Les Propos de table de John Selden : du réalisme en politique
Invité à participer à ce colloque, je me suis d’emblée souvenu de ce texte de Selden, Table-Talk, souvent mentionné, parfois cité, mais rarement utilisé comme source susceptible de donner accès à la pensée du grand juriste anglais. Beaucoup de raisons compréhensibles expliquent ce statut particulier des Propos de table, qui servent plutôt, en général, à illustrer, à confirmer, le cas échéant à corriger les considérations théoriques développées ailleurs.
Il y a la forme même de l’ouvrage, à la fois décousue et aphoristique (le plus souvent). Elle est décousue en dépit du souci de son rédacteur de regrouper les propos rapportés par thèmes rangés alphabétiquement. Son caractère aphoristique est dans la nature d’un tel ouvrage. Mais c’est aussi, ou cela peut passer pour, une marque d’infériorité par comparaison avec des traités fortement articulés et structurés où la pensée se plie à des procédures démonstratives qui la rendent plus aisément saisissable dans sa globalité et en laissent mieux percevoir la cohérence d’ensemble.
Il y a également les incertitudes qui entourent les circonstances précises dans lesquelles chacun des propos fut tenu. Il y a enfin le doute (même s’il est très léger en l’occurrence) qu’on peut éprouver quant à l’absolue authenticité des propos.
Pourtant, il existe de grands avantages (et sans doute aussi bien de l’agrément) à pouvoir appréhender les idées d’un auteur comme Selden en dehors, précisément, du cadre sévèrement maîtrisé d’un exposé savant, en quelque sorte dans le jaillissement de leur conception, avec ce que ce mode spécifique d’enregistrement implique ou autorise comme liberté de ton, comme naturel dans l’expression et, paradoxalement, comme sincérité dans la formulation des opinions et des sentiments profonds.
Ce sont là quelques-unes des caractéristiques des Propos de table de Selden. Et il n’est ni surprenant ni fortuit que les considérations réunies dans ce recueil apparaissent plus profondément enracinées dans les divers contextes historiques qui les virent naître, quand l’image qui se dégage de leur auteur est celle d’un érudit plus étroitement lié aux drames de son époque et, surtout, plus attentif ou plus enclin à rapporter ses doctrines aux événements dont il était à la fois témoin et acteur, comme parlementaire et comme membre de l’Assemblée de Westminster.
On perçoit donc une plus grande présence, ou un plus grand poids de la réalité politique et sociale ambiante dans cette œuvre, serait-ce sur un mode allusif et sous la forme d’un arrière-plan parfois très discrètement, voire à peine esquissé. L’érudit dont la voix nous est donnée à entendre est l’intellectuel engagé qu’on sait qu’il fut, payant de sa personne pour la défense de ses idées jusqu’à subir la prison. Encore Selden s’interroge-t-il ici, et c’est un des intérêts majeurs de ce texte, sur les limites de son engagement. Axée sur les thématiques fondamentales qui l’avaient toujours sollicitée, sa pensée se double d’une réflexion – certes morcelée, éclatée, non systématisée, mais soutenue et peut-être, finalement, cohérente – sur les règles de vie et d’action que doit s’appliquer le philosophe ou l’homme de science en un temps de révolutions. L’image de Selden qui se déduit des Propos de table est celle du savant pris au piège de ses engagements civiques – telle est, en tout cas, la lecture que je fais de l’œuvre – et s’armant d’une morale qu’il ne serait pas illégitime de dire opportuniste et qui pourrait bien ne refléter que la nostalgie désenchantée du retrait de la vie publique, de l’éloignement du bruit et de la fureur d’événements sur lesquels toute prise lui est impossible.
C’est sur cet aspect de l’itinéraire de Selden que je voudrais m’arrêter quelques instants. Je le ferai en essayant d’abord de situer les Propos de table parmi les écrits de Selden, puis en examinant les engagements dont ce recueil porte la trace et, enfin, en tâchant de caractériser la figure morale que dessinent ces obiter dicta et que je crois très proche de celle du trimmer incarné (sinon théorisé) par Halifax peu d’années après, dans un texte célèbre où l’on voit volontiers l’une des premières expressions du conservatisme politique.
Écartons d’emblée la question de l’authenticité des paroles rapportées dans ce Table Talk. G. J. Toomer, qui a récemment consacré à Selden une somme dont l’érudition semble vouloir rivaliser avec celle de son sujet, ne la met pas en doute et rejette les arguments de ceux (Wilkins en particulier, l’éditeur des trois volumes d’Opera Omnia de Selden, imprimés en 1725-26) dont l’avis négatif sur ce point, écrit-il, s’expliquerait par leur aversion à l’égard de certaines opinions avancées dans l’ouvrage. Tout au plus, signale Toomer, faut-il relever que la compilation publiée pour la première fois en 1689 reposait sur un manuscrit corrompu et que le manuscrit de Lincoln’s Inn utilisé par Pollock en 1927 paraît plus proche du texte original de Richard Milward. Quant à ce dernier, il n’aurait pas été, selon Toomer, le secrétaire de Selden comme on l’a dit longtemps (et comme l’affirme encore Paul Christianson dans sa notice de l’Oxford Dictionary of National Biography de 2004), mais un membre de la maison londonienne de Sir Henry Grey, devenu comte de Kent en 1623, où il remplissait probablement les fonctions d’aumônier de Lady Elizabeth, avec qui Selden devait entretenir une longue et étroite amitié (trop étroite au goût de certains). Enfin, il semble assuré, avance le très prudent et scrupuleux Toomer, que les propos notés par Milward au cours d’une période d’une vingtaine d’années datent de la dernière partie de la vie de Selden. De fait, trop d’entre eux renvoient manifestement aux controverses des années 1640-1650 et au contexte révolutionnaire pour qu’on éprouve de sérieux doutes à ce sujet.
