Le XVIIIe siècle au chevet de la société conjugale
Le couple relève-t-il de la civilité ? Ce qu’on appelle l’Ancien Régime, et de façon moins engagée, la première modernité, répond oui, mais une telle réponse peut-elle nous concerner ? En effet, la civilité désigne d’abord, comme l’étymologie nous y invite, le comportement des citoyens entre eux (et le XVIIe siècle la relie à l’humanité pour les opposer à la brutalité). Or ces relations sont aujourd’hui entièrement soumises aux principes démocratiques. Même les relations les plus dissymétriques comme celles de l’électeur et de l’élu, de l’enseignant et de l’enseigné, de l’employeur et de l’employé, sont encadrées et limitées par des lois qui rétablissent une égalité compensatrice entre les contractants.
L’Ancien Régime connaît aussi un registre d’égalité, négative, dans la soumission au Souverain, et positive, dans le rapport de la créature à son Créateur – toutes les âmes se valent face à Dieu – et il l’associe à des relations dissymétriques fondées sur le rang et sur les appartenances exclusives des communautés, chacun se situant dans des configurations multiples. Une même relation peut à la fois être égalitaire et dissymétrique : c’est le cas du couple conjugal. Une femme mariée, par exemple, est soumise à son époux, tout en nouant avec lui une relation de compagnonnage, elle occupe par ailleurs la place de son titre, c’est aussi une chrétienne. Cette complexité intéresse aussi ses rapports avec ses enfants, ses parentes, ses voisines, ses valets, etc.
On peint parfois fort naïvement le statut de l’individu actuel par ses appartenances multiples, mais elles sont beaucoup plus diffuses qu’autrefois et restent soumises à l’impératif d’égalité. Celui-ci ne cesse de s’étendre, puisque on attend de la loi la réduction des violences subies par les femmes ou les enfants, en rendant plus effectifs leurs « droits ». Ainsi, par exemple, le couple est désormais l’objet de lois d’esprit démocratique qui l’ont entièrement bouleversé, et cela affecte même les manières de dire et d’éprouver l’amour, ses pratiques les plus intimes. L’accès aux plaisirs de la chair même serait un droit et il faudrait veiller à son application satisfaisante.
Pour autant, en ne prenant que le domaine de la société conjugale, on ne saurait opposer de chaque côté de 1789 le monde du bon plaisir et de la civilité à celui de l’égalité et du pouvoir des lois. De part et d’autre, nous observons des partages analogues (même si les termes en sont différents). L’Ancien Régime porte aussi la civilité au niveau juridique, et c’est plutôt dans ce qui ne relève pas de la loi, se situe en deçà d’elle, que ses investissements peuvent aujourd’hui nous retenir. Certes les contraintes du rang et les privilèges exclusifs des communautés déterminent dans une large mesure les relations et réduisent sans doute quand elles sont en jeu la civilité à la plus modeste politesse, mais elles ménagent des moments ou des espaces plus libres, aléatoires, où chacun peut choisir et former un rapport de civilité. D’une manière analogue, aujourd’hui, les expériences les plus communes échappent largement aussi à l’impératif démocratique. Ce ne sont pas des citoyens que l’on aime mais des personnes, et l’affection pour les enfants ne relève pas non plus d’un devoir civil. À un autre niveau, la nation n’en appelle pas seulement au citoyen et elle ne se conduit pas en citoyenne face aux autres (comme Rousseau l’avait remarqué). La loi impose plutôt une limite à ne pas dépasser dans l’incivilité (ne battez pas vous épouses, ne les tuez pas non plus, peut-être ne les injuriez pas, ne leur infligez aucun harcèlement moral), mais elle ne donne aucun contenu à la civilité, lui reste extérieure. Elle pose les bornes à ne pas franchir.
La civilité se présente ainsi communément sous deux jours : d’une part, faite d’obligations (respectées ou non, acceptées ou non, et dans l’Ancien Régime elles procèdent du rang et de la communauté), et d’autre part, au contraire, laissée à la liberté des participants, et déterminée par des valeurs propres, par une conscience ou un souci de la réciprocité, par la recherche de qualités communes.
