« Ma sotte et maussade timidité »: Rousseau et la civilité française
Rousseau passe pour le fossoyeur de la civilité classique, non sans raison. Ses déclarations sur le sujet ont grandement varié. Schématiquement, on peut distinguer trois strates de textes. Les embardées du premier Discours font de lui l’ennemi déclaré de la politesse aristocratique. On trouve des expressions plus nuancées dans les textes du milieu de sa carrière : dans La Nouvelle Héloïse ou dans Émile, la critique qui persiste a cessé d’être une charge. Elle ménage la place d’une civilité nouvelle, répondant à un objectif différent : comment favoriser l’agrément d’autrui sans être exposé à se trahir soi-même ? Telle est la question de Rousseau. Peu de temps après, il se lance dans un éloge subtil des manières françaises, opposées à la componction neuchâteloise, dans les lettres qu’il envoie au début de son exil au Maréchal de Luxembourg : « La politesse française est de mettre les gens à leur aise et même de s’y mettre aussi. La politesse Neufchâteloise est de gêner et soi-même et les autres » ?. Ils ne consultent jamais ce qui vous convient, mais ce qui peut étaler leur prétendu savoir-vivre ». Apparemment, on est loin de la condamnation de départ.
Enfin, dans Les Confessions, la question est reprise cette fois sous l’angle de l’auto-accusation. Rousseau incrimine à présent un trait de son caractère, la timidité. Il n’aurait bafoué les manières que par inaptitude à les pratiquer, une inaptitude de laquelle il ne se désolidarise pas, mais qu’il justifie rationnellement : « Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle : car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un ». Rousseau confesse avoir rompu avec la politesse par incapacité et fausse honte : « Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât ». Ce revirement est de nature à satisfaire ceux qui tiennent Rousseau pour un énergumène, capable d’affirmer une chose et son contraire. Ceux qui en revanche accordent du prix à sa pensée sont conduits à un effort d’interprétation. Lorsque l’autobiographie vient rééclairer la doctrine, la difficulté est de savoir comment tenir compte de ce jour nouveau sans infirmer la théorie. Une chose est sûre : dans l’esprit de Rousseau, l’explicitation de son caractère ne joue pas comme un démenti, mais comme un commentaire de ce qu’il a pensé. En l’occurrence, Les Confessions permettent de comprendre que la guerre ouverte dans les années mille sept cent cinquante ne provenait pas d’une sous-estimation mais d’une surévaluation de la politesse française : « Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer ».
Si c’est là une précision, et non une palinodie, entrons d’abord dans les raisons de la condamnation initiale.
Rousseau a commencé sa carrière philosophique en liant le destin de la politesse au développement des lettres et des arts. « J’ai attribué au rétablissement des Lettres et des Arts l’élégance et la politesse qui règnent dans nos manières ». L’un ne va pas sans l’autre, car il faut du goût pour apprécier les manières, et le goût, pour se développer, dépend du loisir lettré. Ayant mis à jour cette solidarité, Rousseau, en homme conséquent, enveloppe dans le même discrédit les belles lettres et les belles manières. Pourtant le sort de la politesse n’est pas tout à fait le même que celui des arts et des lettres. Il est pire.
Pour ce qui est des arts et des sciences, malgré des déclarations fracassantes, Rousseau ménage des voies d’atténuation. D’abord il prend soin de distinguer, dans le cours de la polémique, le niveau individuel et le niveau collectif. Le progrès de l’individu peut aller de pair avec la décadence de l’espèce. Autrement dit un homme peut associer les études, la lecture et les mœurs les plus pures, ce n’est pas sans exemple. Au niveau collectif, en revanche, tout se paye : à l’échelle du corps politique, le progrès du goût a nécessairement pour rançon la croissance de l’inégalité, l’essor du luxe et la corruption des mœurs. Ce raisonnement en partie double dédouane l’individu qui choisit de se cultiver. Certes, c’est une mauvaise chose au niveau global, où les bénéfices privés font le préjudice public. Néanmoins, le paradoxe de Rousseau, c’est qu’il peut exister un lettré vertueux. Or il n’étend pas cette exemption en direction des gens polis. S’il ménage une voie étroite pour le salut des gens d’esprit, pour les gens du monde, il n’a que sarcasmes.
