Civilité et incivilité chez Baltasar Gracián
Si la civilité relève bien du processus de civilisation par lequel s’expriment, sous des noms et des préceptes différents, l’idée et la réalité d’une nécessaire sociabilité, d’un nécessaire « savoir-vivre », alors les traités de Gracián, et notamment celui que l’on traduit en français par L’homme de cour, appartiennent bien au genre de la « civilité », dans la mesure où « le savoir vivre est aujourd’hui le véritable savoir »et où ces traités sont eux-mêmes constitués de normes de conduite à suivre dans les relations entre les individus. Dans cette perspective, l’œuvre de Gracián suppose, comme sa condition, la civilité érasmienne, beaucoup plus que le modèle du courtisan tel que le peint Castiglione : chez Gracián, comme chez Érasme, la normativité des manières d’être, donc la normativité éthique, ne concerne pas un groupe déterminé d’individus, mais tout individu, sans distinction. Chez Gracián, la civilité emprunte certes à la tradition des traités de cour l’idée d’une nécessaire normativité des manières d’être, mais pour l’étendre à l’ensemble des individus, c’est-à-dire à ce que l’on appelle aujourd’hui la « société civile ». La modification que Gracián fait subir à l’idée de « civilité » est par là analogue au changement qu’avait déjà introduit Érasme par rapport à la « courtoisie » médiévale : de même qu’Érasme conserve quelque chose des préceptes médiévaux pour en étendre la normativité à tout individu, de même Gracián hérite de la nécessité d’une normativité éthique pour en faire éclater la rigidité.
On ne trouvera pas en effet chez Gracián des préceptes aussi précis ni aussi contraignants que ceux que préconise La Civilité puérile d’Érasme, qui règlemente le comportement individuel jusque dans ses moindres détails. Cette différence est importante, car l’imprécision des règles de conduite est l’indice d’une indétermination de la normativité, qui rend dès lors possible et nécessaire un art de la prudence. Cet art, comme tout art, suppose le respect de certaines normes de comportement, qui définissent ou, du moins, délimitent le cadre de ce qu’il convient ou non d’être et de faire en société. C’est ce cadre que désigne la « civilité », entendue alors comme respect des convenances propres à une société donnée, donc comme sociabilité. Mais, Gracián n’ira jamais jusqu’à préciser ce qu’il convient d’être ou de faire dans telle ou telle situation particulière. Il écrira même que « vivre, ce ne doit jamais être s’assujettir à des règles générales (…) ni intimer de lois précises à la volonté », de telle sorte que le respect des convenances est laissé à la discrétion, ou à la prudence, de chaque individu. La régulation des relations interindividuelles ne relève dès lors en aucune manière d’une verticalité politique qui s’imposerait de l’extérieur, mais de la capacité de chacun de déterminer la règle à suivre en fonction des individus et des circonstances. La civilité telle que la donne à penser Gracián conduit ainsi à une forme d’autorégulation sociale fondée sur une immanence de la normativité éthique qui, par son indétermination a priori, rend nécessaire un art de la prudence et un commerce éthique des individus, les deux étant très étroitement liés.
L’absence de toute forme de transcendance régulatrice et normative implique en effet une égalité des individus, sinon de droit, du moins dans leur égale prétention à satisfaire leur intérêt. D’une certaine manière, c’est bien ce que signifie l’expression, classique, de « commerce des individus » : l’autorégulation des relations interindividuelles – la civilité – est conçue sur le modèle des échanges commerciaux, dont la norme, dans un cas comme dans l’autre, est l’intérêt. C’est pourquoi la civilité exige un « art de la prudence », qui doit dès lors s’entendre comme une forme de jeu ou de calcul stratégique visant à tirer le plus grand profit du commerce des individus. On comprend alors aisément en quoi une telle civilité est en définitive fondée sur une incivilité originaire, puisque chacun fait d’autant plus preuve de civilité qu’il a intérêt à le faire. Pour l’énoncer sous une forme paradoxale, voire contradictoire, on pourrait dire que le degré de civilité est proportionnel au degré d’incivilité. C’est ce paradoxe, ou cette contradiction, qui sera développé(e) ici, en dégageant d’abord les conditions et la signification de la civilité telle que l’entend Gracián pour ensuite faire apparaître ce que l’on pourrait appeler le « pivot » de toute relation interindividuelle et enfin renverser, à partir de ce pivot, cette valeur toute sociale qu’est la civilité, afin de faire apparaître son fondement ultime.
