Procès des formes et procès de la Révolution
« La manière dont vous jugerez Louis XVI influera encore plus que le jugement lui-même sur le bonheur ou le malheur de nos compatriotes » : c’est un obscur député de Saône et Loire qui lâche cet avertissement à ses collègues occupés, entre novembre 1792 et janvier 1793, à statuer sur le sort du roi. De fait, au long des trois mois occupés par les interminables discussions du procès, en dépit de l’extraordinaire d’une scène qui fait comparaître l’ancien souverain humilié devant ses juges, scène si improbable qu’elle fait, aux dires de Robespierre, chanceler en lui la vertu républicaine, la personne de l’accusé ne paraît jamais au centre du débat. Ce qui l’est, en revanche, c’est le degré d’arbitraire qu’a pu, qu’a dû, comporter le procès.
Cette attention aux formes s’est communiquée à l’historiographie. On sait que dans l’exécution de Louis XVI Kant a vu la rupture du contrat passé entre le roi et la nation, un scandale juridique donc, et d’autant qu’il s’entoure apparemment de formes légales : prélude donc à la terreur. Ce que récuse Michelet, au nom de la portée symbolique et fondatrice de l’acte : celui-ci, du coup, ne peut être interprété comme un accroc à la légalité ancienne, mais comme l’avènement d’une légalité inédite. Ce débat autour des formes du procès revit aujourd’hui sous la plume de deux historiens américains. L’un d’eux, Ferenc Feher, héritier de toute une tradition historiographique qui fait du procès un exercice hypocrite de formalisme juridique, souligne les nombreux manquements aux formes légales qui mènent tout droit à la terreur. L’autre, Michael Walzer, l’analyse comme la mise en œuvre d’une justice sans doute pervertie, soucieuse pourtant d’établir la culpabilité de l’accusé, souci qui se volatilisera en revanche dans la Terreur véritable. On peut, comme on le verra, être tenté de donner raison tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Mais les deux s’entendent à dire que ce qui a été, pendant près de trois mois, en discussion journalière à l’Assemblée, c’est la validité des formes adoptées pour juger le roi, la compatibilité entre les formes ordinaires de la justice et l’extraordinaire de la révolution.
Les préalables de la discussion
Dès les premiers jours en effet, la Convention doit répondre à deux questions redoutables, fondamentales pour la suite des événements : Louis est-il jugeable, et si oui, par qui ? Comme nul ne songe à plaider l’innocence de Louis XVI, ou ne l’ose, ce sont ces deux questions qui occupent tout l’espace du débat.
Commençons par la seconde. Les députés l’expédient presque sans discussion et se désignent eux-mêmes pour juger Louis XVI. En dépit de l’inconcevable rapidité avec laquelle la décision est acquise, la Convention, dans la suite des débats, n’en finira pas d’énumérer les raisons pour lesquelles ce tribunal auto-institué blesse les formes. Les hommes de 89 avaient, rappelle Rabaut Saint-Étienne, mis le plus grand soin à faire nommer les juges par le peuple, à séparer le jury d’accusation du jury de jugement, et celui-ci des juges qui se contentent d’appliquer la loi antérieurement écrite : précautions qui n’empêchent pourtant pas tout tribunal d’être redoutable pour la liberté. Or, ici, que voit-on ? Des juges qui sont en même temps des législateurs, deux rôles incompatibles, qui créent des formes à leur gré, les diminuent ou les changent, et qui ne craignent pas d’énoncer leur « opinion », c’est-à-dire leur jugement, avant même d’avoir entendu l’accusé. Bref, une monstruosité, qui fait dire à Rabaut Saint-Étienne que l’affaire ne se juge pas à Paris, mais « à Constantinople, à Lisbonne, à Goa » et lui arrache ce soupir : « je suis las de ma portion de despotisme ». Et l’un des courageux de l’Assemblée, Faure, s’adressant aux jacobins, met le doigt sur la plaie : « le despotisme administratif est votre divinité, vous avez porté le désir de juger jusqu’au scandale ».
