Liberté, civilité, politesse : la géographie des Lumières selon Madame de Staël
Introduction
Pour comprendre la réflexion de Madame de Staël sur la civilité, il faut la replacer dans le cadre plus général d’une discussion qui traverse tout le XVIIIe siècle et qui porte sur les relations, en Europe, entre les formes de civilité, le développement des arts, des sciences et des lettres et les différents régimes politiques. Cette discussion a une certaine cohérence car, quels que soient leur philosophie et leurs idéaux politiques, ses principaux protagonistes s’accordent à reconnaître certains traits caractéristiques aux principales nations européennes (notamment la France, l’Angleterre, l’Italie et la Russie – dont l’européanité est en elle-même un problème). Un des principaux lieux communs des Lumières est ici que, si l’Europe entière est en train de se civiliser et de donner ainsi des possibilités importantes à la sociabilité humaine, la France représente un cas particulier du fait de l’importance qu’y a pris la politesse, qui est davantage que la civilité, mais dont le brillant peut aller de pair avec une certaine corruption morale, liée à la servitude politique et à l’inégalité extrême des rangs. Dans cette discussion, les meilleurs représentants des principales positions en présence sont sans doute Montesquieu, Hume et Jean-Jacques Rousseau. Pour Montesquieu, chez qui la comparaison entre la France et l’Angleterre joue un rôle majeur, l’opposition entre les deux nations s’exprime notamment dans une alternative entre la politesse française et l'honnêteté anglaise : « Les Anglais sont occupés : ils n’ont pas le temps d’être polis ». L’orientation première de la pensée de Montesquieu est sur ce point assez défavorable à la France, dans la mesure où la politesse française peut paraître liée à la Monarchie absolue (au « despotisme »), ce qui explique que la politesse et la liberté politique fassent rarement bon ménage : « Les nations libres sont des nations policées. Celles qui vivent dans la servitude sont polies ». Dans De l’esprit des lois, cependant, Montesquieu finit par faire de la politesse française une expression de l’« esprit général » de la France, compatible avec le véritable esprit de la monarchie modérée et avec le principe de l’honneur : la régulation de la société par les « manières » est, concurremment au paradigme (anglais) du « commerce », une forme possible de la liberté modérée. L’expression la plus élaborée de cette opposition entre la France et l’Angleterre se trouve chez Hume, qui veut montrer que l’Angleterre n’est pas la seule forme de régime libre et que, à côté de la quasi République anglaise, la « monarchie française », que les Anglais voient comme un régime despotique, représente elle aussi une combinaison acceptable entre les égoïsmes et les partialités. Dans l’essai sur « la naissance et le progrès des arts et des sciences », Hume donne ainsi un parallèle systématique entre la France et l’Angleterre, qui met en relation le régime politique, le statut des arts et des sciences, les manières et la place des femmes dans la société. L’Angleterre est un régime libre, dans lequel les citoyens sont en quelque façon égaux et où prédominent les sciences et des arts utiles ; les femmes n’y sont pas battues comme elles le sont en Russie, mais elle sont exclues de la vie publique, ce qui se traduit par une société où l’éloquence est importante, mais où la conversation a peu de place. En France au contraire, la longue chaîne d’inégalités qui va du prince au plus humble sujet oblige tout le monde à plaire, ce qui explique l’essor brillant des beaux-arts et des belles-lettres, qui sont agréables plus qu’utiles. Mais l’inégalité des rangs et des conditions a une contrepartie dans la politesse, qui est une compensation de l’inégalité destinée à la rendre acceptable et dont la galanterie des hommes envers les femmes est une des formes principales. Tout cela donne donc une société régie par les manières, où les homme sont libres mais ne participent pas au pouvoir et où la conversation, dans laquelle les femmes règnent, occupe une place centrale. Du Discours sur les sciences et les arts à la Nouvelle Héloïse, l’œuvre de Rousseau pourrait se lire comme une inversion des thèses de Hume : la France et l’Angleterre, du fait même du « progrès » dont elles sont le lieu, représentent deux formes de la corruption moderne ; mais l’Angleterre a néanmoins une certaine supériorité sur sa rivale, due aux traits « républicains » de son régime. Or, les relations entre les hommes et les femmes, les manières et la place des lettres dans la société sont les indices les plus sûrs de cette supériorité : la décence des Anglaises, leur exclusion complète de la société, les mœurs viriles des Anglais les rapprochent des Genevois de la Lettre à d’Alembert, qui résume par ailleurs ainsi la question politique : « Qu’un Monarque commande des hommes et des femmes, cela lui doit être assez indifférent pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République, il faut des hommes ». C’est pour cela que, dans les lettres de Paris de Saint Preux, la brillante politesse française apparaîtra comme le modèle de tous les mensonges.
