore que, dans un monde où nous aurions le temps, la patience et la lucidité pour nous exprimer avec la précision requise, les fictions n’existeraient pas.
Peut-on vraiment ramener la fictionnalité des procédés fictionnels à la paresse de leurs énoncés ? On peut en douter, en notant qu’un monde où les fictions n’existeraient pas serait un monde où l’on saurait ce qu’est le réel, que c’est le propre des fictions de se donner pour réelles et que, même après avoir lu Bentham, on continue à manquer cruellement d’un critère absolument incontestable de discrimination du réel. Ce doute suggère une explication de la difficulté à cerner l’objet d’une enquête sur les fictions. Définir un énoncé juridique comme fictionnel suppose qu’on puisse déterminer avec certitude une « réalité » référentielle en regard de laquelle les fictions ne seraient pas fictives. Ou encore : les procédés fictionnels prennent appui sur la certitude du réel, il n’y a pas de fiction là où il n’y a pas de réalité garantie. Il se pourrait donc bien que notre incapacité à désigner avec certitude quels sont les procédés juridiques fictionnels renvoie à l’impossibilité de déterminer avec certitude la « réalité » du droit.
Il faut dès lors soit renoncer à l’enquête avant de l’avoir entreprise, soit faire comme si l’on savait de manière certaine en quoi consiste le réel du droit, et partant, quels procédés juridiques peuvent à bon droit être considérés comme fictionnels. On perdrait à rester tout à fait insensible à l'ironie de la situation : les nombreux juristes qui se sont essayés à faire la théorie des fictions juridiques sont indubitablement des gens sérieux, réputés à bon droit dire et faire des choses tout à fait sérieuses. Mais pour entreprendre sérieusement une théorie des fictions juridiques, ces juristes ne peuvent pas se reposer sur un socle d’évidences partagées qui indiquerait avec certitude ce qui est réel et ce qui ne l’est pas pour la bonne raison que ce socle est introuvable. Ils doivent donc commencer par faire comme si ce socle leur était donné, opérer artificiellement la distinction de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, conférer à cette distinction les apparences et les effets qu’on attache généralement aux certitudes, et en conclure que la fictionnalité des procédés juridiques qu’ils désignent comme fictionnels est une évidence largement partagée. La constitution des procédés fictionnels en matériau d’enquête repose ainsi sur une feintise, qui consiste à supposer que le caractère fictionnel de ces procédés est accessible à la connaissance, et plus précisément à un type de connaissance voisin de celui dont on use pour rendre compte des phénomènes juridiques réputés réels. C’est dire que la fiction n’apparaît comme fiction que sur une scène préalablement dressée qui la fait apparaître comme fiction et la donne à voir comme si elle était un objet de connaissance. Il faut se résoudre à cette feinte, en empruntant au registre de la fiction les moyens requis pour constituer la fiction en objet de connaissance.
Feintons donc. Faisons comme si nous savions quels procédés juridiques sont propres à constituer le matériau d’une enquête sur les fictions juridiques et cherchons à dresser un tableau non exhaustif des divers types de situations qui sont ordinairement engagées quand on parle de procédé fictionnel dans le droit.
La fiction juridique comme feintise sérieuse
Cas n° 1. Tromperies et Mascarades. Les 39 schillings de Jeremy Bentham
L’exemple appartient au droit anglais et se trouve chez Bentham. Il est célèbre et fait l’objet de nombreux commentaires savants. Il sera ici traité hors de toutes considérations historiques, comme un cas d’école.
Au XVIIIe siècle, le crime de grand larceny est puni de la peine de mort en Angleterre. La qualification de grand larceny s’applique à partir de 40 shillings dérobés. Pour ne pas prononcer la peine de mort, les jurés estiment systématiquement la valeur des vols à 39 shillings. En 1808, c’est un vol de 2 guinées qui est évalué à 39 shillings, alors que depuis 1717, la parité guinées/shillings était établie à 21 shillings pour une guinée.
Dans cet exemple, la fiction semble bien incontestable, pour cause d’inconsistance avérée : les juges savent que 2 guinées valent un peu plus de 42 shillings et font comme si elles valaient 39 schillings, afin de ne pas appliquer la règle prévue pour les vols de telles sommes. Il n’est pas question ici de croyance sérieuse dans un objet imaginaire, mais d’un acte conscient de feintise. En quoi consiste cette feintise ?
Mascarade
On affirme un effet (le prononcé d’une peine de déportation et non de mort), alors que la cause associée à cet effet (un vol d’une valeur inférieure à 40 shillings) est évidemment connue comme fausse (2 guinées valent 42 shillings soit plus que 40 shillings). Dans ce cas, les jurés tiennent le faux (qu’ils savent faux) pour vrai, dans le but d’associer à ce faux des effets qui sont ordinairement associés au vrai. On aura reconnu la définition canonique des « fictions juridiques » entendues au sens strict de procédé de technique juridique que résume une formule en usage depuis les Glossateurs : « la certitude du faux tenu pour vrai dans un but pratique ».
De fait, les jurés savent certainement que deux guinées font quarante deux schillings, ils ont donc la certitude du faux, mais tiennent ce faux pour vrai, dans le but de produire les effets pratiques qui s’attachent habituellement au vrai, en l’occurrence la condamnation à la déportation plutôt que la peine de mort. Comment comprendre le procédé en cause ? S’agit-il d’un mensonge ou d’une tromperie comme le suggère Bentham ? Indéniablement, le procédé a bien quelque chose de commun avec le mensonge, puisque ce dernier suppose aussi une feintise – il faut que celui qui ment sache qu’il ment, donc qu’il « ait la certitude du faux ». Mais il faut encore au menteur l’intention de tromper, de « faire croire » au faux tenu pour vrai. Dans le cas présent, faut-il penser que le but pratique poursuivi par les jurés est de faire croire que 2 guinées valent vraiment 39 schillings ? Il semble plutôt que le but de l’opération soit de sauver la peau du voleur, et ce par tous les moyens, y compris les plus invraisemblables. L’intention ici n’est pas de tromper, mais de faire en sorte que le faux qui est affirmé produise les mêmes effets que le vrai, quand bien même on n’y croirait pas. Ce n’est donc pas une tromperie ou un mensonge.
Sur le plan juridique, on peut reconstituer le procédé mis en œuvre comme suit : sachant que les textes prévoient la peine de mort pour les auteurs de vol de plus de 40 schillings et que les jurés sont censés respecter les textes qui établissent universellement les parités monétaires, ils devraient condamner le voleur à mort, ce qu’ils ne souhaitent pas. Pour éviter ce résultat, il convient de neutraliser les effets de la règle : toutes les fois que la règle relative au grand larceny condamnant à mort les voleurs de plus de 40 schillings est applicable, les jurés vont donc suspendre les effets de cette règle en qualifiant à chaque fois les faits de la cause en sorte qu’ils ne puissent constituer un grand larceny. La constance de cette opération de qualification permet de l’interpréter comme l’application par les jurés d’une règle à la fois nouvelle et implicite qui se laisserait formuler de la manière suivante : « le vol, quel que soit son montant, doit être qualifié de simple larceny » ou encore « aucun vol ne saurait constituer un grand larceny ». Il résulte de l’adoption de cette règle nouvelle que la catégorie de grand larceny ne s’applique jamais au vol, que le vol n’est par conséquent jamais passible de la peine de mort. Par ce procédé, les jurés suspendent l’application d’une règle explicite et officielle et lui substituent indument une règle nouvelle, implicite et officieuse. Cette règle nouvelle sera élevée au rang de règle explicite et officielle en 1808, lorsque le Parlement supprimera la catégorie de grand larceny.
L’opération en cause consiste donc à intercaler une règle nouvelle entre la règle officielle existante et l’application au cas, tout en préservant les apparences selon lesquelles c’est la règle officielle qui continue à s’appliquer. La feintise a pour but de continuer à reconnaître la validité juridique de règles officielles dont on sait pourtant qu’en fait elles ne sont plus effectives puisque l’adoption implicite d’une règle nouvelle en bloque systématiquement l’application. Il y a bien feintise, non pas pour tromper en faisant croire, puisque la qualification est invraisemblable, mais pour masquer la substitution opérée, sans chercher à cacher qu’il s’agisse d’un masque. On feint, mais on ne fait pas semblant. La feintise en cause n’est ni une tromperie ni un mensonge, c’est bien plutôt une mascarade.
Tromperie
On pourra trouver le procédé coûteux, voire douteux. La mascarade ne sied pas à l’exigence de vérité et de sérieux d’une procédure pénale, pourquoi alors s’y livrer avec tant d’ostentation ? Sans doute parce que nos pauvres jurés n’ont pas vraiment le choix, puisque leur compétence officielle se limite à la seule reconnaissance des faits et ne s’étend pas jusqu’au pouvoir discrétionnaire d’inventer des règles nouvelles susceptibles de faire obstacle aux lois pénales en vigueur, quand bien même ces dernières seraient évidemment cruelles. N’étant pas habilités à poser des règles de droit et ne pouvant formellement revendiquer l’usage excessif qu’ils font de leurs compétences, ils en sont réduits à feindre se contenter de déterminer les faits, en substituant le plus discrètement possible à la règle honnie une règle plus clémente de leur invention.
Il se pourrait donc bien qu’on n’en ait pas tout à fait fini avec le mensonge, dès lors que le procédé fictionnel mobilisé par les jurés paraît ici poursuivre non pas un, mais au moins deux buts, liés mais distincts : sauver le voleur de la peine de mort, en parvenant à subvertir l’application d’une loi jugée trop sévère, mais aussi masquer la sortie indue de leur champ de compétence et l’extension illégitime de leurs pouvoirs juridiques qui en résulte (depuis quand un jury est-il compétent pour modifier une loi pénale ?). On peut parler de « but politique », puisqu’il met en jeu la distribution des compétences et des pouvoirs de faire le droit.
La réalisation du deuxième but exige que soit préservé le caractère implicite de l’adoption de la disposition nouvelle qui règle désormais toutes les opérations de détermination des faits dans l’application de la loi sur le grand larceny. Alors que la détermination des faits est ordinairement supposée consister dans le relevé fidèle de ce qui s’est vraiment passé, elle devient ici une opération sophistiquée de qualification juridique, puisque le jury a posé la prémisse que tous les faits décrits, indépendamment de ce qui s’est vraiment passé, seront qualifiés de simple larceny. Parce que cette qualification réalise la correspondance systématique d’une catégorie juridique avec tous les faits possiblement en cause, elle revient à poser une règle de droit nouvelle (« le crime de grand larceny est aboli pour les vols, quel que soit leur montant »). L’opération de qualification des faits a été transformée en procédé législatif indifférent à la détermination des faits de la cause. La mascarade a donc changé le contenu du droit (les règles effectivement applicables aux cas) sans en changer la forme apparente (les règles officiellement applicables aux cas). On comprend que ce genre de feintises fasse enrager les nomophiles.
Résumons. Lorsqu’elle est considérée à l’aune du « but pratique », la feintise des 39 schillings n’est pas mensongère parce qu’elle n’a pas pour objet de « faire croire » que deux guinées valent moins que quarante schillings. Mais considérée sous l’aspect du « but politique », elle semble contenir une dimension indéniable de tromperie : il s’agit bien de « faire croire » que c’est la loi pénale formellement en vigueur qui régit effectivement le cas, alors que dans les faits, la règle applicable est celle que les jurés lui ont substituée après l’avoir inventée, en tout connaissance de cause.
Notons encore que la réalisation du second but est une condition de la réalisation du premier, ou encore qu’on ne saurait mettre sur pied des mascarades juridiques sans mentir sur l’usage réel de ses propres compétences. C’est bien pourquoi selon Bentham il ne saurait y avoir de mascarades vertueuses ou légitimes (il dirait « utiles »), dès lors qu’elles impliquent un défaut de loyauté dans l’application de la règle applicable et que dans ce défaut de loyauté se nichent des captations indues de pouvoir. Enregistrons ce premier résultat. La fiction juridique est par certains aspects une mascarade et par d’autres une feintise trompeuse. Faut-il en conclure avec Bentham que toute mascarade se prolonge fatalement en tromperie, ou encore que la fiction comme « but pratique » est toujours associée à un « but politique » inavouable ? Le second cas permettra de préciser ce point.
La fiction juridique comme procédé technique et comme fétiche
Cas n° 2. Les « fictions historiques » de l’administrateur des chemins de fer selon Rudolf von Jhering
L’exemple a le mérite de la simplicité, on le trouve dans ce monument de la littérature juridique qu’est L’Esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement , au tome IV de la traduction française : une administration des chemins de fer, plus exactement un receveur des contributions, a fait imprimer des formulaires indiquant le montant dû pour transporter ou pour taxer divers matériaux. Il se trouve qu’un type de matériau n’a pas été compris dans la nomenclature, soit parce qu’il a été oublié, soit parce qu’on n’en transportait pas au moment de la rédaction du document. Plutôt que de réimprimer les formulaires, le receveur choisira d’inscrire le nouveau produit en l’associant à un autre matériau, dont les conditions de transport sont déjà visées par le formulaire. Par exemple, ayant oublié de régler le sort des lignites, le receveur fera comme si ces lignites étaient des houilles, dont le régime est prévu par le formulaire. Rudolf von Jhering décrit ce type de fictions comme des « mensonges techniques » mais il ajoute que ces mensonges sont « consacrés par la nécessité ».
Expédient technique
De la référence au mensonge, on pourrait songer que le juriste allemand se place sur le même terrain que Bentham : la fiction juridique est une feintise trompeuse, une tromperie. Au demeurant, on retrouve dans ce cas les deux aspects de mascarade et de mensonge précédemment évoqués : le receveur a bien la « certitude du faux » qu’il tient pour vrai puisqu’il distingue fort bien, en réalité, les lignites des houilles, mais il décide pourtant de les confondre, en droit, dans le même régime fiscal. Pour ce faire il opère une requalification du lignite en houille, qui permet d’appliquer aux lignites la règle relative aux houilles. La constance de cette opération de requalification permet de l’interpréter comme l’application d’une règle nouvelle, qui vient compléter la règle existante en étendant son champ d’application, qu’on pourrait formuler de la manière suivante : « le lignite est taxée comme la houille », et c’est bien la conjonction de la règle ancienne visée par le formulaire et de cette nouvelle règle qui s’applique alors que, formellement, le formulaire en vigueur ne prévoit rien pour les lignites. De même que les jurés chez Bentham, le receveur a utilisé son pouvoir de qualification juridique des faits pour donner un contenu nouveau à une forme juridique antérieure (en l’espèce l’extension de son champ d’application) qui reste pourtant officiellement inchangée. Enfin, cette tromperie (ou mensonge) est elle aussi la condition de la réalisation d’un « but pratique » puisque c’est grâce à elle qu’il devient possible de taxer les lignites sans avoir à refaire tous les formulaires. Peut-on pour autant interpréter ce cas comme celui des 39 schillings, et voir dans cette fiction une ruse politique destinée à étendre indûment les compétences d’un organe juridique donné ? On peine à le penser, dans la mesure où c’est le même receveur qui est compétent pour poser le formulaire ancien et pour le réviser. En prenant les lignites pour des houilles, ce receveur change indûment le contenu de la règle applicable, mais n’augmente pas pour autant ses pouvoirs et compétences juridiques, puisqu’il est parfaitement compétent pour fixer le prix applicable aussi bien aux houilles qu’aux lignites. Le sens du procédé est ici de lui faciliter la vie, de lui permettre d’ajouter une règle nouvelle sans avoir à réimprimer les formulaires, ou encore de lui permettre de corriger son travail à la marge sans avoir à se soumettre à la procédure usuellement consacrée pour l’établissement des règles nouvelles (réécrire le formulaire). De plus, la règle nouvelle ne se substitue pas à l’ancienne et ne la contredit pas, elle se contente d’en élargir la portée, en étendant son application à une nouvelle classe de faits. Elle ne lui fait par suite pas perdre sa portée pratique, le transport des houilles est toujours taxé de la même manière, quand bien même les lignites ont été soumis au même régime. Le procédé fictionnel n’a donc ici rien d’une ruse politique, c’est un expédient qui répond à la « nécessité technique » de conserver une forme ancienne en l’adaptant à des faits nouveaux, dans le seul but de s’épargner la réécriture et la réimpression d’un formulaire. Jhering parle néanmoins à ce sujet de « fonction historique » de la fiction, terme un peu surprenant qui mérite d’être éclairci.