La civilité conjugale soulève une objection d’un autre ordre : elle échapperait à toute régulation générale et dépendrait des singularités de chacun – affaire d’attirance ou de délicatesse, qui rend la vie agréable ou non. C’est une question de bonheur, et peut-être de sagesse. Cet espace de liberté pourrait échapper aux préoccupations de la civilité puisque, comme celui de l’amitié, il est mu par ses propres forces d’affection et d’oubli de soi. Voire : n’est-il pas aussi détruit par les violences de l’appétit ou de la possession d’un côté, et par les misères du ressentiment et du règlement de comptes d’un autre côté, par la concurrence ou le mépris ? Ce sont d’abord ces menaces d’incivilité qui posent la question de la civilité conjugale. Les relations conjugales ne s’ordonnent pas selon la loi – elle les encadre – ni selon les contraintes d’une vie collective – qui intéressent en particulier aujourd’hui la vie professionnelle ; elles dépendent entièrement d’une sorte de régulation intérieure, d’un ordre qu’on se fixe à soi-même dans ses relations avec un partenaire. Parce que le couple tisse la trame la plus banale de nos jours, il nous oblige à imaginer et à réaliser à chaque instant des modes de civilité.
Les acquis démocratiques risquent de nous faire oublier cette nécessité, dont l’âge classique est au contraire plus conscient, peut-être parce que les lois qui l’encadrent rendent plus facile la violence des hommes contre les femmes et font du couple un foyer toujours allumé d’incivilité. Le XVIIIe siècle a montré un intérêt croissant pour la civilité conjugale, héritant de la relative autonomie accordée à la société civile par le pouvoir monarchique et voulant s’approprier et étendre les responsabilités de chacun dans la compréhension et le règlement des conflits et dans la formulation des fins à lui assigner, en particulier par le biais de la littérature sous toutes ses formes (théâtre, romans, journaux, essais). Le couple est ainsi ce qui est confié aux individus, qui sont libres ou non de le rendre civil, mais dont la civilité intéresse la société et sa formation. Plusieurs textes nous guideront pour observer cette appropriation de la civilité conjugale. Prenons-les dans leur succession chronologique avant d’examiner leur articulation.
Le premier est dû à Madeleine de Scudéry, il est tiré de la Clélie, Histoire romaine. C’est Amilcar qui intervient dans une conversation sur les passions :
« Du moins sais-je bien que je connais une femme en Afrique, que je n’ai jamais vue que deux fois, et que j’ai vue pourtant bien différemment ; car la première fois que je la vis, je la vis au bal ; et je la vis si propre et si parée, qu’elle me charma, quoiqu’elle n’ait qu’une médiocre beauté. Mais quelque temps après, cette dame étant allée à la campagne, en un lieu où elle ne pensait effectivement voir personne, et y étant seule avec son mari, j’y arrivai inopinément, et je la vis si négligée, si malpropre, et si / différente de ce que je l’avais vue, que je connus bien qu’elle ne se souciait pas trop de plaire à celui qu’elle avait épousé, et que qui aurait ôté toutes les passions du monde, lui aurait aussi ôté toute sa propreté, et tout ce qui la faisait paraître belle. De sorte que, quoique je fusse allé la chercher avec intention de lui offrir de l’encens et peut-être même mon cœur, je ne lui offris rien, et je remportais mon cœur, et mon encens, dont je fus bien aise quelques jours après, car je trouvai à les employer mieux ».
Le roman de Madeleine de Scudéry expose les différentes formes modernes de la civilité privée, et en particulier offre, avec la carte du Tendre, une sorte d’économie des relations sentimentales : la projection géographique permet de les appréhender, de les maîtriser en distinguant leurs étapes et en les faisant dépendre de l’attente, du temps qu’il faut pour effectuer le trajet d’un lieu à l’autre (étouffant ainsi par le retard les violences de l’appétit ou de la passion). Le récit d’Amilcar contribue à la civilité conversationnelle, mais son propos a une autre visée : il relève diverses situations où la femme perd son pouvoir d’attraction érotique, par exemple si elle n’a pas marqué son chagrin après la mort de l’amant précédent ou si elle s’est entichée d’un imbécile et même d’un malpropre. Asina asinum fricat. Est ici évoqué brièvement un troisième cas de figure : le conteur et Madeleine de Scudéry ne s’intéressent pas à la relation conjugale perturbée (ce que fera en revanche Marivaux), mais au détachement d’un amant potentiel quand il découvre dans son intimité une femme malpropre. La contradiction entre la femme publique et la femme privée tourne à la déroute du désir galant. C’est le rapport de la femme aux autres hommes qui oriente le désir d’Amilcar et c’est dans cette perspective qu’il relève plusieurs cas d’infraction à la civilité. La leçon est assez piquante et opposée à ce qui va intéresser le siècle suivant : mesdames, ménagez vos maris pour garder vos amants !