On voit ainsi où se situe l’originalité de la pensée de Madame de Staël, qui va repenser l’ensemble de ces problèmes dans un contexte dominé par la Révolution française et par les bouleversements que celle-ci a provoqués en Europe. Les grandes questions seront pour elle les suivantes. Quels changements la Révolution a-t-elle introduits dans les nations européennes, dont les régimes ont été bouleversés ? Que reste-t-il, notamment, de la politesse et de la conversation françaises, si celles-ci étaient liées à la monarchie absolue et à l’aristocratie ? De quelle littérature aura-t-on besoin dans un État libre et, derechef, que restera-t-il de ce qui faisait l’éclat particulier de la France ? Si, enfin, le régime qui combine la liberté et la modération doit ressembler à l’Angleterre, est-ce que cela implique que la place des femmes y sera aussi réduite et que la voie de la gloire leur restera fermée ? Ce sont ces questions qui vont conduire Madame de Staël à proposer une nouvelle lecture de l’histoire et de la géographie des Lumières, que je propose d’étudier en trois moments, avant de conclure par un bref examen des Considérations sur la Révolution française.
1/ Les Lumières, l’Ancien Régime et la Révolution française. Peut-il y avoir une politesse républicaine ?
2/ L’Angleterre et l’Italie.
3/ France-Allemagne : peut-on associer la grâce et la profondeur ?
Conclusion : Liberté politique et civilité.
Les Lumières, l’Ancien Régime et la Révolution française. Peut-il y avoir une politesse républicaine ?
Dès les lendemains de la Terreur, Madame de Staël a adopté une position dont elle ne variera plus jamais ; elle est une fille de la Révolution, dont elle approuve les principes initiaux, elle souhaite la consolidation d’un régime républicain ou tout au moins libéral, mais elle veut aussi dans ce but écarter tout risque de retomber dans la Terreur, tout en dénonçant fortement, et de manière insistante dès le début du Consulat, le danger que représenterait une confiance sans limite en la gloire militaire. Parmi les traits de la Terreur qu’elle a mis en lumière dès son premier grand livre politique, resté inédit jusqu’en 1906, mais rédigé en 1798, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution…, il en est un qui touche directement la problématique que nous venons d’évoquer. La Terreur s’est traduite par le triomphe d’un langage plein d’« expressions grossières ou féroces », qui a pour effet d’ôter à l’homme « toute sa dignité, son respect pour les autres et pour lui-même » et qui ne peut pas être combattu sans un minimum de bon goût : « ce n’est point une opinion frivole que la haine du mauvais goût ». La Terreur, dans sa dimension populaire, a donc partie liée avec une dégradation subite des manières et des mœurs, qui peut sans doute s’expliquer historiquement, mais qui ne peut pas pour autant être justifiée et qui, surtout, oblige à considérer que la question des manières ne renvoie pas seulement à une nostalgie rétrograde de la « douceur de vivre » de l’Ancien Régime. Le même problème va donner lieu, dans De la littérature (1800), à une réflexion de grand style qui met en jeu toute la problématique de la civilité et de la politesse dans leur relation avec la liberté.
