Une part essentielle de la civilité dans toutes les sociétés repose sur la pudeur. Montaigne n’a aucune pudeur. Il nous informe par exemple que son membre viril est de petite dimension. Toutes sortes de choses qu’on hésiterait à dire à son plus intime ami, il les dit à qui veut bien le lire. Montaigne est en ce sens le plus incivil des hommes.

 

Ses incivilités ne lui échappent pas. Nous disant ces choses, il ne s’oublie pas, il fait ce qu’il s’est proposé de faire : se donner à connaître, donner à connaître son « moi » qui est « la seule matière » de son livre, qui est « sa physique et sa métaphysique ».

 

Ce dessein lui-même n’est-il pas plus incivil que les indiscrétions que j’évoquais ? Parler de soi, ne parler que de soi, quelle société, quelle vie commune survivrait à la généralisation de cet exercice, de ce « projet farouche et extravagant » ? Montaigne est parfaitement averti qu’un projet aussi risqué que le sien réclame une mise en œuvre d’autant plus attentive, que son impudeur réclame une délicatesse de rang supérieur : 

« C’est au demeurant une très utile science que la science de l’entregent. Elle est comme la grâce et la beauté conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité. Et par conséquent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d’autrui, et à exploiter et produire notre exemple, s’il a quelque chose d’instruisant et communicable ».

 

Dans les Essais, il y a les exemples dont il est parlé et l’exemple de celui qui parle. Je ne considérerai ici que ce dernier.

Comment l’exemple de Michel de Montaigne serait-il « instruisant et communicable » ? Qu’a-t-il fait qui mérite qu’on en parle ? Rien précisément. Il le reconnaît : « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions, fortune les met trop bas. Je le tiens par mes fantaisies ». Ailleurs il dit « très vraie » la « remontrance » qu’il encourt : « Il messied à tout autre de se faire connaître, qu’à celui qui a de quoi se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. César et Xénophon ont eu de quoi fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faits, comme en une base juste et solide ». La parole légitime, c’était jusqu’alors celle qui se rapporte à une action grande par elle-même, une action en somme qui n’a pas besoin de la parole pour apparaître puisqu’elle est publique, puisqu’elle se produit elle-même, se donne à voir elle-même. De quel droit et comment dire le privé, porter à la lumière ce qui en est naturellement privé ?

 

La revendication de Montaigne est plus gracieuse, mais non moins orgueilleuse que celle de Rousseau : dans son dessein « farouche et extravagant » il n’a pas eu de prédécesseur. Il mentionne cependant les cas de Pline et de Cicéron qui publièrent « les lettres privées écrites à leurs amis ». Il se moque d’eux : 

« aucunes [lettres] ayant failli leur saison pour être envoyées, ils les font ce néanmoins publier avec cette digne excuse, qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls romains, souverains magistrats de la chose publique emperière du monde, d’employer leur loisir à ordonner et fagoter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation de bien entendre le langage de leur nourrice ? ».

 

Ainsi, c’est par rapport à Cicéron, divisé entre le consul et l’auteur des lettres familières, que Montaigne va préciser sa démarche, par rapport à la ridicule vanité de ce dernier qu’il va faire valoir son projet « farouche et extravagant. »

 

Jusqu’au chapitre 39 du livre I, Cicéron a été pour l’essentiel mentionné ou utilisé comme nous utilisons notre vieux Lalande, comme un dictionnaire philosophique. À la dernière ligne du chapitre 39, il est désigné comme le représentant d’une « philosophie ostentatrice et parlière ». Le chapitre I, 40, que je citais à l’instant, est intitulé « Considérations sur Cicéron ». Ce dernier est un des très rares personnages dont le nom apparaisse dans un titre de chapitre des Essais, et le seul dont le nom soit accompagné du terme savant et sérieux de « considération ».

 

La faute, ou la faiblesse, de Cicéron réside en ceci qu’il tente de se faire valoir par des qualités qui ne conviennent pas à son rang, en tout cas qui ne doivent pas être les principales. Montaigne ne lie pas l’éloquence de Cicéron à son action politique, son dire à son faire : il oppose la mesquinerie de l’auteur des lettres familières à la grandeur du consul. Mais il ne dit rien de l’action du consul. De Catilina point de nouvelle. Montaigne moque comme le représentant d’une « philosophie parlière » celui qui, dans l’histoire européenne, représente plutôt, semble-t-il, la parole politique, dans la personne de qui la parole et l’action sont inséparables. Montaigne ne mentionne le consul que pour séparer Cicéron de sa propre parole.