L’essentiel de la civilité chez Gracián consiste à « acquérir une renommée de courtois : cela suffit à rendre plausible. La courtoisie est la part principale de la culture : elle est une espèce de charme magique. De même qu’elle se concilie la grâce de tous, de même la discourtoisie attire le mépris et le mécontentement de tous ». Il n’est donc pas de civilité sans une forme de reconnaissance, que suggère ici le terme « plausible » : être « courtois », c’est d’abord le paraître et, par cette visibilité, comme par une espèce de « charme magique », susciter une forme d’accord ou d’entente quasi immédiate entre les individus. Mais, cette transparence éthique, ou sociale, n’est pas pour autant donnée, que ce soit naturellement ou structurellement : elle est un produit de la « culture », une disposition ou manière d’être par laquelle chaque individu se défait de cette « grossièreté » ou « barbarie » caractéristique de l’homme à l’état naturel. Il ne suffit donc pas de poser l’exigence de civilité ; il faut encore en déterminer les moyens, comme le fait la maxime 112 :
« Gagner la pieuse affection » et, pour ce faire, « entrer dans la représentation par l’affect. Certains se fient tellement à la valeur qu’ils mésestiment la diligence (diligencia) (…). La bienveillance facilite et supplée tout : elle ne suppose pas toujours les qualités, mais les pose, comme la valeur, l’intégrité, la sagesse, et même la discrétion (…). D’ordinaire, elle naît de la correspondance matérielle dans le caractère, la nation, la parenté, la patrie et la fonction. La [correspondance] formelle est plus sublime en qualités, obligations, réputation, mérites (…). On doit pouvoir se préoccuper des moyens de l’obtenir (diligenciar), et s’en prévaloir ».
Les qualités strictement personnelles ne suffisent donc pas à elles seules, ni par elles-mêmes, à fonder leur propre valeur, si l’on ne recourt à cette forme de reconnaissance qu’est la « faveur ». C’est pourquoi on doit faire preuve de « diligence », c’est-à-dire d’un soin attentif et dévoué à l’autre, qui s’exprime non pas à travers la rationalité de normes explicites de conduite, mais plutôt par une forme d’affect qui permet, précisément, de « gagner l’affection » ou se concilier « la grâce de tous ». Ainsi comprend-on la fonction de la « bienveillance » : une sympathie et une bonne volonté qui disposent un individu à vouloir du bien aux autres et à susciter, en retour, leur propre bienveillance, de telle sorte que tout rapport à soi doit être compris depuis une ouverture à l’autre. C’est cette ouverture que Gracián nomme « correspondance » et qu’il envisage selon une double perspective, « matérielle » et « formelle » : la première suggère qu’il s’agit d’une correspondance naturelle, ou donnée, dans laquelle s’inscrit l’individu sans effort particulier. La correspondance « formelle », en revanche, est « plus sublime en qualités », car elle ne relève en rien d’une quelconque naturalité : elle est un effort sur soi, un pouvoir de « diligenciar », c’est-à-dire de se soucier de soi-même, afin de se contenir dans les limites au-delà desquelles il n’est plus aucune correspondance possible, plus aucun moyen de gagner la bienveillance des autres. La civilité ainsi comprise est donc bien une éthique à part entière, et son fondement est pensé non en référence à une quelconque transcendance, mais dans l’immanence de la relation aux autres. C’est cette immanence qu’indique Gracián lorsqu’il écrit qu’il faut « entrer dans la représentation par l’affect » : quelle que soit la nature du rapport à l’autre, celui-ci est pensé comme un lien immédiat et affectif, ou immédiat parce qu’affectif, qui permet de comprendre en quoi la civilité est une normativité éthique à la fois du rapport à soi et de la relation aux autres.