Fonction historique
Selon Jhering, cet expédient technique, malgré la modestie de ses apparences et de ses finalités, remplit bien une « fonction historique », et des plus importantes. En effet, le droit est sans cesse soumis à l’exigence contradictoire de garantir sa propre continuité en faisant procéder les règles présentes des règles passées, tout en restant adéquat à des réalités sociales perpétuellement changeantes. Il fut un temps où l’on transportait des houilles, mais pas de lignites, les formulaires fiscaux se contentaient donc de régir le transport des houilles, en parfaite adéquation avec le monde qu’ils prétendaient régir. Et puis ce monde a changé, soit parce qu’on a commencé à transporter des lignites, soit parce qu’on s’est aperçu qu’on avait jamais cessé d’en transporter sans s’en rendre compte, soit encore qu’on en transportait en s’en rendant compte, mais qu’on ne trouvait pas ça assez intéressant pour régler cette activité, et la nécessité s’est faite jour de devoir changer de formulaire, quand bien même le dit formulaire restait parfaitement adapté au transport de tous les autres matériaux. Comme le droit ne procède pas par création continuée, il convient donc de trouver le moyen de ne pas tout changer à chaque fois qu’il est nécessaire d’adapter une règle. Ici, il convenait de conserver l’ancien formulaire tout en adaptant son contenu pour ce qui s’applique au lignite.
Le droit ne peut pas procéder par création continuée parce qu’un monde qui serait régi par des règles qu’il faudrait intégralement réinventer à chaque fois qu’une situation locale change serait proprement invivable. Dans une société bien ordonnée, les règles qui la régissent dans son ensemble sont, pour la plus grande part, stables et pérennes, elles s’inscrivent dans la longue ou la très longue durée. Mais comme cette même société est soumise à des changements permanents, il faut qu’une partie des règles qui la régissent restent mobiles, en sorte qu’elles puissent s’adapter aux nouvelles réalités sociales (ou aux perceptions nouvelles des mêmes réalités). L’industrie allemande transportait des houilles, mais pas des lignites (ou l’administration fiscale ne jugeait pas toujours utile de les taxer), mais il se trouve que désormais les industriels allemands transportent l’un et l’autre, et que le fisc s’y intéresse également. Selon Jhering, si le droit est le meilleur instrument d’organisation sociale possible, c’est précisément parce qu’il est doté de cette étonnante capacité d’adaptation aux transformations du réel.
Le génie de la fiction juridique serait donc d’être le lieu où s’articulent des temporalités juridiques hétérogènes, reconduisant les formes anciennes, sans renoncer à produire les formes nouvelles qui, nées dans l’ombre des formules conservées, sont seules capables de traiter correctement de rapports sociaux inédits. La stabilité des structures sociales serait à chercher du côté de la continuité symbolique des formes juridiques, tandis que leur efficacité serait du côté de l’adaptation continuelle aux nouveaux besoins de la société. Et la fiction serait précisément le moyen de tenir ensemble ces deux dimensions, en offrant de faire comme si la règle ancienne restait applicable alors même que c’est la règle nouvelle qui régit les cas. On peut en conclure que toutes les mascarades ne sont pas des mensonges, qu’elles ne sont pas toutes élaborées dans le « but politique » rusé d’étendre de manière illégitime le pouvoir des juristes, mais qu’elles correspondent à la vie normale du droit, en assurant la bienfaisante « fonction historique » d’articuler des temporalités distinctes, et de garantir ce faisant la production de continuités temporelles à travers le tumulte des changements sociaux.
Fétiche
On objectera cependant, avec quelques raisons pour le faire, que pour n’être pas élaborées dans un but politique, ces fictions n’en sont par pour autant politiquement neutres. Elles le sont certes, si la neutralité politique désigne l’absence de tromperie, opérant la captation illégitime de pouvoirs et compétences. Elles ne le sont peut être pas tout à fait néanmoins, si l’on veut bien considérer que la fonction historique des procédés fictionnels dans le droit ne se contente pas d’articuler des formes symboliques pérennes aux évolutions progressives de leur contenu, dans la mesure même où cette articulation même reconduit l’autorité des formes anciennes et confère indûment cette autorité aux règles nouvelles, tout en escamotant l’efficace (et parfois même l’existence) de ces dernières, qui se présentent comme le simple prolongement de dispositifs normatifs qu’elles ont pourtant transformés, parfois de manière très significative. Le formulaire qui régit la taxation des lignites porte désormais la règle implicite qui identifie ces derniers aux houilles, mais c’est toujours du même formulaire qu’est réputée procéder la nouvelle taxe. La fiction ne se contente donc pas d’ajouter discrètement et sereinement des règles nouvelles qui trouveraient leur place dans la continuité des anciennes. Elle occulte la nouveauté de ces règles en les présentant comme de simples émanations des règles anciennes, produisant ainsi la croyance erronée dans l’effectivité inaltérée de ces dernières. Ce qui est occulté ici, c’est la décision du receveur de traiter les lignites comme des houilles, décision qui apparaît comme éminemment politique si l’on veut bien se souvenir qu’il aurait pu assimiler les lignites à l’anthracite ou à la tourbe, ce qui aurait produit des effets très différents pour les transporteurs, autant que pour l’administration fiscale, et aurait ainsi eu des répercussions aussi bien sur les revenus de l’État que sur l’orientation de la politique industrielle du pays. La « fiction historique » donne toute son efficace juridique aux formes nouvelles, mais attribue fictivement cette efficace aux formes anciennes, qui ne sont pourtant plus qu’une apparence de droit en vigueur. Elle renverse donc bien le rapport entre la réalité du droit réellement applicable et son apparence formelle, au moment même où elle produit ce droit applicable. On aura reconnu le modèle du renversement des rapports entre essence et phénomène caractéristique de l’idéologie, que décrit la métaphore de la camera obscura chez Marx.
Généralisons : c’est par le recours à la fiction comprise dans sa « fonction historique » que les « règles dans les livres » (le droit tel qu’il est rationnellement reconstruit par la dogmatique juridique) se donnent pour les « règles en action » (le droit tel qu’il est effectivement pratiqué par les praticiens) sans leur correspondre pour autant. Et c’est par la grâce de ces fictions qu’on en vient à croire que les secondes procèdent sagement des premières. Il y a donc bien une feintise dans les fictions techniques, non pas au sens d’une mascarade ou d’un mensonge, mais au sens d’un simulacre. En feignant que les lignites sont des houilles, on simule la continuité historique du droit, alors qu’on est précisément en train d’y attenter. L’essentiel ici est que la croyance idéologique dans la pérennité des formes anciennes ne procède pas d’une erreur ou d’un mensonge du receveur, mais des effets propres de la technique juridique, en l’espèce de la très réelle capacité des formes anciennes à subsumer des contenus nouveaux, par la grâce du procédé fictionnel. En ce sens, les fictions historiques ne désignent pas une contradiction entre la réalité et les mots qui la disent, mais plutôt une contradiction entre deux ordres de réalité, ou deux manières de faire du droit, en quoi ce sont moins des fallaces (Bentham) que des fétiches (Marx), et leur critique devrait moins porter sur l’usage trompeur des mots que sur la force aliénante des habitudes.
Intermède. Une définition provisoire de la fiction juridique comme « feintise sérieuse »
Au vu de ce qui précède, on peut vouloir tenter une définition de la fiction juridique. Selon J.-M. Schaeffer, le mensonge comme la « feintise sérieuse » tiennent pour vrai ce qui est cru faux, mais alors que le mensonge repose sur l’intention de tromper, la feintise sérieuse opère « dans le cadre de processus représentationnels qui, eux, ne sont nullement fictionnels, ni ne sont fictionnalisés par l’intervention de ces éléments irréels ». C’est très précisément ce qui semble se passer dans les deux exemples précédents. Il y a bien un cadre qui n’est ni fictionnel, ni fictionnalisé par le recours aux procédés fictionnels, et c’est ce cadre bien réel qui donne son sens ultime à la fiction juridique : sauver la vie d’un homme au cours d’un procès, financer les dépenses de l’État en taxant les matériaux transportés etc. Ces processus appartiennent au monde de la vraie vie, ils sont réels et ne perdent pas leur statut réel par le recours local et ponctuel à la fiction juridique, dont le but reste instrumental, pratique, et référé aux effets réels qu’ils produisent dans la vraie vie. Dans ce sens, les fictions juridiques sont très certainement des feintises sérieuses, « sérieux » voulant dire ici « réel », au sens d’avoir sa raison suffisante dans la vraie vie. C’est pourquoi J.-M. Schaeffer peut opposer les fictions juridiques qui sont sérieuses parce que locales et instrumentales, aux fictions littéraires qui seraient pour leur part ludiques, parce que globales et endotéliques.
La distinction proposée par Schaeffer paraît convaincante : les fictions juridiques sont effectivement instrumentales, au sens où elles poursuivent toujours un but pratique qui n’a de sens qu’à l’extérieur du dispositif fictionnel, dans le monde réel, la vraie vie (sauver la vie du voleur, taxer les lignites, etc.). Elles sont ainsi locales, au sens où elles portent sur des objets déterminés, et non pas sur l’ensemble de l’univers dans lequel ces objets reçoivent leur signification. La parité guinée/schilling, la définition physique respective des lignites et des houilles sont fictionnalisées mais ni le droit pénal anglais, ni le droit fiscal allemand (ou a fortiori la vie des criminels anglais et l’industrie allemande) ne le sont. Tout au contraire, leur réalité se trouve confirmée par le recours à ces fictions locales et instrumentales : truquer la parité schilling/guinée ou identifier les lignites et les houilles n’a de sens que dans un monde où les voleurs risquent vraiment la peine de mort, où le fisc tient vraiment à taxer le transport des matériaux. À l’inverse, selon Schaeffer, dans la littérature, la fiction ne concerne pas les êtres et les objets considérés localement, mais l’univers même dans lequel ces êtres évoluent. Dans le premier chapitre des Misérables, Monseigneur Bienvenu rencontre Napoléon. Il se trouve que Napoléon est un être réel et que Monseigneur Bienvenu est un être fictionnel, mais tout ceci est sans lien avec le fait que l’univers du roman pris dans son ensemble est fictionnel, et c’est pourquoi le Napoléon du premier chapitre est un personnage fictionnel.
Pour le dire autrement, il n’est pas possible, selon J.-M Schaeffer, de distinguer un être fictif d’un être réel en considérant ses propriétés sémantiques propres : il est parfaitement possible que le Napoléon des Misérables ait exactement les mêmes propriétés que le Napoléon d’un ouvrage scientifique et que ces propriétés soient exactement celles du référent réel de ces deux descriptions, le vrai Napoléon historique. Il n’en reste pas moins que le Napoléon des Misérables est un être de fiction, personnage secondaire du roman Les Misérables. En empruntant à Thomas Pavel, Schaeffer affirme que la fiction littéraire produit, dans le monde réel qui est le nôtre, des univers saillants, ou encore des univers secondaires qui sont imaginaires dans la mesure où ils opèrent un « débrayage » par rapport au monde réel « primaire » de la vraie vie. Il ajoute que ce débrayage consiste dans le fait que cet univers « s’annonce » comme fictionnel ce qui lui permet d’affirmer que la littérature repose sur un « contrat de feintise ludique » qui inaugure la production d’un véritable « univers fictionnel » dans lequel les représentations sont « au delà du vrai et du faux ».
Dans une telle perspective, on voit tout ce qui sépare la fiction littéraire de la fiction juridique : « alors qu’une « fiction » juridique par exemple intervient en un lieu strictement délimité à l’intérieur d’un argumentaire qui traite de cas réels, une pièce de théâtre ou un roman sont fictionnels au niveau de leur statut pragmatique global ». C’est en outre la raison pour laquelle, toujours selon J.-M. Schaeffer, les fictions ludiques sont « endotéliques » au sens où elles ont leurs fins en elles-mêmes : Victor Hugo invente Monseigneur Bienvenu parce qu’il souhaite nous raconter la vie d’un évêque imaginaire (qui aurait croisé un jour Napoléon) et ce récit lui permet de décrire un univers fictionnel qui est le monde de son roman. C’est pourquoi écrire Les Misérables, inventer l’univers fictif qui porte ce nom et raconter la vie des personnages imaginaires qui le peuplent sont une seule et même activité, en sorte que, dans la littérature, « la question même de la vérité ou de la fausseté des représentations ne semble plus […] être pertinente ». Mais à la différence des fictions ludiques, qui sont des entreprises de débrayage global, les feintises sérieuses, au premier rang desquelles on trouve les fictions juridiques, finissent toujours par réembrayer sur le monde réel, ce qui leur confère leur portée instrumentale et locale.
On pourrait se satisfaire de cette première conclusion, qui confère à la notion de fiction juridique une définition claire et une théorie satisfaisante. Malheureusement pour la tranquillité de notre esprit, celle-ci se trouve perturbée par d’autres exemples de fictions juridiques. Ainsi, celle du Garou.
