Avant Cogito, il y a bonjour
La civilité ne figurait plus depuis belle lurette sur notre agenda philosophique, politique ou pédagogique. Elle relevait au mieux de l’histoire des idées, mais elle était sortie de notre actualité, elle avait disparu de nos préoccupations sinon sous la forme agressivement narquoise d’un traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations où il s’agissait en guise d’étiquette de libérer l’être des obligations du paraître et le désir du carcan des manières : vivre sans temps mort, jouir sans entraves, et foin des chichis, des délais, des formes, des règles de la bienséance.
Mais voici que, des injures aux crachats, de l’empiètement sur le domaine d’autrui par des comportements toujours plus bruyants et péremptoires aux agressions contre les détenteurs de l’autorité, les incivilités se multiplient. « Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une Europe, écrivait Valéry dans Regards sur le monde actuel. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie. Nous ne les percevons qu’au moment où elles s’altèrent tout à coup ». De même nous avions d’autres chats à fouetter que la civilité, d’autres soucis en tête, d’autres promesses à accomplir. Nous honorions impatiemment d’autres valeurs, comme la spontanéité ou l’authenticité. Nous nous enchantions même parfois d’être assez cool pour nous passer de ses tournures guindées, de ses formules vétustes, de ses complications inutiles. Nous ne nous apercevons de son existence et de son importance qu’au moment où elle cède le terrain à son odieux antonyme. Elle nous apparaît précieuse maintenant qu’elle se révèle précaire.
Mais, en même temps, nos principes fondateurs – le principe démocratique de l’égalité et le principe libéral de la recherche par chacun de son avantage – nous soufflent que la civilité, qui consiste essentiellement en prévenance, en effacement ou en atténuation de soi, est un jeu, une fiction, une façade, une convention, bref une comédie sociale. De cette mise en scène de l’inégalité, nous avons tout à la fois percé à jour l’hypocrisie et réfuté la philosophie. L’idée de mettre la hiérarchie entre les hommes au principe du vivre-ensemble nous est intolérable. Et nous ne sommes pas naïfs. Il y a longtemps que nous avons levé le voile sur les sentiments qui s’agitent et les calculs qui s’effectuent dans les coulisses de la représentation. Nous avons, en d’autres termes, la nostalgie d’une forme à laquelle nous ne croyons plus. Nous portons le deuil d’une stylisation de l’existence que notre esprit critique s’est employé à démolir. Nous sommes trop perspicaces pour ajouter foi aux cérémonies dont nous déplorons l’éclipse progressive.
Mais est-ce vraiment de la perspicacité ? Un philosophe rompu à la pensée du soupçon et que le XXe siècle a purgé de toute illusion sur la nature humaine, ou, plus précisément, sur l’homme en tant que nature, Emmanuel Levinas, ose prétendre le contraire. La civilité, affirme-t-il doucement et obstinément, ne se réduit pas à l’art de feindre et elle en sait plus sur nous que le soupçon n’en sait sur elle.
Totalité et Infini, le premier grand livre de Levinas s’ouvre par ces mots : « On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas le dupe de la morale ». Cette méfiance, ce refus de s’en laisser conter sont modernes. La civilisation moderne, en effet, procède du traumatisme des guerres civiles religieuses. Ces guerres qui ont dévasté l’Europe du XVIe et du XVIIe siècles ont été si meurtrières que les élites intellectuelles en sont venues à désespérer de l’homme et de ses vertus. Au lieu de se poser comme les Anciens la question du meilleur régime, la philosophie politique s’est concentrée sur la recherche de la moins mauvaise société possible : celle qui évitait aux hommes l’enfer de la guerre civile.
Dévastée par la conjonction sanguinaire de l’amour immodéré de la gloire et de l’amour fanatique de Dieu, l’Europe dit pour la première fois de son histoire : « Plus jamais ça » ; et elle table pour se reconstruire sur l’amour de soi, c’est-à-dire sur l’aspiration humaine la plus naturelle, la plus fondamentale : l’instinct de conservation.
L’amour de soi qui est d’abord crainte pour soi remet bourgeoisement les épées dans leur fourreau et consacre la suprématie des manières policées sur les affrontements violents. Contre la guerre civile, il choisit la civilité. Mais, en même temps, il lui savonne la planche. Ou, pour le dire d’une autre métaphore, il scie la branche sur laquelle il la fait asseoir. Si, en effet, c’est l’amour de soi qui justifie la civilité et qui la fonde, alors celle-ci n’est rien d’autre qu’une ruse et un mensonge. L’intérieur et l’extérieur ne disent pas la même chose. On est autre que ce qu’on montre. On salue, on rend hommage, on se fait tout petit mais on n’en pense pas moins. On affiche la déférence ou le dévouement mais personne n’est dupe, et surtout pas les moralistes : l’égoïsme prévaut, l’intérêt gouverne.