 

On trouve un autre long développement consacré à Cicéron au chapitre Des livres (II, 10). Il a un caractère de « considération » encore plus marqué. Ce qui est attaqué ici, c’est la « façon d’écrire » de Cicéron philosophe, qui est « ennuyeuse ». Rien encore sur le consul. Et puis le verdict : 

« Quant à Cicéron, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avait pas beaucoup d’excellence en son âme […] Quant à son éloquence, elle est du tout hors de comparaison, je crois que jamais homme ne l’égalera ».

 

On ne sait pas trop à quel « jugement commun » Montaigne ici fait référence puisque Plutarque, le meilleur juge des choses humaines au gré de Montaigne, compare Cicéron au roi-philosophe de Platon. En tout cas, l’éloquence incomparable de Cicéron, au lieu de témoigner d’un lien enviable et admirable entre la parole et l’action, signale au contraire une déliaison de la parole par rapport à l’action, en tout cas par rapport à l’âme qui est la source de l’action. Il y a du lâche dans l’âme de Cicéron.

 

Ainsi Montaigne donne-t-il sans la moindre hésitation l’avantage à César sur Cicéron, à la « pestilente ambition » de celui-là sur l’« ambitieuse vanité » de celui-ci. Il pardonne plus volontiers à César son entreprise tyrannique qu’il ne crédite Cicéron de son bon combat, de son combat de « bon citoyen », qualité qu’il lui reconnaît presque dédaigneusement. Montaigne est pourtant républicain très prononcé. Son homme c’est Caton : « Au fort de l’éloquence de Cicéron, plusieurs en entraient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : Nous avons, disait-il, un plaisant consul ». Cicéron est pris en tenaille entre le héros tyrannique et le héros républicain, qui ont également l’éloquence des gestes. Pourquoi le médiateur des guerres civiles françaises montre-t-il si peu de compréhension pour le médiateur des guerres civiles romaines ? Pourquoi admire-t-il avec le même emportement, ou des emportements parallèles, César et Caton ?

 

C’est une affaire d’âme et de façon d’écrire, qui se rattache à la question politique de la manière suivante : la perspective de Montaigne est républicaine – lui aussi aurait préféré « naître à Venise » –, mais la république où agit et, surtout, parle Cicéron est trop « parlière ». Trop de mots, peu de choses. C’est le cas d’ailleurs de beaucoup de républiques : 

« [La rhétorique] est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe, et une commune déréglée, et est outil qui ne s’emploie qu’aux états malades, comme la médecine : En ceux où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont tout pu, comme celui d’Athènes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs ».

 

L’inflation rhétorique mesure la corruption des républiques, ce qui donne un certain avantage aux « polices qui dépendent d’un monarque », même si Montaigne souligne ailleurs, citant Tite-Live, que « le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages ». Montaigne est un républicain en garde contre l’inflation langagière des républiques que personnifie Cicéron. L’éloquence de Cicéron, ce sont les mots qui prennent la place des choses et qui se séparent de l’âme.

 

Or, c’est ici la péripétie intéressante, car c’est ici en somme que commence la littérature, les Essais furent d’abord appréciés et vantés pour leur langage, imités aussi : « La plupart de ceux qui me hantent parlent de même les essais mais je ne sais s’ils pensent de même ». Montaigne fut d’abord et tout de suite fameux pour sa façon de s’exprimer, pour son « style ». En somme comme Cicéron. En un sens bien réel, Cicéron est son alter ego. De fait, c’est dans le chapitre Considérations sur Cicéron que Montaigne donne une des descriptions les plus frappantes et les plus ambitieuses de la démarche des Essais. C’est en moquant Cicéron l’éloquent que Montaigne engendre la littérature. Contre Cicéron, il se définit comme celui qui dit le plus de choses avec le moins de mots : 

« Et combien y [dans les Essais] ai-je épandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement en produira infinis essais. Ni elles, ni mes allégations ne servent pas toujours simplement d’exemple, d’autorité ou d’ornement. Je ne les regarde pas seulement par l’usage que j’en tire. Elles portent souvent hors de mon propos la semence d’une matière plus riche et plus hardie, et sonnent à gauche un ton plus délicat, et pour moi qui n’en veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air ».

 

Laissons sans commentaire cette suggestion d’un art d’écrire ésotérique. Chacun sait que c’est une invention de Leo Strauss ! Ce que revendique ici Montaigne, c’est la capacité de ses silences, s’ils rencontrent de « suffisants lecteurs », de « produire infinis essais ». Cicéron, philosophe et orateur, déplie, déploie et déroule une éloquence de l’extension – copia copiosissima dicendi – de sorte que l’on ne parvient que très lentement à la chose si même l’on y parvient. Montaigne, qui déteste tant les préliminaires qu’il s’impatiente au sursum corda de l’office catholique, va au contraire vers la condensation extrême, dédaignant de dire mais donnant à penser, et finalement à dire, à son lecteur. Il touche et éveille, sans le dire, la source naturelle des paroles, ou la source des paroles naturelles.