La fiction juridique comme feintise roublarde
Cas n° 3. Le Garou de la Cour de Dole comme renseignement mythique
Dans une chronique publiée en 1821 à La Thémis, on trouve le récit du cas suivant : un Sieur Gilles Garnier, marginal qui vit dans la forêt, enlève des enfants, les tue et les mange. Il est arrêté un soir de la Saint Barthélémy, alors qu’il avait enlevé et tué un enfant mais qu’il ne l’avait pas encore mangé, et condamné par la Cour qui estime qu’il « tua et occis » les enfants « étant en forme de Loup Garou » tant « avec ses mains semblant pattes qu’avec ses dents ». La Cour constate cependant que, au moment où on l’arrête « il a forme d’homme et non de loup ». Comme le souligne Louis Assier-Andrieu qui a consacré une analyse approfondie à ce cas, Garnier est condamné en tant qu’homme pour avoir mangé des enfants en tant que loup.
Illusion
Que s’est-il passé ? L’homme Garnier a donné son âme au Diable, il est possédé, il a en lui un élément diabolique qui se manifeste par sa transformation en loup. Cette anecdote judiciaire est rapportée dans le volume de La Themis à la rubrique des curiosités historiques. Elle doit à son caractère à la fois fictionnel et spectaculaire d’être passée à la postérité. Mais s’il s’agit d’une fiction, dans quel sens doit-on entendre ce mot ? Accordons qu’on peine à reconnaître ici un dispositif reposant sur la « certitude du faux tenu pour vrai dans un but pratique ». Il semble plutôt que le mot fiction vient à l’esprit parce que la Cour de Dole affirme l’existence d’un être imaginaire (qui n’a pas de référent dans le monde réel de la vraie vie), en l’occurrence le Diable, dont chacun sait bien qu’il n’existe pas. On peut donc commencer par se dire que la Cour a commis quelque chose comme une erreur manifeste d’appréciation en attribuant l’existence à un être qui en est dépourvu. Nous serions alors dans le registre de l’erreur ou encore de l’illusion. Une telle interprétation du jugement de la Cour de Dole repose sur un postulat « ségrégationniste » au sens que Thomas Pavel donne à ce terme, pour désigner la position théorique qui cherche à opérer une séparation stricte entre réalité et fiction.
Dans une ontologie ségrégationniste, il est possible de distinguer un être réel et un être fictif en considérant leurs propriétés sémantiques. Dans cette perspective, il est possible et intéressant de se demander si le Garou de la Cour de Dole désigne un « vrai loup ». À cette fin, on vérifiera si l’univers dont il est censé procéder a les propriétés d’un monde réel, qui sont la complétude, la consistance et la réalité. Opérant une sorte de test, on pourra alors constater que le monde désigné par la Cour de Dole est incomplet, au sens où, par exemple, il n’est pas possible de vérifier expérimentalement si ce Garou est, en tant que loup, de l’espèce canis lupus albus ou canis lupus italicus. L’on constatera encore que ce monde est inconsistant, puisqu’on peut dire à la fois que le Diable avait des pattes, en tant que Garou, et qu’il n’avait pas de pattes, en tant que Garnier. On pointera enfin et surtout que ce monde n’est pas réel, au sens où la possession diabolique ne fournit pas une explication causale satisfaisante des viols d’enfants. Et l’on conclura de cette série de test que le monde qui contient le Garou de l’arrêt de la Cour de Dole est une fiction, que par suite ce Garou est un être imaginaire, ou encore une chimère qui n’existe pas dans la vraie vie, et que la croyance dans l’existence réelle de tels êtres relève de l’erreur ou de l’illusion.
La démonstration ségrégationniste est impressionnante, elle rend excellemment compte de l’intuition selon laquelle le recours au Garou est une fiction, au sens où Garou est un être imaginaire dans la réalité duquel on ne saurait croire sérieusement sans se tromper. Peut-être est-elle d’ailleurs un peu trop impressionnante, peut-être prouve-t-elle un peu trop. Dans une ontologie ségrégationniste en effet, on ne saurait distinguer le Garou en tant que personnage chimérique d’un arrêt de la Cour de Dole rendu dans la vraie vie du droit et le Garou comme personnage fictif de roman. Or, de toute évidence, cet arrêt n’est pas un roman. Et comme on l’a vu, les propriétés sémantiques des êtres qui peuplent les univers saillants ne permettent pas de distinguer le caractère fictionnel ou réel de ces univers. Le Garou peut donc bien être un être imaginaire en considération de ses propriétés sémantiques, cela ne nous apprend rien sur l’intérêt de sa présence dans l’univers saillant d’où il est tiré, en l’occurrence le monde que raconte la jurisprudence de la Cour de Dole. Il est vrai que grâce à l’analyse précédente, on peut affirmer avec le plus haut degré de certitude possible que le Diable et les Garous n’existent pas et partant que la référence au Garou dans cet arrêt est une erreur ou une illusion. Mais quelle leçon tirer de cette conclusion ? Que les acteurs concernés (les juges et leur public) se trompent, qu’ils sont les naïves victimes de croyances erronées ? On peut imaginer que pour les habitants de Dole (ou au moins pour certains d’entre eux), que pour les juges de la Cour (à des degrés divers, sans doute), et que pour Garnier lui-même (peut-être), il n’était pas tout à fait impossible de se laisser aller à penser que le Garou existait vraiment. On peut donc imaginer que les acteurs concernés proposeraient des réponses très différentes au test ségrégationniste, qu’ils pourraient se hasarder à considérer que le Garou est une espèce relativement bien déterminée de loup (l’espèce de ceux qui ont parfois des pattes et qui parfois n’en ont pas, selon qu’ils sont possédés ou pas par le Démon), que ce polymorphisme est assez consistant (puisqu’il est bien établi que le Diable est par nature polymorphe), et que la possession du Sieur Garnier par le Diable offre une explication causale assez satisfaisante des viols et festins d’enfants (pourquoi voudriez-vous que ce brave Garnier viole et mange des enfants s’il n’était pas possédé par le Diable ?). Si l’on adopte ce point de vue, dont on ne peut tout à fait exclure que ce soit celui des acteurs, il se pourrait fort bien que l’affirmation de l’existence du Garou soit moins une erreur ou illusion qu’une croyance sérieuse et partagée par toute une communauté humaine. Il n’y aurait alors erreur, illusion ou fable que pour nous, communauté de gens qui ne partageons pas cette croyance sérieuse dans l’existence du Diable et qui examinons avec intérêt et attention (où se mêle aussi parfois de la condescendance) les opérations juridiques d’une communauté unie dans sa (plus ou moins) naïve crédulité. Ce qui saute aux yeux ici, c’est que la perspective ségrégationniste est incapable non seulement de comprendre ou même d’expliquer le jugement de la Cour de Dole parce qu’elle ne peut reconstituer ni la signification que revêt l’arrêt pour les juges, les habitants et Garnier lui-même, ni les raisons qui les ont (peut-être) conduits à l’accepter ou à l’approuver.
Croyance sérieuse ?
On objectera peut-être que de telles remarques conduisent à des pentes dangereuses, qu’en abandonnant le point de vue « sérieux » du ségrégationnisme, on risque de verser dans le jeu stérile qui consiste à faire comme s’il n’était pas possible de distinguer le réel et la fiction, et de sombrer ainsi dans des formes assez plates de relativisme ou d’irrationalisme. Mais est-il tellement plus sérieux et satisfaisant pour la raison de considérer les croyances (plus ou moins) sérieuses et partagées d'une communauté comme des erreurs ou des illusions ? Et de quel critère la raison dispose-t-elle pour distinguer le sérieux des croyances ségrégationnistes contemporaines et le (possible) sérieux des croyances de ceux qui croient dans ce que les ségrégationnistes appellent des fictions ? Tous les lecteurs des célèbres Remarques sur le rameau d’Or de Frazer de Ludwig Wittgenstein se souviennent des mises en garde du philosophe anglais vitupérant contre l’anthropologue qui, décrivant « les conceptions magiques et religieuses des hommes (…) comme des erreurs », nous révèle toute « l’étroitesse de [sa] vie spirituelle… », l’étendue de son incapacité à comprendre que les croyances sérieuses et partagées ne sont pas des « opinions », alors que « c’est seulement à l’opinion que l’erreur correspond ».
On préfèrera donc commencer par admettre que la question de l’existence réelle du Garou n’est peut-être pas susceptible d’erreur ou d’illusion, dans la mesure où elle est objet de croyance plutôt que d’opinion. On admettra encore qu’il n’est pas possible de conclure que le Garou est une fiction au seul motif que nous n’y croyons plus, sauf à donner sans justification à nos croyances un statut supérieur aux autres croyances. Enfin on estimera qu’eu égard à la complexité des opérations qu’il réalise, l’arrêt de la Cour de Dole mérite un peu mieux que d’être versé au magasin des erreurs et des illusions.
Revenons au cas : voici un homme, le Sieur Garnier, qui commet des actes de viol et de cannibalisme qu’on peut fort bien qualifier d’inhumains, au regard de la portée normative de la notion d’humanité. Pour réussir à rendre compte de cette contradiction (c’est un homme qui commet des actes inhumains) tout en conservant à la notion d’humanité sa portée normative (il n’est pas humain de violer et manger les enfants), les juges doivent à la fois punir le coupable (en tant qu’homme), et affirmer que l’auteur des actes n’est pas humain. À la suite de Louis Assier-Andrieu, on trouvera alors remarquable de subtilité un montage qui permet de restaurer un ordre symbolique mis à mal par la réalité du crime : en affirmant que ce n'est pas en tant qu’humain que Garnier a mangé des enfants, mais bien en tant que Garou, et que c’est néanmoins en tant qu’humain qu’il sera condamné, les juges posent d’un même mouvement que l’humanité doit être incapable d’inhumanité et la restaurent quand elle est effondrée, en punissant l’homme qui s’en est montré indigne. On n’a pas dit grand-chose de la sophistication et de l’intérêt de tels dispositifs quand on les a qualifiés d’erreur.
Renseignement mythique
Ajoutons encore que l’interprétation de cet arrêt n’exige pour autant pas de son commentateur qu’il abdique sa croyance dans l’inexistence du Diable, si l’on veut bien se laisser guider par le grand petit livre de Paul Veyne, Les grecs ont-ils cru à leurs mythes ?. Dans cet ouvrage, Paul Veyne suggère que le « mythe » n’est ni vrai, ni faux, parce qu’il est à la fois « extérieur au monde empirique » et « plus noble que lui ». C’est pourquoi les grecs l’interprètent comme un renseignement : « le mythe est un renseignement ; il existe des gens renseignés, qui sont branchés non sur une révélation, mais tout simplement sur une connaissance diffuse qu’ils ont eu la chance de capter ».
Ces remarques pourraient bien éclairer le cas du Garou. À Dole au XVIe siècle, on peut penser que depuis déjà quelques siècles le Diable ne fait plus vraiment partie du monde réel de la vraie vie, qu’on ne l’aperçoit fort heureusement pas tous les jours, mais qu’on n’a pas pour autant tout à fait cesser de le craindre, et qu’on ne saurait le considérer comme une simple fiction littéraire, quelque chose comme une invention tirée d’un univers saillant imaginaire et plus ou moins ludique qui s’annoncerait comme tel. On peut ainsi considérer que le Diable appartient à un univers qui n’est ni « réel », ni « imaginaire », un univers saillant distinct de la vraie vie mais qui interfère parfois avec elle, l’univers du « surnaturel » dans lequel se produisent des affaires qui sont à la fois extérieures et plus nobles que les nôtres. Dans ce sens, la référence au Diable dans un arrêt de la Cour peut être interprétée comme un « renseignement mythique » au sens que Paul Veyne donne à ce terme.
Sommes-nous encore dans le cadre de ce qu’on appelle « fiction juridique » ? Sans doute pas si par fiction juridique on désigne le procédé qui repose sur « la certitude du faux tenu pour vrai », puisque le faux n’est pas ici tenu pour faux, mais pour « assez vrai pour être considéré avec respect ». Il reste que le dispositif qui consiste à mobiliser un « renseignement mythique » peut être rangé sans trop d’efforts dans la catégorie des dispositifs fictionnels dans la mesure où ils font appel à des êtres dont l’existence réelle n’est pas tout à fait certaine, même aux yeux de ceux qui les invoquent, et que ce dispositif appartient à la panoplie des procédés dont les juristes disposent pour faire du droit. L’essentiel ici est de souligner que si les juges de la Cour de Dole affirment que le vrai est assez vrai pour être considéré avec respect, il ne faut pas en déduire pour autant qu’ils considèrent tenir « le vrai pour vrai ». Comme le montre Veyne à propos des grecs, il se pourrait bien que le registre de croyance dans lequel se situent ces juges ne soit pas tant celui de la croyance sérieuse et partagée, mais relève bien plutôt d’une forme élaborée de feintise, du type que convoque le célèbre adage italien : « se non e vero, e bene trovato ».
Dans le registre du « bien trouvé », il ne s’agit pas d’y croire vraiment, mais de faire un peu comme si on y croyait, sans trop se forcer, parce que ça a toutes les apparences de la vérité et que c’est assez bien trouvé pour être respecté comme si c’était vrai. Il s’agit certes d’une feintise (« ne sachant pas vraiment si c’est vrai, je vais faire comme si ça l’était »), mais de type roublarde plutôt que mensongère, une forme de ruse donc, mais de celles – dont la mètis (qualité grecque s’il en est) est familière – qui sont plus astucieuses que trompeuses, qui combinent plus qu’elles ne trahissent.
Feintise roublarde
Considérons donc le Garou comme un dispositif fictionnel mobilisé par le droit, qui s’apparente aux « renseignements mythiques » dont nous parle Paul Veyne et relève d’un genre de feintises dont on peut dire qu’elles ne sont ni ludiques (comme les romans), ni sérieuses (à la manière des fictions juridiques entendues au sens strict comme procédé technique), mais d’un genre ambigu, souple et ondoyant, le genre des feintises roublardes. La feintise roublarde n’a pas la certitude du vrai (et ne le tient ni pour vrai, ni pour faux), elle se fie aux apparences et n’ignore pas qu’elle tient pour vrai ce qui pourrait n’être que respectable. Dans ce sens, elle repose sur un mécanisme de suspension de la croyance, dont on pourrait montrer qu’elle caractérise les périodes historiques de transition entre le règne déclinant d’un dogme et le triomphe d’un nouveau.
Le caractère respectable des renseignements mythiques repose sur leur apparence de vérité, qui procède elle-même de la spécificité des univers saillants dont ils sont issus. Ces univers ne sont ni des univers réels (comme les renseignements mis en jeu dans les feintises sérieuses), ni des univers imaginaires (comme les renseignements mis en jeu dans les feintises ludiques), mais des univers surnaturels qui se présentent apparemment comme plus réels que le monde réel de la vraie vie, mais dans la réalité desquels on ne croit pas vraiment. Ainsi, les renseignements qui procèdent de ces univers se donnent comme ontologiquement supérieurs aux objets de notre monde, bien que leur réalité soit douteuse, ce qui leur est facilement pardonné lorsqu’ils sont bien trouvés, en considération de la haute crédibilité de leur apparat et des grands services qu’ils sont susceptibles d’offrir dans le monde réel. Et c’est bien pourquoi il n’y a aucune raison pragmatique sérieuse de se poser sérieusement la question de savoir si ces renseignements sont vrais ou pas.