Rousseau doit admettre qu’il est un homme de lettres et d’études, fût-ce sur le mode de la déploration. Il n’a jamais nié qu’il était versé dans les arts, lui qui fut musicien avant d’être homme de lettres. Artiste, il l’est à coup sûr, même s’il prétend l’être à son corps défendant : homme poli, en revanche, il peut dire qu’il ne l’est pas. C’est ce qu’il fait.
L’un de ses détracteurs s’insurge : « Si l’on était impolis, rustiques, ignorans, Goths, Huns ou Vandales, on serait dignes des éloges de M. Rousseau ». Au lieu d’esquiver, Rousseau relève le gant : « Pourquoi non ? Y a-t-il quelqu’un de ces noms-là qui donne l’exclusion à la vertu ? ». S’étant auto-proclamé le champion de la vertu, il attaque sans ménagement les bonnes manières, accusées de la suppléer : « Quand on n’a plus rien de bon que l’extérieur, on redouble tous ses soins pour le conserver ». Il a donc pris le rôle de l’ours. Il va le garder longtemps.
Jusqu’à l’époque de la réforme, qui suit le succès du premier Discours, le jeune Rousseau s’était montré en société labile, et presque trop. Les Confessions laissent apercevoir un personnage zéligien, anxieux de ne pas froisser son interlocuteur. Par exemple, devant M. de Pontverre, qui veut le convertir au catholicisme, le jeune fugitif laisse dire et n’en pense pas moins : « je ne résistais pas en face ». Bien plus, cette attitude oblique n’est pas condamnée par l’auteur qui se penche affectueusement sur son passé : « À voir les ménagements dont j’usais, on m’aurait cru faux. On se fût trompé ; je n’étais qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n’est pas toujours un vice, elle est souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens ».
À partir de la controverse sur le premier Discours, l’hyper-flexibilité fait place à la raideur résolue. Le succès n’assouplit pas son caractère, c’est le contraire qui se produit. Lauréat grondeur, il endosse le rôle du paysan du Danube. « Je suis grossier, maussade, impoli par principe, et ne veux point de prôneurs ; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise ». Il garde la posture dans la préface de Narcisse : « malgré la politesse de mon siècle, je suis grossier comme les Macédoniens de Philippe ». Étranger aux raffinements, il a le champ libre pour fustiger sans ménagement « cette élégance de mœurs qu’on substitue à leur pureté ». Il n’hésite pas à affirmer, et c’est là un point crucial, que la politesse est proportionnelle à la corruption : « Plus l’intérieur se corrompt et plus l’extérieur se compose ». À partir de ce diagnostic, les égards ne font plus naître la confiance, mais les soupçons. Plus on me traite bien, plus j’ai lieu de me méfier. C’est ici que se situe le point de rupture avec la politesse. Sur ce point, c’est bien le seul, il existe un accord entre lui et ses détracteurs : « ils ajoûtent que l’Auteur préfère la rusticité à la politesse. Il est vrai que l’Auteur préfère la rusticité à l’orgueilleuse et fausse politesse de nôtre siècle ».
À l’époque des Discours, Rousseau perd peu d’occasions de fustiger son époque et de morigéner sa patrie d’adoption, pays où l’hypocrisie prévaut, où les bonnes manières remplacent les bonnes mœurs, où l’on est poli à défaut d’être aimant. En vérité, ce procès n’est pas neuf. Dénoncer l’hypocrisie fut un des leitmotivs du siècle précédent, et si la Rochefoucauld l’a réhabilitée, c’est par goût de la pointe ; quand les petits enfants apprennent dans leur fablier qu’il faut complimenter le lion de la bonne odeur de son antre, cela s’entend cum grano salis.