De la littérature est un très grand livre qui reste aujourd’hui encore sous-estimé pour des raisons qui ont été très bien mises en lumière par Gérard Gengembre et Jean Goldzinck dans leur édition. La place de l’ouvrage dans l’histoire de la réflexion sur ce que nous appelons la littérature, combinée avec la faveur donnée à Chateaubriand, nous empêche de le lire pour ce qu’il est : un essai d’histoire philosophique de la civilisation européenne, dont les cadres conceptuels viennent de la philosophie politique et qui fait de la Révolution française un tournant majeur de cette histoire. On retient, à juste titre, l’idée qu’il s’agit pour Madame de Staël comme d’ailleurs pour son adversaire Bonald, d’expliquer la « littérature » par la « société », mais on oublie que, chez elle, la « littérature » inclut la philosophie au même titre que la poésie ou le roman, et surtout on ne voit pas que, une fois admis le cadre général de la perfectibilité, c’est le régime politique qui, très classiquement, donne sa forme à la société dans le cadre de « circonstances » qui en modifient partiellement les effets. C’est de là que vient la tonalité singulière du très beau chapitre (chapitre XVIII de la première partie) où Madame de Staël explique « Pourquoi la Nation française était-elle la nation de l’Europe qui avait le plus de grâce, de goût et de gaîté ». Ces qualités ne sont pas liées à un « esprit national » invariable car le caractère national n’est rien d’autre que « le résultat des institutions et des circonstances qui influent sur le bonheur d’un peuple, sur ses intérêts et sur ses habitudes », ce qui signifie, d’une part, qu’elles sont intimement liées à tout ce que la raison réprouve dans l’Ancien Régime (l’arbitraire et le privilège) et, de l’autre, que la Révolution les a sans doute irrémédiablement affaiblies, sinon détruites. D’un côté, donc, Madame de Staël va reprendre tous les éloges que les meilleurs défenseurs de la France, notamment Hume et Voltaire, ont donnés du caractère et de ce que nous appellerions la culture des Français mais, de l’autre, le centre de perspective de ce tableau splendide se trouve dans une situation politique très particulière, dans laquelle la politesse, la grâce et le goût permettaient à la fois d’adoucir le pouvoir et de suppléer son arbitraire en légitimant ses faveurs :
« Il n’y avait donc qu’en France où l’autorité des rois s’étant consolidée par le consentement tacite de la noblesse, le monarque avait un pouvoir sans bornes par le fait et néanmoins incertain par le droit. Cette situation l’obligeait à ménager ses courtisans mêmes, comme faisant partie de ce corps de vainqueurs, qui tout à la fois lui cédait et lui garantissait la France, leur conquête ».
La monarchie française, à la fois despotique (Montesquieu) et « civilisée », est donc bien à l’origine des traits qui font à la fois le charme et la grandeur de cette nation. Elle a favorisé les arts et les lettres, dans la mesure où ils contribuaient à la gloire du Roi (cf. Voltaire) ; elle a donné aux écrivains français une acuité morale sans égale ; elle a promu le meilleur goût dans la tragédie tout en étant propice à l’essor de l’« esprit » ; elle a fait de la conversation un art que les autres peuples d’Europe ont toujours peiné à s’approprier ; elle a donné aux femmes une influence considérable et civilisatrice qui est elle-même sans exemple. Mais ces traits sympathiques par eux-mêmes, comme aurait pu dire Kant, sont tous intimement liés à l’arbitraire et vont de pair avec une certaine corruption morale. La France était le règne du paraître, et non de l’être, où la gloire des arts et des lettres se déployait sans aider au perfectionnement moral de la nation, comme c’est le cas, au contraire, dans des pays qui n’ont pas connu de « grand siècle » ; la sagacité de La Rochefoucauld et de La Bruyère ne s’exerçait que dans des sociétés restreintes parce que le point de vue politique était interdit : l’esprit tendait à la recherche du « ridicule et de la raillerie qui peut à elle seule faire mourir dans un cœur généreux la vive espérance qui l’encourageait à l’enthousiasme de la gloire et de la vertu » ; la conversation compensait l’absence d’une vraie éloquence politique et découlait du « loisir » (inutile) - « que la monarchie laissait à la plupart des hommes distingués en tous les genres » – et le pouvoir des femmes n’était si grand que parce qu’il s’exerçait dans un monde où « tous les événements se passent dans les salons » et où « tous les caractères se montrent par les paroles ».
