Pierre Nicole est un janséniste – si l’on accepte ce terme, forgé historiquement par les ennemis de Port-Royal et qui alimente encore aujourd’hui toutes les caricatures. Sa notoriété, toute relative, est sans doute essentiellement liée à la Logique de Port-Royal, dont il est le co-auteur avec le grand Arnauld. Mais à l’époque classique, et au moins jusqu’à la révolution, un de ses grands titres de gloire était la collection d’Essais de Morale, publiés à partir de 1670, et dont le succès est attesté par les nombreuses rééditions et les continuelles augmentations. Je voudrais montrer ici l’apport de sa réflexion sur la civilité, malgré tout ce qu’il peut y avoir apparemment de paradoxal à se tourner vers un tel auteur, pour éclairer un tel sujet.

 

Dans les années 1650-1660, Nicole est de tous les combats aux côtés d’Arnauld. Il joue ainsi un rôle de premier plan dans la campagne des Provinciales. Il fournit de la documentation à Pascal, se charge de la traduction en latin des « petites lettres » et de leur annotation savante pour le public lettré européen. Rien dans toutes ces tâches qui annonce le futur expert en irénisme, l’auteur des Moyens de conserver la paix parmi les hommes.

 

Aller chercher à Port-Royal une réflexion sur la civilité tient à première vue de la provocation. Deux actes fondateurs du mouvement de Port-Royal manifestent de façon retentissante une rupture avec la société, la mise en question directe du commerce des hommes. Le 25 septembre 1609, la jeune mère Angélique refuse de laisser entrer sa famille à l’intérieur du monastère. Cette journée du guichet voit le rétablissement de la clôture et l’acte de naissance de la réforme du monastère de la vallée de Chevreuse. En août 1637, Antoine Le Maistre, avocat et conseiller d’État, protégé du chancelier Séguier, neveu de la mère Angélique, se retire dans la solitude (sur les conseils de Saint-Cyran). Apparaît alors une communauté de type nouveau – un groupe de « solitaires », si l’on peut dire – qui rompt même avec le principe d’une règle commune et va s’installer dans le désert insalubre et abandonné de Port-Royal : ce seront les Solitaires, ou les Messieurs de Port-Royal. Aux côtés de Claude Lancelot, Antoine Le Maistre, Arnauld d’Andilly et quelques autres, Pierre Nicole est un des plus notables de ces solitaires.

 

Dans sa spiritualité en outre, et notamment dans les six volumes de ses Essais de Morale, le modèle de perfection monastique, le soupçon à l’égard du monde, sont omni­présents. L’invitation à quitter le monde, l’avantage accordé à l’état religieux – s’ils ne sont pas des thèmes très originaux dans la littérature spirituelle du temps – sont symptomatiques d’une défiance à l’endroit de la société commune, qui ne présage pas d’un grand intérêt pour la question de la civilité. Nul doute que le titre d’un de ses essais posthumes (Qu’il est plus facile de se sauver et de pratiquer les vertus chrétiennes dans la religion que dans le monde) recouvre une de ses convictions permanentes. Pierre Nicole s’inscrit dans cette tradition chrétienne du contemptus mundi, particulièrement représentée à Port-Royal : invitation à quitter le monde et à se méfier de toutes ses valeurs, perçues comme incompatibles avec les idéaux chrétiens. À une époque où la conversation est la pierre de touche des qualités de sociabilité, on est frappé ainsi par les réserves de Nicole devant cette pratique, qu’il évoque à maintes reprises, et presque toujours sur le mode de la mise en garde : le deuxième volume des Essais de morale comporte un Discours où l’on fait voir combien les entretiens des hommes sont dangereux ; le troisième tome, sous le titre Des rapports, consacre une longue réflexion à la médisance et la discrétion ; le cinquième volume enfin intègre une mise en garde : Qu’il y a beaucoup à craindre dans les contestations pour ceux mêmes qui ont raison.