En réalité, la pratique mondaine obéit à une double loi que Rousseau ne veut plus comprendre : en société, il faut se méfier, sans quoi on tombe dans des pièges, mais il faut aussi se confier, sans quoi la vie serait haïssable. Entouré d’apparences, l’homme ne doit pas être dupe des masques ; mais il doit les rattacher, s’ils menacent de tomber. Il faut les percer à jour, il faut les maintenir en place. Crébillon fils a exprimé ce double mouvement, qui correspond à deux finalités différentes mais également indispensables, la sécurité personnelle et le plaisir social : « S’il faut, pour vivre en sûreté avec les hommes, tâcher de ne les prendre jamais que pour ce qu’ils sont ; pour y vivre avec agrément, il faut toujours paraître ne les prendre que pour ce qu’ils se donnent ». Rousseau perd de vue le second volet, qui est celui de l’agrément mondain. Il choisit de faire tomber les masques et s’en tient là.
Nul doute qu’aux yeux de ses contemporains, il a d’abord passé pour un demi habile, doublé d’un enfonceur de porte ouverte. En fait, il mûrit un double refus : il n’a pas l’intention de prendre les hommes « pour ce qu’ils se donnent », car le masque est toujours un mal ; mais il refuse non moins de les prendre « pour ce qu’ils sont », au sens où Crébillon l’entend – pour Rousseau pas plus que le masque n’est un progrès sur le visage, l’être de l’homme n’est un danger pour la sûreté. L’homme n’est pas une menace pour l’homme, c’est la corruption seule qui est terrifiante.
L’hypocrisie, d’après Rousseau, ne rend jamais aucun service. Elle n’est bonne à rien ni à personne. Il s’insurge violemment contre la célèbre formule de La Rochefoucauld : « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ? Oui, comme celui des assassins de Cesar qui se prosternoit à ses pieds pour l’égorger plus sûrement ».
L’hypocrisie est toujours un danger ou un malheur, soit qu’elle trompe encore certains, soit qu’elle ne trompe plus personne. Dans le premier cas, elle égorge la bonne foi, dans le second, elle en est venue à bout, il n’en reste plus nulle part au monde. Dangereuse pour celui qu’elle attaque, elle est aussi funeste pour celui qui s’en sert : « l’âme vile et rampante de l’hypocrite est semblable à un cadavre… ». Elle est le vice irrémédiable, celui dont on ne revient pas.
Ce qui est frappant, dans cette présentation, c’est son caractère frontal. La charge contre la politesse exclut les accommodements toujours possibles, s’agissant des sciences et des arts. En faisant de l’hypocrisie le plus grand mal qui soit, Rousseau s’interdit l’argument du moindre mal qu’il fait constamment jouer à propos des lettres. La culture contient la décadence, ce qui veut dire qu’elle est susceptible de l’endiguer. Le rôle d’un auteur qui ne pactise pas est de protéger ce qui reste d’énergie, de vertu et de goût de la liberté. Quand la culture se propose cet objectif conservateur, elle devient un moindre mal. Telle est sa ligne de défense, alors que de toute part on lui reproche de cultiver lui-même les lettres qu’il attaque. Le monde qu’il incrimine l’accule en retour à définir une manière de pratiquer les lettres qui échappe à sa propre condamnation. S’il ne peut nier être un auteur, il peut en revanche refuser d’être poli, ce refus attestant immédiatement qu’il n’est pas auteur, au sens courant du terme. Il devient donc cet auteur qui gémit de l’être, qui fuit les prébendes et brusque ses lecteurs.
Quand on vit dans une époque de corruption, il faut faire la part du feu. Rousseau fait corps avec sa doctrine, d’autant plus facilement que l’argument du moindre mal donne au système l’élasticité qui lui permet d’être vivable. Par ce biais, la doctrine s’ajuste à son auteur. Toute sévère qu’elle paraisse, la doctrine n’est pas contraignante. Libre à lui d’écrire un roman d’amour, puisqu’il faut des romans aux peuples corrompus. Dans l’absolu, c’est regrettable : « Que ne suis-je né dans un siècle où je dusse jeter ce recueil au feu ! ». En attendant, rien ne le bride. Grâce à l’argument du moindre mal, Rousseau fait ce qu’il veut en se défaussant sur le malheur des temps, c’est-à-dire en insultant ses contemporains.