Quoi qu’il en soit, la grâce et la politesse françaises appartiennent à un monde révolu :
« On ne verra plus rien de pareil en France avec un gouvernement d’une autre nature, de quelque manière qu’il soit combiné ; et il sera bien prouvé alors que ce qu’on appelait l’esprit français, la grâce française, n’était que l’effet immédiat et nécessaire des institutions et des mœurs monarchiques, telles qu’elles existaient en France depuis plusieurs siècles ».
D’un côté, donc, la terreur et la violence révolutionnaires ont été facilitées par les « systèmes grossiers » et par la « vulgarité avilissante » qui ont sévi sous la Révolution ; d’un autre côté, les « idées factices de la monarchie » sont définitivement mortes, après que leur discrédit ait rejailli sur toute forme de politesse. Il faut donc trouver un moyen terme entre la politesse monarchique et la vulgarité révolutionnaire, qui ne peut consister dans la restauration de la politesse d’Ancien Régime, mais qui doit se traduire par l’invention d’une politesse républicaine. La politesse va donc être détachée des « formes de galanterie du siècle de Louis XIV » pour se rapprocher de ce que, au XVIIIe siècle, on appelait simplement la « civilité » : « la politesse est la juste mesure des relations des hommes entre eux », elle est « le lien que la société a établi entre les hommes étrangers les uns aux autres ». Dans le contexte républicain, elle se confond avec l’« urbanité des mœurs » et est en fait plus contraignante encore que dans l’ancienne société, puisque les supériorités ne sont jamais définitivement acquises. Cependant, même si elle ne reprend pas les formes de l’ancienne politesse, elle conserve bien sous des formes nouvelles deux caractères traditionnellement reconnus à la politesse française. La « grâce » disparaîtra peut-être, mais les Français doivent rester aimables et doivent se garder de « substituer à l’accueil jadis bienveillant des Français la froideur et la dignité », qui produisent chez autrui le sentiment qu’on ne lui attache pas d’importance. Plus significatif encore, la politesse des autorités républicaines les obligera encore à faire oublier leur puissance pour en faire accepter le poids: « l’autorité est en elle-même un poids que les gouvernés ont peine à supporter », « tout homme de goût et d’une certaine élévation d’âme, doit avoir le besoin de demander pardon du pouvoir qu’il possède ». Ce qui, pour Hume, caractérisait la « monarchie civilisée » doit donc se retrouver dans la nouvelle République, qui devra également créer quelque chose comme une nouvelle aristocratie, fondée sur le mérite reconnu et sur les Lumières, et non plus sur l’autorité.
On a donc bien, chez Madame de Staël, une idée originale de ce que doivent devenir la civilité et la politesse dans une République. À beaucoup d’égards, elle aurait pu être revendiquée comme une des ancêtres légitimes de la IIIe République de Jules Ferry et elle anticipe avec beaucoup de perspicacité les compromis et les transactions qui, au XIXe siècle, vont permettre la coexistence entre les héritiers de l’ancienne France et ceux de la Révolution. Mais elle est également consciente du prix à payer pour civiliser la France post-révolutionnaire : la place des femmes de talent, et notamment de celles qui écrivent, risque d’être plus réduite encore que dans la société « aristocratique » (« Dans les monarchies, elles ont à craindre le ridicule, et dans les républiques la haine »), l’« esprit » sera moins brillant, la littérature devra s’affranchir du goût aristocratique et la comédie aura une place moins importante.