Il n’est rien là de décisif pour l’interprétation d’un texte dont Toomer observe qu’il est « d’une valeur irremplaçable non seulement pour les illustrations occasionnelles qu’il offre de certains passages des œuvres publiées de Selden, mais tout particulièrement parce qu’il révèle le jugement sans complaisance et la causticité dont ce dernier faisait preuve sur bien des sujets qui préoccupaient ses contemporains ». Plus importants sont les aspects sur lesquels on peut relever dans les Propos de table, comme le fait Toomer, des inflexions par rapport aux écrits majeurs de Selden, inflexions qui vont toutes dans le sens d’une explicitation ou, mieux encore, d’une formulation plus directe et audacieuse d’un point de doctrine, généralement théologique. Donnons-en quelques exemples.
Selden cite, dans le De Jure Naturali (1640 - I, 2, 32 + VII, 10, 832-3) l’opinion de Maïmonide selon laquelle les pieux auraient part au monde à venir. Dans Table-Talk, il mentionne à nouveau cette opinion, mais souhaite que les chrétiens la reprennent à leur compte, à la fois par fidélité à l’héritage juif et par charité :
« We may best understand the meaning of σωτηρια, Salvation, from the Jews, to whom the Saviour was promised. They held that themselves should have the Chiefe place of happiness in the other world; but the Gentiles that were good men, should likewise have their portion of bliss there too. Now by Christ the partition Wall is broken down, and the Gentiles that beleive in him, are admitted to the same place of bliss with the Jews ; And why then should not yt portion of happiness still remaine to them who doe not beleive in Christ, so they bee morally good? This is a charitable Opinion ».
Selden s’interroge, dans le De Jure Naturali (II, 6, 201) à nouveau, sur la date exacte de la naissance de Jésus-Christ. Dans Table-Talk, il affirme que, étant donné les pratiques calendaires des juifs, il est impossible de savoir avec la moindre certitude quand Jésus-Christ est né et quand il est mort :
« TWas the manner of the Jewes (if the yeaer did not fall out right, but that it was dirty for the people to come upp to Jerusalem att the ffeast of the passoever or that their corne was not ripe for their first fruits) to intercalate a month, & so to have as it were two ffebruaryes, thrusting upp the yeare still higher, March into Aprills place, Aprill into Mayes place, &c, whereupon it is impossible for us to know exactly when our Saviour was borne, or when hee dyed ».
Toujours dans le De Jure Naturali (IV, 5), Selden se demande si Jésus-Christ, en chassant les marchands du temple, ne se comporta pas en zélote (ce qui aurait justifié la réaction hostile des juifs) et s’en remet à l’avis de plus perspicace que lui. Dans Table-Talk, il est nettement plus catégorique :
« One would wonder Christ should whipp the Buyers & Sellers out of ye Temple & noe body offerr to resist him (considering what opinion they had of him) but the reason was they had a Lawe, That whosoever did profane Sanctitatem Dei, aut Templi; the Holiness of God or the Temple, before Tenn P[e]rsons, twas lawfull for any of them to kill him, or to doe any thing this side killing him, as whipping him or the like. And hence it was, that when one stroock our Saviour before the Judge (where it was not lawful to strike as it is not with us att this day) hee only replyes; If I have spoken evill, beare wittness of the evill, but if well why smitest thou me? Hee sayes nothing ag[ains]t their smiteing him, in case hee had bin guilty of Speaking evill, that is Blasphemy, & they could have proved it ag[ains]t him. They that putt this law in Execution were called Zelotts, but afterwards they comitted many Villanies ».
Dans le registre politique, sur la question fondamentale de savoir si un roi relève de la justice humaine et peut être mis en accusation, voire condamné par un tribunal, Selden cite prudemment, dans la première partie du De Synedriis (1650 – ch. II, 51-7), différentes sources selon lesquelles le roi ne peut être assujetti qu’à Dieu – rabbins, Pères de l’Église, savants contemporains parmi lesquels Claude de Saumaise (dans Defensio Regia). Quant à lui, il se refuse à prendre parti et se contente de renvoyer chacun à son propre jugement. La rubrique « King » et quelques autres de Table-Talk démontrent qu’il récuse absolument la doctrine du droit divin des rois.
« 4. [All power is of God] meanes no more then Fides est servanda. When St. Paul said this, the people had made a Nero Emperour ; they agree, hee to protect, they to obey ; then God comes in & casts a hooke upon them, keep yor faith ; then comes in, all power is of God. Never any King drop’d out of the Clouds ; God did not make Nero Emperour as the King makes a Justice of peace ».
Reste que, pour l’essentiel, et comment s’en étonner, la philosophie générale qui inspire les Propos de table est en parfaite continuité et cohérence avec les principes autour desquels s’articulent les grandes œuvres de Selden. On le relève sur cinq points.
1. Le rôle capital de l’histoire, de l’histoire juive en particulier, comme clef de compréhension des croyances, des savoirs et des institutions
On l’a entrevu dans les exemples cités à l’instant. On le constate plus nettement encore dans d’autres cas.
Il en est ainsi du statut des évêques, qui ne devrait pas être différent de celui que possédaient les presbytres dans l’Église primitive. Ce statut avait un caractère purement fonctionnel de direction et d’enseignement. Il était imité du gouvernement temporel. Il n’était aucunement fondé sur un droit divin qui autoriserait les évêques à s’opposer au pouvoir civil.