C’est l’immanence de cette normativité toute relationnelle que suggère encore la maxime 108, où « le chemin le plus court pour [être] une personne » consiste précisément à « savoir être en relation (ladear) » :
« Le commerce [des individus] (trato) est très efficace, [car c’est par lui que] les habitudes et les goûts se communiquent. Le caractère s’unit [aux autres], et même l’esprit, sans qu’on le sente. Il faut donc tâcher promptement de se contenir pour se joindre [aux autres]. [Or, comme il en va] de même pour les autres caractères (genios), on parviendra [par ce moyen] à se tempérer sans violence (…). L’alternance des contraires embellit l’univers et le nourrit, et si elle est cause d’harmonie dans la nature, elle l’est plus encore en [matière de] mœurs (moral) ».
L’essentiel de l’« harmonie » des mœurs (moral), ou de la « société civile », est fait de ce que l’espagnol nomme « trato » : une façon de prendre soin de ses propres affaires et de soi-même, c’est-à-dire une manière d’avoir et d’être qui permette un commerce des individus. Le « trato » définit ainsi une forme d’« être en relation » pensée sur le mode du commerce et c’est toute la culture de la civilité qui acquiert dès lors une signification quasi économique, de telle sorte que la valeur morale et culturelle de la civilité relève moins d’« un idéal de perfection » désintéressé que d’une qualité propre au « negociante » :
« Posséder, à un degré élevé, quelque chose du négociant. Tout ne doit pas être spéculation : on doit aussi se soucier de l’action. Les plus sages sont faciles à tromper, parce que bien qu’ils sachent [ce qui relève de] l’extraordinaire, ils ignorent l’ordinaire de la vie, qui est [pourtant] plus nécessaire. La contemplation des choses sublimes ne leur laisse aucune place pour le [maniement des choses] manuelles qu’ils devraient connaître. Or, comme ils ignorent ce qu’ils devraient savoir en tout premier lieu, alors que tous possèdent une grande habileté en la matière, ils sont ou bien admirés ou bien tenus pour ignorants par le vulgaire superficiel. Il faut donc que le sage s’attache à posséder quelque chose du négociant, ce qui suffit pour ne pas être trompé, voire objet de risée. Il doit être homme de pratique, car même si ce n’est pas un savoir supérieur, c’est le plus nécessaire à la vie. À quoi sert le savoir, s’il n’est pas pratique ? Et le savoir vivre est aujourd’hui le véritable savoir ».
Dans la vie « ordinaire », qui est du domaine de l’« action », la « spéculation » rend le « sage » inapte non seulement au maniement des choses « manuelles », mais encore à toute relation, au point qu’il est exclu du commerce « ordinaire » des individus. En revanche, le « savoir pratique » du « négociant » est un savoir qui, à l’instar du « negotium » latin, est indissociable d’une occupation ou d’un travail. Mais le « negotium », comme le « negocio », est aussi une activité dont l’objet est « l’utilité ou l’intérêt que l’on trouve dans le commerce ». Ainsi, le « négociant » est également celui qui sait manier, ou gérer, ses propres affaires, pratiquer le commerce, c’est-à-dire l’échange de valeurs, afin d’accroître sa richesse. En ce sens, l’utilité du « savoir pratique » du « négociant » consiste, dans le cadre de « ce qui suffit pour ne pas être trompé », d’une part à connaître la valeur « ordinaire » de ce qui est en circulation, et, d’autre part, à « savoir être en relation » dans le « commerce » « très efficace » des « habitudes » et des « goûts ». Le « savoir pratique » du « négociant », son « savoir vivre » aussi bien, réside dans sa capacité de déterminer la valeur des « affaires » qui circulent dans le commerce des individus, où, chacun se disposant en fonction de la conduite des autres, les manières d’être des uns et des autres s’autorégulent et s’harmonisent. L’« harmonisation » des mœurs, voire de la société civile elle-même, ne se fonde donc pas sur la verticalité d’une normativité extérieure, comme dans le cas de l’étiquette, par exemple, mais sur la « communication » des « habitudes » et des « goûts ». La figure qui donne à voir ce commerce de la civilité ne peut donc être celle du « courtisan » ou de « l’homme de cour » : elle est celle de celui que l’espagnol nomme discreto (et que l’on traduit improprement aussi bien par « homme universel » que par « honnête homme »). Ainsi Gracián effectue-t-il