 

Et pourtant, ce « solitaire » de Nicole s’est particulièrement intéressé à la sociabilité, et a consacré une partie de son œuvre morale à réhabiliter la civilité. Deux textes majeurs font de lui un théoricien essentiel de la civilité à l’âge classique : l’un, habituellement rangé parmi ses chefs-d’œuvre, et qui provoquait la jubilation de Mme de Sévigné, est Des Moyens de conserver la paix avec les hommes ; l’autre, qui nous intéressera ici au premier chef, s’intitule De la Civilité chrétienne. L’œuvre théologique, comme l’œuvre morale de Pierre Nicole, manifeste des tensions, des contradictions peut-être ; même si la systématicité de cette pensée en pâtit quelque peu et si cela n’a pas favorisé son influence, la difficulté dont témoigne cet écrivain pour coïncider avec son camp n’est pas le moindre de ses intérêts.

 

Il faut d’ailleurs quitter l’univers de la caricature, quant à Port-Royal en général et à la personnalité même de Nicole. La société des solitaires n’est pas une réunion d’anachorètes, mais le lieu d’une certaine utopie communautaire, d’une amitié chrétienne, conçue à l’image des premiers temps de l’Église. Leur solitude est toute relative ; ils forment un groupe, avec tous les problèmes et les tensions d’un groupe. Comme ses écrits le laissent parfois transparaître, Nicole a une expérience de la société, et même d’une certaine forme de mondanité. Port-Royal ne vit pas coupé du monde ; son importance dans la vie politique et intellectuelle du XVIIe siècle en est le gage. Arnauld d’Andilly (solitaire, jardinier, père du ministre Pomponne), ou Mme de Sablé (qui réunit son salon dans un hôtel accolé au monastère parisien), à l’intersection de la mondanité et de la dévotion, s’entendent à concilier le monde et Dieu. Ces deux noms suffiraient à écarter l’image d’un Port-Royal asocial. La romancière, Mlle de Scudéry, fait une description idyllique de la société de Port-Royal, comme un lieu par excellence où règne l’amitié. Timante (prête-nom d’Arnauld d’Andilly) figure dans la Clélie comme un héros de la civilité, capable de prouesses de savoir-vivre (contenter simultanément « dix ou douze personnes qu’il aimait fort »). Il est qualifié de « plus ardent et plus parfait ami qui fut jamais », et inspire une théorie de la parfaite amitié, accordant sincérité, gaieté et complaisance. C’est dans cet environnement complexe et contradictoire que le moraliste Nicole élabore une des réflexions les plus fortes et les plus originales sur la question de la civilité. 

 

Mécanismes de la civilité

 

Pierre Nicole hésite entre deux conceptions de la civilité. À certains moments, le moraliste accorde à la notion une ampleur et une importance, dans lesquelles transparaissent tout le discours du siècle et la célébration récurrente des qualités de sociabilité. Gratitude et civilité sont mises par lui sur le même plan, comme deux exigences de la loi éternelle. La civilité inclut alors, comme autant d’espèces, des qualités beaucoup plus exigeantes et spirituelles, qui concernent la nature même du rapport avec autrui : ouverture, confiance, dévouement (« application »).

Mais le plus habituellement Nicole adopte la définition concrète, quasi matérialiste, retenue aussi par Pascal. La civilité n’est qu’une pénible pantomime, une incommodité que l’on s’inflige à soi-même, sans qu’elle soit d’aucun profit effectif à celui au nom de qui on se l’inflige. « Le respect est incommodez-vous », lit-on dans les Pensées. Il y a, dans les exigences de la politesse, une forme d’inconséquence, une bizarrerie intrinsèque et une violence, dont la signification n’apparaît pas d’abord : 

« Le respect est : Incommodez-vous. Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire : Je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les Grands. Or si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort bien ».

 

Nicole accepte cette perspective. D’un point de vue objectif et descriptif, la demande de civilité consiste à « asservir les autres à certaines actions pénibles ». La coutume autorise de telles exigences et en estompe le caractère scandaleux. Il reste que, pour le moraliste, la civilité se ramène d’abord à des « devoirs de civilité », relevant d’une pratique réglée (« la pratique de la civilité »). Leur principale qualité est de tomber sous les sens, d’une manière nette. Ils réalisent une comédie sociale, dont l’objectif – symbolique, mais concret – est de présenter « une humilité extérieure ».