« 1. In ye beginning Bipps and presbyters were alike like yor Gentlemen in ye Country ; whereof one is made Deputy Lieutenant another Justice of peace ; soe one is made A Bishop ye other A Dean And yt kind of Governmt by Arch Bipps and Bipps noe doubt came in in imitation of yt Temporall Governmt, noe Jure Divino. In time of ye Ro : Empire, where they had a Legatus there they placed an Arch Bipp ; where they had a Rector, There a Bipp ; yt every one might be instructed in Christianity ; wch now they had received into ye Empire ».
Il en va de même de l’excommunication, qui n’était à l’origine qu’une mise à l’écart de la communauté chrétienne, et non pas une mise au ban de la société, décidée par un clergé excipant de sa capacité à légiférer sur le statut des citoyens (position exactement identique à celle de Hobbes, d’où l’un et l’autre tirent argument pour justifier l’entière soumission du clergé à l’autorité civile).
« 6. Divines ought to doe no more then what the State permitts : before the State became Christian they made their owne Lawes, & those yt did not observe them they excommunicated (naughty men), they suffered them to come noe more amongst them. But if they would come amongst them could they hinder them? By what Lawe, by what power? They were still subject to the State, wch was Heathen ».
On l’observe encore au sujet du pédobaptisme, que Selden considère comme une imitation parfaitement légitime du rite de circoncision.
« 2. The Baptiseing of Children wth us doth onely prepair a Child agt he comes to be a man to understand what Christianity means. (…) It succeeds circumcision, and wee are sure the Child understood nothing of that att eight days old; why then may not wee as reasonablely Baptize a Child att that Age? ».
2. La suprématie de la coutume et de la tradition, comme sources du droit et, à la fois, comme bases de légitimité
« Custom is the best law of the Kingdom » (§ War, 6) : on le vérifie de multiples manières.
Si critiquable que soit leur comportement, les évêques ont leur place au Parlement tout comme les pairs du royaume parce qu’ils ont toujours été présents dans cette instance depuis qu’elle existe.
« 1. Bishops have the same right to sitt in Parliamt as ye best of the Earles and Barons ; That is those which were made by writt: If you ask one of ym (Arundell Oxford Northumberland) why they sett in ye house? they can onely say their ffathers satt there ; before him and Their Grandffather before him &c. And soe sayes the Bishopp Hee that was a Bishopp of this place before me satt in this house, & hee that was a Bishopp before him &c. Indeed yr latter Earles and Barons have it express’d in Their patents That They shall be called to The Parliamt ; Ob[jection] but one sett their by blood the Bishops not. Answr Tis true They sett not both There The same way ; yet yt takes not Away ye Bishops right (…) ».
De même, le Manuel avant la Réformation et le Livre des Prières publiques (Service Book ou Book of Common Prayer) depuis lors ont eu et ont cours par la force de la loi, c’est-à-dire de la coutume, qui est le « frère aîné du Parlement ». C’est dans cette mesure qu’on peut décrire la religion des Anglais comme une « religion parlementaire ». L’État qui en fixe la forme par acte du Parlement assure sa réception en l’incorporant aux coutumes du pays.
« 8. By the Law was the Manual received into the Church before the Reformation, not by the Civil Law, that had nothing to do with it; nor by the Canon law, for that Manual which was here was not in France nor in Spain; but by Custome which is the Comon Law of England; and Custome is but the elder Brother to a Parliament ; and so it will fall out to be nothing, that the papists say, that ours is a parliamentary Religion by reason the service book was established by Act of parliament and never any service book was so before. That will be nothing that the pope sent the Manual, 'twas ours because ye State received it. The State still makes the Religion & receives into it what will best agree with it ».
C’est enfin la tradition qui donne sens au langage que nous employons. Les mots signifient ce qu’elle nous enseigne. Cette leçon vaut pour l’Écriture Sainte elle-même, dont il est vain de dire (bien qu’on puisse le croire, assurément) que l’Esprit Saint en est l’auteur : l’auteur, il l’est peut-être ; mais le sens des mots qu’on y trouve (quelle que soit la langue utilisée) nous vient de ceux qui nous ont instruits (autre position qui rapproche Selden de Hobbes).
« Tradition.
Say what you will against Tradition, wee know the Signification of words by nothing but Tradition. You will say the scripture was writt by the holy Spirit ; But doe you understand that language twas writt in? noe. Then for Example, take those words, (in principio erat verbum) how do you know those signifie (In the beginning was the word) but by Tradition, because some Body has told you soe ? ».
3. L’identification de la loi naturelle à la loi divine révélée
Ma conscience et ma raison peuvent m’incliner vers le bien et me détourner du mal. Mais elles sont changeantes et variables selon les lieux. En d’autres termes, je ne connais pas intuitivement mes obligations morales. Je ne me sens pas spontanément obligé au bien et tenu d’éviter le mal. Je ne sais pas que je ne dois pas voler ni commettre l’adultère parce que ma conscience ou ma raison me l’apprennent. Devoirs et interdits me sont connus parce qu’ils sont contenus dans des commandements de Dieu.
« I cannot fancy to my Selfe what the Law of nature meanes, but the law of God, how should I knowe I ought not to steal, I ought not to comitt Adultery, unless some body had told me, so, or why are these things against nature ? Surely, 'tis because I have been told soe, ‘tis not because I thinke I ought not to doe them, nor because you thinke I ought not, if soe our minds might change ; whence then comes the restraint? from a higher power, nothing else cann bind, I cannott bind my selfe (for I may untye my selfe againe) nor an equall cannott bind me (wee may untye One another) It must be a Superiour, even God Almightie ».