Où l’on voit que le recours à la feintise roublarde, qui consiste à attribuer les effets du vrai au respectable mais douteux qui présente néanmoins les apparences du vrai, exige de la part des acteurs qu’ils n’aient pas d’engagements ontologiques trop forts à propos de la vérité ou de la fausseté de l’univers saillant d’où procèdent ces êtres fictionnels. À l’instar des juges de la Cour de Dole, il convient de ne pas trop y croire, sans aller toutefois jusqu’à ne plus y croire, a fortiori jusqu’à croire dans leur inexistence. Le statut ontologique de l’univers surnaturel d’où procèdent ces renseignements doit être « indécis », et la croyance qui l’accompagne doit rester floue, comme flottante, en suspension. La feintise roublarde est pyrrhonienne.
Sur le plan de la théorie juridique, la leçon que nous administrent les juges de Dole est donc triple : nous découvrons en premier lieu qu’on peut faire excellent usage des renseignements mythiques dans le droit ; en outre que les engagements ontologiques trop forts, les certitudes et les croyances sérieuses dans la vérité des êtres juridiques et de l’univers d’où ils procèdent (le monde réel du droit) à la résolution satisfaisante des délicats problèmes d’infanticide et de cannibalisme qui surviennent de temps en temps dans les communautés humaines ; et enfin qu’un attachement trop exclusif à la question de la vérité ou un usage trop systématique de protocoles vérifonctionnels peuvent constituer de sérieux obstacles techniques et conceptuels à l’intelligence de ces problèmes et de leur traitement par le droit.
On rétorquera que le recours au renseignement mythique fonctionne chez les grecs anciens et les juges du Moyen Âge tardif et ténébreux, mais que nous autres, modernes, sommes éclairés et comme tels désormais fort heureusement incapables de telles indécisions ontologiques, que ces indécisions sont indignes de gens sérieux qui ont la chance de vivre dans un monde positif et désenchanté qui a depuis longtemps établi l’inexistence des univers surnaturels, qui n’ont au demeurant rien de respectable. Cette objection se prévaudra sans doute de faire honneur aux prétentions de la raison humaine, il semble toutefois qu’elle soit très au-delà des exigences de la raison juridique, ou en tout cas de celles que les juges contemporains s’assignent à eux-mêmes, l’expérience prouvant que ces derniers ne répugnent pas à faire usage de renseignements mythiques dans leurs décisions, comme le montre la jurisprudence récente de la Cour de Cassation française en matière de transsexualisme.
Cas n° 4 : Le « sexe vrai » des transsexuels de la Cour de cassation comme renseignement mythique.
L’affaire en question est le cas Dominique X, transsexuel ayant demandé à changer d’état civil après avoir changé de sexe. La Cour d’appel de Bordeaux a constaté que Dominique X est inscrite à l’état civil comme de sexe féminin, qu’après s’être soumise à divers traitements médicaux et plusieurs opérations chirurgicales, elle a demandé à changer la mention de son sexe à l’état civil. La Cour admet en outre « avec les experts » que Dominique X est un « transsexuel vrai », mais l’a déboute de sa demande au motif que « le sexe est un élément objectivement déterminé et intangible dont le meilleur critère est tiré de la formule chromosomique ». Dans un arrêt du 21 mai 1990, la Chambre civile de la Cour de cassation donne raison à la Cour d’appel de Bordeaux au motif que « le transsexualisme, même lorsqu’il est médicalement reconnu ne peut s’analyser comme un véritable changement de sexe » et que par conséquent le respect du droit à la vie privée n’impose pas « d’attribuer au transsexuel un sexe qui n’est pas en réalité le sien ».
Que fait la Cour de cassation ? Elle suppose d’abord l’existence d’un monde réel, le nôtre, celui de la vraie vie, dans lequel Dominique X a réellement un sexe. Elle enregistre encore, par la voix « d’expert », l’existence de « renseignements » qui procèdent de deux univers saillants distincts du monde réel de la vraie vie, celui de l’anatomie et celui de la génétique, et considère ces « renseignements » comme assez respectables pour figurer au rang des raisons qui justifient sa décision. Les renseignements en question sont du type : « Dominique X est un vrai transsexuel au sens où il est anatomiquement devenu un homme ». Ou encore : « la formule chromosomique de Dominique X est toujours celle d’une femme ». Les univers d’où procèdent ces renseignements sont des univers « scientifiques » qui saillent du monde réel de la vraie vie (la science est une activité réelle dans la vraie vie), mais s’en distinguent en ce qu’ils contiennent des êtres et des relations qui leur sont propres (théories, modèles, artefacts, objets, expérimentations, etc.). Ces univers se voient en outre dotés (avec de bonnes raisons pour le faire) la qualité de décrire ou d’expliquer avec un degré élevé de certitude certains phénomènes observables dans le monde réel de la vraie vie. C’est ce qui leur confère un haut degré de respectabilité.
Il se trouve que, dans le cas d’espèce, les renseignements qui émanent des mondes « anatomie » et « génétique » se contredisent : dans l’univers de la science anatomique, le sexe réel de Dominique X est masculin mais, dans l’univers de la génétique, il est féminin. Cette contradiction est embarrassante, dès lors que la crédibilité des renseignements émanant des univers « anatomie » et « génétique » est réputée équivalente. La Cour de cassation doit cependant arbitrer entre ces deux représentations concurrentes de la vérité du sexe de Dominique X, et hiérarchiser la respectabilité des renseignements respectivement émanés de l’anatomie et de la génétique. Elle le fait en se ralliant à la Cour d’appel de Bordeaux pour qui « le sexe est un élément objectivement déterminé et intangible dont le meilleur critère est celui tiré de la formule chromosomique ». Ainsi, le 21 mai 1990, il est juridiquement établi que, dans le monde réel de la vraie vie, le vrai sexe de Dominique X est son sexe génétique, que par suite Dominique est une femme, quand bien même l’anatomie (et l’intéressé) affirmeraient le contraire.
De ce que la Cour de cassation a jugé que les renseignements qui procèdent de l’univers de la génétique sont plus respectables que ceux qui procèdent de l’univers de l’anatomie, faut-il en conclure que les juges accordent une supériorité ontologique à l’univers génétique sur l’univers anatomique, qu’ils croient dans la vérité de la génétique plutôt que dans celle de l’anatomie ? On peut fermement en douter à la lecture d’un autre arrêt, rendu le 11 décembre 1992 par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, soit peu de temps après que la France ait été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour n’avoir pas reconnu le droit des transsexuels à changer la mention du sexe dans leur état civil.
Ce cas ressemble au précédent : René X est inscrit à l’état civil comme étant de sexe masculin, et la question posée à la Cour est celle de savoir si ce sexe est « faux ou devenu faux ». Outre que René X s’est toujours senti plutôt fille que garçon, la Cour relève que les experts le considèrent comme « transsexuel vrai » au sens anatomique, bien que son caryotype soit masculin. Une nouvelle fois, les renseignements qui procèdent des univers « anatomie » et « génétique » se contredisent. Mais prenant le contre-pied de la décision rendue deux ans auparavant, la Cour de cassation va considérer cette fois-ci que les renseignements anatomiques sont « plus vrais » que les renseignements offerts par la génétique, en conclure que la transformation anatomique qu’a connue René X est constitutive d’un « changement vrai d’identité sexuelle » et autoriser Renée X — avec un « e » cette fois — à être inscrite à l’état civil comme étant de sexe féminin. Il n’est peut-être pas inutile de préciser que ce triomphe inattendu de l’anatomie sur la génétique permet d’éviter à la France d’avoir à payer des amendes pour avoir failli à reconnaître et protéger les droits des transsexuels.
Le rapprochement des raisonnements de la Cour de Dole et de la Cour de cassation laisse apercevoir une assez stricte analogie de structure : le juge établit une vérité juridique (la culpabilité de Garnier, la vérité du sexe de Dominique X et de Renée X) en donnant force probante à un « renseignement » emprunté à un univers saillant distinct (celui de la démonologie au XVIe siècle, ceux de la science anatomique ou génétique au XXe siècle) assez respectable pour que les signes qui en procèdent revêtent les apparences de la vérité et assez bienvenu pour offrir une solution acceptable à des cas difficiles. Et dans un cas comme dans l’autre, à l’instar des Grecs de Paul Veyne, rien ne donne à penser que les juges y « croient » particulièrement. D’ailleurs, la Cour de cassation y croit tellement peu, qu’elle s’offre le luxe de changer de croyance à deux ans d’intervalle, évitant ainsi opportunément à la France de payer une amende. Autrement dit, un engagement ontologique faible et indécis est tout à fait suffisant pour asseoir les vérités juridiques sur les vérités allogènes, il suffit de faire montre d’assez de respect pour l’autorité vérifonctionnelle des arrière-mondes qu’on aura bien voulu élever au rang d’univers référentiels et d’estimer que les renseignements qui en émanent sont assez bien trouvés pour conduire à la résolution du cas. Que nous considérions aujourd’hui l’arrière-monde des juges de la Cour de Dole comme mythique et donc illusoire et ceux de la Cour de cassation comme scientifiques et donc crédibles ne change rien à la structure du dispositif. Ce dispositif peut être analysé comme fictionnel et rangé dans la catégorie des feintises roublardes dans la mesure où il consiste à établir des vérités juridiques en les indexant à des « renseignements mythiques » émanés d’univers saillants élevés au rang d’univers référentiels sans que cette élévation repose sur une véritable croyance sérieuse dans leur supériorité vérifonctionnelle.
Mais il faut alors remarquer que les feintises roublardes partagent avec les feintises ludiques le caractère de n’être ni locales, ni instrumentales, puisqu’elles reposent sur l’indexation de l’univers réel de la vraie vie, dans lequel se font les opérations juridiques, à un univers saillant élevé au rang de référent vérifonctionnel. L’arrière-monde en question se trouve en effet affecté d’une supériorité vérifonctionnelle globale, raison pour laquelle les renseignements qui en procèdent sont revêtus de l’autorité requise pour établir les vérités juridiques de ce monde-ci. Elles partagent en outre avec les feintises ludiques le caractère de n’être pas sérieuses, au sens où elles ne tiennent pas le faux pour faux avec certitude et ne supposent pas non plus une croyance sérieuse et partagée dans la vérité des renseignements qu’elles utilisent, ce qui les place de ce fait dans la zone grise, « au-delà du vrai et du faux ». En revanche, à la différence des feintises ludiques, elles ne s’annoncent pas comme des dispositifs fictionnels, mais se présentent plutôt comme la convocation distanciée et ambigüe d’un univers réputé plus vrai que les apparences du monde réel, sans fonder pour autant cette réputation sur une croyance sérieuse, et par conséquent sans éprouver le besoin de la justifier. Cette conclusion est une invite à ne pas restreindre l’enquête aux fictions juridiques comprises stricto sensu, comme des procédés techniques du type « certitude du faux tenu pour vrai dans un but pratique », et à s’intéresser à l’éventail des dispositifs fictionnels dont les juristes font usage, au premier rang desquels on trouve les présomptions.
Carnaval
Cas n° 5. La présomption simple de l’adage « Pater is est quem justæ nuptiæ demonstrant » (« est père celui que désignent les justes noces »)
Ce célèbre adage tiré du droit romain énonce un mécanisme encore en vigueur dans le droit français contemporain de la filiation légitime. Alors que le bon sens des nations nous enseigne qu’il peut se produire que le mari ne soit pas le père de l’enfant conçu durant le mariage, le droit décide de faire comme si le père était toujours le mari, jusqu’à l’établissement de la preuve du contraire, dont la charge repose sur celui qui revendique la paternité. Ce mécanisme établit donc une présomption de paternité en faveur du mari. Parce que cette présomption peut être renversée par l’établissement de la preuve du contraire, on parle de présomption simple.
Cas n° 6. La présomption irréfragable de l’adage « Nemo censetur legem ignorare » (« Nul n’est censé ignorer la loi »)
Cet adage peut s’interpréter comme une « méta-norme » des systèmes juridiques contemporains, au sens où même quand il n’est énoncé par aucun texte officiel, il sert de référence implicite constante dans les raisonnements et les décisions des juristes. Il institue une présomption qui, à la différence de ce qui se passe dans le cas précédent, est absolue ou irréfragable, au sens où la preuve contraire, même si elle pouvait être établie, ne saurait être recevable. De la sorte, il n’est pas loisible de se délier de l’obligation d’obéir aux lois, nul ne peut se prévaloir de les ignorer.
Considérons ensemble les cas 5 et 6. Ces présomptions sont-elles des fictions ? La question a fait l’objet d’interminables débats qui se laissent résumer dans les termes suivants : si l’on accepte la définition courante de la fiction juridique (stricto sensu) comme « certitude du faux tenu pour vrai », les présomptions ne sont pas des fictions, puisqu’elles ne reposent pas sur la « certitude du faux », mais sur la seule « probabilité du faux » (il est probable, mais pas certain, que tous les maris ne soient pas les pères, que tous les sujets de droit ne connaissent pas toutes les lois, etc.). Dans cette perspective, la différence entre les présomptions simples et absolues réside dans le degré de probabilité : la présomption simple repose sur la négation de faits assez probables (il est à peu près certain que de nombreux maris ne sont pas les pères), la présomption absolue repose sur la négation de faits extrêmement probables (il est à peu près certain qu’il existe au moins un habitant qui ne connaît pas au moins une des lois en vigueur auxquelles il est soumis). Il semble donc bien que les présomptions, simples ou irréfragables, tout comme les fictions techniques (stricto sensu), reposent sur une croyance sérieuse et partagée dans la réalité de la vraie vie, sur un engagement ontologique fort en faveur de sa vérité. On dira alors que les présomptions exigent une croyance sérieuse dans la probabilité de certains faits tandis que les fictions techniques (stricto sensu) reposent sur la certitude de la fausseté de certains faits. On aura reconnu une perspective marquée par la préoccupation « ségrégationniste », encline à classer les êtres et les faits réels selon le statut vérifonctionnel de leurs qualités sémantiques propres, afin de distinguer le vrai du probable et le probable du faux.