Cependant, tout en fustigeant la politesse réelle, observable dans la société actuelle, « l’orgueilleuse et fausse politesse de nôtre siècle », il a laissé, dès les premiers écrits, la porte entrouverte à la définition d’une autre civilité qui serait modeste et vraie – une civilité cordiale, inactuelle bien qu’elle soit nécessaire à la vie en commun. Cette autre civilité est une exigence pour le penseur politique, car dès qu’il y a société, il faut qu’il y ait moyen d’atténuer les heurts. Dans le second Discours, il la fait co-originaire des premiers groupements humains. Cela signifie qu’elle préexiste à toute organisation politique. Elle apparaît dès la jeunesse du monde, en même temps que l’amour, dans cette « époque la plus heureuse et la plus durable » de l’espèce humaine, état où l’égalité a subi les premières altérations mais où l’homme n’a encore rien perdu de sa liberté originelle :
« Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement et que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit ; et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne. De là sortirent les premiers devoirs de la civilité, même parmi les Sauvages… ».
Il existe donc une civilité sauvage, si l’on accepte l’oxymore, une civilité qui précède la loi, et qui s’étend largement au-delà d’elle, une fois que la loi a fait son apparition. La civilité fait les mœurs. Son rôle est de réduire les injures, qui se multiplient dès que les hommes réunis sont portés à se comparer. Elle est donc indispensable à la vie en société. Rousseau le réaffirme dans le manuscrit de Genève du Contrat social ; la civilité aide à remplir l’objet du pacte fondamental, qui est « que chacun préfère en toute chose le plus grand bien de tous ». Cette civilité est donc jugée louable et nécessaire. Rousseau repousse en note toute imputation de contradiction : « Je n’ai pas besoin d’avertir, je crois, qu’il ne faut pas entendre ce mot à la françoise ». On peut lui concéder ce point. Avec cette civilité pleinement civique, on est loin, en effet, de l’hypocrisie mondaine ou des égards injurieux des petits maîtres. Il s’agit d’une pratique bénéfique qui déborde les lois écrites : « Tout ce qu’on voit concourir à ce plus grand bien, mais que les lois n’ont point spécifié, constitue les actes de civilité, de bienfaisance, et l’habitude qui nous dispose à pratiquer ces actes même à nôtre préjudice est ce qu’on nomme force ou vertu ».
On peut imaginer que l’homme soit à la fois libre, intègre, et civil. Du moment que les hommes vivent en société, la civilité est l’expression active de leur désir de vivre en paix. C’est une civilité de ce genre que doit pratiquer Émile, le sauvage fait pour habiter les villes. L’éducation doit fournir la solution du problème rousseauiste, qui tient à la condamnation radicale de l’hypocrisie, d’une part, et à la pleine reconnaissance de la civilité, d’autre part. Comment être civil sans être mensonger ? Comment ne jamais heurter l’autre, sans jamais non plus s’abaisser devant lui ? Rousseau veut maintenir la paix entre les hommes, non moins que Nicole ou Pascal, au siècle précédent. Mais il poursuit en outre un objectif nouveau, qui est de rendre impossible le mensonge et la bassesse des faibles. Car l’abaissement des faibles par la politesse est son problème, un problème qu’on n’avait pas identifié avant lui.
Dans l’écrit pédagogique, la solution paraît magique. L’enfant qui n’a pas appris un mot de politesse, tant qu’il vivait isolé, devient un jeune homme aimable, sitôt qu’il met le pied dans la société : « Sera-t-il pour cela grossier, dédaigneux, sans attention pour personne ? Tout au contraire ». Émile plaît dès qu’il paraît. Son agrément provient d’abord de l’excellence de son cœur : « S’il n’a point les formules de la politesse, il a les soins de l’humanité ». Cet agrément provient aussi d’une adaptabilité étonnante, qu’on n’attendrait pas d’un enfant élevé dans la solitude : « Loin de choquer les manières des autres, Émile s’y conforme assez volontiers, non pour paraître instruit des usages, ni pour affecter les airs d’un homme poli, mais au contraire de peur qu’on ne le distingue, pour éviter d’être aperçu ; et jamais il n’est plus à son aise que quand on ne prend pas garde à lui ».