L’Angleterre et l’Italie
Madame de Staël espère donc bien que la France va trouver une voie moyenne, mais, en attendant, la logique de la discussion la conduit à valoriser l’Angleterre, qui est le pays classique de la liberté politique, par opposition à l’absolutisme français. Or, on a vu que, dans la discussion du XVIIIe siècle, la liberté anglaise va de pair avec trois traits majeurs qui l’opposent à la sociabilité française : la politesse y est moins raffinée, la société y montre moins de gaîté et les femmes y occupent une moindre position dans les classes supérieures. Ces traits vont apparaître dans tous les textes de Madame de Staël sur l’Angleterre, de De la littérature aux Considérations sur la Révolution, mais il me semble que c’est dans le roman Corinne ou l’Italie que l’on trouve les choses les plus intéressantes, dans la mesure même où la forme romanesque permet de mettre en scène de façon dramatique les dilemmes qui se posent à une femme de talent supérieur et même de génie à une époque où la liberté s’étend, où le bonheur public vient au centre de la politique et où de nouvelles possibilités s’ouvrent à la gloire – sans qu’aucune femme puisse jamais vraiment jouir à la fois de la liberté, du bonheur et de la gloire. Je ne développerai pas ici la question anglaise ni l’exemple italien, pour lesquels je renvoie notamment à la parfaite analyse de Mona Ozouf, mais je voudrais juste insister sur deux points majeurs.
Même pour ce qui concerne les femmes, le jugement de Madame de Staël sur l’Angleterre reste toujours fondamentalement positif. Dans De la littérature, elle disait que « L’Angleterre est le pays du monde où les femmes sont le plus véritablement aimées », et c’est ainsi qu’elle expliquait le charme singulier des romans anglais. Quels que soient les malheurs de son héroïne, qui tient à la disproportion entre les attentes du génie et le caractère des hommes anglais (et singulièrement d’Oswald, « si empêtré dans les filets de l’opinion »), ce jugement n’est pas renié dans Corinne : les mœurs anglaises protègent jusqu’à un certain point les femmes, en rendant possibles des « sentiments profonds et durables » dont Corinne elle-même ressent le besoin, et en les protégeant contre les mauvais côtés de la sociabilité française que sont l’ironie et la médisance.
D’un autre côté, le rôle singulier joué par l’Italie, pays dans lequel la grâce et la beauté des sociétés aristocratiques s’épanouissent sans que règne la vanité française, ne lui donne pas pour autant le statut d’une alternative réelle. L’Italie est la terre de l’exception heureuse et fragile, qui permet l’éclosion de l’amour et de la gloire, sans pouvoir les pérenniser. Il y a là encore, de ce point de vue, une analogie entre la civilité et la politique : il manque à l’Italie la stabilité et l’unité nationale qui, pour Voltaire, ont permis à la France de reprendre l’héritage de la Renaissance, et qui, pour les libéraux français, expliquent la permanence de la liberté anglaise.
France-Allemagne : peut-on associer la grâce et la profondeur ?
Comme De la littérature, De l’Allemagne est un grand livre qui, jadis célèbre, est aujourd’hui sous-estimé. Cet oubli est dû sans doute au fait que l’Allemagne de Madame de Staël est une nation divisée et politiquement impuissante, dont les passions sont évidemment très éloignées de celles qui vont se développer dans le sillage de l’œuvre de Bismarck. À cela s’ajoute le fait que, dans un livre qui est l’antithèse de celui de Madame de Staël, Heinrich Heine a donné un tableau drôle et féroce de son voyage et de ses rencontres, qui la peint comme un bas-bleu indiscret mais pour finir mal informé, qui aurait bâti une interprétation naïvement complaisante de la pensée des auteurs qu’elle aurait trop rapidement approchés. Ce jugement sommaire est souvent appuyé par les philosophes français qui, comme les littéraires refusent l’agrégation de lettres modernes à l’auteur de De la littérature, la recalent à l’agrégation de philosophie au prétexte que ses interprétations de Kant ou de Fichte ne satisfont pas aux canons français de l’explication de textes. Tout cela est extrêmement injuste, s’agissant d’un des premiers livres à présenter un tableau cohérent et compréhensif de la grande culture allemande, qui va d’ailleurs de pair avec une vision générale très juste de la nature de la révolution kantienne.