Indécision ontologique
Comme on l’a vu, la perspective ségrégationniste a les défauts de ses qualités. Elle permet de distinguer analytiquement les présomptions des fictions dans leur rapport à la vérité, mais ce faisant, elle s’interdit de décrire et d’expliquer certains mécanismes, et dans le cas présent, elle rate l’efficace propre des présomptions. Si, au lieu de mesurer le degré de probabilité des faits dont la vérité est déniée par la règle présumée, on se penchait plutôt sur le rôle pragmatique que jouent les présomptions dans le cadre d’un procès, il faudrait se demander si les faits tenus pour faux peuvent être prouvés devant un juge, selon quelle procédure et par qui. Ainsi, on soulignerait que l’adage pater is est n’établit pas que les maris sont parfois (ou souvent) des pères, et ne cherche d’ailleurs pas à nous en convaincre, mais s’emploie plutôt à poser la règle selon laquelle seul le conjoint de la mère remariée peut, sous certaines conditions, apporter la preuve du contraire. De même, l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » n’a pas tant pour fonction de nous éclairer sur la réalité de ce que les sujets savent ou pas des lois, mais de rendre impossible qu’on se prévale de leur ignorance devant un juge afin d’excuser qu’on ne s’y soit pas soumis. Les présomptions peuvent certes être analysées du point de vue du rapport à la probabilité des faits en cause sur lesquels elles reposent. Mais une telle perspective rate l’essentiel parce que ces dispositifs n’ont pas pour fonction d’établir des connaissances et que leur efficace reste largement indépendante du degré de conviction des acteurs dans la probabilité des faits présumés. Ces dispositifs ont bien plutôt pour fonction d’organiser le mode de preuve de ces faits et d’en distribuer la charge. Dans ce sens, les présomptions se rapprochent des feintises roublardes qui procèdent par invocation de « renseignements mythiques », leur régime vérifonctionnel est celui de l’indécision ontologique et de l’expédient : on juge la pertinence d’une présomption à la qualité des services juridiques qu’elle rend et, de ce point de vue, il importe peu qu’elle soit plus ou moins probable, ou plus ou moins certaine, mais il est essentiel qu’elle soit bien trouvée. Du point de vue d’une telle approche (qu’on peut qualifier de pragmatique si l’on aime les qualifications), il convient de considérer les présomptions non pas tant comme des feintises sérieuses imparfaites (en ce qu’elles reposent sur des probabilités plutôt que sur des certitudes), que comme des procédés établissant explicitement, dans un but pratique, un rapport d’indifférence (relative ou absolue) à la vérité des faits dont elle suppose l’existence.
Il y a là une importante leçon que rate la perspective « ségrégationniste » dans son attachement à la question vérifonctionnelle. Cette leçon est la suivante : pour traiter certains cas de la meilleure manière, il convient de ne pas s’intéresser de trop près à la vérité des faits en cause. Les présomptions nous disent en effet qu’on ne sait pas très bien si les maris sont les pères ou si les sujets ont lu les lois, mais qu’après tout, ce n’est pas vraiment le problème, puisqu’il faut tout de même sélectionner les faits pertinents, établir les modalités de leur preuve et en distribuer la charge, sans que l’action de la justice soit entravée par des manœuvres dilatoires. Ainsi, les présomptions posent comme avérés des faits réputés seulement probables, sans se soucier de savoir si cette probabilité est établie. Ce faisant, elles mettent délibérément la question de la vérité (ou de la probabilité) des faits entre parenthèses, pour se situer, comme les feintises roublardes, au-delà du vrai et du faux, ou plus exactement en deçà, puisqu’elles se contentent d’affirmer tranquillement leur indifférence dans la probabilité des faits qu’elles font mine de tenir pour faux. Tout comme les feintises roublardes évoquant des renseignements mythiques, mais sur un mode différent, les présomptions reposent sur une déflation (voire une suspension) de la croyance sérieuse, le choix de s’installer dans un état d’indécision ontologique, l’absence d’envie d’aller y regarder de plus près. Ce qui contraste les présomptions des fictions techniques (feintises sérieuses), ce n’est pas la distance ténue qui sépare les vérités certaines des vérités probables, c’est la négligente indolence de leurs engagements ontologiques.
Feintises indolentes
Les présomptions partagent cette indolence avec les feintises roublardes, mais elles s’en distinguent cependant sur un point particulièrement remarquable. On a vu que les renseignements mythiques sont empruntés à des univers saillants (le monde surnaturel des esprits et des démons, les mondes scientifiques de l’anatomie et de la génétique) assez respectés pour être élevés au rang d’univers référentiels, mais pas assez réels pour être sérieusement crus. Ces emprunts suggèrent que notre monde vécu, le vrai monde de la vie réelle, pourrait ne pas être tout à fait étanche, que la vérité des faits qui s’y produisent pourrait s’établir dans des univers voisins, dans la vérité desquels on se contente de croire mollement. Pour autant, ces emprunts ne troublent pas la réalité de notre monde vécu. C’est bien dans ce monde-ci, le nôtre, que Garnier a tué des enfants, que Dominique X et René X ont éprouvé le besoin de changer de sexe. Dans ce sens, et bien que les feintises roublardes reposent sur l’établissement de la supériorité vérifonctionnelle globale de certains arrière-mondes, les renseignements mythiques qui en émanent sont toujours des emprunts « locaux » et « instrumentaux » qui ne déréalisent pas entièrement le monde réel de la vraie vie. En revanche, les présomptions opèrent une « déréalisation » potentielle mais globale de l’ensemble du monde que nous expérimentons comme nôtre, le monde de la vraie vie. Il est possible que, dans ce monde, les maris soient (ou pas) les pères des enfants nés dans le mariage, que les sujets aient lu (ou pas) les lois, mais cette réalité là, prise en bloc, ne nous intéresse pas, elle est globalement moins « réelle » que les vérités juridiques instituées par les présomptions dans le monde du droit. En déclarant fièrement leur indifférence à la réalité du monde vécu, les présomptions substituent à la réalité de la vraie vie une réalité qu’elles instituent comme plus réelle encore, ou en tout cas plus efficace, la réalité juridique.
Ainsi, dans la vraie vie, certains êtres humains sont les géniteurs naturels de la progéniture de femmes mariées, et il arrive aussi parfois qu’ils ne soient pas les maris de ces dernières. En revanche, dans le monde du droit civil de la famille français, les maris sont toujours les pères des enfants nés dans le mariage, sauf établissement de la preuve du contraire, selon une procédure rigoureuse. Dans la vraie vie, Dominique X et René(e) X éprouvent la réalité du changement de leur sexe, mais dans le monde du droit civil français, seul celui de Renée X a vraiment changé, par la grâce d’une décision de la Cour de cassation. Alors que les feintises sérieuses (fictions techniques) affirment la supériorité vérifonctionnelle globale du monde de la vraie vie au moment même où elles nient localement certains de ses éléments dans le seul monde du droit, les présomptions se contentent d’affirmer l’existence de deux univers distincts, celui de la vraie vie et celui du droit, sans chercher à indexer la vérité du second sur le premier. Cette indolence ontologique a pour conséquence d’instituer l’indifférence globale à la réalité du monde de la vraie vie, au moins pour ce qui concerne les opérations menées dans le monde du droit, ou encore d’effectuer une déréalisation globale du monde de la vraie vie considéré du point de vue du monde du droit, en sorte que, pour les juristes engagés dans la production du droit, il se pourrait fort bien que le monde réel de la vraie vie ne soit pas in fine tellement plus vrai que le monde du droit.
Notons encore que cette déréalisation n’est pas une fictionnalisation, que le monde réel de la vraie vie n’a pas à être moins vrai que le monde du droit non plus. Il en résulte que les présomptions mettent en scène la coexistence de deux ordres de vérités, celui dans lequel les pères sont les géniteurs naturels (monde de la vraie vie) et celui dans lequel les pères sont désignés tels par le droit civil (monde du droit), celui dans lequel le sexe vécu de Dominique X et Renée X est leur « vrai sexe » (monde de la vraie vie) et celui dans lequel Renée X est autorisée à être une femme, mais pas Dominique X (monde du droit).
En outre, en ayant recours aux présomptions, on fait comme si certains événements réels étaient avérés en les posant comme seulement probables, sans se soucier de savoir s’ils le sont vraiment. Dans ce sens, les présomptions sont bien des dispositifs fictionnels, qui reposent sur une feintise dont on a vu qu’elle est du type indolente (on tient le réputé probable pour vrai, dans l’indifférence à la réalité de cette réputation). Ces feintises indolentes sont « instrumentales » au sens où elles poursuivent un but pratique (établir les modes de preuve et en distribuer la charge dans un procès), mais elles sont « globales » et non pas « locales » puisqu’elles affichent leur indifférence à la réalité du monde réel de la vraie vie considéré dans son ensemble, et affirment en contrepoint la réalité globale du monde du droit. Dans ce sens, elles viennent brouiller la distinction entre fictions ludiques et sérieuses.
Déréalisation
Il y a plus. Ce que suggère la déréalisation, relative ou absolue, mais globale de la vraie vie, c’est que dans le monde du droit, les faits juridiques vrais sont toujours réputés vrais en référence au monde du droit et à lui seul, quand bien même les juristes qui l’établissent éprouveraient le besoin de justifier ces vérités au moyen d’emprunts à des univers référentiels voisins (au nombre desquels il faut compter l’infinie variété des mondes vécus de la vraie vie, une pléthore de mondes surnaturels et scientifiques, etc.). L’essentiel ici est que le monde réel de la vraie vie n’est pas, pour le monde du droit, l’univers naturel primaire d’où procèdent les univers saillants, mais un univers saillant parmi d’autres. Ainsi, pour juger de la vérité du sexe de Dominique X et de Renée X, la Cour de cassation peut se référer aux enseignements de l’anatomie ou de la génétique, ou encore au vécu des personnes en cause, sans que ce vécu jouisse d’un quelconque privilège véridictionnel. De même, pour établir la paternité d’un enfant, les juges peuvent se référer au statut de mari du père présumé ou à la revendication de géniteur naturel du nouveau mari de la mère. Les seuls faits juridiques qui soient « vraiment » vrais dans le monde du droit sont les faits établis comme vrais par les autorités juridiques compétentes, selon les procédures et les règles en vigueur dans le monde du droit. À rebours du sens commun, la hiérarchie des univers s’en trouve renversée : le monde spontanément expérimenté comme vrai (le monde réel de la vraie vie) et désigné comme « naturel » par certaines sciences sociales est désormais un univers saillant du monde du droit, élevé au rang d’univers primaire, dont « nos » mondes vécus ne sont que des arrière-mondes.
Où l’on découvre que le mécanisme institué par les présomptions sert de révélateur, en la suspendant, d’une croyance sérieuse et partagée dans la vérité de ce que nous expérimentons spontanément comme le monde réel de la vraie vie, que nous comprenons comme le monde de la nature et de ses lois et que nous établissons sur le mode de l’évidence comme un monde à la fois primaire et référentiel au regard duquel tous les autres univers sont secondaires et saillants. Nous n’avons peut-être jamais été modernes, mais il se pourrait cependant que nous ayons une forte propension à être naturalistes.
C’est en quoi la portée de l’analyse qui précède excède la découverte d’un nouveau type de dispositif fictionnel, qui viendrait prendre sagement place aux côtés des feintises sérieuses (fictions techniques), roublardes (évocation de renseignements mythiques) ou indolentes (présomptions). Cette analyse suggère que la croyance dans la naturalité ultime du monde réel de la vraie vie est parfois suspendue dans l’usage de certains dispositifs fictionnels du droit (les présomptions), et permet de concevoir que le monde réel (compris comme naturel) pourrait ne pas être l’univers « primaire » d’où procèdent les divers univers saillants que sont les mondes du droit, de la littérature, de la science ou de la religion. Il se trouve en effet que certains dispositifs fictionnels à l’œuvre dans le droit opèrent comme si le monde du droit était l’univers « primaire », d’où procèderait le monde vécu de la vraie vie. L’idée ne semble absurde que du point de vue de la croyance selon laquelle la vérité ultime du monde réel de la vraie vie est à chercher dans la nature. En outre, elle ne consiste pas à affirmer que le monde naturel de la vraie vie procède entièrement du monde juridique, ou encore que c’est le droit qui engendre la nature, puisque le renversement suggéré ne l’est que sur le mode du comme si. De fait, cette idée se contente de poser la coexistence et l’indifférence réciproque (relative ou absolue) du monde du droit et du monde (naturel) de la vraie vie, et d’ajouter que certaines opérations juridiques requièrent que ceux qui s’y livrent adoptent un point de vue dans lequel le monde du droit reçoit le statut d’univers primaire, d’où le monde réel de la vraie vie sera réputé saillir. Et après tout, cette idée en apparence audacieuse se contente de formaliser une intuition courante : il ne s’agit jamais que d’affirmer que le droit produit un ordre de réalité concurrent de l’ordre des réalités naturelles et que, dans certains cas, quand on parle de paternité ou de vérité du sexe, il se pourrait bien que les réalités juridiques soient aussi « réelles » que les réalités naturelles. La prétention démiurgique du droit revient au fond à affirmer que le droit produit des objets sociaux, constitue des institutions, institue des comportements, que ces objets, ces institutions, ces comportements sont une dimension évidente et éminente de la réalité du monde de la vraie vie, et que la vérité ultime de ces objets, institutions et comportements n’est pas à chercher dans le monde naturel, mais bien dans celui du droit qui les produit. On en conclura donc qu’il n’est pas certain que tous les dispositifs fictionnels qui sont à l’œuvre dans le droit réembrayent toujours sagement sur le monde réel (compris comme naturel) de la vraie vie. Cette conclusion nous oblige à réinterpréter le premier cas.
Épanalepse, après Carnaval. Les 39 shillings de Jeremy Bentham revisités.
Dans les paragraphes qui précèdent, la décision des jurés anglais a été interprétée comme feintise sérieuse parce qu’un énoncé juridique (« 2 guinées valent 39 shillings ») contredit un fait établi avec la plus grande certitude comme vrai (« 2 guinées valent 42 shillings et non pas 39 shillings »). On peut parler de feintise sérieuse parce que le « fait juridique » institué par les jurés (la parité shilling / guinée établie à 39/2) contredit le « fait vrai » (la parité shilling / guinée est établie à 21). Cette analyse repose entièrement sur la supposition que la parité établie à 21 est considérée comme un fait indiscutablement vrai dans l’univers référentiel « monde réel de la vraie vie ». Le fait juridique « parité à 39/2 » est évidemment et sérieusement faux en regard de la parité qui règne dans l’univers qui fait ultimement référence en matière vérifonctionnelle, le monde réel de la vraie vie.
À y regarder de plus près, ce raisonnement est très étonnant. La parité schilling /guinée est une convention établie par des autorités juridiques dans un univers juridique donné (le droit anglais), il n’y a pas de parité schilling / guinée dans le monde naturel et, par suite, pas de différence ontologique naturelle entre le fait juridique « parité à 21 » établi par une Proclamation royale en 1717 et réputé vrai, et le fait juridique « parité à 39/2 » établi par un jury en 1808 et réputé faux.
La structure de la fiction instituée par les jurés est donc bien du type « certitude du faux tenu pour vrai », mais elle ne met pas en scène la contradiction entre des faits naturels vrais (mais tenus pour faux) et des faits juridiques faux (mais tenus pour vrais). Elle repose sur la croyance dans la vérité de ce qui est tenu institué comme vrai dans l’univers juridique « droit anglais » par les Proclamations royales. Tout le sérieux de la feintise sérieuse repose sur la hiérarchisation ontologique de deux sous-univers à l’intérieur du monde juridique « droit anglais », sur le fait que l’ordre législatif institué par les Proclamations royales est jugé ontologiquement plus « vrai » que l’ordre des règles institué par un jury qui n’est pas censé instituer des règles.