 

À cette réduction pascalienne, et aux paradoxes qu’elle inspire, Nicole ajoute un autre élément qui lui est propre : la conception de la civilité comme monnaie, pour des biens ne relevant pas du commerce vénal. Dans toute son œuvre, le moraliste se montre particuliè­rement sensible à la rationalité d’ordre commercial. On notera, par exemple, ses efforts pour exonérer de l’accusation d’usure la pratique de la vente à crédit. Tel est l’objectif de son essai : Si c’est usure que de vendre plus cher à crédit. La défense résolue du crédit par le moraliste est faite au nom de rationalités explicitement commerciales, et dénote une sympathie pour le commerce inattendue chez un homme du XVIIe siècle, et un janséniste ! Tout en réaffirmant fortement le refus catholique du prêt à intérêt, le texte évoque ainsi le commerce comme une des professions « les plus nécessaires à la conservation des États », dont il faut absolument assurer la compatibilité avec les règles morales.

 

Pierre Nicole prend en compte l’importance du commerce, dans toute la polyvalence que revêt le terme pour la langue classique – échange de marchandises et de relations humaines. Sa défense de la civilité entre ainsi dans une logique commerciale ; elle s’inscrit dans une apologie plus large du commerce, annonciatrice de bien des développements au siècle suivant. Étant posées à la fois la nécessité matérielle de la vie en société (chacun, en particulier, a besoin des autres pour satisfaire à ses propres besoins) et la conformité de cette association à l’ordre de Dieu, la question prépondérante devient celle des moyens pour garantir cette union : 

« Or il est absolument nécessaire, afin que la société des hommes subsiste, qu’ils s’aiment et se respectent les uns les autres. Car le mépris et la haine sont des causes certaines de désunion. Il y a une infinité de petites choses très nécessaires à la vie, qui se donnent gratuitement, et qui n’entrant pas en commerce ne se peuvent acheter que par l’amour ».

 

L’amour du prochain, dans cette optique, ne ressortit pas à une obligation morale ou religieuse. C’est le terme d’un échange indispensable à la cohésion sociale, et parfois même le seul terme possible. Si tout est commerce, dans une société qui correspond à un jeu permanent d’échanges, tous ces échanges ne sont pas commerciaux au sens restreint, vénal. L’amour est une monnaie, par laquelle on acquitte des richesses apparemment gratuites. Mais cette monnaie présente le défaut de ne pas tomber sous les sens, de ne paraître pas aux yeux. Il importe donc de lui donner forme, de la rendre visible. Les devoirs qui constituent la civilité ne sont rien d’autres que ces témoignages extérieurs d’un sentiment invisible : 

« Mais comme l’amour et l’estime que nous avons pour les autres ne paraissent point aux yeux, ils se sont avisés d’établir entre eux certains devoirs qui seraient des témoignages de respect et d’affection. Et il arrive de là nécessairement, que de manquer à ces devoirs, c’est témoigner une disposition contraire à l’amour et au respect ».

 

La civilité est conçue de la sorte par Nicole comme un langage arbitraire. S’il n’y a aucune connexion essentielle entre le témoignage arbitraire et le sentiment qu’il a pour fonction de témoigner, le code n’en reste pas moins signifiant. Le refuser parce qu’il est arbitraire, c’est encore tenir un langage signifiant. Dès lors que ces actions extérieures marquent des dispositions intérieures, leur omission est à bon droit recevable comme une injure. Mais c’est aussi le propre d’un langage que de permettre le mensonge. Si la civilité se définit comme un pur langage, elle peut bien évidemment être mensongère. Rien n’empêche d’utiliser le code en l’absence de ce qu’il est censé traduire. Nicole n’est pas naïf au point d’identifier l’affection et les témoignages d’affection. Au contraire, dans le procès sempiternel intenté à la civilité, Nicole accepte l’objection d’insincérité : 

« Ces témoignages d’affection sont d’ordinaire faux et excessifs ; c’est-à-dire, que l’on témoigne beaucoup plus d’affection que l’on n’en ressent, parce que l’amour-propre qui nous attache à nous-mêmes nous détache assez de l’amour d’autrui ; mais au défaut de l’affection véritable, on substitue un langage d’affection qui ne laisse pas d’être bien reçu, parce qu’on est toujours disposé à écouter favorablement tout ce qui est à notre avantage. Et ainsi l’on peut dire de tous ces discours de civilité si ordinaires dans la bouche des gens du monde, et si éloignés des sentiments de leur cœur : Vana locuti sunt unusquisque ad proximum suum ; labia dolosa in corde et ore locuti sunt ».