Le grand sujet de De l’Allemagne est en fait la comparaison entre la France et l’Allemagne, qui suit une voie très différente de celles que Madame de Staël avait empruntées dans De la littérature. Dans cet ouvrage, l’idée centrale était celle de la dépendance de la « littérature » à l’égard de la société, elle-même comprise, de manière très classique, à partir de la logique du régime politique et des circonstances historiques. Dans De l’Allemagne, il s’agit de comparer deux nations dont les structures sociales sont moins éloignées qu’il n’y paraît, mais qui incarnent deux principes moraux et philosophiques opposés. La politesse, avec tout ce qui l’accompagne (la légèreté, la gaîté, le rôle social des femmes, l’importance de la conservation), reste plus que jamais le trait central de la France, et elle n’est plus seulement le résultat d’un régime politique disparu, mais plutôt la conséquence d’une manière d’être ou, pourrait-on dire, d’un rapport au monde. La France est une société – elle est même la société avant d’être une nation – qui a saisi à la perfection la manière dont on doit se conduire dans la conversation et, plus généralement, dans les rapports extérieurs ; à l’opposé, l’Allemagne est la « patrie de la pensée », où le génie atteint souvent à la profondeur mais dont les manières ne peuvent suffire à créer un monde agréable. Il faut donc, dans le dialogue franco-allemand, viser une synthèse entre deux modes d’êtres qui ne sont pas très éloignés de ce que l’on va bientôt appeler culture et civilisation :
« Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu’aux livres ; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu’à la conversation et nous avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel que, même pour la grâce, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d’un peu plus de profondeur ».
Dans la Doctrine de la vertu, Kant conclut un éloge (inattendu ?) de la politesse en disant qu’il faut « ajouter les grâces à la vertu » et que cela même est un « devoir de vertu ». Dans son essai « Sur la grâce et la dignité », Schiller, pour qui Madame de Staël avait une dilection particulière, plaide pour la complémentarité de ces deux qualités morales. Dans son plaidoyer pour un rapprochement entre la « grâce » française et la « profondeur » allemande, Madame de Staël ne me paraît pas infidèle à ces deux grands représentants de ce qui, pour elle, constitue l’esprit allemand. Il me semble en tout cas que, pour la question qui nous intéresse – l’histoire de la civilité – elle jette une lumière puissante sur trois problèmes majeurs.
En premier lieu, elle donne, au chapitre XI du Livre I, un tableau inoubliable de l’« esprit de conversation » qui est pour elle au centre de l’expérience française ; elle synthétise deux siècles de réflexion qui vont bien au-delà du monde des salons et qui éclairent notamment les dispositions politiques des Français. Elle renouvelle aussi l’opposition entre le « goût » et le « génie » d’une manière qui permet de faire droit aux convenances sans brimer l’esprit créateur – et qui anticipe plus d’un siècle de controverses esthétiques. Elle donne, enfin, une parfaite analyse des obstacles que le modèle culturel français rencontre en France même : « La poésie française étant la plus classique de toutes les poésies modernes, elle est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple… ».
Conclusion : Comment civiliser la Révolution ?