Ainsi, ce qui est faux dans la décision des jurés (parce qu’il y a bien quelque chose de faux dans cette décision), c’est l’ignorance délibérée des vérités juridiques instituées dans l’ordre législatif des Proclamations royales, vérités qui s’imposent universellement, y compris à ces jurés dans l’exercice de détermination des faits qui leur sont soumis, et qui sont donc ontologiquement supérieures aux vérités juridiques instituées par ce même jury alors même qu’il n’a pas la compétence d’instituer des vérités juridiques. Cette ignorance est choquante parce que les vérités établies par Proclamations royales sont des vérités générales qui s’appliquent à tous dans tout le Royaume, et non des vérités d’espèces, valables pour un cas précis. Ce qui choque ici, ce n’est donc pas la négation intentionnelle d’une vérité naturelle, c’est que les jurés aient établi une sorte de parité ad hoc dont la portée se réduit à une série limitée de cas précis, alors que les règles qui régissent la parité des valeurs monétaires sont universelles, et qu’elles ne relèvent pas de la compétence d’un jury local. Au demeurant, il suffirait que le Souverain s’inspire des décisions de ce jury et adopte la parité à 39/2 par Proclamation royale pour que les qualifications des jurés cessent d’être fictionnelles (en 1816, la guinée sera remplacée par la livre, ce qui réglera définitivement le problème). Quoi qu’il en soit, si le terme « sérieux » dans l’expression « feintise sérieuse » désigne le primat ontologique de la vraie vie au motif qu’elle constitue un univers naturel primaire, il est douteux que le cas des 39 shillings soit un cas de « feintise sérieuse » et il faut plutôt comprendre que les jurés ont tenu pour vrai dans un sous-univers du monde du droit (l’ordre induit par les règles qu’ils inventent sous couvert de détermination des faits) un fait qui est certainement faux (la parité shilling/guinée établie à 39/2) dans un autre sous-univers du monde du droit (l’ordre des parités monétaires officielles institué par les Proclamations royales), et ce bien que ce dernier soit sérieusement cru comme ontologiquement supérieur par l’ensemble des acteurs du droit (ou pas, voir supra note 8).
On objectera qu’il n’est pas sérieux de considérer que même les feintises sérieuses ne sont pas sérieuses, parce que les jurés recourent aux fictions juridiques pour des raisons très sérieuses, puisqu’il s’agit de sauver la vie d’un homme, en quoi le monde réel de la vraie vie, dans lequel les voleurs sont parfois vraiment pendus, est bien l’horizon ontologique ultime de leurs opérations. Le nécessaire examen de cette forte objection invite à faire une pause, sous forme d’intermède.
Intermède 2. Les fictions juridiques sont-elles toujours sérieuses ?
Un nombre incalculable d’opérations juridiques mobilisant un dispositif fictionnel dans un but pratique sont évidemment « sérieuses » au sens où elles n’ont pas d’autre objet que de réaliser leur but pratique, de produire certains effets dans le monde réel de la vraie vie. On hésitera pour autant à en conclure que les fictions juridiques mobilisées dans un but pratique sérieux sont toujours sérieuses, dans la mesure où certains dispositifs fictionnels, en même temps qu’ils opèrent sérieusement dans la vraie vie, ont aussi pour effet de révéler le caractère indécis de la réalité de la vraie vie, lorsque cette dernière est considérée du point de vue du monde du droit, et par suite de dévoiler à cette occasion que le monde réel de la vraie vie pourrait ne pas toujours être le référent vérifonctionnel ultime du monde du droit. Dans ce sens, de tels dispositifs fictionnels, comme les présomptions par exemple, ne peuvent pas être qualifiés de « sérieux » dans la mesure où, in fine, ils ne réembrayent pas systématiquement sur le monde réel, si par monde réel on entend la vraie vie comprise comme monde naturel. Au contraire, parce que ces dispositifs fonctionnent autant comme révélateur de l’irréalité (absolue ou relative) de la vraie vie, ils sont le carnaval de la veritas iuris. Cette remarque fragilise encore un peu plus la distinction aperçue ci-dessus entre fictions juridiques (« sérieuses ») et fictions littéraires (« ludiques »).
Il est vrai qu’il existe une grande différence entre un roman comme les Misérables et un vrai procès où se joue « en vrai » la tête de l’accusé, ou encore un formulaire où se joue « en vrai » le montant des recettes fiscales qui procèdent du transport de lignite. Il est donc tout à fait raisonnable de considérer que les dispositifs fictionnels du droit obéissent à des buts pratiques, qui sont des buts réels dans le monde réel de la vraie vie. Mais comme on l’a vu, certains de ces dispositifs fictionnels ne visent pas toujours seulement un but pratique immédiat et concret (sauver la peau du voleur, taxer les lignites), elles visent toujours aussi des buts dont on pourrait dire qu’ils relèvent de la politique juridique, c’est-à-dire de l’organisation et de l’évolution du droit lui-même (conforter la portée normative d’une catégorie juridique, asseoir la validité d’un certain type de justification, établir un mode de preuve, rendre inopérant un argument juridique, etc). Le plus souvent, les buts visés dans le monde réel de la vraie vie se combinent aux buts juridiques visés dans le monde du droit : les jurés de l’exemple des 39 shillings veulent sauver la peau du voleur, mais ils veulent aussi éviter de bouleverser les formes législatives reçues ; les administrateurs des chemins de fer veulent taxer la lignite, mais ils veulent aussi conserver leur formulaires, etc. Il se pourrait donc bien que certains dispositifs fictionnels du droit (et peut-être la majeure partie d’entre eux) ne soient pas strictement instrumentaux en toutes circonstances, ou en tout cas pas seulement, mais qu’ils soient aussi, simultanément et indissociablement, tournés vers au moins deux finalités distinctes, les finalités instrumentales (buts pratiques dans la vraie vie) et les finalités endotéliques, qui portent sur l’organisation, le fonctionnement et l’évolution du droit lui-même (buts juridiques dans le monde du droit). Autrement dit, outre un « but pratique », les procédés juridiques fictionnels suivent toujours un « but de politique juridique » endotélique et global. Il faut ajouter encore qu’on voit mal à quel titre ou selon quel critère il faudrait hiérarchiser ces deux fonctions, dès lors que les dispositifs en cause subvertissent la hiérarchie ontologique qui ferait du monde réel de la vraie vie (réputé naturel) l’univers primaire et le référentiel ultime des vérités du monde du droit.
Au demeurant, le droit n’est pas le seul univers dont les opérations poursuivent des finalités endotéliques et requièrent un engagement ontologique ambivalent. S’il est vrai que la littérature est généralement ludique (au sens que J.-M. Schaeffer donne à ce terme, c’est-à-dire comme production d’un univers saillant secondaire qui serait global et endotélique), on ne saurait lui ôter la capacité à réembrayer parfois sur le monde réel de la vraie vie, dans lequel elle produit des effets qui, pour être indirects (mais sont-ils toujours indirects ?), sont néanmoins très réels et très concrets, dans le monde réel de la vraie vie. Victor Hugo voulait écrire un roman pour dénoncer la misère et en finir avec elle, il attribuait à l’écriture des Misérables une efficace pratique infiniment plus grande que tous les arrêts de la Cour de cassation réunis, et quoiqu’il en coûte aux juristes de l’admettre, peut-être n’avait-il pas tort : il se pourrait bien après tout que ce grand roman national ait mieux contribuer à lutter contre le paupérisme que des décennies de jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation.
Il faut donc admettre que ce n’est pas le sérieux qui distingue le droit et la littérature. Ce qui ne revient pas pour autant à les confondre. En effet, si l’un et l’autre savent se faire à la fois sérieux et ludiques, ils ne sont pas sérieux ou ludiques de la même manière. Ou encore, si l’on joue sérieusement aussi bien dans le droit que dans la littérature, ce n’est pas le même jeu, les règles en vigueur ne sont pas les mêmes, et les manières de bien jouer non plus. C’est ce que devrait préciser un cinquième exemple de fiction, à la fois française, civiliste et colombidée.
La fiction juridique comme feintise ludique (le jeu de langage dans le droit, et ses règles)
Cas n° 7. Les pigeons de l’article 524 du Code civil français
On sait que Stendhal aimait lire quelques pages du Code civil avant de rédiger ses romans. La lecture de l’article 524 nous aide à comprendre pourquoi :
« … sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : les animaux attachés à la culture ; les ustensiles aratoires ; les semences données aux fermiers ou colons partiaires ; les pigeons des colombiers ; les lapins des garennes ; les ruches à miel ; les poissons des étangs ; les pressoirs, chaudières, alambics, cuves et tonnes ; les ustensiles nécessaires à l’exploitation des forges, papeteries et autres usines ; les pailles et engrais. Sont aussi immeubles par destination tous effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure ».
Outre le délicat plaisir des énumérations, cet article a pour objet de préciser ce que sont les biens immeubles. En droit français, les biens meubles et immeubles ne sont pas régis par le même régime, il est donc de la plus haute importance de pouvoir ranger tous les biens dont traite le droit dans l’une ou l’autre de ces catégories. Selon l’article 517, les biens peuvent être immeubles « par nature », lorsqu’ils sont inamovibles parce que physiquement ancrés dans le sol ou « par l’objet auquel ils s’appliquent » ou encore « par destination ». L’article 524 détaille cette dernière catégorie, qui s’applique aux biens ayant reçu une affectation telle qu’il est préférable de faire comme s’ils étaient inamovibles, quand bien même ils ne seraient pas réellement ancrés dans le sol. Il s’agit là d’un dispositif évidemment fictionnel : le droit fera comme si certains biens sont immeubles, alors qu’ils ne le sont pas dans le monde réel de la vraie vie. Les pigeons des colombiers entrent dans cette catégorie.
Comment comprendre cette disposition ? Nous savons que le législateur n’entend pas nier le caractère naturellement volatile des pigeons, ni ne cherche à tromper ses lecteurs sur ce point, la feintise n’est pas trompeuse. Comme le souligne Olivier Cayla, ce lecteur « sait bien que le législateur, en commettant cette “erreur manifeste”, ne fait que lui proposer, pour l’espace éventuel d’une joute contentieuse, une façon de parler, et le convie dès lors, comme dirait Wittgenstein, à entrer ludiquement dans un “jeu de langage” juridique ». Reste à comprendre à quelles règles obéit ce jeu.
Feintises ludiques
Commençons par nous demander pourquoi les rédacteurs du Code ont estimé qu’il n’était pas nécessaire d’immobiliser les pigeons sauvages. Selon Olivier Cayla, classer tous les pigeons dans la catégorie des biens immeubles serait un « délire surréaliste », dès lors que les pigeons sauvages, à la différence des pigeons domestiques qui élisent domicile dans des colombiers naturellement immeubles sont, dans le monde réel de la vraie vie, totalement libres de toute forme d’attache physique à un bien ancré au sol. Qualifier les pigeons sauvages de biens immeubles reviendrait à perdre de vue l’horizon de la vérité des faits naturels, qui commande que les pigeons soient meubles et que les colombiers soient immeubles, ce qui autorise tout au plus, par jeu de langage, qu’on fasse comme si les pigeons des colombiers étaient immeubles, mais ne permet pas d’étendre cette fiction aux pigeons sauvages, qui n’ont aucun rapport réel aux colombiers.
Selon cette analyse, dans laquelle on reconnaît la reconduction de la croyance dans la naturalité ultime de l’univers primaire que serait le monde réel de la vraie vie, étendre la fiction aux pigeons sauvages, ce serait rompre tout rapport entre l’univers saillant secondaire qu’est le monde du droit et l’univers primaire qu’est le monde réel (naturel) de la vraie vie. Il faudrait ainsi comprendre que l’élaboration du dispositif fictionnel obéit à une règle de « vraisemblance », selon laquelle le « comme si » juridique se devrait de ressembler un tant soit peu au « comme ça » du monde naturel, dont on a vu qu’il est l’univers primaire et référentiel ultime de l’univers saillant secondaire « droit ». Cette règle serait imposée par la nécessité fonctionnelle de pouvoir « réembrayer » in fine sur le réel de la vraie vie : à quoi servirait-il en effet d’énoncer des règles de droit qui seraient trop invraisemblables pour prétendre régir les comportements dans la vraie vie ? La leçon des pigeons du Code civil serait donc que le droit joue, mais qu’il joue toujours dans les limites que lui impose l’imitation sérieuse du monde réel de la vraie vie. Ces limites lui imposeraient une forte contrainte de crédibilité (ce doit être « bien trouvé ») qui se traduirait par une obligation de ne jamais cesser de ressembler à l’univers primaire et référentiel du monde réel de la vraie vie. Le régime vérifonctionnel des discours du genre juridique serait la mimesis de la vérité naturelle, ce serait d’ailleurs ce qui distingue le droit de la littérature, qui se trouve déliée de cette dernière obligation.
Cette interprétation a le mérite de souligner la dimension constitutivement « ludique » des dispositifs fictionnels institués par le droit, compris comme des « jeux de langage ». Mais comme on l’a vu, il se pourrait bien que le monde réel de la vraie vie ne soit pas toujours et évidemment l’univers primaire et référentiel dont le monde du droit procéderait secondairement, dans la mesure où les opérations juridiques poursuivent parfois simultanément des buts pratiques (dans la vraie vie) et des buts juridiques (dans le droit) et organisent de ce fait la coexistence, l’indifférence réciproque et des formes diverses de hiérarchisation entre ces deux univers (parfois c’est l’un qui prime, parfois c’est l’autre). Surtout, quand bien même les buts pratiques dans la vraie vie seraient le télos de toutes ces opérations ludiques (et elles le sont aussi, parfois), et par suite le principe qui organise la production des règles qui régissent ces opérations, on peine à voir pourquoi cette limite apportée à l’imagination des juristes devrait se traduire en une contrainte de vraisemblance, qui obligerait les êtres et relations juridiques à ressembler aux êtres et relations qui peuplent le monde réel (naturel) de la vraie vie. De ce que la feintise doit être « bien trouvée », faut-il en conclure que ce qui est feint doit impérieusement ressembler à ce qui est su vrai ? Peut-on dire après tout qu’un pigeon domestique « ressemble » plus à un immeuble qu’un pigeon sauvage ? Il est vrai que les juges de la Cour de Dole nous affirment que Garnier ressemblait à un loup lorsqu’il consommait des enfants, mais comment le savent-ils et comment peut-on en être certain ? Au demeurant, est-ce bien sur cette ressemblance que les habitants de Dole fondent le crédit qu’ils accordent à l’histoire de Garou que leur racontent les juges ? Il est vrai que le lignite ressemble assez à la houille pour lui être assimilé fiscalement, mais le receveur eût-il hésité si ce n’avait pas été le cas ? N’aurait-il pu fictivement assimiler le lignite au sable ou à des volailles ?