 

La civilité est un substitut, qui, imaginé originellement pour tenir lieu du sentiment invisible, en vient purement et simplement à le suppléer, en son absence. Il représente, et remplace. Le langage d’affection se manifeste « au défaut de l’affection véritable ». Cette remarque banale, et fondée sur la simple observation, est susceptible d’une double analyse. Soit elle alimente la traditionnelle réprobation morale, et se conclut par une accusation de vanité et de duplicité, qui conduit ici à la citation du psaume. Soit – et c’est en fait le parti que retient Nicole – on se montrera sensible à l’efficacité de ce langage fallacieux, qui « ne laisse pas d’être bien reçu ». Quel que soit son degré de sincérité, il est en lui-même significatif. Il possède une objectivité intrinsèque. C’est cette paradoxale valeur du simulacre, qu’avait parfaitement perçue Jean Domat, autre écrivain lié à Port-Royal, quand il analyse le jeu social des louanges : 

« Les louanges, quoique fausses, quoique ridicules, quoique non crues, ni par celui qui loue ni par celui qui est loué, ne laissent pas de plaire ; et, si elles ne plaisent par un autre motif, elles plaisent au moins par la dépendance et par l’assujettissement de celui qui loue ».

 

Cette remarque, comme les considérations précédentes, dénote une perspective fonctionnelle, assez réaliste. Nicole adopte des positions moins édifiantes qu’on pouvait s’y attendre, et pense d’abord la civilité comme un pur mécanisme social. Reste à en appréhender la teneur morale. 

 

Le devoir de la civilité

 

Si les « lois de justice » – pour adopter la terminologie de Nicole – sont proprement des lois, qui fondent de véritables devoirs, il existe en face d’elles des « lois de bienséance », issues du consentement des hommes, et résultant donc d’une simple convention. « Les hommes sont convenus entre eux de blâmer ceux qui y manqueraient ». Mais ces dernières lois, au premier rang desquelles les règles de civilité, quoiqu’elles restent tacites, conventionnelles et relatives, qu’elles varient selon les contextes et les personnes, et qu’elles soient improprement appelées lois, sont investies, pour le moraliste, d’une authentique autorité. Il n’hésite pas ainsi à parler d’un devoir de civilité, à s’interroger, dans un chapitre de l’essai « Des moyens de conserver la paix avec les hommes », sur les Raisons fondamentales du devoir de la civilité. Les pseudo-lois de la civilité déterminent de véritables devoirs. 

« Il faut tâcher de se rendre exact à tous ces devoirs, autrement il est impossible d’éviter les plaintes, les murmures et l’aversion des hommes ».

 

Pourquoi y aurait-il un devoir de civilité ? Les considérations liminaires fournissaient une première série de réponses, très pragmatiques, ou au contraire, exagérément idéalistes. Le passage immédiatement cité y ajoute un élément d’ordre psychologique, qui a son poids (« éviter les plaintes des hommes »). Mais Nicole entend aller plus avant dans l’exploration des mécanismes de la civilité et dans la compréhension des bénéfices qu’on en peut attendre.