Fin connaisseur des littératures de son temps, le traducteur des Mille et une Nuits, Antoine Galland, en arrivant au moment où il travaille sur des canevas et doit donc donner chair aux situations et aux personnages, retient le lien implicite de la civilité et de l’amour, et le dépeint sous un jour entièrement positif dans un épisode de son « Histoire du cheval enchanté », publiée en 1717 dans le tome 11 de son ouvrage. La naissance de l’amour se produit à l’occasion d’un repas public (il l’est à cause du rang princier des personnages qui vivent sous la contrainte des regards) et le concert qui l’accompagne figure et stimule l’harmonie des cœurs :
« Comme le concert était des plus doux et ménagé de manière qu’il n’empêchait pas le prince et la princesse de s’entretenir, ils passèrent une grande partie du repas, la princesse à servir le prince et à l’inviter à manger, et le prince de son côté, à servir la princesse de ce qui lui paraissait le meilleur, afin de la prévenir, avec des manières et des paroles qui lui attiraient de nouvelles honnêtetés et de nouveaux compliments de la part de la princesse ; et, dans ce commerce réciproque de civilités et d’attentions l’un pour l’autre, l’amour fit plus de progrès, de part et d’autre, qu’en un tête-à-tête prémédité ».
La parade amoureuse emprunte son langage à la civilité ; l’épouse de la Clélie à l’inverse refusait toute « attention » à son époux.
Dans les Lettres persanes, en 1721, Montesquieu enregistre ce que le siècle précédent a promu, le culte des civilités et des attentions, mais l’intègre à une problématique différente en établissant les liens entre formes sociales et formes politiques, en d’autres termes, en faisant apparaître l’enjeu politique des choix que font les individus dans leurs comportements privés, et en particulier dans ceux de l’amour et du couple conjugal. Le couple par là entre complètement dans la civilité. Dans son roman, l’histoire des Troglodytes se présente comme la réponse d’Usbek à Mirza sous forme de fable à une question de philosophie morale :
« pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer des raisonnements fort subtils. Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader mais qu’il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile. Il y avait en Arabie un petit peuple… ».
Mirza avait ainsi formulé sa question :
« Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens ou par la pratique de la vertu […]. J’ai parlé à des mollacks qui me désespèrent avec leurs préceptes de l’Alcoran : car je ne leur parle pas comme croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille ».
Le texte de Montesquieu donne comme motif principal à l’enquête de son personnage, Mirza, la quête du bonheur, ce qui peut expliquer qu’il se détourne des réponses religieuses, peu satisfaisantes par leurs contradictions entre elles et par la subordination de l’activité terrestre aux exigences de l’au-delà : leurs recommandations sont « désespérantes ». Une fois fixée l’attention sur notre vie ici-bas, Mirza définit deux voies d’accès au bonheur : l’une par « les plaisirs et les satisfactions des sens », et l’autre « par la pratique des vertus ». L’opposition est élémentaire et introduit la question d’une attention à la situation des autres, à leurs besoins et à ce que l’on peut faire pour leur bien : notre bonheur passe-t-il par le bonheur de nos partenaires ? Leur oubli laisse l’homme face à lui-même et réduit aux satisfactions de son corps, aux sensations voluptueuses. Une telle aporie amène Mirza à emprunter la voie des vertus dans la dernière partie de sa demande ; il y écarte de nouveau la conviction religieuse (« je ne vous parle pas comme croyant »), et il se définit par des appartenances emboîtées dans des communautés : de la plus large (celle de l’humanité), à celle, intermédiaire, de l’État ou de la patrie (le citoyen) à celle, réduite, de la famille (organiquement subordonnée au père). La question de Mirza laisse entendre que le sujet a plusieurs identités qui s’englobent progressivement : tout père est aussi citoyen, tout citoyen est d’abord homme. Non seulement dans chacun de ces trois cercles le sujet se définit par ses relations avec les autres, du plus proche au plus lointain, et trouve dans l’accomplissement de ses devoirs la « satisfaction » et le « bonheur », mais les relations qui se nouent dans chacun de ces trois espaces entre ses différents membres (chacun également doté de ces trois identités concentriques) permettent également de définir les « devoirs » et les « vertus ».