4. Une esquisse de positivisme
Comme le montre la dernière citation, la loi (en l’occurrence la loi divine) m’oblige parce qu’elle est un commandement émanant d’une puissance supérieure capable de me forcer à respecter ses injonctions : « a higher power, nothing else cann bind, I cannott bind my selfe (for I may untye my selfe againe) nor an equall cannott bind me (wee may untye One another) It must be a Superiour, even God Almightie ». La même leçon vaut pour toute loi. Les querelles entre protestants et papistes en apportent la preuve. Elles durent parce qu’aucune des deux parties n’a la capacité de contraindre l’autre à accepter ses raisons. Si le pape lui-même avait ce pouvoir, il faudrait se soumettre à sa loi.
« 5. When a protestant & a papist dispute, they talk like two madmen, because they doe not agree upon their principles. The only way is to destroy the popes power, for if hee has power to comand me, 'tis not my alledging reasons to the contrary cann keep me from obeying. For Example, if a Constable comand me to wear a greene Suite to morrow and has power to make me 'tis not my alledging a hundred reasons of the foolery of it cann excuse me from doeing it ».
C’est pourquoi aussi, comme l’a relevé Johann Sommerville dans sa brillante et efficace réfutation de l’interprétation de Selden avancée par Richard Tuck, ce n’est pas la peur du châtiment qui m’oblige, mais uniquement le fait que la menace en émane d’une puissance supérieure, capable de me châtier. À preuve, l’affirmation selon laquelle l’ignorance de la loi ne saurait être une excuse pour quiconque, ce que l’on ne comprendrait pas si la peur du châtiment qu’entraînerait l’infraction à la loi était la source de l’obligation.
« 2. Ignorance of the Law excuses no man, not that all men knowe the Law, but tis an excuse every man will plead & no man can tell how to confute him ».
5. La nature contractuelle des relations sociales et politiques et l’importance capitale du respect des contrats
C’est là une des articulations majeures de la pensée juridique et politique de Selden. La cohésion de la société repose sur le respect de la loi. Ainsi le veut la loi divine. On a vu que la formule « toute puissance vient de Dieu » n’a pas d’autre sens, pour Selden, que « fides est servanda » : autrement dit, il faut tenir parole, respecter ses engagements ; autrement dit encore, il faut remplir sa part du contrat qui lie les individus entre eux comme vis-à-vis des institutions. Cette vérité s’observe à propos du mariage, qui n’a de sacré que sa nature de contrat que Dieu me commande de respecter :
« 2. Marriage is nothing but a Civill contract, Tis true, tis an Ordinance of God, soe is every other contract, God comands me to keep it, when I have made [it] ».
En vérité, toute loi est un contrat : un contrat entre le roi et le peuple qu’il faut, à ce titre, exécuter scrupuleusement :
« Every Law is a Contract betwixt the Prince & the people & therefore to bee kept ».
C’est pourquoi on ne peut déterminer si les droits et les libertés du peuple ont été entamés et s’il convient de tenter de les restaurer qu’en se reportant au contrat sur lequel ils reposent :
« If our ffathers have lost their libertie - whether may wee not we labour to regaine it. Answer : weee must looke to ye contract ; if that be rightly made wee must stand to it. If once wee grant [we may recede] from contracts upon any inconvenyence may afterwards happen wee shall have no bargain keept. If I sell you a Horse, and afterwards doe not like my bargain I will have my Horse again ».
C’est à la lumière de ces principes que doit s’apprécier un conflit éventuel entre un prince et ses sujets : cette relation vaut contrat ; elle implique l’obéissance des sujets à leur prince, mais dans la mesure seulement où celui-ci accomplit ses propres obligations et s’abstient de causer le moindre tort à ses sujets, lesquels sont toujours fondés à défendre leurs droits, jusqu’à prendre les armes contre le souverain si nécessaire.
« Duel
2. (…) This will give you some light to understand ye quarrell betwixt a Prince and his Subjects. Though there be a vast distance betwixt him and ym ; as they are to obey him, according to their contract, yet he has noe power to doe them Injury. Then they think themselves soe much Bound to vindicate their right as they are to obey his Lawfull Commands; nor is there any other measure of Justice left upon Earth but Armes ».
La tonalité lockienne du dernier passage cité laisse clairement percevoir les bases sur lesquelles reposent les engagements politiques de Selden, qui trouvent dans Table-Talk plus d’un écho. Si Selden a eu, pendant les années 1630, sa période « quiétiste », pour reprendre le mot de Toomer, autrement dit une période au cours de laquelle il s’est efforcé de gagner sinon la faveur, du moins l’estime et l’indulgence de Charles Ier (voir la publication du Mare Clausum qui en serait un témoignage), les Propos de table démontrent que ce temps est fini. Selden paraît avoir choisi son camp, qui n’est pas celui du roi. L’analyse historique aussi bien que juridique invite ici à considérer que la puissance royale est circonscrite par la loi, qu’elle procède du consentement populaire et qu’elle ne peut s’écarter des bornes que lui fixent les coutumes du royaume sans provoquer la rébellion. Le droit divin, on l’a vu, est récusé comme instrument de légitimation de politiques arbitraires. La maxime du salus populi, rendue à sa forme complète (salus populi esto), est invoquée pour établir que les lois n’ont d’autre objet que le bien du peuple :
« 1. THere is not any thing in the World more abus'd then this Sentence, Salus populi suprema Lex esto, for wee apply it, as if wee ought to forsake the knowne law when it may bee most for the advantage of the people, when it meanes no such thing : for first, tis not Salus populi suprema Lex est, but Esto, it being one of the lawes of the 12 tables, & after divers Lawes made, some for punishmt, some for reward; then followes this, Salus populi suprema Lex esto, that is, in all the laws you make, have a speciall Eye to the good of the people ».