un double déplacement : d’abord, de la verticalité politique propre à la cour, où les conduites des « courtisans » sont déterminées par une normativité centrale et transcendante vers une sociabilité qu’autorégulent des manières d’être individuelles à partir d’une normativité immanente au commerce des individus ; ensuite, de cette sociabilité vers une forme de « mondanité », ou civilité mondaine, qui définit chacun par sa capacité de se disposer vis-à-vis des autres et du monde, c’est-à-dire par son « savoir vivre », le mot étant compris comme culture d’une disposition adaptée à ce milieu désormais ouvert et indéterminé qu’est le « monde ». Dès lors, le discreto n’est plus seulement ni d’abord cet « honnête homme » composé, artificiellement, des qualités constitutives de la civilité classique : en tant qu’il est doué de discrección, il est un homme avisé et prudent, dont le jugement discerne avec perspicacité ce qu’il convient de faire ou d’être dans telle ou telle situation. Aussi, sa disposition éthique, et sociale, sa manière d’être de prime abord toute civile, est-elle plus complexe et en même temps plus ambiguë qu’il n’y paraît : si un art de la prudence est nécessaire, c’est bien que, d’une manière ou d’une autre, les moyens de parvenir à la fin que chaque individu se propose d’atteindre ne sont pas donnés, ils sont même éventuellement compromis, dans ce monde indéterminé où chacun use des mêmes moyens d’atteindre la même fin.
C’est cette complexité que dit, par exemple, la maxime 286 :
« Ne pas se laisser obliger entièrement, ni par tous, car ce serait être esclave et commun (…). La liberté est plus précieuse que le don, parce qu’elle se perd. On doit donc préférer que beaucoup dépendent de soi plutôt que de dépendre d’un seul (…). Surtout, on ne doit pas tenir pour une faveur l’obligation dans laquelle on s’engage, et le plus souvent l’astuce d’autrui mettra tout en œuvre (diligenciará) pour la prévenir ».
Le seul bien que chacun possède, plus précieux que tout don, est la « liberté », ce qui suppose d’être indifférent à la « faveur », comme à toute autre cause de dépendance. C’est donc cette « liberté » qu’il est nécessaire, par tous les moyens, de préserver, d’autant plus que l’« astuce » d’autrui mettra tout en œuvre pour en disposer. Cependant, il ne s’agit pas pour autant de rompre radicalement toute forme de civilité, puisque sauvegarder sa « liberté », se conserver à l’écart de toute aliénation, c’est inverser le rapport de dépendance et, pour ce faire, acquérir le pouvoir de s’engager soi-même de telle sorte que l’on engage les autres. La civilité est alors structurée par un double mouvement : un mouvement de désengagement, qui correspond à une retraite « en soi », et un mouvement d’engagement, qui suppose d’agir « par soi » et sur les autres.
C’est ce désengagement paradoxal que désigne l’art de la prudence :
« Fuir les engagements. C’est l’une des premières affaires de la prudence. Dans les grandes capacités, il y a toujours de grandes distances avant d’arriver aux situations extrêmes (…), et [ceux qui font preuve de cette grande capacité] sont toujours dans le milieu de leur sagesse. Ils parviennent tardivement à la rupture, car il est plus facile de soustraire le corps à l’occasion que d’en bien sortir. Ce sont des tentations du jugement et il est plus sûr de les fuir que de les vaincre. Un engagement en entraîne un autre plus grand, et on est rapidement à la limite de la chute. Il y a des hommes imparfaits par [leur] caractère, et même en raison de leur nationalité, faciles à engager dans des obligations. Mais celui qui marche à la lumière de la raison tranche toujours [rapidement] le différend : il estime que ne pas s’engager a plus de valeur que vaincre ».
Si les « hommes imparfaits », se laissant engager, donc aliéner, se situent toujours à la limite de la « rupture » et de leur propre « chute », les hommes de « grandes capacités », en revanche, sont proches du sage stoïcien : leur « jugement » tient à leur « capacité » non pas de sortir vainqueur d’une « situation critique », mais plutôt de « fuir les engagements ». C’est le lieu de ce non-engagement qu’indique cette forme de sagesse pratique qu’est la prudence, une position de retrait et de retenue, à l’écart de tous les « extrêmes », donc un « milieu » qui est certainement « bon », mais pas forcément « juste ».