Devoirs et vertus ne s’imposent pas de l’extérieur, ne viennent pas d’un discours religieux censé émaner de Dieu ou de ses interprètes et intégrant l’ordre humain dans l’ordre divin, mais ils se trouvent définis au sein même de ces communautés par ce qui en garantit le fonctionnement aisé et favorable à l’épanouissement réciproque de ses membres : régulation interne qui fournit des principes et des valeurs, d’autant plus faciles à respecter qu’ils assurent le bonheur de tous. La longue réponse d’Usbek en quatre lettres est célèbre, elle présente divers moments successifs de la société et de l’État des Troglodytes. Sont ainsi illustrées dans une fable l’inscription de chacun au sein d’un groupe, puis l’opposition entre ceux qui veulent s’en affranchir et ceux qui s’y réalisent et enfin la définition de la vertu par un ensemble de relations réciproques.
Comme le signalent les éditeurs du roman, Montesquieu résume dans la formule des Lettres persanes un développement initial de Cicéron dans le De Officiis : emprunt ou allusion qui permet de mesurer ce qui change dans l’appréhension de la civilité touchant les relations entre les sexes. Montesquieu en effet entend rapporter la situation conjugale et familiale à la formation d’une communauté de type démocratique, donner ainsi à l’agrément des relations entre époux une visée plus large : elle obéit à des principes généraux et elle contribue par-là au bien public. Les droits de l’individu procèdent des devoirs qu’il remplit selon un principe de réciprocité dont l’amour donnait la clef dans l’épisode du cheval enchanté raconté par Galland. Le couple est la cellule sociale qui pourrait le plus facilement être réduite à la logique des sens, des voluptés, et donc celle pour qui le rappel de sa vocation sociale est le plus nécessaire.
Cicéron voulait arracher ses concitoyens à la recherche effrénée du plaisir personnel et leur rappeler que c’est en remplissant son devoir que le bonheur sera donné à tous. Plus accordé à son public, Montesquieu prend le chemin inverse et fait déboucher la quête du bonheur sur les devoirs, mais il s’appuie sur le principe fonctionnaliste des officia et sur l’idée de serviabilité, c’est-à-dire de réciprocité que la fable des Troglodytes expose. Le passage de Cicéron qu’il résume autorise ce changement de perspective : il se situe à la fin d’un développement sur la justice et l’envisage plutôt comme le principe des relations entre les hommes. Comment les resserrer par la réciprocité et la bienveillance ? « La meilleure façon de respecter le lien social entre les hommes et leur union, sera de montrer, à l’égard de ce qui nous est le plus proche, d’autant plus de bonté ». Comme le résume la formule de Montesquieu (père, citoyen, homme), Cicéron distingue bien trois étapes : « il y a d’abord en effet ce que l’on observe dans la société du genre humain tout entier » (50). Ce lien est consubstantiel à ce qui définit l’homme : ratio et oratio, elles-mêmes étroitement associées. Ce lien se particularise dans des communautés contigües ou croisées (52) : « À partir en effet de cette société infinie dont on vient de parler, il existe, plus particulière, la société de la même race (gens), de la même nation, de la même langue qui, elle surtout, réunit les hommes, mais le lien est plus intime encore d’appartenir à la même cité ». Cicéron distingue ensuite le lien familial : « Plus restreint en vérité est le lien familial, car partant de la société immense du genre humain, c’est à ce noyau étroit qu’on aboutit. […] La société réside d’abord dans le couple conjugal, puis dans les enfants » (prima societas in ipso conjugio est). Couronne le tout le lien républicain : « mais à bien examiner toutes choses des yeux de la raison et du cœur, de tous les liens sociaux, aucun n’est plus important et plus cher que celui qui existe pour chacun d’entre nous avec la république » (57 ; nulla (societas) gravior, nulla carior qua mea quae cum republica est uni cuique nostrum). Cicéron établit une sorte de continuité dans les liens de proximité et en même temps privilégie la société des citoyens. Montesquieu met à l’horizon de sa description ce cadre républicain, étranger au monde persan et esquissé par son livre même dans le monde européen.
Par les circonstances des échanges épistolaires, il est amené à particulariser ce que Cicéron attribue au couple (le conjugium) en adoptant le point de vue du « père de famille ». Si « homme » et « citoyen » peuvent fonctionner comme des termes neutres valant pour les deux genres (homme et femme, citoyen et citoyenne), cela n’est pas le cas pour le « père de famille ». Dans le premier moment de l’histoire des Troglodytes, d’abord « méchants et féroces », les femmes sont tout au plus des proies à « ravir ». C’est seulement dans le deuxième temps que la femme devient une partenaire : « Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris (variante « aimés ») ». Non plus ravies mais ravissantes. « Leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu […] Ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ». Le paragraphe suivant enchaîne sur les seuls pères : « Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent ». Toutefois, cette ambition éducative concerne le couple et élargit le principe de la réciprocité des services. Les parents transmettent aux générations futures les motivations de leurs actions généreuses et les inculquent.