Règles du jeu
Il semble plutôt que ce qui distingue la fiction réussie du « délire surréaliste » est un rapport pragmatique aux effets désirés plutôt qu’un rapport mimétique de ressemblance entre les faits tenus pour vrais dans le monde du droit et les faits avérés dans le monde réel (naturel) de la vraie vie. Un pigeon domestique ressemble à s’y méprendre à un pigeon sauvage ; en revanche, il est parfaitement inutile pragmatiquement de qualifier le pigeon sauvage d’immeuble, parce qu’il est pratiquement impossible de les attraper, quand bien même on les aurait vendus avec le colombier. Qualifier les pigeons sauvages de biens immeubles serait trop inutile juridiquement pour paraître « bien trouvé ». Mais le « bien trouvé » n’est pas forcément ressemblant, il lui suffit d’être assez expédient pour être vraiment utile dans le jeu du droit. Le « bien trouvé » est ici un « bien joué » qui se rapporte à la réalisation des divers buts pratiques et juridiques assignés à la fiction. La contrainte de crédibilité qui pèse sur l’élaboration des dispositifs fictionnels dans le droit est indéniable, mais elle est pragmatique, et se ramène à l’affirmation selon laquelle il est vain de fabriquer des fictions juridiquement inutiles. La première règle du jeu n’est donc pas la ressemblance mimétique, mais que le dispositif fictionnel soit utile au jeu du droit lui-même. Appelons cette règle : contrainte pragmatique d’utilité juridique.
Notons encore que les juges ne répugnent pas forcément au « délire surréaliste », ils savent quand il le faut donner congé à la mimesis : le cas du Sieur Garnier (qui en tant qu’homme ne ressemblait sans doute pas à un loup, quoi qu’en disent les juges de Dole) ou celui des sujets de droit qui détiendraient la connaissance parfaite de toutes les dispositions juridiques en vigueur sont là pour nous le rappeler. Ce faisant, les juristes qui ont recours aux fictions tablent sur la compréhension de leurs interlocuteurs (un peu comme le pacte que l’illusion théâtrale passe avec les spectateurs, mais sur un autre mode) à qui il est demandé d’évaluer le dispositif fictionnel aux effets qu’il produit dans le monde réel de la vraie vie et dans le monde du droit, plutôt qu’à sa ressemblance avec les vérités naturelles du monde de la vraie vie. Notons enfin que cette contrainte pragmatique d’utilité juridique ne saurait se confondre avec la « fonction instrumentale » évoquée dans les paragraphes précédents, dans la mesure où les dispositifs fictionnels du droit sont contraints d’être utiles au jeu juridique en général, dont la finalité ne se réduit pas à la réalisation de buts pratiques dans la vraie vie, mais s'étend à la réalisation de buts de politique juridique, en quoi cette finalité peut être aussi bien endotélique qu’instrumentale.
Mais revenons aux pigeons. Si le Code avait classé les pigeons sauvages dans la catégorie des immeubles, il eût été difficile d’échapper aux questions suivantes : pourquoi seulement les pigeons ? Pourquoi pas les canards, les palombes ou les corbeaux ? Quel est le critère de la classification ? Les juristes doivent sans cesse classer, dans le but de décider quel régime est applicable aux faits de la cause, et leurs classements doivent être justifiés aux moyens de critères assez clairs et fiables pour convaincre tant que faire se peut les autres juristes classificateurs. Les pigeons domestiques sont classés immeubles parce qu’ils habitent dans un colombier immeuble. Les pigeons sauvages, les corbeaux et les palombes ne sont pas classés immeubles, parce qu’ils n’ont aucun lien juridique avec un immeuble. Le critère de ce classement est clairement énoncé par l’article 524 du Code : les immeubles par destination sont les animaux ou les objets qui ont été « placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds ». Ce n’est pas le cas des pigeons sauvages, mais c’est le cas des lapins dans leurs garennes, des abeilles dans leur ruche et des poissons dans leurs étangs. Le « délire surréaliste » qui consiste à prendre un pigeon domestique pour un immeuble est juridiquement justifié parce qu’en droit, être propriétaire d’un colombier sans pigeons, c’est être propriétaire d’un bien sans pouvoir en faire l’usage qu’on en attend. Il est donc juridiquement important que les colombiers soient vendus avec leurs pigeons, et les étangs avec leurs poissons. En revanche, les pigeons sauvages n’ont aucun lien juridique justifiable avec les colombiers. La seconde règle du jeu est donc que le dispositif fictionnel puisse être justifié par un critère juridique assez clair et raisonnable pour être à peu près accepté par les autres acteurs du jeu juridique. Appelons cette règle : contrainte argumentative de justification juridique.
C’est parce que le changement ad hoc de la parité guinée / schilling est injustifiable juridiquement que la fiction des 39 schillings est une mauvaise fiction. En revanche, les fictions du receveur de Jhering sont de bonnes fictions : quand bien même le lignite ne ressemblerait pas à la houille, il n’est pas déraisonnable de les traiter de la même manière du point de vue du coût de leur transport ferroviaire, des modalités de taxation du transport, etc. Ajoutons que, décidément, le caractère acceptable ou pas de la justification n’a pas grand-chose à voir avec celui de la ressemblance : si les modalités et le coût du transport et du recouvrement de la taxe du sable ou des volailles avaient été voisins de ceux des houilles, il n’eût pas été juridiquement impossible de les identifier fiscalement au lignite. De fait, le droit s’intéresse fort peu à la ressemblance mimétique. Lorsqu’il rapproche deux êtres distincts pour les traiter identiquement, il procède certes par analogie, et l’analogie peut porter sur des propriétés apparentes (les lignites ressemblent en apparence à la houille) mais elle peut tout aussi bien porter sur des propriétés non apparentes qui n’engagent donc aucun rapport mimétique entre les deux êtres analogiquement identifiés (les pigeons domestiques ressemblent aux pigeons sauvages et ne ressemblent pas aux poissons des étangs, ils sont cependant traités de la même manière que ces derniers). Seul importe dans le choix des propriétés qui sont au fondement de l’analogie que ce choix puisse être conforté par des motifs juridiques convaincants.
Les deux règles qui régissent le jeu de la production des dispositifs fictionnels dans le droit sont donc :
1) La contrainte pragmatique d’utilité pratique, qui ne se confond pas avec la fonction instrumentale de produire des effets dans la vraie vie, mais avec la nécessité de produire de manière fiable les effets juridiques qui en sont attendus (buts pratiques et juridiques). Dans ce sens, la fiction juridique ne s’oppose pas à la fiction ludique en ce qu’elle aurait ses fins hors d’elle-même (on a vu qu’elle a le plus souvent ses fins dans et hors d’elle-même, qu’elle peut fort bien être aussi endotélique), en quoi elle s’oppose à la fiction gratuite ou inutile. Disons donc qu’en droit, on ne joue pas simplement pour jouer, on joue pour bien jouer, c’est-à-dire pour réaliser effectivement des buts pratiques dans le monde réel de la vraie vie et des buts juridiques dans le monde du droit.
2) La contrainte argumentative de justification, qui repose en général sur l’usage (implicite ou explicite) de principes, concepts et théories juridiques, au regard desquels le dispositif fictionnel se présente comme à peu près raisonnable aux autres acteurs du droit. Ainsi, il est juridiquement raisonnable de considérer comme inhumain la dévoration d’enfants au regard du principe d’humanité, mais il n’est pas juridiquement raisonnable de considérer qu’un jury pénal peut changer les parités monétaires, au regard de la portée universelle des Proclamations royales établissant ces parités. De même, il ne serait pas juridiquement raisonnable de poser la règle : « sont immeubles les biens qui sont ancrés physiquement au sol sauf tous ceux qui ne le sont pas », parce que l’exception introduite rendrait par sa généralité même la règle inapplicable. En revanche, il est juridiquement raisonnable de poser la règle : « sont immeubles les biens physiquement ancrés au sol mais aussi (entre autres) ceux que le propriétaire du fonds a affectés au service ou à l’exploitation de ce fonds », parce que le critère de l’affectation est assez connu, simple et expédient pour justifier le choix du classement des pigeons, lapins, abeilles et poissons dans la catégorie des biens immeubles, sans toutefois ruiner la pertinence de la distinction générale des meubles et immeubles. La fiction « nul n’est censé ignorer la loi » est parfaitement invraisemblable au sens où elle ne ressemble absolument pas à la réalité de la vraie vie, qui l’indiffère d’ailleurs souverainement, elle est cependant fort bien trouvée, parce que très expédiente pour éviter les manœuvres dilatoires, et tout à fait justifiée du point de vue de la raison procédurale qui gouverne les procès.
On peut certes parler de « vraisemblance » pour désigner ces contraintes d’utilité et de justification, au sens où il serait effectivement « invraisemblable » de convoquer un dispositif fictionnel parfaitement inutile et/ou tout à fait déraisonnable, mais la vraisemblance en question n’est pas celle qui repose sur la ressemblance mimétique, le droit ne s’apparente pas forcément à un roman réaliste, il peut donc fort bien s’autoriser des « délires surréalistes », et ne s’en prive d’ailleurs pas, dès lors que ces délires sont assez « bien trouvés » pour rendre les services qu’on en attend. L’on retrouve ici la leçon offerte par les présomptions : le droit n’est pas un univers saillant secondaire qui imite l’univers référentiel primaire que serait le monde réel (naturel) de la vraie vie, il est parfaitement capable d’indifférence à l’endroit de ce monde réel, s’autorise à organiser souverainement sa propre hiérarchie ontologique des univers qu’il désigne comme ses voisins en s’auto-instituant univers primaire et référentiel. C’est ce point qu’il faut maintenant éclaircir plus en détail.
La fiction juridique comme jeux de miroirs
Cas n° 8. La querelle relative à la « nature juridique » de la personne morale
On appelle « personnes » en droit français les sujets de droit, c’est-à-dire les êtres capables de jouir de droits et l’on distingue en leur sein les personnes physiques, qui sont les êtres humains, et les personnes morales, qui sont des groupements (associations, sociétés civiles ou commerciales, communes, établissements publics, …) auxquels on attribue la « personnalité juridique », ou encore la « capacité juridique », c’est-à-dire le statut juridique qui définit et organise l’aptitude à avoir des droits et à les exercer. La technique dite de la « personnalisation » consiste donc à traiter juridiquement les groupements par analogie au statut des êtres humains.
S’attachent à la personnalité la possession d’un état civil (nom, domicile, sexe, etc.), le droit d’acquérir la propriété et d’ester en justice, la responsabilité civile et pénale, ainsi que des « droits de la personnalité » dont la liste varie selon les auteurs, qui regroupent les droits primordiaux des personnes (droit à l’image, à l’honneur, à la dignité, libertés individuelles, respect de la vie privée, etc.). La technique de la personnalisation revient à attribuer aux groupements un certain nombre de ces droits. Bien entendu, se nichent là des problèmes pratiques difficiles, qui agitent quotidiennement la doctrine (quels sont ces droits ? Jusqu’où va l’analogie avec les personnes physiques ? Une entreprise ou un département ont-ils des « droits de l’homme » ? Lesquels ? etc.). Cette technique a aussi déchaîné l’imagination théorique des juristes au XIXe siècle, au cours d’une formidable dispute doctrinale relative à la « nature juridique des personnes morales ».
Dispute doctrinale
Ordinairement, et à quelques variations près, la querelle est présentée comme un affrontement entre trois thèses autour de la question ontologique de savoir ce que « sont » les personnes morales, quelle est leur « nature » juridique : la thèse de la fiction inventée par le législateur (les personnes morales n’existent pas dans la vraie vie, ce sont de purs artefacts juridiques), celle de la réalité des groupements (les personnes morales ont une existence réelle, celle de ces êtres sociaux que sont les groupements), et celle de l’erreur, qui plaide pour la négation de la personnalité morale (les personnes morales sont des artefacts juridiques inutiles et illégitimes). Cette présentation s’est imposée au début du XXe siècle, sans doute à partir de la thèse que Lucien Lecoq a consacrée à la fiction. Elle est hélas confuse et inféconde parce que la question posée n’est pas tant celle, ontologique, de la « nature » de la personne morale que celle, technique et pratique, de la propriété collective : comment organiser la mise en commun de biens au sein d’un groupement ? Comment concevoir et instituer la propriété d’un groupe ? Le propriétaire est-il le groupe lui-même, ses membres ou encore ses représentants ? La question ontologique ne cessera pas d’être indexée à celle de la propriété, par laquelle les personnes morales ont commencé à faire parler d’elles.
En outre, il est parfaitement arbitraire de limiter le nombre de réponse à trois : en fait de théories contradictoires, on en trouve au moins sept, pour la seule dimension française du débat, dans la période qui court de 1880 à 1914. Il n’est évidemment pas question d’entrer ici dans les détails, on se contentera de l’énumération suivante : trois théories différentes de la fiction (Thouret, Savigny, Ducrocq), une théorie de l’association (Vareilles-Sommière), deux théories des patrimoines à but (Brinz, Duguit), une théorie de la propriété collective (Planiol), une théorie de l’organisme naturel (Worms, premier Hauriou), une théorie de la réalité technique (Saleilles, Michoud, Gény, second Hauriou), une théorie artificialiste (Demogue) – que nous laisserons de côté à regret dans la présente étude.
Accordons, pour les besoins du raisonnement, le primat de la question ontologique sur celle de la propriété, et classons ces doctrines. Le premier groupe de ces théories (théories de l’association, du patrimoine à but, de la propriété collective) repose sur les trois prémisses suivantes : seule la nature est réelle, c’est-à-dire vraie. Prémisse naturaliste (1) ; les êtres humains sont les seules personnes juridiques naturelles. Prémisse anthropocentriste (2) ; le recours aux fictions est (à des degrés et pour des raisons diverses) illégitime, le droit positif devant imiter tant que faire se peut la réalité du monde naturel et partant s’astreindre à « feindre » le moins possible. Prémisse mimétique (3).
Ces trois prémisses établissent une « position » : le monde naturel de la vraie vie est l’univers primaire et référentiel auquel se trouve indexé le monde du droit, univers saillant secondaire. La nature est donc à la fois garante et modèle des vérités juridiques, le destin du droit est de chercher à l’imiter, il ne peut prétendre à la vérité que lorsqu’il y parvient. Cette position permet de penser et d’organiser la propriété des groupements soit en ayant recours à un contrat d’association (théorie de Vareilles-Sommière) entre les membres du groupe qui sont les seuls êtres réels ou naturels (prémisse anthropocentriste), soit grâce à la notion de propriété collective ou copropriété des membres (théorie de Planiol), soit en considérant l’affectation du patrimoine, ou théorie de la propriété des patrimoines à but (théorie de Brinz, défendue en France avec des variations par Duguit). Chacune de ces théories s’assigne pour ambition de trouver le régime juridique qui ressemblera le plus fidèlement possible à la réalité naturelle de la vraie vie, raison pour laquelle elles affichent une hostilité de principe aux dispositifs fictionnels, et ne jugent réels que les seuls êtres humains, réputés seuls personnes naturelles.