C’est bien là le portrait du sage stoïcien, que peint encore clairement Gracián dans la maxime 137 :
« Le sage doit se suffire à lui-même. Il est pour lui-même tout ce qu’il possède et, étant avec lui-même, rien ne lui fait défaut. Si un ami universel suffit à faire Rome et tout le reste de l’Univers, on doit être cet ami de soi-même, et on pourra vivre seul. Qui pourra nous manquer s’il n’y a de plus grande représentation ni de plus grand goût que les siens propres ? On dépendra de soi seul, ce qui est la suprême félicité, semblable à celle de l’être suprême. Celui qui peut demeurer ainsi seul, n’aura rien de la brute, mais beaucoup du sage et tout de Dieu ».
L’autosuffisance est indissociable de la nécessité à la fois d’une séparation et d’une délimitation du lieu au sein duquel doit se tenir le sage : le sage est celui qui se transporte de l’extériorité jusqu’au lieu de lui-même, et se sépare ainsi de tout ce qui n’est pas lui. Par ce processus de séparation, tout individu peut ainsi accéder à la sagesse et, plus encore, « ressembler » à « l’être suprême », parce que certes il occupe le lieu le plus élevé, mais aussi, et surtout, parce qu’il est « tout ce qu’il possède », en quelque sorte une seule et même unité absolue. Le sage ainsi retiré en son lieu propre rappelle cet « homme universel » que, dès les premières lignes du Discreto, Gracián qualifiait déjà de « célèbre microcosme », si bien que le sujet individuel compose, avec les autres, « ses semblables », écrit Jankélévitch, « un pluriel d’absolus dont chacun peut dire Moi avec autant de raison et se considérer comme un microcosme et comme le centre perspectif de l’univers ». Chacun étant absolument ce qu’il peut être (un sujet autonome), chaque individu peut dès lors posséder une valeur égale à celle de tout autre. Mais, de ce fait, reste en suspens la question de la possibilité d’un accord harmonieux des individus entre eux, si ce n’est sous la forme d’une coexistence d’absolus totalement séparés les uns des autres. L’individualité microcosmique du sujet est monadique, et les individus se comportent alors comme des « monades sociales », voire morales : des sujets qui n’ont besoin que de leur propre force pour être ce qu’ils sont, mais dont la relation aux autres est, de ce fait, problématique, car sans harmonie préétablie.
C’est cette harmonie problématique qu’évoque la maxime 280, où Gracián décrit l’absence de « correspondance » dans les rapports entre les individus :
« Homme de loi. Le bon procédé a pris fin, les obligations ne sont plus tenues, et il y a peu de correspondances [entre les individus] : au meilleur service, la pire récompense, comme il est en usage aujourd’hui dans le monde (…). Il faut donc se servir de la mauvaise correspondance d’autrui, non pour l’imitation, mais pour la ruse (…) ; l’homme de loi n’oublie pas ce qu’il est eu égard à ce que les autres sont ».
La nécessité de ne « jamais s’oublier » se fonde sur la prise de conscience de la manière dont procèdent les autres, une absence de réciprocité qui rend impossible une quelconque entente civile. C’est cette incivilité que dit ici l’expression « homme de loi » : un rapport à soi pensé sur le modèle juridico-politique d’un gouvernement de soi, selon une « norme », dont la finalité est de sauvegarder l’entière autonomie de l’individu, ou la souveraineté du sujet. Cette maxime concentre dès lors l’essentiel de la pensée éthique de Gracián dans l’Oráculo manual, qui fait de la « subjectivité » individuelle la métaphore d’un État souverain, si bien que la métaphore traditionnelle de l’homme comme microcosme se transforme en métaphore baroque de la personne comme « micro-état ». C’est la conséquence nécessaire du projet sur lequel s’ouvre le premier ouvrage de Gracián (Le Héros) : proposer à tout individu une « Raison d’État de soi-même », c’est-à-dire un modèle politique du sujet individuel, propre à fonder une autonomie morale. Mais, de ce fait, c’est la nature de la relation aux autres (qui sont autant de micro-États) qui est transformée, de telle sorte que cette métaphore conduit directement à une analogie : il en est des relations entre les sujets individuels souverains comme des rapports entre les États souverains, qui fondent la civilité de leurs échanges sur une instabilité structurelle.