 

Montaigne se moque donc de Cicéron qui a publié des lettres qu’il était trop tard pour envoyer à leurs destinataires. Il achève le chapitre en revenant « sur ce sujet des lettres ». Il se serait volontiers exprimé par lettres s’il eût eu à qui parler comme il l’avait eu autrefois : « J’eusse été plus attentif et plus sûr ayant une adresse forte et amie, que je ne suis, regardant les divers visages d’un peuple ». Les Essais sont bien pourtant des sortes de lettres adressées à de « suffisants lecteurs », dont certains ressembleront sans doute à La Boétie. Comme Cicéron, Montaigne publie des lettres qu’il n’a pas envoyées. Mais ces lettres suscitent, produisent les destinataires capables de les recevoir.

 

« Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère, moi le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte ». Montaigne, qui n’a accompli aucune action digne d’être rapportée, n’est maître d’aucun art susceptible d’être enseigné, sinon celui de se connaître. Mais pourquoi faire connaître celui dont la seule ambition est de se connaître ? Pourquoi communiquer ce qui est le plus propre ? Pourquoi se communiquer ? Ce dessein en tout cas requiert une réforme de l’éloquence, une réforme de la parole. Puisqu’il s’agit de communiquer le propre, la parole de commune se fait la plus propre, la plus singulière : « J’ai naturellement un style comique et privé, Mais c’est d’une forme mienne, inepte aux négociations publiques, comme en toutes façons est mon langage : Trop serré, désordonné, coupé, particulier ». En se faisant connaître sans égard pour la « cérémonie », Montaigne donne à la parole publique, celle des Essais, une franchise qui élude même la parole privée : « Plusieurs choses que je ne voudrais dire à personne, je les dis au peuple. Et sur mes plus secrètes sciences ou pensées renvoie à une boutique de librairie mes amis plus féaux ». Les Essais mettent en œuvre une parole d’une franchise inédite, à la mesure d’une amitié possible mais extraordinairement rare. La communication du propre rend possible la production d’un commun d’une qualité, d’une densité, d’une acuité inédite.

 

Montaigne rompt avec la parlerie des républiques comme avec l’emphase des monarchies. Ajoutons qu’il rompt aussi avec la sublime « imposture des religions ». En développant une parole capable de s’appliquer à ce chétif objet qu’est le « moi », Montaigne rompt avec la fatalité idéalisante de toute parole publique. Sa prose sérieuse rompt la barrière derrière laquelle on avait enfermé la force comique. Le rire accompagne toutes les choses humaines, étant leur jugement dernier. 

 

Il y a une seule chose humaine dont Montaigne ne rit pas. L’amitié est le commencement et la fin, la cause et l’effet des Essais. Le Discours de la servitude volontaire devait être le centre autour duquel s’ordonne le Premier Livre. Cet écrit de La Boétie avait produit le commencement de leur amitié : 

« Et si, suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue pièce avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lit guère de pareilles, et entre nos hommes il ne s’en voit aucune trace en usage ».

 

D’une telle amitié Montaigne dit qu’elle est si rare que « c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles ». Il dit aussi que les femmes ignorent une telle amitié : « Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore pu arriver, et par le commun consentement des écoles anciennes en est rejeté ».

 

Or, nous le savons, au miracle initial de la vie de Montaigne répond le miracle final. Les Essais suscitèrent dans l’âme de Marie de Gournay le même effet, mais multiplié, que le Contr’Un dans l’âme de Montaigne : 

« J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance : et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore […] Le jugement qu’elle fit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi, avant m’avoir vu, c’est un accident de très digne considération ».

 

Ainsi le style « comique et privé » de Montaigne, la parole qui mène une guerre incessante contre le mouvement idéalisant de la parole humaine, fut capable de produire dans l’âme d’une petite picarde un bouleversement qui promet de donner le démenti à toute l’antiquité. Montaigne souligne et déplore la médiocrité des « paroles françaises », accordée à la bassesse des actions contemporaines, en comparaison des paroles anciennes, gagées sur la grandeur des actions anciennes. Si l’on en juge par la transformation de l’âme de Marie de Gournay, le « dire » des Essais est capable d’un « faire » qui surpasse l’antiquité. La littérature incivile a un pouvoir plus civilisant que l’éloquence civique.