Le thème de cette présentation aborde un des thèmes de prédilection des historiens du droit anglais puisqu’il s’agit de traiter du rapport entre la common law et la Renaissance. Que ce soit Frederic W. Maitland dans sa fameuse Rede Lecture de 1901, Donald R. Kelley ou John H. Baker, ces auteurs ont tous tenté de cerner les influences de la Renaissance sur le droit anglais. Face à cette problématique, la plupart des historiens de la common law se sont plus précisément interrogés sur une possible intégration ou réception du droit romain ou plus largement du civil law (qui recouvre le droit romain et le droit canonique) en common law. La question est effectivement lourde d’implications puisqu’elle invite à se poser ou à se reposer celle des origines des spécificités de la culture de la common law, et donc du rapport de la culture juridique anglaise avec « la » culture juridique continentale – avec tout ce que cette expression peut emporter d’approximatif. La plupart de ces auteurs se concentrent généralement sur une période s’étendant du XIVe siècle à la fin du XVIe siècle parce que ces années ont vu des transformations juridiques profondes en Angleterre mais il est possible d’en identifier des répercussions jusqu’au XVIIe siècle. Certains auteurs cherchent à mettre en avant les raisons de la particularité de la culture juridique anglaise alors que d’autres, au contraire, mettent en lumière des rapprochements entre les Îles Britanniques et le continent.

 

Pour Maitland par exemple, c’est l’existence des Inns of Court qui explique la spécificité de la tradition de la common law et la continuité de son caractère médiéval :

 

« Ce qui est particulier à l’Angleterre médiévale n’est pas le parlement car nous pourrions voir des réunions d’États (Estates) ailleurs, ni le jugement par jury, car il existait en France où il a été peu à peu supprimé. En revanche, nous ne trouverions que très difficilement ailleurs les Inns of Court et les Year Books qui était étudiés là-bas ».

 

John H. Baker, dans son article sur le droit anglais et la Renaissance recherche, lui, des causes relevant de l’évolution « interne » de la common law et de sa tradition. Pour cet auteur, qui prolonge la réflexion de Maitland sur ce point, ce serait la professionnalisation des juges au sein des juridictions, accompagnée d’une modification du statut de la doctrine ainsi que de la montée de l’importance de la prise de décision judiciaire, qui constitueraient les marques les plus significatives d’un rapprochement entre la culture juridique anglaise et celle du continent. Mais John H. Baker examine les effets de ce changement dans le champ du droit judiciaire privé, sans nécessairement les mettre explicitement en lien avec les modifications éventuelles d’un discours constitutionnel et ne prolonge pas son étude jusqu’à la période du XVIIe siècle. L’auteur qui a cherché une autre explication intrinsèque de la spécificité de la common law dans un champ approchant celui du droit public est J.G.A. Pocock puisqu’il établit un lien entre la « mentalité de la common law » (« common law mind ») et le rapport des juristes et historiens de l’époque à leur passé et donc à leur constitution. J.G.A. Pocock explique, en effet, que le rapport au passé de la culture prémoderne européenne était un rapport essentiellement juridique :

 

« On peut donc avancer l’idée que le droit a beaucoup contribué à déterminer le caractère de la pensée historique dans les divers pays d’Europe au XVIe siècle : que la pensée historique favorisée par l’étude du droit romain, par exemple, était de nature différente de celle qui était le produit de l’étude du droit coutumier, et que l’attitude – on pourrait même dire la relation – de chaque nation envers son passé dépendait profondément du caractère de son droit et des idées sous-jacentes à ce droit ».

Cela dit, cette interprétation demeure une exploration d’éléments du contexte intellectuel de l’époque puisque cet auteur passe par l’histoire de l’historiographie et par la tardive acceptation de l’existence du droit féodal par les juristes anglais pour rattacher l’Angleterre au continent.

 

En conséquence, entre une étude très précise – portant sur le droit judiciaire privé – et une étude beaucoup plus vaste – relevant de l’histoire intellectuelle – une étude concernant le discours proprement constitutionnel de l’époque peut révéler encore d’autres rapprochements entre l’Angleterre et la culture juridique continentale. Ce travail propose donc de se poser la question suivante : quel est le chemin de l’humanisme en common law ou au sein de la common law, envisagée, cette fois-ci, comme un discours constitutionnel ou comme portant en elle un discours constitutionnel ?

 

C’est dans cette perspective qu’une figure telle que celle de John Selden apparaît comme centrale : common lawyer et humaniste, ses recherches l’ont nécessairement conduit à produire des interfaces entre la common law et l’humanisme, ou du moins à se servir de l’humanisme en common law. L’étude de son travail en tant que common lawyer et parlementaire au début du XVIIe siècle fait apparaître non pas une renaissance du droit romain comme l’on peut le dire pour le continent, ou une romanisation de la common law, mais une interaction culturelle plus subtile et plus profonde, intrinsèque au droit. La raison de cette subtilité et de cette profondeur peut tenir au fait que Selden, avant toute autre chose, est d’abord un common lawyer (du moins dans ses activités politiques). Cette qualité de common lawyer lui confère en conséquence un attachement à la liberté qui provient directement de la tradition de la common law. Selden parle, dans sa langue, le langage de la liberté, tel que les structures et l’ordre de la common law l’ont déterminé.

 

Pour cerner cette interaction ou même la zone d’interaction entre la common law et l’humanisme, une comparaison entre le travail de Coke et celui de Selden au sein du Parlement (et plus précisément des débats de 1628), c’est-à-dire dans le cadre d’une même activité, permet d’approcher la réponse à cette question. Coke, autre figure centrale de la common law, ancien juge et leader des Communes lors des débats qui ont mené à la Pétition du Droit, est plutôt un représentant de l’esprit médiéval de la common law alors que Selden, grâce à sa formation humaniste, utilise une autre langue que celle de Coke. La conference du 7 avril 1628 portant sur la resolution des Communes concernant la liberté du sujet est exemplaire d’un rapport particulier entre l’humanisme et la common law : elle illustre la rencontre et l’articulation de deux langues, issues de deux époques différentes, ayant des fonctions différentes mais tendues vers la même fin.