Aussi pourrait-on soutenir que le peuple, qui « fait le roi », est « plus grand que lui » : « He that makes one is greater than he that is made; the People make the King, ergo, &c ». Encore la prérogative royale, qui pourrait être invoquée pour justifier une action menée pour le bien du peuple en dehors du cours régulier des lois (après tout, c’est la définition de ce qu’elle est en essence), est-elle ramenée dans les limites de ce que détermine la loi, par où elle se trouve dépouillée de sa caractéristique fondamentale. Elle n’est pas identifiable à l’exercice de la simple volonté du souverain, moins encore aux définitions des théologiens. Elle confirme seulement que le roi exécute la loi, dans des circonstances données, selon les formes que lui prescrit celle-ci.
« 1. Prerogative is something that cann be told what it is, not something that has no name. Just as you see the Arch Bishopp has his prerogative Court, but wee knowe what is done in that Court, so the King's prerogative [is] not his will, or what Divines make it, a power to doe what hee lists.
2. The Kings Prerogative, that is the Kings Law. For Example, if you aske, if a patron may present to a living after six monthes by Lawe, I answer no. If you aske whether the King may, I answer the King may by his prerogative, that is by the Law, that concernes him in that Case ».
La formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ne saurait pas davantage servir à augmenter indûment la puissance royale, à laquelle elle fixe, au contraire, des bornes en la distinguant d’un autre domaine.
« 5. The Text (Render unto Caesar the things that are Caesar's) makes as much against Kings as for them, for it says plainly that something is not Caesars. But Divines make choice of it, first in flattery, & then because of the other parte adjoyn'd to it (render unto God the things that are Gods) where they bring in the Church ».
La maxime « The King can do no wrong » n’est d’aucune utilité dans la mesure où elle n’indique aucune voie de recours contre la volonté du souverain et n’a, en outre, aucune justification morale : on n’imagine pas, en effet, que son confesseur dise au roi qu’il ne peut commettre aucune faute (où l’on peut voir une pointe de sarcasme à l’encontre des prêtres qui entourent le roi, en quelque sorte « romanisés » par Selden).
« 1. The King can doe no wrong, that is, no process cann bee granted against him, you cann have no remedy against him, what must be done then? petition him & the King writes upon the petition soit droit fait, & sends it to the Chancery, & then the business is heard. His Confessor will not tell him, hee cann doe no wrong ».
On pourrait se fonder sur ces différents propos pour déclarer Selden imprégné, comme tant de partisans du Parlement lors de la première révolution anglaise, des principes de la littérature des monarchomaques (Hotman, Buchanan, Parsons et d’autres…). Si tel était le cas, cependant, il faudrait convenir que Selden se situe à la pointe extrême de ce courant, allant jusqu’à défendre une conception de la royauté qui abaisse celle-ci à une simple fonction utilitaire, une commodité juridique qui ne correspond ni, certes, à une exigence divine, ni à une forme naturelle de gouvernement, ni même au résultat d’un processus de sélection des hommes les plus aptes à gouverner (ce qu’avançait le républicain Milton dans Tenure of Kings and Magistrates lorsqu’il envisageait la naissance des premiers États et imaginait l’émergence de monarchies appelées, par la suite, à se dégrader). Selden déclare à ce sujet :
« 1. A King is a thing Men have made for their own sakes for quietness sake. Just as in a ffamily One man is appointed to buy the Meate, if every man should buy, or if there were many buyers they would never agree, one would buy what the other liked not, or what the other had bought before, so there would be a confusion ; but that Charge being comitted to one, hee according
to his discretion pleases all, if they have not what they would have one day, they shall have it the next, or something as good ».
Par surcroît, il faut observer que la distance prise à l’égard de la cause royale ne conduit pas Selden à soutenir aveuglément la cause parlementaire. En tant que telle, l’institution du Parlement tient sa légitimité de l’histoire nationale, qui a déterminé sa fonction particulière au sein de la monarchie. Cette fonction est de déclarer la loi, ce qui ne veut pas dire légiférer au sens où ce tribunal suprême pourrait faire une loi qui ne serait pas déjà comprise dans le droit existant :
« 5. The Parliamt. may declare law, as any other Inferiour Court may, vizt. The Kings Bench, In this or that particular ase, the Kings Bench will declare unto you what the Law is, but that binds no body but whom that case concerns, so the highest Court the Parliamt may doe but not declare Law, that is, make Law, that was never heard of before ».
Le Parlement (terme désignant ici, métonymiquement, la Chambre des Communes) reste une assemblée constituée selon un système électoral arbitraire remontant à Henri VI, qui repose sur une série de fictions : l’inclusion des femmes dans la catégorie des hommes, des enfants dans celle des adultes, des personnes qui ont un revenu annuel inférieur à 40 shillings dans celle des personnes qui ont plus de 40 shillings.
« Parliament.
1. All are involv'd in a parliamt. There was a time when all men had their voice in chuseing Knights : about Hen : 6. they ffound the inconveniencie, so one parliament made a Law, that only hee that had 40s. per annum should give his voice, they under should bee excluded. They made the Law, who had the voices of all, as well under 40s as above, & thus it continues att this day. All consent civilly in a Parliamt. : Women are involv’d in the men, Children in those of perfect age,— those that are under 40s. in those that have 40s. a yeare, those of fourty shillings in the Knights ».
Or, quoi qu’il en soit du rôle que lui assignent les coutumes du royaume, le Parlement revendique, au nom de ses privilèges, une puissance telle que n’en possède aucun gouvernement tyrannique au monde.