La représentation des sociétés conjugales dans les Lettres persanes se situe dans un espace délimité d’un côté par une domination orientale de la femme par l’homme (poussée à son extrême de l’enfermement et de la violence, comme en écho aux rapts des Troglodytes) et d’un autre côté par un compagnonnage dont la société parisienne du XVIIIe siècle donne comme une version parodique :
« un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait regardé comme un perturbateur de la joie publique et comme un insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l’exclusion des autres hommes ».
Le régime parisien du couple, si l’on peut dire, est conçu d’un point de vue masculin : il ridiculise tout accès exclusif à une seule femme et offre chaque femme « au public ».
La société parisienne ne résout donc pacifiquement la contrainte subie par les femmes (dans la société archaïque des premiers Troglodytes ou chez les Orientaux) qu’en dissolvant la société du couple comme elle a presque réduit à rien la société des citoyens (la liberté d’accès aux femmes n’est pas source de civilité). Ne subsiste plus ainsi que la civilité générale, telle que Mme de Staël la décrira rétrospectivement comme « l’esprit de société », dont le « salon » est comme l’emblème : espace de pure civilité parce que toutes les déterminations de rang et de pouvoir ont été suspendues.
Le texte fâcheusement flou de Cicéron a pourtant le mérite d’établir une continuité ou une sorte de renforcement réciproque de l’ensemble des liens sociaux et de nouer à la civilité générale et à la citoyenneté le conjugium, le couple. Le rapport amoureux, le « désir charnel », l’affection pour les enfants tendent, dans les représentations littéraires, à occuper le couple et ainsi à l’écarter de la civilité (en tant que societas, lien social). La passion, chez Madeleine de Scudéry, qu’elle soit amour ou jalousie, est une menace contre la civilité, elle est presque antinomique. Le régime asiatique et le régime parisien du couple l’affranchissent, par des voies opposées, de la civilité : soit en traitant la femme en prisonnière, soit en l’abandonnant aux autres, le seul rapport positif étant alors celui de l’amour (non conjugal), sinon de la conquête et de l’appétit. Le foyer familial risque ainsi, dans l’angoisse jalouse des époux, ou inversement, dans leur permissivité, ou encore sous les assauts des passions (telles que les montrent à l’œuvre dans les couples les comédies de Molière), de trouer la civilité générale (ou éventuellement citoyenne, mais affaiblie par l’emprise monarchique de l’Ancien Régime), au lieu de la fonder et de la renforcer, alors que le conjugium est la base de toute société : ce que Rousseau expose dans La Nouvelle Héloïse.
C’est en partie à cette menace que fait peser sur la société l’affaiblissement du lien conjugal que Marivaux se consacre dans son théâtre et dans ses essais moraux (rédigés sur le mode de la feuille périodique). Les conflits conjugaux donnent certes ample matière à comédie, comme chez Dancourt, mais Marivaux, lecteur des Lettres persanes et des contes de fées, n’adopte pas sur les dysfonctionnements conjugaux le point de vue de la passion ou de l’inconstance mais celui-là même de la civilité. Dans les essais moraux du Spectateur français paru sur le mode de la feuille périodique au début des années 1720, une dizaine d’années après le Spectator d’Addison et Steele et dans le sillage des Lettres persanes, Marivaux s’est particulièrement intéressé à tout ce qui concerne l’espace privé de la famille, les relations entre époux et celles des parents avec les enfants. Il les envisage le plus souvent à travers les dysfonctionnements provoqués, selon un schéma habituel, par des passions, celle de l’amour certes qui menace la société conjugale, mais il peint aussi une mère dont l’éducation fanatiquement dévote risque de conduire sa fille à une rébellion étourdiment libertine et une épouse dont l’avarice fait de la vie de son époux un enfer. Marivaux est ainsi sensible au fait que la société conjugale n’est pas seulement menacée par la violence masculine : les femmes y ont toute leur part ; à cet égard, la scène la plus intéressante est racontée dans la feuille 16, 2 mars 1723, où il découvre d’abord une femme confuse d’être surprise « dans un négligé des plus négligés, tranchons le mot dans un négligé malpropre » (retenons que la propreté au XVIIIe siècle est classifiante), l’épisode, dans un index de 1752, est réduit à ce premier moment. Arrive alors le mari et s’ensuit un échange « brusque », c’est-à-dire rude et brutal :
« et tout en entrant, lui a fait une brusquerie pour je ne sais quelle bagatelle de ménage dont je ne me souviens plus, et elle s’est retirée en lui répondant à l’avenant de ce qu’il lui disait. Pour lui, c’était un homme encore jeune, d’assez bonne mine, mais dans un déshabillé d’une malpropreté si dégoûtante, qu’il faut assurément qu’il l’ait étudié pour y parvenir, ou qu’il ait un dessein formel de déplaire à sa femme ; ce dont sa femme se venge en lui rendant la pareille ».