 

L’étude de cette conference – « the first joint conference » – est, elle aussi, fréquemment étudiée par les historiens du droit anglais. P. Christianson consacre en effet une partie de ses développements à cette conference pour mettre l’accent sur l’originalité de la présentation des précédents par Selden. Cet auteur souligne à l’occasion de ses développements l’absence de référence à une fondation mythique de la constitution par les Troyens chez Selden, à l’inverse de ses contemporains. P. Christianson salue également la clarté ainsi que la maîtrise technique de Selden. J.G.A. Pocock évoque lui aussi cette séance dans le réexamen de sa thèse pour montrer que l’ancienneté de la coutume n’était pas nécessairement le seul fondement de la mentalité de la common law et pour mettre en avant la continuité entre le royaume politicum et regale de Fortescue et le « droit à deux faces » de Selden fondé sur le contrat et la conquête.

 

Cette conference dont le sens peut être rapproché de la réunion d’un conseil vise à faire adopter au Parlement une resolution. Le but annoncé de cette resolution est principalement de faire échec à l’argument de la raison d’État et des arcanes du pouvoir avancé par les absolutistes quand il est question d’emprisonnement arbitraire. Lors de cette séance, trois common lawyers, Littleton, Selden et Coke, sont chargés de défendre la position des Communes face aux Lords pour que ces derniers, à leur tour, défendent auprès du roi la même position sur la liberté du sujet. Cette position consiste à affirmer que le sujet ne peut pas légalement être emprisonné sans cause (Habeas Corpus), c’est-à-dire arbitrairement, y compris par le roi.

 

La structure de cette séance emprunte à la fois à la structure classique de la plaidoirie en common law parce que les parlementaires commencent par cerner un problème de droit (« issue ») et au travail du juge en ce que cette séance confronte deux positions opposées. Littleton expose dans un premier temps les statutes et leur continuité dans l’histoire constitutionnelle anglaise pour montrer que la question ici posée est nouvelle et qu’il existe un vide en common law s’agissant de ce problème. Les statutes énumérés par Littleton correspondent à l’ensemble habituellement désigné par l’expression de « statutes de due process », c,est-à-dire l’ensemble des lois considérées comme ayant confirmé la Grande Charte de 1215 ou 1225 (qui sont plus de trente, selon Coke). Il doit aussi montrer que le « per legem terrae » de la clause 29 de la Grande Charte, selon laquelle « aucun homme libre ne sera arrêté, ni emprisonné, ni dépossédé de sa libre tenure, de ses libertés ou libres coutumes, ni mis hors la loi, ni exilé, ni molesté en aucune manière ; et nous ne mettrons ni ne ferons mettre la main sur lui, si ce n’est en suite d’un jugement légal de ses pairs et selon le droit du pays », doit être entendu comme voulant dire « by due process of law ».

 

Selden est chargé d’exposer les différents précédents montrant qu’un homme libre peut toujours être libéré sous garantie (caution) et les précédents qu’il était possible d’interpréter dans le sens inverse.

 

Coke, lui, politise l’ensemble de la démonstration, en plaçant clairement le débat dans le cadre des relations entre le monarque et les sujets et en faisant des arguments scientifiques des arguments relevant du sens commun et du droit coutumier (usage des « general reasons », effacement de l’origine des règles (date, auteur)). Au-delà des différents rôles qu’ils se sont attribués lors de cette séance, de très grandes différences apparaissent dans la manière de structurer leur pensée et dans les référents réels des discours respectifs de Selden et de Coke.

Malgré cela, ils défendent, en tant que common lawyers, la même idée de liberté. D’une part, elle est appuyée, à l’époque, sur ce qui pourrait être vu comme la considération de soi, c’est-à-dire l’honneur et ses implications. À ce titre, le roi ne peut pas traiter ses sujets libres comme il l’entend. Ce dernier se doit de respecter un ordre constitutionnel. D’autre part, cette idée de liberté correspond aussi à l’idée constitutionnelle fondamentale que ni le monarque, ni personne ne peut être juge dans sa propre cause (clause 29 de la Grande Charte) ou encore que la common law est le droit de la communauté, envisagée dans son intégralité. L’idée selon laquelle la common law favorise « la liberté » est une idée très ancienne. Un auteur comme John H. Baker la fait remonter aux actions en naifty (émancipation des villeins) devant les jurys puisqu’il explique qu’à chaque fois que les jurés avaient le choix entre l’émancipation et la servitude, ils préféraient l’émancipation. L’historien cite un juge du Common Bench du XVIe siècle :

 

« Au commencement, tout homme dans le monde était libre, si le droit est si favorable à la liberté, que celui qui est trouvé libre dans une cour de justice (court of record) soit considéré comme libre pour toujours ».

 

Il est également possible de citer un auteur plus ancien, Sir John Fortescue :

 

« Mais la liberté a été mise dans la nature humaine par Dieu. Donc quand la liberté est retirée à l’homme, elle veut toujours y retourner, comme il se passe toujours quand la liberté naturelle est niée. Donc celui qui ne favorise pas la liberté doit être considéré comme impie et cruel. Quand elles envisagent cette question, les lois d’Angleterre favorisent la liberté dans tous les cas ».

 

L’existence du discours – il s’agit bien d’un discours dans le sens où il est assumé par les common lawyers – est fondamentale. Qui plus est, l’existence de la pluralité de ces langues est elle aussi fondamentale pour la constitution anglaise : l’une unit les sujets et le monarque (celle de Coke) et l’autre opère une sorte de scission au sein de la communauté politique (celle de Selden). Le fait que ces deux langues coexistent permet à la constitution anglaise d’intégrer l’idée d’uniformité du droit sans révolution de type américain ou français, c’est-à-dire sans poser au fondement de la constitution, des individus égaux en droit. Comme l’écrit D. Baranger :

 

« Le trait essentiel des droits de common law ne réside pas tant dans leur particularité que dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’individu. Loin d’être saisis comme les attributs d’un sujet transcendantal, d’une intériorité autosuffisante […] ils s’enracinent dans l’extériorité, et donc dans ce qui, au sein de la réalité, ne saurait être autrement qu’empirique ».