« 6. The Parliamt. men are as great Princes as any in the World, when whatsoever they please is priviledge of Parliamt. no man must knowe the Number of their Priviledges, and whatever they dislike is breach of priviledge. The Duke of Venice is no more then the Speaker in the house of Comons but the [Senate] att Venice are not so much as our Parliamt. men, nor have they that power over the people, who yet exercise the greatest tyranny that is any where ».
Le Parlement (ou, plus exactement, le parti parlementaire qui domine la Chambre basse) manipule le droit pour arriver à ses fins politiques (tout en se couvrant du respect de la loi) :
« 7. The Parliamt. p[art]y, if the Law bee for them, they call for Law, if it bee agt them they will goe to a parliamentary way If no law bee for them, then for law againe (…) ».
Il ruse avec les règlements et se comporte comme un tricheur aux cartes :
« 8. The Parliamt. P[arty] doe not shewe faire play in sitting upp till two of a Clock in the morning to vote something they have a mind to, ‘tis like a Crafty Gamester, that makes the Company drunke, & then cheats them of their money ».
Effet ironique et lamentable à la fois de cette dérive institutionnelle, le parti parlementaire inflige une charge fiscale deux fois supérieure à l’impôt naval (Ship Money) de Charles Ier, de sinistre mémoire, sans susciter la moindre protestation de la part de ceux qui se voient l’objet de confiscations pour n’avoir pas obtempéré.
« 2. They that att first would not pay ship : money till 'twas decided, did like brave men (though p[er]happs they did no good by the Tryall) but they that stand out since and suffer themselves to bee distrained, never questioning those that doe it, doe pittifully, for soe they only pay twice as much as they should ».
Quelle que soit la valeur de la cause du Parlement dans sa guerre avec le roi, il faut convenir que Charles Ier est victime d’un aussi grand tort quand on tente de le forcer à agir contre sa conscience que, autrefois, quand les flatteurs essayaient de manipuler le souverain pour l’amener à accomplir de mauvaises actions.
« 4. The King is equally abus'd now as before; then they flatter'd him & made him doe ill thinges, now they would force him against his Conscience ».
Un tel langage condamnait Selden à l’impopularité auprès des parlementaires qu’il côtoyait. Il en allait de même des opinions que rapportent les Propos de table en matière de religion, où dominent, à la fois, un anticléricalisme féroce, un anti-catholicisme très tempéré et une hostilité envers toute forme d’intolérance qui ne pouvaient que froisser, irriter, voire scandaliser les ecclésiastiques de toutes nuances avec lesquels Selden pouvait être en rapport. Trois traits caractérisent la conduite du clergé en général selon ce dernier : l’ambition, la cupidité et l’hypocrisie. Les autorités de chaque confession chrétienne n’aspirent qu’à dominer leur institution :
« 3. The Pope challenges all Churches to bee under him, the King and the two Arch Bishopps challenge all the Church of England to bee under them, the presbiterian man divides the Kingdome into as many Churches as there bee presbiteries, & yr Independant would have every congregation a Church by it selfe ».
Quand un pasteur prétend défendre la religion et le bien de son Église, c’est plutôt dans le seul but d’empocher l’impôt ecclésiastique :
« 8. The Souldiers say they fight for Honour, when the Truth is they have their honour in their pockett. And they meane the same thing that pretend to fight for Religion, Just as a Parson goes to Law with his Parishioners, hee sayes, for the good of his successor that the Church may not loose its Right when his meaning is to gett the Tythe into his owne pockett ».
Ces prêtres qui prêchent le mépris des biens de ce monde, outre qu’ils offensent Dieu qui nous en a fait don, révèlent qu’ils n’ont pas les moyens d’en jouir autant qu’ils le voudraient et recherchent seulement l’estime publique :
« 1. 'TIS much ye Doctrine of ye times yt men should not please them selves, but denie themselves every thing they take delight in, not looke upon beauty weaer no good Cloaths, eat noe good meate &c. wch seems yy greatest Accusation yt can be upon ye maker of all good things If they bee not to be us’d why did God make them ! The truth is they that preach against them cannot make use of them themselves and then again they gett esteem by seeming to contemne them ; but yet mark it while you live if they doe not please themselves as much as they can ; and wee live more by example than precept ».
D’une manière générale, le clergé est comme une femme qui s’emploie à persuader son mari du contraire de ce que sa conduite (ou plutôt son inconduite manifeste) lui dévoile :
« 2. The Clergie would have us beleive them against our owne reason : as the woman would have had her husband against his owne Eyes: when he tooke wth another man ; which yet she stoutely denyed ; what will you beleive your owne eyes, before your owne sweet wife ».
Le clergé romain illustre ces comportements, dont Selden affirme : « The preists of Rome aime but att two things, & that is, to gett power from the King and money from the Subject » (« Priests of Rome »). Mais les presbytériens ne sont pas en reste et même le dépassent par leur puissance sans pareille, en tout cas en Angleterre : ils ont pour eux la permanence dans leurs fonctions (à la différence des laïques), la constance et la ténacité dans leurs objectifs, la maîtrise de l’art de persuader :
« 2. Presbiters have the greatest power of any Clergie in the World, & gull the Laitie most, ffor Example, admitt there were 12 Laymen to six Presbiters, the six shall governe the rest as they please, first because they are constant, & the others come in like Church wardens by their turns, wch is a huge advantage ; men will give way to them who have been in place before them. Next the Laymen have other professions to follow, the Presbiters make it their sole business, & besides too, they learn & study the Art of perswading, Some of Geneva have confess’d as much ».