Levinas est le contemporain, le témoin, le rescapé du deuxième grand traumatisme de l’histoire européenne. Il ne peut dire, à son tour, que : « plus jamais ça ». Il a vu les profondeurs de l’abîme, il a toutes les raisons de n’être dupe de rien. Et pourtant il propose une philosophie du désintéressement. Il va même plus loin. Il se place sur le terrain occupé depuis l’aube des Temps modernes par l’amour de soi et l’intérêt : celui du réalisme. Le désintéressement qu’il met à jour en effet, n’est pas une vertu ou une qualité, c’est un événement. Ce n’est pas un devoir-être. Jamais Levinas ne prêche, jamais il ne prescrit : son registre est narratif et descriptif. Il en appelle à l’expérience de chacun, il raconte une histoire à fleur de peau. Il élucide, en guise de morale, une intrigue, une aventure involontaire, un détournement du droit chemin. L’individu vaquait à ses affaires, persévérait dans son être, suivait sa pente ou la voie que lui traçaient son intérêt, son ambition, ses convoitises et patatras, le voici dérouté, désintéressé – « malgré lui, pour un autre », écrit Levinas.
C’est la rencontre du visage qui opère ce renversement. Le visage n’est pas un objet du monde ou, du moins quand il le devient, il n’est déjà plus visage. Le portrait du visage, sa lecture esthétique, psychologique ou sociologique est un acte d’intelligence, mais c’est aussi un oubli du visage comme visage : « La façon dont l’autre se présente à moi ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard. Le visage détruit à tout moment et déborde l’image plastique qu’il me laisse ». La physionomie est pleine. Mais le visage est nu. Nudité de l’abstraction – il s’absout de sa forme, il transcende sa propre manifestation. Nudité, aussi, au sens de dénuement : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. Il ne se laisse pas habiller par les représentations, il se dépouille de ses attributs empiriques et il se présente dans sa pauvreté poignante. Il est hors de portée et il est à bout portant. Il est l’insaisissable et il est le sans défense. Il s’élève et il s’expose. Sous l’effet de ce que Levinas appelle l’épiphanie du visage, ma spontanéité est subjuguée, mon dynamisme naturel se déprend de son évidence. Irréductible à tout dévoilement, il y a la révélation du face à face : l’autorité désarmée du visage m’interdit d’envahir la réalité comme « une force qui va » selon l’expression de Victor Hugo dans Hernani, comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce qui l’entoure.
Fin de l’innocence, ou plutôt découverte de tout ce qu’il y avait de nocence dans ce vert paradis. Nocere : nuire, endommager, faire du tort. Le bloc compact, indivis que je formais se fissure. Mon identité éclate. Il y avait moi. Il y a maintenant une béance entre moi comme nature et moi comme sujet. J’étais tout d’une pièce, d’un seul tenant : j’ai désormais conscience d’être. Séparé, disjoint, décollé de mon être, je le regarde et je l’interroge. Je ne suis plus seulement, je pense. Tiré de ma spontanéité de somnambule, je m’éveille et, tout ensemble, je m’excuse. Ma présence ne va plus de soi. Naissance conjointe de la réflexivité et de la civilité : « Je me demande, dit Levinas, s’il y eut jamais discours au monde qui ne fût pas apologétique, si le logos comme tel n’est pas apologie, si la première conscience de notre existence est une existence de droit, si elle n’est pas conscience de responsabilités, si d’emblée nous ne sommes pas accusés au lieu d’entrer confortablement et sans demander pardon dans le monde comme chez soi ».