La géographie des Lumières s’était constituée autour des expériences politiques de la Renaissance et de l’âge classique (les villes libres italiennes, la monarchie française, la quasi-république anglaise, le despotisme russe et ses prétentions civilisatrices). Madame de Staël la repense à partir de la Révolution française, dont elle est une des premières à percevoir les deux effets majeurs : la ruine définitive des « anciens régimes » européens, la généralisation de la forme nation, dans sa double dimension « civique » et « culturelle ». Le problème central de son œuvre est en fait de savoir comment « civiliser la Révolution » et, pour ce qui concerne la France, quel usage faire d’un héritage lié à la monarchie absolue mais dont la Révolution a montré qu’il ne pourrait pas être totalement abandonné sans dommages. Ce problème se retrouve à chaque étape de sa réflexion, avec quelques fois des hypothèses aventureuses (défendre contre Napoléon l’« esprit de liberté » de la Russie, par exemple). Son dernier ouvrage, Considérations sur la Révolution, identifie, dans le moment 1789, l’instant privilégié où l’esprit des Lumières a rencontré l’esprit de conversation avant de sombrer dans la vulgarité et dans la violence :
« Tout était en opposition dans les intérêts, dans les sentiments, dans la manière de penser ; mais tant que les échafauds n’avaient point été dressés, la parole était encore un médiateur acceptable entre les partis. C’est la dernière fois, hélas ! que l’esprit français se soit montré dans tout son éclat, c’est la dernière fois, et à quelques égards aussi la première, que la société de Paris ait pu donner l’idée de cette communication des esprits supérieurs entre eux, la plus noble jouissance dont la nature humaine soit capable. Ceux qui ont vécu dans ce temps ne sauraient s’empêcher d’avouer qu’on n’a jamais vu tant de vie ni tant d’esprit nulle part ; l’on peut juger, par la foule d’hommes de talent que les Français développèrent alors, ce que seraient les Français s’ils étaient appelés à se mêler des affaires publiques dans la route tracée par une constitution sage et sincère ».
Dans ce moment parfait, Madame de Staël servait la révolution mais elle était aussi la médiatrice entre les deux partis, comme elle l’était, dans son salon, entre l’ancien monde et le nouveau : elle a pu ainsi connaître la gloire tout en espérant que son bonheur privé allait coïncider avec le bonheur public. Mais il faut aussi remarquer que ce bonheur si éclatant n’était qu’un état précaire, tant il reposait sur des principes étrangers à ceux du régime représentatif moderne. Si on n’est pas enivré par l’image fascinante de la rencontre entre l’esprit de conversation et la liberté politique, on reconnaîtra sans doute, dans le mouvement brillant qui anime les meilleurs esprits en 1789, une continuation paradoxale de l’instabilité et de l’arbitraire qui, dans la société aristocratique française, avait permis l’essor de « l’esprit de société ». C’est ce que va montrer, dans la sixième partie des Considérations, la longue analyse des relations entre la société anglaise et le régime libéral, qui nous ramène à une alternative fondamentale entre la France, dont le malheur politique s’est accompagné, pour les femmes, d’une situation brillante, et l’Angleterre, où la liberté politique a pour contrepartie leur exclusion de la sphère publique :
« En Angleterre, [les femmes] ne se mêlent jamais aux entretiens à voix haute ; les hommes ne les ont point habituées à prendre part à la conversation générale : quand elles se sont retirées du dîner, cette conversation n’en est que plus vive et plus animée. Une maîtresse de maison ne se croit point obligée, comme chez les Français, à conduire la conversation, et surtout prendre garde qu’elle ne languisse. On est très résigné à ce malheur dans les sociétés anglaises, et il paraît beaucoup plus facile à supporter que la nécessité de se mettre en avant pour relever l’entretien. Les femmes, à cet égard, sont d’une extrême timidité ; car dans un État libre, les hommes reprenant leur dignité naturelle, les femmes se sentent subordonnées.
Il n’en va pas de même d’une monarchie arbitraire, telle qu’elle existait en France. Comme il n’y avait rien d’impossible ni de fixe, les conquêtes de la grâce étaient sans bornes et les femmes devaient naturellement triompher dans ce genre de combat. Mais en Angleterre, quel ascendant une femme pourrait-elle exercer, quelque aimable qu’elle fût, au milieu des élections populaires, de l’éloquence du Parlement et de l’inflexibilité de la loi ? ».
Pour Madame de Staël, le problème féminin montre donc que l’émancipation moderne restera toujours en deçà de ses promesses et qu’elle laisse subsister une insatisfaction et une inquiétude qui sont peut-être le ferment nécessaire de la liberté. Comme le dira le plus grand penseur de l’État moderne et de la réconciliation entre l’individu et l’esprit objectif, la « féminité » est « l’éternelle ironie de la communauté ».