Aussi Selden voit-il (dans une allusion très probable à l’assemblée de Westminster réunie en 1643 pour réformer l’Église d’Angleterre, où les presbytériens étaient en force) un danger à convoquer un synode national qui rassemblera un nombre considérable de pasteurs trop enclins à « usurper » le pouvoir, surtout lorsque, comme les presbytériens, ils arguent d’un droit divin à se placer au-dessus du pouvoir civil :
« Synod Assembly
1. WE have had no nationall Synod since the Kingdome hath binn settled, as now it is, onely provinciall : & there will bee this inconvenience : To call so many Divines together will bee to pute power into their hands who are to apt to usurpe it, as if the Laitie were bound by their determinations. Noe, lett the Laitie consult with Divines on all sides, heare what they say & make themselves Masters of their reasons, as they doe by any other profession, when they have a Difference before them : for Example, Gold-smiths ; they enquire of them, if such a Jewell bel of such a value, & such a stone of such a value, heare them, & then being rationall men, Judge themselves.
2. Why should ye have a Synod, when ye have a Convocation already, wch is a Synod? Would you have a superfetation of another Synod? The Clergie of England when they cast off the pope, submitted themselves to the civill power & soe so have continued. But these challenge to bee Jure Divino, & so to bee above the civill power. These challenge power to call before their presbiterys all persons for all sinnes directly against the Law of God as proved to be Sinns by necessary Consequence. If you would buy Gloves, send for a Glover or two, not Glovers hall ; consult with some Divines, not send for a Body ».
Au moins les clergés romain et protestants ont-ils ceci en commun, qui est d’utiliser leurs langues respectives – le latin et la langue vernaculaire – de manière à tenter de maintenir les fidèles dans l’ignorance. Heureusement, ajoute Selden (qui pense sans doute à lui-même), certains les battent à leur propre jeu :
« 9. The English Preists would doe that in English, wch the Romish doe in Latine, Keep the people in Ignorance, but some of ye people outdoe them att their owne game ».
Reste que les anti-papistes radicaux qui demandent l’interdiction de tous les ouvrages d’auteurs catholiques émettent une revendication absurde et monstrueuse : l’essentiel du savoir, celui des puritains compris, repose sur cette irremplaçable source que constituent les Pères de l’Eglise, l’histoire sacrée et la scolastique :
« 4. Popish Bookes teach and informe what wee know ; we know much [out] of them ; ye ffathers, Church story, Schoolmen ; all may pass for popish Bookes and If you take away them, what Learning will you leave ; (…) Those puritan Preachers ; if they have any thing good, they have it out of popish Bookes. tho they will not acknowledge it ; for fear of displeasing yy people : he is a poor Divine yt cannot severe ye good from yy bad ».
De là un vibrant éloge de l’apport des jésuites (paroles ô combien audacieuses !) et des légistes de France et des Pays-Bas qui était de nature à provoquer la colère des puritains :
« 3. The Jesuites & the Lawyers of ffrance, and the Low Country men, have engrossed all learning, the rest of the World make nothing but Homilies ».
Dès lors, Selden aggravait son cas aux yeux des puritains mais s’inscrivait dans la logique de ses positions ultra-érastiennes, favorables à une complète subordination des institutions ecclésiales à l’État, en plaidant pour une Église aussi ouverte que possible à la diversité des croyances :
« 3. A Glorious Church is like a magnificent ffeast There is all the varietie that may be ; but every one chooses out a dish or two yt he likes, and letts ye rest alone How glorious soever ye Church is, every one chooses out of it his owne Religion by which he governs himselfe and letts ye rest alone ».
Idéalement (mais cet idéal était discrètement esquissé), une telle Église aurait fait connaître la venue du Christ et son message et se serait abstenue de toute autre parole, de toute glose, de toute « harangue », tant il paraît vrai à Selden que la prédication, au sens premier du terme, cessa avec la rédaction des Évangiles :
« 1. Nothing is more mistaken than that speech [preach the Gospell] for tis not to make long Harangues as they deo now-a-dayes, but ‘tis to tell the Newes of Christs comeing into the World, and when that is done or where 'tis knowne already, the preacher's worke is done.
2. Preaching in the first sense of the word ceas'd as soone as ever the gospells were written ».
Dans ces conceptions s’opérait une curieuse synthèse de latitudinarisme et de ce qu’on pourrait appeler un certain primitivisme. Il serait sans doute légitime de les mettre en rapport avec la stigmatisation par Selden de la volonté de pourchasser l’hérésie (en quoi le rapprochement avec Hobbes se justifierait encore). L’hérétique, affirme Selden, pense différemment des autres. Or, on ne peut pas penser autrement que de la façon dont on pense. Et l’orthodoxie ne consiste qu’en une opinion officielle soutenue par ceux qui ont le pouvoir. Aussi faut-il considérer comme vains et dangereux ces mots d’hérésie et d’orthodoxie :
« 4. 'Tis a vaine thing to talke of an Heretick, for a man for his heart cann think noe otherwise then hee does thinke. In the primitive times there were severall opinions, nothing scarce but some or other held : one of these Opinions being Embrac'd by some prince & receiv'd into his Kingdome, the rest were condemn'd as heresees, & his Religion, wch was but one of the severall opinions, first, is said to be Orthodox and to have continued ever since the Apostles ».