Qu’est-ce à dire sinon qu’avant d’être un manège ou une convention, la civilité est l’expression d’un scrupule ? Ses artifices ne visent à corriger ou à déguiser la nature que parce qu’ils procèdent de sa mise en question. La civilité entre dans le monde, avec le discours, par la porte de la honte. Oui, la honte. « La présence d’autrui, écrit Levinas, ne met-elle pas en question la légitimité naïve de la liberté ? La liberté ne s’apparaît-elle pas à elle-même comme une honte pour soi ? Et réduite à soi comme usurpatrice ? ». Ce n’est pas, nous dit ici Levinas, la peur de l’autre qui arrête l’élan de la liberté et qui civilise l’individu, c’est la honte devant lui. Et nul ne choisit d’avoir honte. La honte frappe comme la foudre. Elle est le dégrisement fatal et salutaire que le visage inflige au moi. Dégrisement est le maître mot de ceux qui ne veulent pas être dupes. Et voici que Levinas, avec une tranquille audace, le dérobe et même l’oppose à l’herméneutique du soupçon. Celle-ci nous dégrise de nos illusions en révélant, derrière le paravent des vertus, des grands sentiments et des protestations d’amitié, l’action incessante et méthodique de l’amour de soi. Levinas montre un être dégrisé de l’amour de soi, délogé de l’égoïsme par la transcendance et l’impuissance du visage d’autrui. Et ceci n’est pas un conte pour enfant. Nulle candeur chez Levinas. Nul angélisme. Il n’oublie pas le mal. C’est, au contraire, la confrontation avec le mal absolu qui lui a révélé la signification éthique du rapport humain. Et nous-mêmes, que l’hyperbolisme de Levinas peut agacer ou laisser sceptiques, nous découvrons la pertinence descriptive de sa phénoménologie dans certaines histoires des sombres temps comme celle, par exemple, d’Oskar Schindler. Arrivé en Pologne dans les fourgons de la Wehrmacht pour tirer le plus de profit possible d’une main-d’œuvre d’esclaves, cet industriel allemand est, bien malgré lui, dévié de sa marche froidement rationnelle par la détresse muette qu’il rencontre. Il a débarqué dans un territoire asservi avec une seule ambition : faire de l’argent, mais l’effraction des visages subvertit ses visées, bouleverse son programme. Lui qui n’est pas bon, il est saisi par le Bien. Lui qui voulait cyniquement tirer son épingle de l’apocalypse, il fait tout à l’envers. Il travaille à sauver la vie des ouvriers qui devaient, pour une bouchée de pain, travailler à l’enrichir. Il exerçait sur eux un pouvoir sans partage, mais voici que, intrigue inopinée, ils le commandent silencieusement, ils l’assignent, ils le réclament, ils lui ordonnent du haut de leur dénuement de ne pas les abandonner à la mort. Le maître est devenu l’otage.
Ce comportement est, en tout point, exceptionnel. Mais c’est l’exception humaine au déchaînement de la force vitale et à la simple persévérance dans l’être. L’émotion qui le déclenche, en outre, est irrécusable. Et cette émotion s’atteste dans nos protocoles les plus minuscules, dans les rites les plus anodins de la décence ordinaire, dans nos gestes et dans nos usages les plus éloignés de toute sainteté et de tout héroïsme.
S’il n’y avait, dit en substance Levinas, cette expérience de l’Inégal, cette épreuve de la dissymétrie qu’est la rencontre du visage, nous ne dirions même pas devant une porte ouverte : “Après vous, Monsieur !”. « C’est un “Après vous, Monsieur !” originel que j’ai essayé de décrire ».
Après vous, Monsieur : priorité d’autrui, dissymétrie entre moi et l’autre, « Lui toujours avant moi, humanité comme animalité déraisonnable, ou rationalité selon une nouvelle raison ».
Dans le même esprit de la courtoisie comme philosophie première, Levinas ôte sa patine à l’immémoriale entrée en matière des échanges humains et, débouchant nos oreilles trop habituées, il en restitue la modeste magnificence :
« Le premier mot n’est-il pas bonjour ! Simple comme bonjour ! Bonjour comme bénédiction et disponibilité pour l’autre homme. Cela ne veut pas dire encore : quelle belle journée. Cela exprime : je vous souhaite la paix, je vous souhaite une bonne journée, l’expression de celui qui se soucie d’autrui. Elle porte tout le reste de la communication, elle porte tout le discours. (...) Miracle. Premier miracle. Le premier miracle est dans le fait que je dis bonjour ».
Il est vrai qu’un nouveau bonjour a fait récemment son apparition dans l’espace communicationnel : le bonjour égalitaire, indifférencié, intransitif des courriels ; le bonjour électronique et sans façon qui supprime d’un seul coup toutes les nuances et tous les échelonnements de nos anciennes pratiques épistolaires : Madame, Monsieur ; Chère madame, cher monsieur, cher ami, mon cher ami, ma chère Anne, mon cher Pierre. Ce bonjour-là n’est pas une adresse à l’autre mais une pancarte du moi. Il n’accueille pas, il déboule. Il ne s’incline pas, il s’invite. Il n’est pas prévenant, mais péremptoire. Il ne salue plus son destinataire, il claironne l’arrivée du destinateur. Il ne souhaite pas bonne journée à quelqu’un, il dit « c’est moi que voilà » à tout le monde.
D’un bonjour, l’autre. Le jeune bonjour irruptif et exclamatif en vigueur sur les écrans n’est que l’homonyme de son attentif ancêtre. Rien ne change mais tout change, quand le premier égard se trouve ainsi transmué en étendard de la muflerie dans l’univers technologique qui concurrence la terre et qui commence à lui dicter sa loi.
Est-ce si grave ? Je vous laisse le soin d’en juger. Pour ma part, je me contenterai d’ajouter à cette si profonde remarque de Levinas – « avant le cogito, il y a bonjour » – que bonjour est un miracle en péril.