 

Un inégal présumé vertueux (le roi) peut alors subsister, mais en même temps, la loi s’impose à ceux qui gouvernent (c’est-à-dire les agents du roi, le droit du roi étant la prérogative).

 

En outre, nous sommes d’avis que le cœur de la relation entre la common law et la Renaissance se trouve dans l’articulation de ces deux langues. Conformément à l’« esprit coutumier » selon lequel « la coutume suppose de faire prévaloir ce qui a lieu « avant » sur ce qui se déroule « après », ou de manière plus dissimulée, de décrire ce qui présente « plus » de valeur comme préexistant à ce qui en présente « moins » », le discours de Coke est un antécédent logique et chronologique à celui de Selden. Mais ce dernier est lui-même, dans un certain sens, la fin du discours de Coke. Pour voir comment l’humanisme a été intégré en common law, il convient de saisir toute l’importance du présupposé de la langue de Coke qui est que l’idée de liberté préexiste. La mission de Selden consiste, elle, et c’est un peu différent, à placer cette liberté « au-dessus de tout » (« above all things, liberty », le slogan de Selden, inscrit sur beaucoup de ses livres. Rappelons que Selden a lui aussi été emprisonné sur commandement royal). Ce fut son travail de common lawyer et de parlementaire dans cette conférence.

 

Il n’y a donc qu’un langage de la liberté qui est pour ainsi dire traduit en différentes langues, en fonction des interlocuteurs ou récepteurs du message. La raison et l’autorité ne s’affrontent pas en Angleterre – alors qu’elles s’affrontent durant le XVIIIe siècle français – ou seulement temporairement : elles s’articulent autour d’une idée commune de la liberté.

 

Ainsi, un certain nombre d’éléments langagiers permettent d’affirmer que Coke et Selden ne parlent pas la même langue (I). Les raisons de fond de ces différences de langue relèvent essentiellement de la conception de ce qui fait autorité en droit : la raison pour Coke et la vérité historique pour Selden (II). Ces différences de langage engagent deux philosophies du droit différentes qui forment pourtant un langage unitaire de la liberté et leur articulation se trouve au cœur d’une modernité constitutionnelle anglaise émergente (III).

 

 

I. Les différentes langues

 

Trois éléments de ces deux langues juridiques illustrent ces différences : la méthode (A), le vocabulaire (B) et l’appel à la raison (C).

 

A. La méthode

 

Lorsque le lecteur des débats passe de l’exposé de Selden à celui de Coke, le plus frappant est le gouffre qui sépare la méthode des deux juristes. La précision et l’acuité d’esprit des développements de Selden ainsi que sa rigueur sont assez déconcertantes lorsqu’elles sont confrontées à des compilations traditionnelles d’affaires en common law.

 

La partie de Selden est en effet extrêmement structurée. Il hiérarchise et classifie tous les éléments qu’il expose : il part du général pour aller au particulier et utilise donc une forme de déduction :

 

« À cette fin mes Seigneurs, avant que je n’en arrive à chacun de ces précédents, je dois d’abord rappeler à vos excellences ce qui doit servir de clé d’accès et de compréhension générale de toutes ces affaires […] ».

Selden suit en outre un ordre chronologique pour exposer ses précédents en plus de les classer en deux catégories : ceux qui confortent la position des Communes (si un homme est emprisonné, il doit toujours pouvoir être libéré sous caution avant son jugement [« bailable »] et ne peut pas faire l’objet d’un emprisonnement arbitraire) et ceux qui viennent au soutien de la position inverse. Cette dernière catégorie est elle-même subdivisée en deux sous-catégories : les cas dans lesquels le sujet emprisonné avait été libéré sur consentement du roi ou de son conseil privé et les cas dans lesquels les juges avaient refusé la libération d’un homme arrêté et enfermé. La catégorie principale que Selden adopte malgré tout en parallèle est la distinction entre les cas qui ont été enregistrés et ceux qui sont le fruit de débats plus informels entre les juges. L’ordre chronologique est quelque chose d’assez étranger aux common lawyers. Quand Coke cite par exemple, dans ses Reports, des arguments de source, ils peuvent être dans le désordre, et surtout, ils sont rarement hiérarchisés et classifiés : la classification est assez souvent artificielle. Par exemple, dans ce texte de la conférence du 7 avril 1628, Coke fait appel à ce qu’il qualifie d’arguments d’autorité (« reason drawn from authorities »). Ces autorités sont mises au même niveau alors qu’elles sont de nature différente. Coke cite sans classification aucune Fitzherbert et son Abridgment, un Year Book, puis les commentaires de Plowden, et enfin Cicéron.

 

Selden donne aussi une définition très intéressante des précédents, sachant que la rationalisation de la théorie des précédents telle que nous la connaissons n’intervient qu’au XIXe siècle avec l’achèvement de la mise en pratique de la doctrine du stare decisis. Il les définit comme :

 

« de bons media ou preuves de l’illustration ou de la confirmation quand ils s’accordent avec le droit « express » mais ils ne peuvent jamais avoir un poids suffisamment lourd pour renverser le droit, encore moins quand sept actes du parlement vont tous dans le même sens ».