Cette instabilité apparaît notamment sur le plan du discours normatif, qui varie, incessamment, d’un point de vue à l’autre. Ainsi, par exemple, la maxime 144 prescrit, comme « stratagème pour parvenir à ses fins », d’« entrer dans la volonté d’autrui pour sortir avec la sienne » : « même dans les affaires du Ciel les maîtres chrétiens recommandent cette sainte astuce. C’est un détour important, car la représentation de l’utilité sert d’appât pour attirer une volonté ». En revanche, la maxime 193 recommande de faire « attention à celui qui entre avec la volonté d’autrui pour sortir avec la sienne. Il n’y a pas de meilleure parade contre l’astuce que celle de la mise en garde (…). Certains font en sorte que leur propre affaire (negocio) devienne celle d’autrui, et sans le contre-chiffre des intentions, on se trouve à chaque pas engagé à sortir du feu le profit d’autrui avec une main endommagée ». Chaque individu occupe tour à tour une position offensive, dont l’unique finalité est la victoire de son intérêt, donc la défaite de celui des autres, et une position défensive, en vue de protéger un intérêt menacé par la victoire de celui des autres. En raison de ces deux mouvements offensif et défensif, le lieu de la meilleure position est certainement le « milieu » entre, d’un côté, une complète extériorisation de soi, qui s’expose, par la transparence des « stratagèmes » mis en œuvre, à une défaite inéluctable, et, d’un autre côté, une totale intériorisation de soi, dont le retrait équivaudrait à signifier une défaite. En ce sens, l’intérêt de l’homme prudent consiste à être parmi les autres, afin de prendre soin de ses richesses (à savoir de lui-même), en se souciant de déceler et de prévenir les intérêts adverses le menaçant dans son intégrité.
Dès lors, une telle instabilité ne peut que conduire à un conflit permanent. La réalité et la nécessité de ce conflit apparaissent déjà sur le plan lexical, qui renvoie au jeu, au combat et au commerce, c’est-à-dire à des champs d’activités où la victoire de l’un implique la défaite de l’autre. Plus fondamentalement encore, cette structure conflictuelle tient au fonctionnement des relations entre les individus qui, comme celui de toutes « les relations de pouvoir », peut se « déchiffrer en termes de "stratégies" ». Aussi l’idée selon laquelle on peut envisager « la politique comme éthique » peut-elle s’inverser sans rien modifier au principe de la manière d’être à soi et aux autres : l’éthique comme politique ne signifie pas une simple transposition de la verticalité inhérente à la relation traditionnelle du prince à ses sujets ; elle signifie plutôt un déplacement, qui fait éclater l’axe de la verticalité en perspectives qui, au sein de leurs relations horizontales préservent l’aspect de relations verticales. La civilité doit alors se comprendre comme une forme de composition éthique des intérêts : mettre fin au conflit suppose en effet de « composer » avec les autres, c’est-à-dire de feindre une forme d’harmonie, qui est en définitive toute la réalité de la sociabilité propre à la civilité classique.
C’est cette forme de composition stratégique que l’on peut percevoir dans plusieurs maximes de l’Oràculo manual. Ainsi, par exemple, la maxime 259 :
« Prévenir les injures et en faire des faveurs. Les éviter plutôt que les venger relève davantage de la sagacité. C’est une grande adresse de savoir faire un confident de celui qui devrait être un rival, de transformer en protections de sa réputation ceux qui la menaçaient de leurs tirs. Savoir obliger vaut beaucoup : celui que l’on a occupé avec la reconnaissance n’a plus de temps [à consacrer] à l’offense. Et c’est savoir vivre que de transformer en plaisirs ce qui devait être des peines. De la malveillance elle-même, on doit faire une confidente ».