L’autre question, celle de savoir si le roi est jugeable, sera elle aussi inlassablement agitée. Le roi qu’on juge, en effet, est le roi constitutionnel de 1791. Or le texte de la Constitution l’a déclaré inviolable, et a prévu trois cas, pas un de plus, où son abdication serait déclarée acquise : abandonner le royaume, se mettre à la tête d’une armée étrangère, refuser de prêter serment à la constitution. Louis n’a commis aucun de ces actes. Il n’est donc pas atteignable par une loi restée muette à son égard, et le juge ne peut s’instituer le réformateur de cette loi. Écoutons Harmand :
« Avons-nous eu l’intention de faire un roi constitutionnel en la personne de Louis XVI ? Si nous l’avons cru, nous devons le juger selon la Constitution. Si nous ne l’avons pas cru, nous le trompions nous-mêmes, et nous avons tort de lui reprocher d’avoir trahi cette même constitution ».
La Constitution a donc logé le roi dans une forteresse imprenable, argumentation sur laquelle va camper toute la droite de l’Assemblée.
La majorité, au contraire, va s’attacher à établir que la constitution qui avait rendu le roi inviolable permet pourtant de lui faire un procès, dans la mesure où celui-ci, dès l’origine, n’a pas accepté le contrat qui faisait de lui un roi constitutionnel. Et cela, bien avant les infractions précises retenues par le texte constitutionnel, ce qui permet de désamorcer l’objection si prévisible de la rétroactivité. C’est sur ce terrain très mouvant que s’établissent les partisans d’un jugement de Louis XVI, conscients, comme Condorcet, de la fragilité juridique de leur position, mais soucieux de faire, autant qu’il était possible, ressembler le procès à un procès ordinaire.
Contre toute vraisemblance pourtant. « On n’a, soupirait Vergniaud, observé aucune forme ». Mais peut-être était-il encore possible sinon d’effacer, au moins d’atténuer ces irrégularités, en soumettant la décision de la Convention à la ratification des Assemblées primaires, manière de restituer à la nation tout entière, au peuple souverain, le jugement du roi. Toute la fin du procès devait être occupée à discuter cette idée girondine, avec la conséquence de remettre une fois de plus le problème des formes au centre du débat.
Souci des formes, éloge des formes
Le souci des formes, en effet, est loin d’avoir déserté les acteurs. Ils avaient la vive conscience de devoir juger face à l’Europe, et le précédent anglais les tourmentait. Les Communes avaient eu beau conserver quelques formes légales, l’histoire, disait Rabaut, les avait sévèrement blâmées, non pour avoir jugé un roi, mais pour la procédure adoptée. À l’irrégularité anglaise les députés souhaitaient donc opposer un édifiant débat, « philosophique conférence sur ce que les rois sont et sur ce qu’ils devraient être », c’est le vœu de Léonard Bourdon. Ils en appelaient au suffrage des peuples, à la sanction des siècles. C’est donc au nom de l’exemplarité légaliste que la Convention accorde au roi le libre choix d’un conseil (à quoi s’opposent en vain Marat et Robespierre), examine les pièces, écoute la défense de l’accusé, impose silence aux tribunes. Tout au long du procès, on entend les partisans de la mort eux-mêmes se convaincre d’avoir agi selon les formes, voire travaillé à justifier le roi. Ainsi, Jean Bon Saint-André : « Vous avez entendu Louis Capet, vous avez entendu ses défenseurs, toutes les pièces lui ont été communiquées et tout concourt à prouver qu’obligés de prononcer sur son sort, vous avez désiré de le trouver innocent ».
Précautions d’hypocrite ? Peut-être. Mais on ne peut en dire autant des orateurs qui font inlassablement au long des débats l’inventaire de toutes les irrégularités qui ont émaillé l’affaire. Ainsi Daunou quand il interpelle les jacobins : alors que dans les affaires criminelles la loi détermine en faveur de l’accusé une proportion de suffrages pour écarter ou tempérer la condamnation, vous n’exigez pour condamner Louis XVI que la majorité simple ; alors que dans les causes criminelles les scrutins sont recueillis en silence, vous avez choisi l’appel nominal, tournant ainsi contre l’accusé les chances de la terreur, de l’entraînement, de la faiblesse, « tant est forte la crainte de passer pour un homme sans énergie », cette remarque ci est de Vergniaud… Inventaire lucide et désabusé, mais qui dispose d’autant plus les députés à conserver le plus possible de formes, de manière à rendre le procès compatible avec l’univers intellectuel du siècle et avec les principes de justice qu’ils ont eux-mêmes posés.