 

Là encore revient cette idée de hiérarchie, ici entre les précédents (ce qui illustre) et ce qui produit les règles de droit, « le droit express » ou « exprimé ». À travers cette définition ressort la rigueur de la méthode historique de Selden : les preuves ne sont là que pour aider à aller vers une vérité historique, et cette vérité historique permet de répondre scientifiquement au problème circonscrit par Littleton c’est-à-dire le vide juridique, la nouveauté de la question (puisque les statutes ne permettent pas d’y répondre). Les moyens d’arriver à cette vérité sont désignés par Selden comme « tous les moyens corrects d’examination » et un des premiers mots qu’il prononce est bien celui de « vérité ». Un common lawyer comme Coke aurait ici procédé exactement à l’inverse de Selden. Ce dernier développe les faits de chacun des précédents qu’il cite, afin de cerner le plus précisément possible quelle était la situation visée par le cas. La vérité va ici permettre de déterminer le droit. Coke, lui, aurait commencé par dire ce que la raison de la common law lui dictait et aurait ensuite appuyé sa position en citant des références sèches, sans entrer dans le détail des faits. Selden met en avant les origines, les points de départ, les ruptures et les articulations. Il explique, par exemple, que « les lettres, que ce soit du roi ou du conseil ne peuvent pas changer le droit » ; alors que Coke prend bien soin de noyer, d’effacer ces quatre éléments parce qu’il privilégie la raison de la common law. La démarche de Selden a ainsi pour conséquence de donner à l’ensemble de son argumentation un ton d’objectivité – beaucoup plus compréhensible pour le lecteur actuel que l’argumentation de Coke – et c’est cette objectivité qui donne sa force et son autorité aux développements de Selden. Il donne en outre lors de cette séance des copies « authentiques » aux Lords des précédents qu’il cite :

 

« […] j’offre […] maintenant à vos excellences des copies authentiques de [tous ces cas] ; et les laisse ainsi que tout ce que j’ai pu dire à l’examen de la considération de vos excellences ».

 

Notons pour appuyer cette idée que son discours a été d’une très grande force, que c’est sur sa partie et sur les précédents que l’attorney general Heath a senti un très grand danger et que l’essentiel du débat se poursuit le 16 avril, lors de la seconde « joint conference ». À la modernité de cette présentation et de la démarche de Selden, s’ajoute l’emploi d’un vocabulaire qui contraste avec celui de Coke.

 

 

B. Le vocabulaire

 

Selden utilise dans son exposé le vocabulaire de la common law dite classique, c’est-à-dire le réseau de sens qui est en train de se tisser et qui correspond au droit fondamental. Par exemple, il utilise le terme de « fundamental », évoque la raison, parle de ce qui est « ancien » (« ancient »), de « liberté de la personne » (« personal liberty »). Mais il a au demeurant un vocabulaire particulier quand il en vient à désigner le droit. Selden, en effet, n’emploie jamais le terme de « common law ». Dans ses développements du 7 avril, de même, Coke n’utilise que très peu l’expression de « common law » mais il conclut tout de même par une des citations des Commentaires de Plowden, devenue un slogan de la tradition de la common law : « La common law a si bien encadré la prérogative du Roi qu’il ne peut pas porter atteinte à l’héritage d’un homme ». Selden pour désigner le droit emploie des expressions qui peuvent être assez étrangères à la common law : positive law (droit positif), written laws of the land (les lois écrites du pays), just rights (droits justes), law of this land (le droit de ce pays), the reason of the law of the land (la raison du droit de ce pays), resolutions of the judges (les décisions des juges), legal ways (les voies juridiques), express laws (les lois expresses) ». À la place de presque tous et de chacun de ces termes, Coke aurait employé les termes de « common law » ou de « Grande Charte ».

 

Un autre élément assez intéressant réside dans la manière dont Selden qualifie la matière précise dont il est en train de parler. Ce juriste évoque, en effet, le « law of right », formule assez curieuse, et le « right of liberty of person ». Autant de termes étranges, à notre avis, pour éviter et remplacer celui de « reason of state » ou de « matter of state », notion pour laquelle la common law entretient une certaine aversion et qui constitue la raison d’être principale de cette resolution des Communes. Selden s’est par exemple plaint plus tard lors des débats de 1628 :

 

« Quant à la cinquième [proposition] il n’est pas convenable de l’avoir, et donc de la demander, et si nous demandons cela par voie parlementaire, nous aurons une loi dans ce sens, et alors nous détruirons nos libertés fondamentales. Nous avons déjà résolu : maintenant il faut préciser le « moment adéquat ». Dans des temps plus anciens, il n’y avait pas besoin de telles innovations comme celles du Droit “de l’État” ».

Malgré cette aversion pour le droit « de l’État », Selden, contrairement à Coke, ne considère pas que la common law puisse incarner la raison.

 

 

C. L’utilisation de la raison

 

Dans la sphère de la justice, la raison est déclinée la plupart du temps en ce que Norman Doe considère comme des « autorités fondamentales du droit », les deux principales étant l’inconvenience ou inconsistency (incohérence) et le mischief (le mal). Nous les identifions pour notre part comme ayant la fonction de standards. Le premier correspond à un impératif de non contradiction au sein du corps de droit que forme la common law. Le second correspond à ce que ne doit pas permettre la common law et à ce à quoi elle remédier : le mal, le préjudice, le tort. Ces deux aspects de la raison en common law classique font partie des autorités traditionnelles de la common law. Selden, lui, fait appel à la raison tantôt comme facteur extrinsèque à la common law tantôt comme facteur intrinsèque. Mais le plus souvent, elle est extrinsèque à la common law. Quand il utilise la raison, Selden la dissocie de la common law (raison et common law) et quand il associe le droit et la raison, c’est sous la formule de « reason of the law of the land », sachant que cette expression de law of the land (ou lex terrae) correspond pour Coke à la common law elle-même. Selden, lui, reste rigoureux et ne le précise pas. Il emploie également la « common reason » mais l’ensemble est suffisamment ambigu pour qu’il ne soit pas possible, dans ce texte précis, de voir si Selden estime s’appuyer sur la common law – il est néanmoins certain qu’il était conscient de se fonder sur l’autorité des registres des cours – et s’il l’assimile à la raison ou non. En réalité, c’est là une des grandes différences entre Coke et Selden, Coke estime clairement que la common law est la raison alors que Selden ne le dit jamais et ne fait jamais l’assimilation.

Pocock explique ces différences par le fait que Selden était en avance sur son temps :

 

« Plus grande était la diversité des systèmes juridiques qui prévalaient en Angleterre, plus la suprématie de la common law, qui seule pouvait les avoir intégrés, l’était aussi. Plus l’histoire de leur naturalisation était longue, plus la coutume et le statut qui devaient les avoir précédés étaient anciens. Selden parvint sans aucun doute très tôt à concevoir le droit comme une somme d’actes primitifs et particuliers de réception. Il faut noter qu’il en vint à penser qu’une grande partie du droit non écrit des temps anciens était probablement écrit et non coutumier à l’origine ».