De telles vues avaient-elles la moindre chance de s’imposer, ou simplement d’influer sur la marche des événements dans la période révolutionnaire ? L’expérience historique incite à juger qu’il eût été peu raisonnable de l’espérer. Peut-être était-il plus réaliste, bien que dans un sens très particulier, de défendre, comme on voit Selden le faire, l’ordre ecclésial ancien, avec un espoir sans doute faible que ses acteurs changeraient d’état d’esprit. C’est ainsi que, en dépit des critiques très acerbes qu’il émet à leur encontre, Selden déclare, comme on l’a vu, que les évêques ont leur place au Parlement et, plus encore, qu’il souligne l’utilité de leur rôle dans l’Église, au sein de laquelle ils peuvent se comporter en relais de l’autorité royale et servir d’intermédiaires entre le pouvoir civil et le pouvoir spirituel, en quoi le système épiscopal est bien supérieur au système presbytéral :
« 8. To have noe Ministers but Presbiters, tis as if in the Temporall state they should have noe Officers but Constables and Justices of Peace (wch are but greater Constables). Bipps doe best stand with Monarchy ; that as amongst ye Laity, you have Dukes ; Ld Lieutenants Judges &c. to send downe ye Kings Pleasure to his Subjects ; soe you have Bipps to governe ye inferior Clergie. These upon occasion may address themselves to ye King otherwise every parson of ye parish must come and runn up to ye Court ».
De même, malgré son anti-cléricalisme virulent, Selden conseille au simple fidèle de s’en remettre aux avis de son pasteur, à moins qu’il sache autant de théologie que lui :
« Ministers Divine
8. There’s all the reason you should beleive yor. Minister unless you have studied divinity as well as hee, or more then hee ».
Était-ce là du conservatisme ? On peut le penser, si l’on veut bien considérer que, selon Selden, les changements de religion sont toujours dangereux. On ne sait jamais, en effet, où ils mèneront :
« 6. Alteration of Religion is dangerous, because wee know not where it will stay. Tis like a Milstone that lyes upon the topp of a pair of Staires, ‘tis hard to remove it, but if it once bee thrust off the first staires, it never stayes till it come to the bottome ».
La leçon vaut-elle pour l’ordre politique ? On a vu que la monarchie, pour Selden, est un mode de gouvernement qui a l’avantage (c’est le seul) de la commodité, parce qu’il est le plus apte à procurer la tranquillité publique. Mais les Stuarts n’ont pas su en tirer parti pour le pays ni pour eux-mêmes. Un retour en arrière, après la révolution, sera-t-il possible ? Selden n’en évoque pas la perspective ni n’en exprime le souhait, probablement parce que, de son propre aveu, il est difficile de discerner la vérité dans les temps troublés :
« 3. In troubled water you cann scarce see yor. face, or see it very little till the water bee quiete & stand still ; so in troubled times you cann see little truth, when times are quiett and settled then truth appeares ».
Une pareille époque incite à jouir des bienfaits de l’existence et à tenter d’éviter la mélancolie (on se demande, au demeurant, comment entendre ce mot qui, au sens classique de folie, suggèrerait un exceptionnel degré de pessimisme chez Selden).
« 4. Whilst you are upon Earth, Enjoy the good thinges yt are here (to that end were they given) and bee not Melancholly & wish yor. selfe in Heaven ».
Pour la politique, la prudence commande de se laisser porter par la vague, comme un bateau qui navigue sur la Tamise par gros temps :
« 10. In a troubled State wee must doe as in foule weather upon the Thames, not thinke to cute directly through ; soe, the boate may be quickly full of water ; but rise & fall as the Waves doe, give as much as conveniently we cann ».
Opportunisme ? Certains diraient lucidité ou réalisme, dans la mesure où le réalisme consiste à régler son action sur l’hypothèse d’accidents inévitables qui rendent vaines les plus fermes résolutions, comme l’a montré l’exemple de Charles Ier, incapable de mener ses projets à bien face aux Écossais :
« 1. A Wise Man should never resolve upon any thing, att least never lett the World know his resolution, for if hee cannott arrive att that hee is asham'd. How many things did the King resolve in his declaration concerning Scotland never to doe, & yet did them all? A man must doe according to Accidents and Emergencyes ».
Selden y revient à plusieurs reprises, garder le silence est la marque de la sagesse en de telles époques :
« 3. Wisemen say nothing in dangerous times. The Lyon you knowe call’d the sheep to aske her if his breath smelt ; shee said Yes : hee bit of her head for a foole. Hee call’d the Wolfe & ask’d him; hee said Noe ; hee tore him in pieces for a flatterer. Att last he call'd the ffox and ask'd him : why, hee had gott a cold and could not smell. King James was pictured, &c ».
« 1. K. James was pictur’d goeing softly downe a paire of staires & upon every stepp there was written, peace, peace, peace. The wisest way for men in these times is to say nothing ».
On peut supposer que l’abstention recommandée ici visait la parole publique. Pour la parole privée, fort heureusement, elle restait libre, abondante et significative, comme le prouvent les Propos de table. Mais elle nous apparaît empreinte de regret, voire d’amertume, comme si le savant ne trouvait plus que sujets de tristesse et d’inquiétude dans la société chaotique qu’il avait contribué à instaurer. Ne restait plus que la patience, fruit de l’étude dont Selden nous rappelle qu’elle est le plus grand bien et la consolation des caprices de la Fortune.
« 1. Patience is the Cheifest fruite of study ; a man by striveing to make himself a different thing from other men by much reading, gaines this cheifest good, that in all fortunes, hee has something to entertaine & comfort himself withall ».
Quelques décennies à peine séparèrent le moment où ce propos fut tenu et l’époque où les institutions de l’Angleterre prirent la tournure que souhaitait Selden – où, en somme, les idées de ce dernier et l’esprit des lois coïncidèrent enfin, donnant naissance à une véritable monarchie mixte, dans le cadre d’un État confessionnel tolérant. La patience de Selden ne tarda pas à être récompensée, même si ce fut post mortem.