Ce talent de caméléon étonne un peu. On dirait qu’il s’apparente à un souvenir personnel plutôt qu’au projet du présent écrit. En tout cas, il jure avec les proclamations d’intégrité qui précèdent et qui suivent, et qui sont ce qu’on retient généralement du rousseauisme : « Il ne connaît ni gêne ni déguisement, et il est au milieu d’un cercle ce qu’il est seul et sans témoin ». Les deux propositions sont difficilement compatibles. Si Émile se sentait vraiment « seul et sans témoin », il n’aurait pas à « éviter d’être aperçu » : veiller à ce qu’on ne prenne pas garde à lui, c’est déjà s’inquiéter de la présence des autres.
Dans l’expérience courante, quelqu’un d’intègre est rarement quelqu’un de souple. Chercher à la fois la droiture et la plasticité, n’est-ce pas courir deux lièvres ? Rousseau s’efforce d’accorder ces deux buts par la noble aisance du jeune homme. Au fond Émile est poli parce qu’il est au dessus de la politesse, « il prend plutôt l’image du monde parce qu’il en fait peu de cas ». Indifférent en société, Émile n’est ni inhibé par la peur de déplaire, ni obsédé par le désir de plaire. Ce que Rousseau cherche à produire, c’est un être aussi tranquille dans le monde que dans un bois. Ce curieux projet s’éclaire, si l’on comprend ce que Rousseau redoute de la vie sociale. Sa hantise, c’est d’être mis hors de soi. Cette expérience écœurante se produit au moins de deux façons. On peut sortir de soi par vanité, quand on exulte et qu’on est prêt à trahir ceux qu’on aime d’ordinaire pour se faire applaudir par la compagnie. On peut également s’écarter de ses convictions par simple flexibilité devant l’interlocuteur, ou parce qu’on n’a pas le courage de défendre ses convictions. En société, le timide comme le vaniteux trouvent des raisons de se mépriser, l’un sur le champ, l’autre après coup.
Ce que Rousseau veut éviter, c’est la non coïncidence de soi à soi (qui est presque inévitable parce que le soi est mouvant). Il voudrait réunir chacun à soi-même : que chacun ne fasse qu’un et sache se limiter. Il fait tout pour que son élève ignore les montagnes russes de la vie sociale, le tourment d’être déporté en dessous de soi, et même l’exaltation d’être emporté au dessus de soi. Rousseau travaille pour l’intégrité, il rêve pour Émile d’une vie sociale simple et sans remords. Il ne veut pas lui léguer ce qu’il a, il cherche à lui donner la solidité qu’il n’a pas eue, et dont il rêve. Combien de fois a-t-il colporté les sottises de Thérèse pour faire rire ses amis ? Peut-on concevoir une vie telle qu’elle rende impossible ce genre d’écarts ?
Ce désir d’intégrité, c’est peu dire que ses contemporains ne le comprennent pas. Rousseau montre qu’ils sont pris dans un processus inverse. Tandis qu’il éprouve une hantise de la décomposition, les beaux esprits tirent vanité de leur division intérieure. Ils sont tout fiers de ce qui l’angoisse. C’est ce Paris-là qu’il décrit dans La Nouvelle Héloïse :
« On a des principes pour la conversation, et d’autres pour la pratique ; leur opposition ne scandalise personne, et l’on est convenu qu’ils ne se ressembleraient pas entre eux ; on n’exige pas d’un même auteur, surtout d’un moraliste, qu’il parle comme ses livres, ni qu’il agisse comme il parle ; ses écrits, ses discours, sa conduite sont trois choses toutes différentes, qu’il n’est point obligé de concilier ».