 

Nous pensons pour notre part qu’aucun juriste n’est plus révélateur de ce qui se passe au début du XVIIe siècle en droit constitutionnel anglais que Selden. Il convient pour étayer cette idée de faire un rapide détour par ce que signifie le fait d’être un common lawyer et le rapport qu’il peut entretenir avec l’autorité.

 

 

II. Qu’est ce qu’un common lawyer ?

 

Bien qu’ayant suivi quasiment le même cursus à une trentaine d’années d’écart (A), Coke et Selden ont deux philosophies du droit différentes. Ils « sont » la common law, mais différemment. Le premier, préservant une tendance médiévale assez prononcée, fait appel à la raison inhérente de la common law alors que le second s’intéresse à la certitude et à l’authenticité de la décision des juges (B).

 

 

A. Apprendre le droit

 

Un common lawyer est quelqu’un qui a suivi un cursus d’éducation particulier. C’est d’abord et avant tout un juriste qui a été formé aux Inns of Court (Lincoln’s Inn, Gray’s Inn, Middle and Inner Temple). Ces Inns of Court sont les écoles de common law, totalement orientées vers la pratique du droit. On le voit en effet par le biais des exercices soumis à la sagacité des common lawyers : moots, readings, l’étude des Year Books. L’apprentissage se fait dans la ville de Londres, tout près du palais de justice, en plein air au contact des Londoniens. Le juriste de l’époque a aussi pour particularité d’avoir été en plus à l’université (Cambridge ou Oxford) où sont enseignées les matières juridiques autres que la common law (droit canonique, droit romain, le civil law). Les common lawyers dans leur ensemble sont donc loin de n’avoir aucune idée sur le droit continental. Coke a suivi sa formation à Cambridge (Trinity College) puis au Clifford’s Inns (Inns of Chancery) puis à l’Inner Temple. Selden a suivi des cours à l’université d’Oxford et a fait la même chose que Coke : il passe de Clifford’s Inn à l’Inner Temple. L’un s’épanouit plutôt dans une carrière d’avocat alors que l’autre lui préfère la position de « juge ». Coke et Selden sont donc bien deux common lawyers malgré leurs fonctions différentes.

 

Mais, être un common lawyer, c’est aussi « être » la common law, du moins pour les common lawyers de l’époque élisabéthaine. Et cet état dépasse le simple fait d’avoir suivi un cursus particulier.

 

 

B. « Être » la common law

 

Les auteurs anglo-saxons parlent volontiers de « langages » ou de « langues » quand ils abordent le discours des juristes du XVIIe siècle. Burgess définit la langue comme quelque chose de proche de la tradition de pensée mais avec un côté moins volontariste et moins « self conscient » que cette dernière. La langue, selon cet auteur, est simplement ce qui est disponible et est davantage utilisée pour engager des présupposés conceptuels que pour théoriser. Le terme de langue est par exemple parfait pour Coke : ce qui est important n’est effectivement pas ce qu’il dit car il ne théorise rien, mais ce qu’il engage. Ici, deux types de « langues » permettent aux common lawyers d’ « être » la common law : la « langue des writs » (1) et celle « des précédents » (2).

 

 

1) « La langue des writs »

 

Le passage du XVIe au XVIIe siècle est à cet égard très important selon les historiens du droit anglais. Ce n’est qu’à partir de Coke, et peut-être même antérieurement, à partir de Plowden (1518-1585), que la common law devient véritablement du case law. Auparavant, et c’est la logique profonde sur laquelle s’appuie encore Coke dans la séance du 7 avril, le droit tire sa force non pas des précédents et, à travers eux, d’une autorité, mais de la cohérence interne et inhérente à la raison (droiture du raisonnement) de la common law. La « raison artificielle » ou plutôt « artisanale » de Coke est à notre sens une manière de présenter cette facette de la common law. Cet ensemble de croyances est désigné à l’époque par le « common learning » c’est-à-dire, selon John H. Baker, l’education (au sens anglais) ou formation d’un professionnel du droit (common lawyer) « qui sculpte l’opinion commune ». Cette « formation » est désignée par les common lawyers par l’expression de « common erudition ». John H. Baker nous apprend également que c’est fondamentalement ce common learning et non le contenu du droit que les vieux recueils et récits d’affaires (reports) visaient à prouver. Le common learning détermine néanmoins ce qu’est le droit et il ne tire son autorité d’aucune institution précise : ce n’est ni la langue des juges, ni la langue des parlementaires en particulier. Cette langue est commune aux juristes (parlements, cours et inns of court) puisque le même auteur explique que la common erudition est :

 

« la sagesse héritée, raffinée dans les Inns of Court aussi bien qu’à Westminster Hall, acceptée en vertu de sa justesse inhérente plutôt que parce qu’une cour l’aurait déclarée être le droit (ou juste) ».

 

 

Ou encore qu’elle était « sacro-sainte » parce qu’elle impliquait :

 

« Un certain respect pour le cours de l’autorité ou l’opinion la plus raisonnable ».

 

Le common learning correspond, chez Coke, à l’ordre de la common law, que la prérogative extraordinaire – qui contiendrait le pouvoir d’enfermer sans cause – vient remettre en cause. Dans ce monde là, cette dernière ne peut pas exister : la prérogative extraordinaire est une contradiction dans les termes. Coke s’inscrit encore dans ce common learning peut-être en partie parce qu’il s’est beaucoup imprégné des Tenures de Littleton (juriste médiéval mort en 1481) auxquelles il a consacré la première partie de ses Institutes of the Laws of England (First part of the Institutes of England). Cela dit, il n’est pas certain que ce sur quoi s’appuie plus précisément Coke dans les débats au Parlement de 1628 ne soit pas davantage l’aspect « commun » de cette « common erudition » plutôt que cette idée de droiture inhérente de la raison. Les écrits de Coke, en effet, sont le plus souvent marqués par un syncrétisme assez inouï. Cette « conference », même si la partie de Coke est finalement très courte, n’échappe pas à ce syncrétisme culturel caractérisant les références et « autorités » auxquelles Coke fait appel. C’est pour cette raison que la partie de ce juriste s’inscrit bien dans la logique médiévale du common learning ou common erudition mais ce qui importe n’est pas tant cette droiture inhérente de la raison que le fait que quelque chose puisse être commun. Multiplier les références culturelles de toute provenance et de toute époque est une manière de montrer à quel point ce droit est celui d’une communauté, et cela donne à ce droit une très grande force.