Les débats d’un procès qu’on décrit si souvent comme truqué contiennent donc paradoxalement un plaidoyer vibrant pour les formes. Au nom, d’abord, de la lutte contre l’arbitraire qui est le sens même de 89. Les conventionnels, héritiers respectueux, égrènent le chapelet de précautions prises par les Constituants contre le pouvoir sans limites. Et qu’on ne vienne pas dire que la scélératesse de Louis XVI absout le manquement aux formes. Quand les formes sont violées par des scélérats, elles n’en sont que plus aimables, et la tyrannie n’en tire aucun avantage. Mais quand elles sont violées par d’honnêtes gens, toutes les idées morales s’en trouvent atteintes. Parce que les rois sont des tyrans, interroge Rabaut, s’ensuit-il qu’ils ne puissent être jugés que par la tyrannie ? Les formes garantissent la sécurité et la stabilité des relations humaines. Mieux : dans les relations inégales elles introduisent de l’égalité, l’exemple d’un roi auquel on garantit les mêmes droits qu’à tout autre citoyen le montre assez.
Dans cette conviction s’enracine l’effort un peu désespéré des modérés pour juger le roi selon un code qui puisse être commun à des hommes dont les passions et les intérêts divergent. Le républicain, pour eux, est celui qui, avant toute chose, doit défendre les règles de la vie commune. Vergniaud le dit très bien :
« Les anciens législateurs, pour faire respecter leur ouvrage, faisaient intervenir quelque Dieu entre eux et le peuple. Nous qui n’avons ni le pigeon de Mahomet ni la nymphe de Numa ni même le démon familier de Socrate, nous ne pouvons interposer entre nous et le peuple que la raison, c’est-à-dire une discussion solennelle qui nous instruise et nous éclaire ».
Ce qui compte alors avant tout, ce sont les règles de la discussion, et c’est pourquoi il importe de les maintenir, même dans une justice d’exception.
Le procès, d’autre part, était-il conçu pour détruire le roi ? Tel était assurément l’objectif de beaucoup de conventionnels et tel est encore aujourd’hui le sentiment dominant de l’historiographie. C’est pourtant contre cette évidence que le souci des formes s’inscrit en faux. Car ce qui caractérise les formes, c’est qu’on peut juger de leur correction ou de leur incorrection indépendamment de la fin poursuivie par l’action, et bien avant que celle-ci soit atteinte : respecter les droits de l’accusé, fût-il criminel, est plus important que le condamner. Ceux qui plaident pour l’utilité des formes sont aussi, et voilà qui dit beaucoup, ceux qui décrochent les formes de toute utilité pratique.
Par ailleurs, comme les formes interposent entre le désir et sa satisfaction un espace et un temps de réflexion, voire, selon Daunou qui en fait l’éloge, d’hésitation, elles obligent à « une marche tranquille et circonspecte ». Elles réclament des accusations écrites et soigneusement formulées, disciplinent les passions, prémunissent contre l’entraînement de l’enthousiasme ou la fureur de la vengeance. Les respecter, ou au moins tenter de le faire, atténue pour les Conventionnels le scandale d’être des juges prévenus contre l’accusé.
Enfin, dans certains de ces textes, le souci des formes a un avantage supplémentaire, c’est d’être comme spontanément accordé au génie national. Du trône à l’échafaud, dit un député de la Somme, il reste trop de distance à parcourir pour des Français humains et généreux. Ceux-ci répugnent à employer l’éloquence lorsqu’il s’agit de condamner à mort, renâclent à se laisser « enférocir », selon le mot d’un député vendéen. Le manquement aux formes, dit Daunou, aurait le résultat « d’ensauvager les mœurs d’un peuple qui a été jusqu’ici doux, juste, humain et qui, sous ce rapport, est très bien comme il est ». « Très bien comme il est », il faut mesurer la charge polémique de ces quatre petits mots, face aux croisés de la régénération et de l’homme nouveau.