Le spectateur, que rien ici ne semble devoir séparer de l’auteur, envisage alors la situation conjugale en supposant que le mariage ait été formé par amour. Il conteste l’idée que l’amour s’épuise rapidement ou que le mariage l’épuise plus encore : tout incite au contraire à ne jamais cesser de vouloir plaire à son conjoint. L’amour dans le mariage reste « un pur don » et les époux ne peuvent tenir leur engagement « qu’autant qu’ils prendront soin de se le conserver par de mutuels égards » (terme essentiel de la civilité cicéronienne). Ils cherchent ainsi à « se rendre mutuellement aimables ». La continuité de l’amour dans le mariage est donc un principe de civilité : les époux y sont attentifs l’un à l’autre dans un désir réciproque de plaire. Si l’amour meurt, l’amour-propre et la vanité peuvent prendre le relais : alors que la tendresse était « le fruit de leurs égards, de leur complaisance et du soin qu’ils ont eu de ne s’offrir de part et d’autre que dans une certaine propreté qui mît leur figure en valeur, ils ont respecté leur imagination qu’ils connaissaient faible et dont il ont craint, pour ainsi dire, d’encourir la disgrâce, en se présentant mal vêtus ». Quel que soit le changement de leur cœur « que ne continuent-ils sur ce ton là » : la présentation de soi, la propreté, le souci de la parure, sont des « égards » essentiels à la société conjugale.
En 1730, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Marivaux fait de la violence conjugale un destin possible du mariage, et, dans la première scène de l’acte I, il en attribue la description inquiète à sa jeune héroïne Silvia, sommée d’épouser le premier venu envoyé par son père, Dorante. Elle dépeint plusieurs couples minés par le défaut de civilité des époux, sans opérer la réflexion propre au journal moral, laissée à l’appréciation des spectateurs. Pour s’expliquer à Lisette, sa servante (qui prendra bientôt sa place auprès du fiancé express), elle se plaint seulement de ce que les hommes se « contrefont », « en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleurs gens du monde ? c’est la douceur, la raison, l’enjouement même ». Elle étaye cette loi générale de trois exemples. Voici d’abord Ergaste : « galant », « bien raisonnable », mais avec sa femme, « cette physionomie si douce, si prévenante, disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi d’une maison ». On est « content » de Léandre mais « chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit, ni ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne le connaît point, n’a point de commerce avec lui ». Quant à Tersandre, Silvia l’a vu arriver « les bras ouverts, d’un air serein, dégagé, vous auriez dit qu’il venait de sortir de la conversation la plus badine » ; puis elle découvre sa femme « toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer ».
L’opposition entre le « masque » et la vérité de l’être, fort désavantageuse, repose sur une séparation entre le public et le privé, ici identifié au foyer conjugal, et en même temps, sur la caractérisation de l’être public par la civilité, conçue dans les termes et les valeurs des XVIIe et XVIIIe siècles français (et assez largement de la première modernité), et sur la caractérisation purement négative de l’être comme défaut ou refus de civilité. La référence au modèle de la civilité apparaît donc deux fois, sous une forme pleine et sous une forme vide. L’homme public observé par Silvia répond à la perfection aux exigences de la civilité commune, celle qui nous lie en tant « qu’homme » à tous les autres. Ce que Cicéron fondait sur ratio et oratio se retrouve : raison et enjouement d’Ergaste, et Tersandre sortant « de la conversation la plus badine », inversement ces hommes civils devenus époux, chez eux, sont farouches, silencieux, violents. Leur art de converser s’accompagne, là encore sur un modèle qu’on peut faire remonter à Cicéron, de la prévenance, de la douceur, et on peut y ajouter le « rire », le « contentement ». Conversation badine, enjouement, voilà deux termes qui ancrent ce modèle dans l’actualité. En privé face à sa femme, l’époux se montre le contraire : d’un silence glacial, sombre, ennuyeux, et cette violence évoque analogiquement celle des coups (la femme est abattue), elle fait régresser l’homme à un état antérieur à la civilité, farouche et surtout brutal, c’est-à-dire proche des bêtes. La civilité reste à la porte du foyer conjugal et, derrière cette porte, l’homme fait subir une violence primitive, désormais perçue par opposition à ce qui règne en public, à ce qu’il est en public. La trouée conjugale n’invalide pas l’idéal de civilité classique mais en révèle la fragilité, sinon l’échec : il ne subsiste que sous la pression du regard d’autrui, perçu ainsi, par l’épouse victime muette et éplorée et par les jeunes filles averties comme Silvia, pour une mascarade dans la mesure où il dissimule le potentiel d’oppression et de violence sauvage, un fond archaïque intégralement maintenu. Ayant perdu son développement citoyen, d’un côté, et de l’autre son expansion conjugale, la civilité se retrouve bien maigrelette. Ce dont nous avertissait Montesquieu dans ses Lettres.