 

C’est ainsi que, lorsqu’il conclut les démonstrations de ses collègues dans cette séance du 7 avril 1628, Coke s’appuie en très grande partie sur cette tradition commune. Il rappelle que les actes du Parlement et les précédents qui les confirment ne font que déclarer les « lois fondamentales de ce royaume » dont il doit prouver que les raisons « générales » auxquelles il fait appel sont les « fondements et mères de toutes les lois ». Les neuf raisons générales qu’il expose pour faire adopter aux Lords la même position que les Communes sur la question de l’emprisonnement sans cause sont tirées de beaucoup de sources différentes – et illustrent donc ce syncrétisme – mais elles renvoient toutes à une communauté de sens et à un savoir partagé. Il n’est pas besoin de justification, ce qu’explique Coke est dit sur un ton qui ne laisse pas le choix d’adhérer à son discours ou non. Les arguments de Coke ne valent que parce qu’ils tiennent sur la force de raisonnements qui sont généraux, c’est-à-dire dans ce contexte, communs. Coke fournit malgré tout un effort de systématisation car, bien que ne hiérarchisant pas ces raisons générales, il les qualifie en fonction de leur nature. Ces neuf « raisons générales » sont une retranscription ou même une application directe de ce common learning et semblent être marquées par un aristotélisme assez fort.

 

S’il est possible de s’exprimer ainsi, Coke parle la « langue des writs » parce que le rapport que semble entretenir le droit avec les faits dans sa démonstration est le même que celui qui découle du système formulaire anglais traditionnel (forms of action) dans lequel les faits exacts d’un cas n’avaient que peu d’importance. Tout ce qui n’entrait pas dans la formule était en effet laissé de côté. Ce qui était pris en compte n’était pas, en conséquence, les faits réels mais des faits déréalisés – ou standardisés – qui, conformément à la vision médiévale de la vérité, devaient correspondre à une norme prédéterminée. C’est pourquoi l’intérêt de compiler les cases ne résidait pas dans l’apport de leur solution mais dans l’intérêt qu’ils pouvaient présenter pour le pleading. Un auteur comme Allen confirme cette idée :

 

« Quand Hobart (Reports, 1603-1625) parle de précédents, il pense généralement à la pratique des cours en matière de pleading et de procédure ».

 

Le pleading opère alors une mise en forme de la réalité qui devenait déchiffrable pour la common law. Ce pleading reste néanmoins une « science » très difficile à cerner dans la mesure où elle semble recouvrir l’art de plaider, mais aussi la détermination du nœud de l’instance et l’instance envisagée de manière générale. Quoiqu’il en soit, le souci de la vérité historique ne fait pas partie des préoccupations de Coke, c’est pourquoi sa démarche demeure teintée de logique médiévale. Alors qu’avec l’avènement de la prise en compte de l’authenticité des précédents, la vérité historique devient absolument centrale car en prouvant que les affaires citées ont existé, Selden prouve que les droits des Anglais sont eux aussi authentiques.

 

 

2) « La langue des précédents »

 

John Selden se dégage de cette logique du common learning et du writ qui s’appuie sur la force de la raison et de ce qui est commun. Il parle, lui, la « langue des précédents », et ce qui lie dans les précédents est le sens de la décision, qu’il traite de manière historique. Lorsque Selden expose ses précédents, il s’intéresse avant tout à la confrontation des faits au droit, à la décision des juges dans ce cas précis, pour ces faits précis. Il classe même son argumentation en fonction des solutions qui vont dans le sens de ce qu’il dit et ceux qui sont contre sa position. Sa manière d’exposer les précédents est incontestablement la marque de la « réception » de l’humanisme en common law. Le précédent et la montée de son importance en tant que source d’autorité du droit sont liés à la montée de l’influence de l’humanisme parmi les juristes et ce moment correspond précisément à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Cette montée de l’importance des précédents révèle que la Renaissance a eu une certaine influence sur le droit anglais, comme l’a déjà suggéré John H. Baker.

 

Les trente années qui font de Coke l’aîné de Selden sont ici capitales parce qu’elles impliquent que Selden a fait ses études au début du XVIIe siècle – moment où, par exemple, est traduite l’Histoire de Rome de Tite-Live ou encore où Alberico Gentili, professeur italien, enseigne à Oxford – alors que Coke les a faites sous Elisabeth. L’importance des sources, le replacement d’un cas dans un contexte sont soulignés par le juriste : « Mais aucun homme ne peut penser cela de ce précédent que s’il respecte le contexte et en comprend la grammaire […] ». Les catégories et la hiérarchie sont autant de preuves du succès de la philologie en common law.

 

Ce succès se traduit logiquement par une montée de l’importance des précédents et les justiciables eux-mêmes sont de plus en plus exigeants quant à la clarté des raisons qui justifient un jugement. C’est le départ du case law moderne, c’est-à-dire l’élaboration du droit par les juges. Mais toute cette précision, toute cette objectivité, toute cette science ne sont au service que d’une chose : la certitude du droit. La définition des précédents par Selden le prouve : ce sont de bons moyens, de bonnes preuves qu’il faut interpréter le droit dans tel ou tel sens. L’autorité des précédents est limitée puisqu’un précédent ne peut jamais renverser le droit coutumier ou le droit statué.