Tout ceci donnerait donc raison contre Feher à Walzer, qui soutient que des conditions minimales de paix et de civilité ont été maintenues dans le procès de Louis XVI. Même si les formes ont souffert, dit Pétion, de notre inexpérience à juger des rois, nous avons respecté « les formes salutaires » qu’il nous était possible d’observer. Rendre le procès aussi ordinaire que faire se pouvait satisfaisait en effet l’égalitarisme et le légalisme des girondins.
Le procès des formes
C’est en revanche l’idée d’extraordinaire qui domine l’argumentation de leurs adversaires. L’impossibilité de comparer à tout autre procès celui d’un roi assassin de son peuple disqualifie le souci des formes, ridiculise la recherche des précédents. Le thème surgit dans la Convention dès le 10 novembre, dans la bouche d’un député de 25 ans qui pose la borne extrême que nul n’osera plus franchir dans le débat. L’Assemblée, médusée, entend Saint-Just soutenir que Louis n’est nullement un traître à ses engagements, qu’il faudrait donc juger comme tel, mais un ennemi. Il n’y a pas, plaide Saint-Just, de rapport de justice entre un citoyen et un roi ; celui-ci n’a pu violer des engagements dans lesquels il n’est même pas entré. Il faut donc le traiter comme un rebelle, en dehors de toute procédure. Argumentation à laquelle se rallient, chacun selon son génie propre, Marat et Robespierre.
Haro donc sur les formes, dont la seule évocation montre qu’on n’est pas « à la hauteur de la Révolution ». En temps de paix, elles peuvent en effet garantir sûreté, propriété et liberté, mais sont inopérantes en Révolution, où il suffit de juger « révolutionnairement ». À quoi rime cet usage tautologique du mot révolutionnaire ? Seulement à un camouflage, si on en croit Salle, un courageux girondin qui vend la mèche: « vous voulez prononcer "révolutionnairement" », c’est-à-dire assassiner Louis ». Mais pour Saint-Just et Robespierre, l’invitation à juger « révolutionnairement » signifie l’entrée dans une justice inédite, explicitement décrochée de la loi.
Dans la discussion à laquelle l’audace de Saint-Just ouvre un parcours inédit, on voit alors s’inverser tous les arguments qui plaidaient pour les formes. La lenteur, que réclame l’examen de pièces écrites, est criminelle : le peuple n’a-t-il pas déjà jugé ? Criminel aussi le scrupule, qui exige l’écoute attentive des témoins. Criminel le respect, on ne peut mener avec respect le procès d’un assassin. Criminelle encore la confrontation d’opinions contradictoires. Ceux qui plaident pour les formes sont des « trituriers judiciaires » qui veulent immobiliser les Français dans le « labyrinthe de la chicane », « le roncier de la procédure ». Ils sont aussi des nostalgiques de l’Ancien Régime, car il est aisé de rabattre les formes sur leur origine, de les déclarer nées dans un monde de l’inégalité, de l’artifice et du masque. On réclame des formes, c’est donc qu’on veut « des excuses, des réponses, des déclarations de complices ? ». Vous demandez des formes, dit lapidairement Robespierre, parce que vous n’avez pas de principes.
Entre les formes et les principes s’étend tout l’espace qui sépare la nature de la convention. Le principe est simple, immuable et indestructible, alors que les formes exubérantes changent sans cesse au gré des temps, des lieux, des habitudes et des préjugés. Les formes ont besoin des mots quand les principes peuvent s’en passer. Les adjectifs qui qualifient les formes, « subtiles, minutieuses, bizarres » disent assez qu’elles sont médiates, alors que les principes sont des évidences immédiates. Pour les trouver on n’a nul besoin d’une argumentation compliquée ; ils sont d’emblée dans le cœur de tous les citoyens indignés, dit Robespierre. Dans l’âme, corrige Fouquier-Tinville. Et c’est pourquoi punir les ennemis de la patrie ne demande que le temps de les reconnaître. Les peuples, dit Robespierre, « ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre, ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant ».