La civilité coexiste à côté de la brutalité dans deux espaces disjoints correspondant à peu près au public et au privé (tel que le XIXe siècle le consacrera) : faut-il se préoccuper de ce qui se passe derrière la porte familiale ? Marivaux avait pu trouver chez Perrault des fables plus inquiétantes encore faisant résider dans la civilité la brutalité même. Avec sa nouvelle en vers, Grisélidis, il rend en quelque sorte insupportable le modèle chrétien traditionnel de la conjugalité en présentant une femme qui pousse l’obéissance à l’extrême face à un mari qui oublie la contrepartie de son autorité et se conduit en tyran cruel. Dans la moralité du Petit chaperon rouge, Perrault incite à identifier le loup avec un séducteur. D’une humeur accorte, « sans fiel et sans courroux », « complaisant et doux », il est un loup « privé », c’est-à-dire « apprivoisé », passé du côté de la civilité par ses belles manières et son beau langage, « doucereux ». Mais il reste loup, obtenant de dévorer la fillette, et sa séduction s’apparente à une beffa boccacienne où la jeune fille subit l’amour comme une violence, presque sans s’en rendre compte, et voit son intégrité menacée. Le XVIIIe siècle ne cesse de caractériser des libertins, de façon analogue, par la maîtrise des formes les plus civilisées du langage, badines et galantes, complaisantes et douces (conformes à la civilité moderne) pour atteindre un but en tout contraire à la civilité puisque la satisfaction de l’appétit et de la passion de domination conjugués détruit au contraire toute société, soit que la jeune fille voit sa réputation compromise ou que l’épouse se dissocie du mariage. Les formes prises par la civilité moderne ne sont plus seulement incapables d’endiguer une brutalité qui la côtoie, dans le réduit des foyers, mais elles se trouvent asservies à la brutalité de l’homme prédateur ou du libertin cynique, profondément perverties dans leur sens et leur valeur. Certes de telles expériences se font en dehors de la conjugalité, mais elles ruinent à la fois celle-ci (préventivement comme Merteuil le voudra pour Cécile ou plus banalement avec l’adultère de Tourvel) et contaminent le dernier espace où celle-ci régnait, laborieusement établi en marge du pouvoir monarchique et des indépendances féodales.
Il importe peu que Marivaux se soit souvenu, au moment d’écrire la visite du spectateur à un couple malpropre, d’un passage assez discret de l’interminable Clélie de Madeleine de Scudéry. Nous intéresse ce qui a changé dans la valeur donnée à une scène restée la même (l’épouse surprise malpropre chez elle par aigreur contre son mari). La première scène du Jeu donne à cette situation une portée générale et la fait comprendre dans les termes de la civilité et de ses défaillances. On pourrait s’arrêter au discours de Silvia tel que Rousseau le reprend à son compte dans son attaque de la politesse et du théâtre qui la nourrit et qu’il enchante : la civilité n’est qu’un vernis qui craque dès que cesse le contrôle social (Rousseau y ajoute la dénonciation de la bonne conscience que ce vernis procure : comme un fin nuage rococo sur la fange des violences). Madeleine de Scudéry fait voir le comportement des époux désunis dans la perspective d’un mode de relations sociales qui trouve en lui-même sa propre fin : le souci de plaire anoblit et facilite des relations délestées de toute fonction, libres (on se demande comment) et de la règle conjugale et de la pression des « désirs charnels » (expression utilisée par Sorel dans Francion). L’étrange point de vue sur la femme « malpropre » s’explique-t-il par l’attitude dissolue du personnage qui raconte cette anecdote, Amilcar ? Madeleine de Scudéry en est-elle plus solidaire qu’elle ne le reconnaît, protégée par une vocation à la virginité ? En regard, Marivaux lui considère l’incivilité dans le couple, la prend au sérieux, parce qu’elle menace sinon détruit l’idéal de civilité et la cantonne à un espace factice et séparé (Laclos, lisant Rousseau, montrera que cet espace même est profondément atteint, et que la civilité ne sert qu’à cacher la corruption mais n’en corrige en rien les maux et la puanteur).