 

C’est également grâce à sa philosophie du droit que Selden peut penser, à la différence de Coke, qu’il n’est pas la common law mais qu’il est un common lawyer. Comme il l’écrit lui-même :

 

« Qu’est ce qu’un common lawyer a d’intéressant à dire (je les entends murmurer) sur le sujet des dîmes ? C’est ainsi qu’il leur plait de m’appeler. Et je dois avouer, que j’ai beaucoup travaillé pour être digne de cette étiquette ».

 

Nous nous trouvons donc là face à deux figures : un common lawyer qui est la common law parce qu’à sa formation s’attache de facto la raison et un autre common lawyer qui est conscient d’être un common lawyer parmi les autres juristes (civilians et les docteurs en droit canon). Alors que Coke s’appuie simplement sur le postulat que la common law est la raison, Selden vient, en fait, fonder la réalité de ce présupposé, en établissant de manière certaine et concrète, que la common law favorise et a toujours favorisé la liberté. C’est pourquoi ces précédents ne font que déclarer le droit fondamental. Il s’agit là d’une partie de l’apport de la philologie en common law. Selden se rapproche en conséquence de l’humanisme des praticiens français du droit, puisqu’il applique à la common law les méthodes qui sont utilisées par les humanistes pour analyser le droit romain classique.

Néanmoins, les humanistes praticiens français, eux, visaient à établir l’étendue des pouvoirs de leur roi et l’indépendance nationale de la France :

 

« La principale leçon que les praticiens du droit ont retenu de l’humanisme historiciste, c’est son relativisme, qu’ils ont accentué et exploité dans le sens d’un véritable nationalisme juridique ».

 

Les common lawyers, pour leur part, avaient une préoccupation en apparence quasiment opposée : celle d’éviter que le roi ne puisse se prévaloir d’une « raison d’État ». Selden, dans cette conference, ne poursuit donc pas le même objectif que ces juristes français. Le but de sa démonstration n’est pas pour autant de limiter les pouvoirs du roi, mais de limiter, en réalité, ceux des agents du roi en montrant qu’ils doivent respecter les droits des sujets qui ont été prouvés et qui sont authentiques. Il s’agit donc de faire de la place, dans la constitution anglaise, à un pouvoir exécutif qui revêt quelques traits du pouvoir exécutif moderne. Les précédents qu’expose Selden montrent, en effet, que la liberté des sujets a non seulement été respectée par les juges puisqu’ils ont le plus souvent par le passé accordé la libération d’un sujet emprisonné sans cause démontrée, mais également par les monarques eux-mêmes, qui ont ordonné la libération de ces sujets emprisonnés. Quant aux précédents dans lesquels les juges ont refusé la libération du sujet emprisonné, voici ce qu’écrit J. Selden :

 

«  Le second type [de précédents] de cette sorte sont ceux qui ont été utilisés comme des témoignages explicites [d’affaires dans lesquelles] les juges ont refusé la libération sous caution, et dans de tels cas que je dois exposer à leurs excellences, […] il apparaîtra clairement qu’il n’y a absolument rien dans aucun d’entre eux qui fasse obstacle à la résolution de la Chambre des Communes concernant ce point. Au contraire, ils sont si loin de constituer des obstacles que certains d’entre eux ajoutent du poids pour fournir la preuve de cette résolution ».

 

Le langage de la liberté des common lawyers est un langage assez radical puisque Coke et Selden, en rejetant la « raison d’État », ont rejeté par la même occasion l’État et la souveraineté dans leur sens bodinien. C’est le point commun des deux langages de ces deux common lawyers : la langue verticale de Selden (autorité, légitimité) croise la langue horizontale de Coke en formant un angle, que les common lawyers veulent le plus droit possible, à l’endroit de la liberté. Cela produit le langage de la liberté ou droit fondamental. De la même manière, en effet, que la langue engage des présupposés qui eux-mêmes reflètent la réalité, et que c’est là l’intérêt de la langue, le droit fondamental engage en amont des relations juridiques prises dans des ordres qu’il vient reconnaître. En conséquence, si l’on regarde les présupposés de chacune des langues des common lawyers, il est possible de dessiner les contours du droit fondamental. Une étude très rapide des présupposés et de l’articulation des deux langues de Coke et de Selden met en lumière un des chemins qu’a emprunté l’humanisme en common law. Ce chemin conduit à un langage unitaire de la liberté.

 

 

III. Le langage de la liberté

 

La différence de langue entre Coke et Selden est à réinscrire dans le cadre d’une construction plus vaste : celle du droit fondamental ou du langage de la liberté. Cette construction, qui vise à une unité, ne peut être comprise que si l’on raisonne en deux temps et dans l’ordre des débats. John Selden se concentre sur des cas particuliers authentiques, qui, selon lui, montrent que les agents du roi n’ont jamais eu le pouvoir d’emprisonner des sujets sans cause. Puis, Sir Edward Coke réinscrit ce droit authentique et certain dans un rapport politique organique commun en utilisant ses « general reasons ». L’image de la confection d’une sorte de filet ou du tissage est encore la plus parlante. C’est à travers la coexistence et l’articulation de ces deux techniques que le général et le particulier sont liés ensemble et que la théorie et la réalité sont mises en correspondance.

 

Selden, dans sa présentation, ne raisonne pas à partir d’un rapport personnel entre le roi et ses sujets. Il raisonne sur la mise en relation, à travers les précédents et les jugements, de deux ordres : celui de la prérogative et celui des « rights ». Il le dit au tout début de sa présentation :

 

« La chambre des Communes […] a été attentive aussi bien à la due preservation de la prérogative de sa Majesté et qu’à celle de leurs droits propres ».

 

Dans la confection du filet, Selden ne travaille que sur les points d’entrecroisement des fils. C’est pourquoi il ne parle pas de droit fondamental (« fundamental law ») mais de « point fondamental » (« fundamental point ») ou d’« un point important [démontré] d’une manière comme de l’autre » (« great point either way ») ou encore de « point ancien et fondamental de la liberté de la personne » (« ancient and fundamental point of liberty of the person »). Le terme de « point » est récurrent. La mission de Selden est donc de montrer que les deux ordres – prérogative et droits des sujets – lorsqu’ils se croisent, forment un angle droit si et uniquement si l’on respecte cette vérité que le sujet doit toujours pouvoir être libéré sous garantie quand bien même serait-ce sur ordre du roi ou pour raison d’État.