Le parti de cette justice expéditive devait triompher, considérablement aidé par l’abandon du scrutin silencieux et secret, et le recours à l’appel nominal. Faut-il pour autant donner raison à Ferenc Feher contre Walzer et faire du procès du roi le premier acte de la terreur ? Ce qui fait hésiter, c’est d’abord que, jusqu’au dernier jour, la décision a été douteuse et la mort acquise à une voix de majorité. Mais c’est aussi que les procès qui vont suivre font mesurer ce qu’entraîne l’abandon des formes quand il est délivré de tout scrupule.
Du procès des formes au procès de la civilité
Je m’en tiendrai à deux exemples, le procès des Girondins, le procès de Danton. Cette fois, c’est le tribunal révolutionnaire qui juge. Un certain Dorfeuille, le président de la Commission de justice populaire de Lyon, le caractérise très explicitement : « Il est révolutionnaire, ne l’oublions pas, c’est-à-dire que les formes en seront bannies et que les faits seuls y seront portés ». Qui dit révolutionnaire dit donc abandon du droit. Dès que s’ouvre le procès des Girondins, Chaumette exhorte la Convention à délivrer le tribunal de toutes les formes superflues. Elle s’exécute et décide que le président du tribunal pourra mettre fin aux débats si le jury estime que sa conscience est assez éclairée. Il n’y a, au fond, commente un député, que deux questions à poser à Brissot : Êtes-vous Brissot ? Êtes-vous député à la Convention ? Et sur l’affirmative, à le fusiller. De fait, trois jours suffisent pour imposer silence aux accusés et les priver de l’éloquence de Vergniaud, si redoutée.
Quelques mois plus tard, Danton, dont on craignait aussi la parole, n’aura droit à aucun débat : le jury, affirme le tribunal, ne doit connaître que les faits, il n’a pas besoin d’entendre les prévenus. Il est vrai que le procès des dantonistes est celui de l’indulgence, et l’indulgence, qui balance les qualités et les défauts, qui transige, modère et nuance, a partie liée avec les formes. Saint-Just, qui se charge du réquisitoire, a très bien vu ce que l’éloquence excessive de Danton cachait d’accommodements : « tous tes exordes à la tribune commençaient comme le tonnerre, et tu finissais par faire transiger la vérité et le mensonge ». Indigné de ne pouvoir se justifier, Westermann, un dantoniste, demande à subir son interrogatoire. Forme inutile, répond le président. Sur quoi Danton ironise : « Nous sommes pourtant ici pour la forme ».
La foi implicite de ceux qui suspendent avec tant d’allégresse les formes élémentaires de ces procès est de disposer d’un portrait substantiel de l’homme républicain, tel qu’il est possible, au premier coup d’œil, de trier entre les innocents et les coupables, les purs et les impurs. Ils sont convaincus de pouvoir alors déceler sans hésitation le contre-révolutionnaire ; et comme celui-ci a l’habitude de s’avancer masqué, cette capacité instantanée d’évaluer un être leur paraît particulièrement précieuse. Savoir reconnaître un ennemi, si bien dissimulé soit-il, était selon Hannah Arendt la qualité inaliénable du bolchevik. C’est aussi celle dont se prévalent les jacobins. Le chef-d’œuvre de la société, à les en croire, serait de créer en l’homme « un instinct rapide » qui, sans le secours du raisonnement, le portât à déceler le bien et à éviter le mal.
À quoi donc reconnaît-on sans coup férir le bon républicain ? À son laconisme (les mots, qui ont le pouvoir d’arranger et de travestir, qui servent à balancer les bienfaits et les méfaits, sont toujours suspects d’aristocratie). À la simplicité de ses manières (dont sont bannies toute afféterie et même toute civilité). À la sévérité des mœurs (que cultive par exemple l’incorruptible). À l’énergie (celle qui procède comme la foudre, exclut l’hésitation et le doute). À l’inflexibilité enfin (celle qui ne connaît ni parents ni amis quand il s’agit de juger, et « immole les mouvements de la sensibilité naturelle »). Le test absolu du républicain est alors la dénonciation et le sacrifice d’un proche. Héroïsme qu’illustre le sacrifice de Desmoulins par Robespierre, mais Camille lui-même s’était vanté d’avoir « triomphé de ses affections personnelles » en renonçant à l’amitié de Barnave, des Lameth, de Mirabeau, qu’il aimait « à l’idolâtrie ».