Marivaux, moins léger que Madeleine de Scudéry, toutefois, semble en retrait par rapport à Montesquieu qui se sert d’une fable cicéronienne pour inclure les liens des époux dans la bonne constitution d’une société politique : ils sont le fondement des rapports de réciprocité, ils en sont le garant naturel et affectif. La proximité conjugale vient en quelque sorte compenser ce qu’a de lointain et d’abstrait le lien à la nation et de plus général encore le lien à l’humanité (je reprends les analyses de Claude Habib dans Le Consentement amoureux). Le souci de plaire des époux qui passe de Scudéry à Galland et à Marivaux semble rester sourd à l’appel sévère des officia. Montesquieu, pourtant, les fait dépendre de l’amour tendre des époux « chéris ». Le soin mis à préserver la relation amoureuse ou au moins l’attention sentimentale est ainsi le premier des devoirs. C’est bien cela que dépeint Marivaux, contre Scudéry.
Le retrait politique du propos de Marivaux n’est donc pas contradictoire avec son développement chez Montesquieu. Chez les deux auteurs, conformément à la situation historique qui ménage la société civile à l’ombre de l’absolutisme, il s’agit non seulement d’attirer l’attention sur la responsabilité des époux dans la société conjugale, et ainsi de montrer les principes d’une prise en charge de la société par elle-même : cela amène à penser le lien amoureux en termes de devoirs réciproques et d’attentions, le souci du bien commun devenant productif, et même, avec la famille, cornucopia. L’amour occupe dans cette entreprise une place pivotale parce qu’il peut glisser vers la recherche des plaisirs ou l’exclusivité individuelle, ou au contraire trouver dans le mariage un idéal d’accomplissement social : il est le premier et le plus beau moment de la civilité.
La civilité concerne toutes les zones qui échappent à la loi mais délimitées par elle. L’idée cicéronienne de « devoir » implique une sorte de loi intérieure librement consentie. Montesquieu en retient qu’elle trouve dans le besoin même de l’homme et de la société son principe et son contenu : elle se définit par sa fonction. Il met en avant que ce consentement obéit à une pente naturelle de l’homme puisqu’il conduit au bonheur. Marivaux le rejoint dans la continuité de Cicéron en lui assignant comme un de ses trois domaines le couple conjugal et il reprend l’exigence de « bonté » (et de bienveillance, que l’on trouve sous le terme d’attentions chez Galland), en l’articulant sur l’originalité de la relation amoureuse : la civilité conjugale engage le désir de plaire, et celui-ci reste actif dans la considération que l’amour ne relève pas de la loi ou du devoir mais est toujours un « don », toujours dépendant du libre choix du partenaire. C’est-à-dire que la liberté dont procède la civilité prend, dans la relation conjugale, un caractère singulier parce qu’elle fait jouer les sentiments les plus forts (désir et amour-propre, générosité et vanité). On peut retenir de cette analyse deux réflexions. L’une concernant la civilité : elle ne peut s’établir que par le désir et elle implique plus qu’une volonté des affections ; elle suppose qu’on noue des liens tendres (c’est ce que Marivaux dit dans L’Île des Esclaves : les rapports de service ne seront civils qu’à cette condition, et ils demandent donc qu’on puisse imaginairement se mettre à la place du partenaire – ce qui, par ailleurs, justifie l’activité de la représentation littéraire). La seconde réflexion concerne le bonheur du couple : le souci de la civilité établit entre les époux une distance, les empêche de se fondre dans l’unité de la possession ou de la loi, maintient la liberté de chacun. C’est peut-être pourquoi la civilité classique non seulement n’est pas rendue caduque par les acquis de la démocratie mais au contraire les rejoint : elle étend aux rapports personnels l’exigence de liberté ; la définit comme l’attention à la liberté des autres et fait de cette attention dans le couple un sentiment amoureux.