 

À aucun moment, Selden ne parle la langue des droits subjectifs parce que le sujet est pris dans un ordre qui est encore celui du privilège au sens ancien et strict : le sujet anglais doit jouir de sa liberté parce qu’il est né libre, et il est né libre parce qu’il entretient un rapport spécifique avec la terre. Cette naissance lui confère le privilège de ne pas être emprisonné sans cause, y compris par le roi. Pour le dire en termes wébériens, à partir du moment où les précédents sont certains, le droit est acquis. Le sujet anglais est pris dans un ordre, qui fait de lui le détenteur d’un droit subjectif qui se confond, à l’occasion de chaque action, avec le droit objectif, puisque la common law n’envisage que des cas singuliers. Mais cet ordre n’est pas celui de la volonté souveraine d’un monarque absolu : Selden met en forme le droit pour que la common law soit en mesure de le reconnaître. C’est cette notion de relations juridiques prises dans des ordres qui s’oppose à l’institution de l’État. Comme l’écrit Weber, une conception selon laquelle le droit n’est qu’un « privilège de personnes ou de choses ou d’une masse de personnes et de choses » […] « s’oppose fondamentalement au concept juridique d’État ».

 

À partir de la la confection de ces points et de l’établissement de cette certitude, Coke va prolonger les liens. Dans sa partie, il est frappant de voir (sauf à l’extrême fin) qu’il ne raisonne pas sur des ordres, mais à partir de personnes : le roi et les sujets, non plus la prérogative et les droits. Coke réinscrit en conséquence la démonstration de Selden dans ce lien organique qu’est la common law, une relation de personne à personne. Il s’agit du droit de la communauté, non celui de l’État car le fait de dire que les statutes et les précédents ne font que déclarer le droit fondamental, c’est déjà lutter contre une forme d’arbitraire, donc contre l’argument de la raison d’État. Refuser qu’il y ait un auteur du droit est une manière de lutter contre la reconnaissance par le droit d’une situation dans laquelle un homme serait juge dans sa propre cause. À la raison d’État, Coke oppose bien la raison de la common law. Mais il lui oppose aussi ses « neuf raisons générales » qui sont des raisons recoupant quasiment toutes le bon sens et qui concernent la relation du roi avec ses sujets. Coke explique par exemple que ce dernier ne doit pas être le roi des esclaves et que, s’il avait dû l’être, la common law n’aurait pas prévu tant de remèdes pour libérer un sujet. Ces neuf raisons fonctionnent thématiquement trois par trois. Le premier ensemble d’arguments est tiré de la common law : nous retrouvons le common sense, des questions de procédure et la Grande Charte. Le deuxième ensemble illustre l’idée du mal que cela fait aux sujets de pouvoir être emprisonnés sans cause. Le troisième ensemble concerne le dommage que cela cause au roi et à ses pouvoirs. Coke en conclut qu’un pouvoir d’emprisonner sans cause est nécessairement illégal. Ces « raisons générales » apparaissent comme neuf points d’ancrage permettant d’étirer le filet ou réseau du droit fondamental et de le tenir droit. Grâce à ses neuf « raisons générales » qui ne sont pas exactement des justifications mais des raisonnements, Coke resitue dans la relation politique la démonstration de Selden.

 

Coke et Selden construisent donc le langage de la liberté sur un mode communément platonicien puisque nous retrouvons, à travers cette construction, l’image de la fin du Politique de Platon, philosophe dont se sont inspirés tous les humanistes. Platon fait en effet dire à l’Étranger à la fin du Politique :

 

« En vérité, disons-le, le tissu qu’ourdit l’action politique est achevé lorsque les mœurs des hommes fougueux et des hommes modérés sont prises ensemble dans l’entrecroisement à angle droit de leurs fils. Cela a lieu lorsque la technique royale, ayant rassemblé leur vie en une communauté, au moyen de la concorde et de l’amitié, grâce à la réalisation du plus magnifique de tous les tissus, et y ayant enveloppé tous les habitants des cités, esclaves et hommes libres, les tient ensemble dans cette trame, et qu’elle commande et dirige en assurant à la cité, sans manque ni défaillance, tout le bonheur dont elle est capable. » [Socrate] : « On ne pouvait, Étranger, nous donner mieux que tu l’as fait une définition aussi parfaite du roi et du politique ».

Le lien entre l’humanisme et la common law existe bien et il est complexe puisqu’il peut être établi à plusieurs niveaux et insinue une scission au sein de la constitution elle-même. Ce lien concerne non seulement le niveau historique puisque Selden applique les méthodes historiques des humanistes ; mais aussi le niveau philosophique puisque l’idée et l’image du lien politique comme tissage doublé d’un lien langagier dominent les esprits des parlementaires et juristes anglais. Sont ainsi articulés d’une part, le récit (les précédents de Selden) et le discours (celui de la common law) et d’autre part, la vérité historique et l’ancienne raison médiévale. Sont également articulées une philosophie de la cour de justice et une philosophie du juge, figure individuelle. Cette articulation est du droit fondamental en ce qu’elle correspond à la fois à la « substance du changement » et à ce qui permet le changement lui-même.

 

La différence est que Platon estimait que le tissage politique relevait de la technique royale. Or, cette technique sert ici aux common lawyers à rappeler au roi que la relation politique entre les sujets et leur monarque exclut tout pouvoir d’emprisonner les sujets sans cause démontrée. Selden a, semble-t-il dans des notes, fondé la légitimité de ce rappel. Voici un extrait de An Historical and Political Discourse of the Laws and Government of England qui est un ensemble de textes de Selden qui ont été rassemblés par N. Bacon: « […] bien qu’il [le roi] était en première ligne, c’est le conseil des Lords qui était le premier en nature et qui était l’étoile polaire qui guidait sa langue et ses actions ».

 

En 1628, c’est la chambre des Communes qui a rempli cette mission d’ « étoile polaire » en exposant aux Lords son interprétation du droit fondamental.