Pour identifier le contre-révolutionnaire, il suffit d’inverser les termes du portrait précédent, et dans ce nouveau miroir s’inscrivent sans surprise les traits des Girondins. Condamnés, bien sûr, pour leur habileté à se servir des mots (ils sont des intoxiqués de l’éloquence, d’inlassables faiseurs de libelles). Pour leurs manières (leur politesse n’est rien d’autre qu’une « dissimulation raffinée »). Pour leur notoriété (ils forment « un patriciat de renommées »). Pour leur indolence (ce sont des âmes sans ressort, des demi-patriotes). Pour la facilité de leurs mœurs. À cette mollesse coupable contribuent les entours. Ils fréquentent des lieux élégants, la demeure des Roland, où la table était « abondante et délicate », le salon jaune de Madame de Sillery, où on jouait de la harpe, dansait de voluptueuses danses russes, et chantait des chansons qui « invitaient à l’inconstance ». Des salons, et c’est le détail qui tue, où « on n’invitait jamais Robespierre ». N’oublions pas le bruissement des robes. Les femmes omniprésentes autour des Girondins demandent des égards (Madame Roland réclame le baise main), et, circonstance aggravante, ont des prétentions intellectuelles (Madame de Genlis est travaillée par l’ambition d’être docteur en Sorbonne). Tous ces détails sont empruntés aux réquisitoires d’Amar, de Saint-Just ou de Desmoulins. (Il est intéressant de constater la complaisance avec laquelle l’historiographie les a repris à son compte sans les modifier. Vergniaud est condamné par Aulard pour la préciosité de ses manières. Et, par Mathiez, pour son goût du Saint-Émilion et des femmes : « plaire aux dames sera toujours sa grande occupation »).
Lorsqu’il s’agira de perdre Danton, il sera plus difficile aux procureurs d’entonner le refrain des manières aristocratiques. Ils se rabattront donc sur l’hédonisme et les mœurs : Danton était « l’ennemi des principes sévères ». « Son tempérament l’entraînait à la campagne, aux bains, aux choses innocentes » (comment comprendre ces choses « innocentes », sinon que Danton a le front, en Révolution, de penser à autre chose qu’à la Révolution ?). Et encore ceci : « Le mot de vertu faisait rire Danton, il n’y avait pas de vertu plus solide, disait-il plaisamment, que celle qu’il déployait toutes les nuits avec sa femme ». Phrase qui va fort loin et en un sens qui dit tout : elle montre que ceux qui prétendent céder à l’exigence supérieure de fonder la société sur la vertu des citoyens autorisent du même coup la suspension du droit et le mépris des formes. Plus besoin de formes en effet quand fleurissent partout les mœurs pures. Plus besoin de formes là où on est venu à bout des divergences d’intérêts et de passions chez les individus. Mais où, mais quand sur terre a-t-on vu régner la vertu et l’unité ? À ceux qui affirment que tout est neuf dans la Révolution, Bancal des Issarts, un girondin, concède qu’en effet, tout est neuf, excepté les hommes, « qui sont sujets à des passions diverses dans tous les pays et dans tous les siècles ». Et Buzot d’en conclure : « le législateur habile n’est pas celui qui tend à étouffer les passions des hommes, mais qui sait les tourner au profit de la chose publique ». C’est tout un art que la politique et, comme lui, elle vit de formes.
À suivre ainsi cette histoire, on comprend à quel point il est aisé de glisser du procès des formes au procès de la civilité. Quand on condamne les formes comme autant d’obstacles entre la volonté du peuple et son objet, on en vient vite à les considérer comme emblématiques du contre-révolutionnaire. Car alors que le républicain ne donne à voir que la nudité de son moi, l’ennemi de la révolution exhibe un moi ligoté par la convention, embarrassé de scrupules et enrubanné de politesses. Autrement dit un moi qui se dissimule et qui ment. La condamnation du contre-révolutionnaire se confond alors avec celle de la civilité. Michel-Edme Petit, une des voix les plus avisées et les plus abruptes de ces débats, le dit très bien en fustigeant les jacobins : « Ils voudraient qu’on oubliât ce qui fait l’honnête homme ».