Le second groupe de doctrines regroupe les diverses théories de la fiction (Thouret, Savigny, Ducrocq). Ces théories ont en commun de reconduire les deux premières prémisses (naturaliste et anthropocentriste), mais pas la troisième (mimétique). Leurs auteurs estiment que la technique juridique peut recourir à des feintises de manière parfaitement légitime, et qu’il est donc tout à fait acceptable que, dans certains cas, certaines institutions juridiques ne soient pas le reflet fidèle de la réalité naturelle. Ces théories sont donc favorables aux fictions, là où le premier groupe les condamnait. La fiction est ici à entendre au sens technique et étroit du terme, celui de feintise sérieuse fondé sur la « certitude du faux tenu pour vrai dans un but pratique ». Ces théories fictionnalistes affirment savoir que les groupements ne sont pas réellement des personnes, puisque les seules personnes qui existent réellement sont les personnes naturelles que le droit appelle personnes physiques, mais se délient temporairement de l’obligation mimétique, en s’autorisant à faire comme si ces groupements étaient des personnes, pour leur conférer la capacité d’acquérir, d’ester en justice etc.
L’invention du social
On aurait pu s’en tenir là si certains auteurs n’avaient jugé les doctrines du premier groupe techniquement défaillantes parce qu’elles ne consacrent pas pleinement les droits des groupes (particulièrement leur droit à la propriété, leur responsabilité civile et pénale, etc.), et celles du second groupe à la fois métaphysiquement insuffisantes, parce qu’elles ne reconnaissent pas la réalité des groupes sociaux, et politiquement dangereuses, parce qu’elles confèrent au législateur le pouvoir démiurgique de créer des êtres juridiques artificiels, ainsi que celui de les détruire, faisant ainsi de l’État un maître absolu ayant droit de vie et de mort sur tous les groupes sociaux. Ces auteurs se sont alors engagés dans une voie nouvelle en posant que la personnalité morale n’est pas une fiction parce que les groupements qu’elle représente sont réputés réels.
L’affirmation est vertigineuse, et fait surgir l’alternative suivante : soit conserver la prémisse « naturaliste » selon laquelle la nature est l’univers primaire et le référentiel ultime du monde réel de la vraie vie, mais il faut alors affirmer bravement que les groupements désormais réputés réels sont aussi « naturels » que les êtres humains, soit renoncer à la prémisse naturaliste, pour chercher à concevoir ce que pourrait être un ordre de réalités non naturelles dans le monde réel de la vraie vie. Cette seconde voie revient à opérer un renversement ontologique, en élevant un univers nouveau (celui dans lequel on trouve réellement des groupements) à la dignité d’univers primaire et de référentiel ultime de la vérité des objets sociaux qui peuplent le monde réel de la vraie vie.
La première voie a été explicitement suggérée par quelques auteurs comme René Worms, selon qui les groupements sont des réalités biologiques qui obéissent aux lois générales du vivant, au même titre que tous les êtres naturels, à commencer par les êtres humains. Cette idée a pu marginalement séduire des théoriciens comme Léon Duguit et surtout Maurice Hauriou, mais elle n’a jamais véritablement prospéré, au moins en France, peut-être parce que les inclinations matérialistes du socio-biologisme effrayaient ces auteurs, largement acquis au spiritualisme chrétien.
La seconde voie est redoutable et passionnante, elle oblige ni plus ni moins les juristes qui l'empruntent à faire du monde du droit l’univers primaire et référentiel des vérités que le droit institue. Plus précisément, le geste théorique opéré consiste à distinguer au sein du monde du droit un sous-univers réputé primaire – le monde des réalités sociales instituées par le droit – et à placer ce sous-univers primaire en position de référentiel du sous-univers secondaire et saillant qu’est le monde de la sphère purement technique du droit. Ainsi, les opérations purement techniques du droit, au premier rang desquelles les dispositifs fictionnels, trouvent leur vérité non plus dans la nature, mais dans un monde artificiellement institué par le droit, la réalité sociale. Des institutions de nature juridique (que Savigny désigne comme « l’élément politique du droit ») structurent la sphère du social que mime l’élément technique du droit.
Raymond Saleilles, Léon Michoud ou François Gény se lancent dans l’aventure (à la suite de juristes allemands, mais aussi de penseurs français), et affirment fièrement l’existence d’un « monde social » peuplé d’êtres artificiels fabriqués par les hommes. Ils reconnaissent certes que ce monde social est artificiel, et institué par le droit, qu’il doit donc être considéré métaphysiquement comme un univers secondaire, saillant de l’univers primaire qu’est le monde de la nature. Mais ils ajoutent que le monde de la technique juridique procède du « social » et non de la « nature », que, par conséquent, le monde des réalités sociales s’interpose entre le droit et la nature et que, par suite, c’est ce monde social et non pas le monde naturel qui est l’univers référentiel ultime des vérités de la technique juridique. C’est chez Saleilles qu’on trouve les développements les plus éclairants sur ce point : Dieu a certes créé le monde naturel, et ce monde naturel est bien le référent ultime des vérités métaphysiques. Mais le monde de l’homme est désormais un monde social créé par l’homme, le droit n’a désormais plus à connaître ou à imiter des vérités métaphysiques ultimes de la nature (sinon à titre d’idée régulatrice générale), il doit s’indexer sur les vérités humaines et muables du monde social. Les doctrines qui passeront à la postérité sous le label de « réalisme juridique » reposent sur l’affirmation que la réalité qui importe au droit est celle du social plutôt que de la nature.
Les opérations du droit sont donc désormais déliées de l’obligation d’imiter la nature. Mais elles ne se trouvent pas pour autant déliées de toute obligation mimétique, puisque la technique juridique doit désormais ressembler tant que faire se peut à cette « seconde nature » qu’est le monde social. Tous ces auteurs admettent de bon gré que les êtres sociaux sont des êtres imparfaits et incomplets en comparaison des êtres naturels créés par Dieu, que les réalités sociales ne sauraient par conséquent être connues des hommes avec le même degré de certitude dogmatique que les réalités naturelles (qui sont connues dans leur vérité lorsqu’elles sont reconnues comme des Dogmes par l’Église Catholique), mais ils ajoutent qu’elles sont cependant assez connaissables par des moyens humains (en l’espèce la science juridique) pour prétendre guider l’œuvre des praticiens du droit, qui doivent s’employer à produire le droit en s’y conformant. Les êtres sociaux sont donc l’ordre de vérité et le modèle des êtres juridiques, quand bien même cette vérité serait « purement technique », au sens de « artificielle ». Pour la première fois dans la doctrine juridique, l’homme, c’est le monde de l’homme.
Déréliction
Comme on le voit, l’expérience que font ces auteurs s’apparente moins à une « perte de foi » dans les vérités naturelles, auxquelles ils ne cessent jamais, à des degrés divers, de croire sérieusement, qu’à une déréliction, ces vérités étant désormais trop éloignées et trop silencieuses pour être imitées à bon escient par le droit. C’est pourquoi les groupements n’ont pas à être naturels pour être réels, il leur suffit désormais d’être sociaux, c’est-à-dire d’appartenir à la réalité sociale, cet univers intermédiaire entre le droit et la nature qui est certes artificiel parce que d’origine humaine, mais assez substantiel pour servir de référentiel vérifonctionnel ultime et de modèle aux productions techniques du droit, au premier rang desquelles le régime de la personnalité juridique. Il ne sera donc pas nécessaire pour se voir reconnaître la personnalité morale que les groupements en question soient dotés d’une personnalité naturelle à l’instar des personnes physiques, il suffira qu’ils présentent certaines qualités purement techniques (en l’occurrence un intérêt ou une volonté propre, manifestée par des organes), qui seront interprétées comme autant de manifestations de leur existence sociale. On aura reconnu la structure commune aux raisonnements des juges de Dole et de la Cour de cassation. Le « social » est ici érigé en univers référentiel d’où procèdent des « renseignements mythiques » (la présence d’un intérêt social, d’organes pour l’exprimer, etc.) que le juriste va se contenter de « reconnaître » pour décider s’il doit ou pas conférer la personnalité morale à tel ou tel groupement.
Du point de vue ontologique, la force de cette théorie consiste à faire coïncider deux « régimes de vérité » : celui des « vérités naturelles » qui pour être vraiment (naturellement donc métaphysiquement) vraies sont indifférentes au droit (sinon sur le mode régulateur), et celui des « vérités sociales » qui sont certes des vérités « seulement » techniques, incapables de prétendre au rang de vérités métaphysiques ou dogmatiques, mais qui peuvent faire l’objet d’un degré de certitude suffisant et qui sont assez bien trouvées pour remplir la fonction de référent des vérités juridiques.
Il s’agit là d’un très notable bouleversement au terme duquel les juristes s’inscrivent dans une vision du monde où, du point de vue de la technique juridique, la nature n’est plus le seul référent des vérités juridiques, qui sont désormais indexées à une pluralité d’univers candidats au rôle d’univers référentiel, dans lequel ils peuvent aller chercher les renseignements mythiques qu’ils jugent pertinents pour justifier leurs opérations. Il en va ainsi de la Cour de cassation qui doit choisir entre les vérités artificielles de la psychologie, de l’anatomie et de la génétique. Il résulte de ce bouleversement un sentiment général d’inquiétude (il n’est pas aisé d’avoir le choix des mondes auxquels on voue la vérité de ses artifices), mais aussi une inédite forme de liberté qui inaugure, sinon une guerre des Dieux, au moins une ère de concurrence, dont nous ne sommes pas encore sortis, entre les univers (ou sous-univers) candidats au statut d’univers référentiel du droit.
Polycosmie
La fameuse querelle de la réalité de la personne morale nous apprend donc que, dans le droit, la réalité ne précède pas la technique (chronologiquement ou ontologiquement), mais au contraire qu’elle est désignée et instituée comme telle – on pourrait presque dire élue – par le droit, ses opérations et ses dispositifs. Cette querelle nous apprend en outre qu’il n’est désormais plus possible aux juristes de faire comme si un univers voisin s’imposait à eux comme référentiel unique de la vérité de leurs opérations, que tous les juristes ne partagent plus les mêmes croyances sérieuses à propos de ce qui est censé garantir la veritas iuris, qu’ils vivent donc sous la condition d’une irréductible liberté de choix qu’impose l’irréductible pluralité des régimes de vérité qui s’offrent à eux. Ou, pour formuler autrement cette condition de radicale polycosmie vérifonctionnelle, en puisant dans le lexique de Pierre Legendre, il n’y a plus de Référence unique. La condition présente de polycosmie vérifonctionnelle porte une conséquence importante sur la texture même des régimes de vérité mobilisés par le droit. Tant que les juristes partageaient la croyance sérieuse dans la respectabilité de la nature et la nécessité d’en imiter les vérités, une dogmatique juridique était possible. Dès lors qu’il n’y a désormais plus de véritables dogmes juridiques, mais seulement des ersatz de dogmes qui se désignent eux-mêmes comme incapables d’être vraiment des dogmes dans la mesure même où ils sont désignés comme tels par le droit, les juristes se trouvent libres non seulement de dire le droit, mais encore de penser la production du droit comme activité entièrement autonome, au sens où le droit commande non seulement la production des règles, mais encore celle des référents vérifonctionnels qui assurent cette production. La condition de polycosmie radicale offre la possibilité de penser l’activité juridique comme auto-institution autonome de la société.
Le réel au jeu du miroir
La possibilité de suspendre la croyance sérieuse et partagée dans l’existence d’un « réel » assez réel pour servir de référentiel aux artifices juridiques condamne les juristes à s’inscrire dans un jeu de miroir sans fin, dans lequel c’est in fine de l’intérieur du droit secondaire et saillant de la technique juridique que se sont élus les univers voisins réputés référentiels, dévoilant ainsi le « réel » comme à la fois plus artificiel et second par rapport aux artifices dont il est censé garantir la réalité. Dans ce jeu de miroirs, ce qui importe n’est pas tant d’élire un univers réel qui serait « vraiment » réel que de désigner comme référentiels des univers dont on peut se dire avec assez de conviction qu’ils sont réels pour continuer à jouer. On pourra méditer à ce sujet le paragraphe suivant, tiré d’un ouvrage du psychanalyste Donald Winnicott :
« Les philosophes ont toujours été soucieux de la signification du mot « réel » (…). Mais tous les philosophes ne sont pas capables de voir que ce problème qui obsède tout être humain décrit en fait la relation initiale à la réalité extérieure lors du premier repas théorique ; où de n’importe quel contact théorique. Je présenterais les choses de la manière suivante : quelques bébés ont la chance d’avoir une mère dont l’adaptation initiale active au besoin de l’enfant était suffisamment bonne. Cela leur permet d’avoir l’illusion de trouver réellement ce qui a été créé (halluciné). Finalement, après l’instauration de la capacité de relation, de tels bébés peuvent faire le pas suivant vers la reconnaissance de l’essentielle solitude de l’être humain. Finalement un tel bébé grandit pour dire « je sais qu’il n’y a pas de contact direct entre la réalité extérieure et moi-même, simplement une illusion de contact, un phénomène intermédiaire qui marche très bien pour moi lorsque je ne suis pas fatigué. Rien ne pourrait m’être égal comme l’existence d’un problème philosophique dans cette affaire » ».
Cette proposition suggère que le monde de la vraie vie pourrait ne pas être aussi réel que ça, qu’il n’y a en tout cas pas un « monde réel de la vraie vie » qui nous serait de toute évidence donné en commun, et que les références auto-satisfaites à de telles évidences, généralement associées à de fortes proclamations sur le sérieux du droit, ont plus pour fonction de rassurer leurs auteurs que de nous aider à comprendre comment le droit fonctionne réellement. On peut aussi lire les lignes qui précèdent comme une incitation à accorder une attention particulière aux difficiles et patients efforts que chacun d’entre nous fournit dans le but d’essayer d’articuler et d’associer nos fictions respectives, dans l’espoir de tisser ainsi des univers fictionnels partagés assez communs et assez accueillants pour être à peu près habitables collectivement. Le droit (tout comme la littérature, mais autrement) est un des lieux, et peut-être un lieu privilégié dans nos sociétés, où se fabrique ce genre d’opérations. Winnicott nous invite en outre à ne surtout pas poser la question philosophique du réel, à considérer que la question de savoir si le réel est réellement réel est à dissoudre d’urgence, ou encore à renoncer de résoudre le paradoxe de la « question du réel », à accepter d’entrer dans ce jeu de miroirs sans fin et à n’en pas sortir. Cette proposition éminemment politique est largement contestée dans certains milieux juridiques, je croyais pouvoir la traiter en conclusion, il s’avère qu’elle mérite mieux, et sera par suite traitée ailleurs, ultérieurement.
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