Ce qui, d’après Rousseau, enchante ses contemporains, c’est leur complexité. Ils ont la passion de ce feuilletage. Ils sont heureux de ne pas coïncider, et de pouvoir écrire, parler et vivre sur des plans différents. Cette division leur paraît une liberté. Ce que lui vivrait comme un reniement, ils l’éprouvent comme une richesse ; là où il ne voit que faiblesse et inconsistance, ils ont l’impression de déployer une puissance nouvelle, une capacité moderne. La distance ne pourrait pas être plus grande, si l’on se souvient du credo rousseauiste, qui forme son éthique de la discussion : « dès qu’un homme parle sérieusement, on doit penser qu’il croit ce qu’il dit, à moins que ses actions et ses discours ne le démentent ; encore cela même ne suffit-il pas toujours pour s’assurer qu’il n’en croit rien ».
Cette seconde critique de la civilité est sans commune mesure avec la première. D’abord, c’est une évidence, elle a gagné en originalité. Ce n’est plus un prêche. Rousseau ne s’en prend plus à l’hypocrisie des méchants. Il montre l’homme moderne – l’homme sans force, l’homme qui se dédouble. Il ne lui reproche pas d’être menteur, il le décrit comme inauthentique. Et s’il fait encore un reproche aux Français, c’est essentiellement celui de leur frivolité : ils ne sont pas méchants, ils sont aveugles. Ils ne savent même pas ce qu’ils ont perdu.
Les Confessions présentent la réforme comme une fausse bonne idée. Un jour, Rousseau a dépouillé l’homme poli. Il a décidé hautement d’assumer ce qu’il était, c’est-à-dire la roture, la gêne matérielle et le fait de vivre avec une simple d’esprit. La pose de l’intégrité, qui a succédé à l’expérience de l’aliénation, ne fut pas agréable. L’intransigeance imposait une raideur fatigante. On comprend qu’il ait cherché par la suite une issue à l’alternative où il s’était trouvé pris. Entre la politesse servile et la raideur hostile, il a cherché une troisième voie. Émile propose une civilité nouvelle, minimale et laconique, qui laisserait chacun à soi-même. Cela suppose une vie sociale réduite, et surtout réaménagée de façon que nul ne soit incommodé par les prétentions d’autrui, ni enragé par ses triomphes – la consigne, pour le jeune homme, est de fuir les cas douteux. La rivalité est inévitable, et libre à l’homme de concourir. On peut se mesurer à la course, on peut jouer aux échecs. Ce qu’il faut éviter avec soin, c’est le genre de combats dont l’issue est laissée à l’appréciation des spectateurs (comme les controverses, les discussions philosophiques et les colloques, s’ils tournent au conflit).
Attentif à « l’insociable sociabilité humaine », Rousseau a cherché la formule d’une civilité qui ne soit pas l’occasion d’une altération de soi. C’est peut-être un rêve naïf de cordialité sincère et vicinale. Cela conduit probablement à une déflation de la politesse aristocratique, cela n’entraîne pas la destruction des formes dans lesquelles s’exprimaient traditionnellement la prévenance et la serviabilité. Il a cherché à construire un être qui n’ait pas peur du ridicule, sans être pourtant sûr de lui (un jeune sûr de lui, ce serait un monstre arrogant et bizarre). Ce bon jeune homme est donné comme la preuve vivante de cette civilité d’un nouveau type, lui qui concilie, dans ses rapports avec ses semblables, l’aménité et l’intégrité.
Émile est un jeune homme simple, dont l’accès aux autres est direct et paisible. Rousseau lui a épargné le fardeau de la timidité. L’élève ne connaît pas ces alternances d’audace et d’inhibition que relatent les Confessions. Reste que c’est à partir de la timidité que Rousseau a imaginé un monde où elle n’aurait pas lieu d’être. Toute sotte et maussade qu’elle est, c’est par son entremise qu’il a pu découvrir, comme un problème nouveau, ce que les classiques n’avaient jamais identifié comme un problème : la possibilité d’une politesse contre-productive, une politesse dont le résultat ne serait pas le développement de l’aisance et du plaisir, mais bien l’accroissement du malaise, de la fausseté et du malheur des hommes. L’identification de ce risque est l’apport du rousseauisme. Il est inoubliable. Et peu importe que la politesse soit malveillante, comme il l’a d’abord pensé, ou qu’elle semble telle à ceux qu’elle intimide.