Il ne s’agit donc pas de mener une guerre ouverte dans un conflit frontal, mais d’user d’une stratégie qui consiste à désarmer le rival en rendant ses propres armes inefficaces. C’est là le sens de ce renversement de « l’ordre » que signifie l’obligation : obliger, c’est « transformer » la position défensive que l’on occupe (et, de ce fait, la situation de dépendance dans laquelle on se trouve) en position offensive, et inverser la situation en transformant des « injures » en « faveurs », la « malveillance » en « confidente », l’ennemi en ami. Mais cette stratégie peut également se concevoir dans l’autre sens : tandis que l’on doit « se fier aux amis d’aujourd’hui comme à des ennemis de demain, et les pires » qui, avec les « armes » que l’on aura données « aux transfuges de l’amitié », livreront « la plus grande guerre », en revanche, « avec les ennemis, on doit toujours tenir une porte ouverte à la réconciliation, qui doit être celle de la galanterie (galantería) : c’est la plus sûre ». La « guerre » que se livrent les individus est radicale, puisqu’il n’est aucune limite à son extension, pas même celle de l’amitié ; et elle suppose, comme sa condition de possibilité, l’instabilité propre à « l’ordre » des relations interindividuelles. Sans cette instabilité, c’est-à-dire sans la possibilité pour chacun d’être tour à tour ami et ennemi, aucun jeu de la relation ne permettrait d’en bouleverser continuellement le sens. On comprend dès lors que cette stratégie, qui vise à prévenir les attaques en désarmant l’adversaire, consiste à user habilement de la « galanterie », afin de ne pas supprimer la possibilité de tirer un « profit » quelconque de la relation aux autres.
C’est cet usage de la civilité, usage en apparence pacifique du conflit, que Gracián appelle « bonne guerre » :
« Ne jamais rivaliser. Toute prétention accompagnée d’une opposition nuit au crédit (…). Ceux qui font bonne guerre sont peu nombreux, tandis que la rivalité fait apparaître les défauts que la courtoisie avait permis d’oublier (…). La chaleur de la contrariété avive ou ressuscite les infamies mortes (…). Alors que parfois, et même le plus souvent, les offenses ne sont en aucune façon des armes de profit, la rivalité en use avec la vile satisfaction de sa vengeance (…). La bienveillance fut toujours pacifique, et la réputation bienveillante ».
Il n’est pas question de supprimer toute « prétention », mais seulement d’éviter l’« opposition » qui, dans une rivalité frontale, ne peut que susciter les « offenses » que la « courtoisie » avait permis d’oublier. La stratégie de composition, qui est le propre de la civilité, consiste donc en un conflit qui ne se manifeste jamais en tant que tel, et se dissimule derrière l’apparence de la bienveillante courtoisie. C’est là l’essentiel du pacifisme et de la « bienveillance » propres à la « bonne guerre » : loin d’exposer aux yeux de tous la vilenie d’une vengeance, elle use au contraire d’une manière d’être qui désarme l’adversaire en maintenant la relation pour la renverser à son profit. De ce point de vue, ce que la maxime 162 nomme « galanterie » est bien l’arme la plus efficace pour « triompher de la rivalité et de la malveillance », et on perçoit ici toute la subtilité de cette stratégie éthique de composition, où la victoire s’obtient par l’usage pour le moins singulier de la condition même qui est censée garantir l’harmonie pacifique des relations interindividuelles, et dont les différents noms (« galanterie », « courtoisie », « honnêteté » ou « politesse ») sont autant d’aspects d’une civilité qui se fonde en dernière instance sur une incivilité originaire.
Pour Gracián, le degré de civilité est proportionnel au degré d’incivilité, puisqu’il n’y a d’ouverture aux autres (de bienveillance, aussi bien) que dans l’exacte mesure où l’on a intérêt à une telle ouverture. Autrement dit, il n’y a pas de civilité désintéressée. Cette incivile civilité justifie d’ailleurs la nécessité d’un « art de la prudence », une prudence qui n’a plus grand-chose à voir avec la phronésis aristotélicienne ou la prudentia thomiste, mais s’apparente davantage à la virtú machiavélienne. Il ne s’agit plus en effet d’une vertu orientée vers la réalisation du bien, mais d’une disposition forcément indéterminée consistant à user des circonstances, ou occasions, en vue de la seule satisfaction d’un intérêt propre. En même temps, on perçoit toute la modernité du propos de Gracián, puisque la civilité, toute entière réduite à un « art de la prudence », n’est autre qu’une stratégie de composition des intérêts, à l’origine de ce que l’on peut appeler un « libéralisme éthique ».