 

L’un de ses principaux arguments tient à l’idée de condescendance. C’est une des notions clefs de la pensée morale de Nicole, sur laquelle il ne faut pas commettre de faux-sens ou d’anachronisme. La condescendance, si critiquable de nos jours, apparaît ici comme une qualité appréciable. « On a besoin de vérité et de condescendance », s’intitule une des Pensées diverses posthumes. Les deux termes s’opposent, dans l’esprit de l’auteur : la condescendance serait une sorte de droit à la tromperie, un tribut rendu au besoin d’être trompé, directement issu de notre faiblesse. « Ne vouloir point de condescendance, commente-t-il au même endroit, c’est ne connaître pas qu’on est faible ». On sent certes dans les dictionnaires du XVIIe siècle des signes d’évolution sémantique et un premier soupçon. Mais la notion reste essentiellement positive. Le terme désigne, sans jugement moral, « la complaisance, soumission, déférence aux sentiments et aux volontés d’autrui » (Furetière). Sous la plume de Nicole, et conformément à l’étymologie, se rajoute une dimension hiérarchique. La condescendance est un devoir du plus fort à l’égard du plus faible, une aptitude à prendre en compte les difficultés spécifiques de l’inférieur. La condescendance sera ainsi une qualité indispensable du pédagogue, par laquelle il sait « se proportionner à l’esprit des enfants ». Le devoir de civilité relève au premier chef, pour Nicole, du principe de condescendance. Il s’attache à ne pas refuser à autrui ce qui semble lui être absolument nécessaire, quelque futile qu’on l’estime.

 

Selon cette logique, on peut être conduit à considérer l’amour-propre d’autrui avec une moindre sévérité, à tâcher même de le contenter, de crainte qu’il ne prenne des proportions désastreuses. C’est la thèse d’une autre des pensées diverses de Nicole, sous le titre très provocateur : Nourriture d’amour-propre due aux serviteurs. Si l’on garde à l’esprit que, pour un augustinien du XVIIe siècle, l’amour-propre – amor sui – représente l’antithèse de l’amour de Dieu et la racine de tout mal, on mesure l’étrangeté de la demande de Nicole. Elle s’inscrit au départ dans une parénèse très conventionnelle, et réitère d’abord le discours chrétien usuel sur le traitement des serviteurs : 

« Les Maîtres ne doivent pas seulement à leurs serviteurs la nourriture du corps, qui a pour fin la subsistance du corps ; mais ils leur doivent aussi celle de l’âme, qui a pour fin la conservation de la piété dans ceux qui en ont, et l’établissement de la piété dans ceux qui n’en ont pas ».

 

Dès les épîtres de saint Paul est clairement affirmée cette double responsabilité du maître à l’endroit de son serviteur. Mais le moraliste joint à ces deux nourritures essentielles – celle du corps et celle de l’âme –, une troisième, moins attendue : la « nourriture de l’amour-propre ». 

« Je dis qu’ils leur doivent cette nourriture, parce que la faiblesse de l’homme est telle, qu’il ne peut se passer des consolations humaines et des satisfactions de son amour-propre. Les louanges, l’approbation, les témoignages d’amitié, les espérances qu’on ne les abandonnera pas, le gain et l’intérêt, le repos, le délassement, la joie, sont toutes choses qui contentent l’amour-propre. L’âme s’en voyant dépourvue tombe incontinent dans l’ennui et dans le découragement.
La raison ne veut pas que l’on ôte aux personnes faibles toutes les consolations humaines et tous les appuis qui les soutiennent ; et comme les serviteurs sont ordinairement du nombre de ces personnes faibles, il est juste de les soulager par ces moyens humains, qui entretiennent l’esprit dans une assiette raisonnable. On y est d’autant plus obligé, que leur condition est dure d’elle-même, et très contraire aux inclinations de la nature ; et qu’ayant besoin nous-mêmes de tant d’appuis, il serait bien injuste que nous les refusassions aux autres.
Il est donc vrai qu’il faut nourrir l’amour-propre ; mais la fin de cette nourriture n’est pas de faire subsister l’amour-propre : on doit avoir au contraire pour but non de le détruire, mais d’empêcher que, manquant de matière et d’aliments, il ne renverse l’esprit de ceux qui sont trop faibles pour se soutenir sans cela ».

 

Au fondement de cette démonstration, est une thèse chère à Nicole, qui inspire nombre de ses considérations morales : le besoin qu’éprouve tout homme de recourir à des appuis. Dans l’essai De la Faiblesse de l’homme, où le point est traité le plus abondamment, Nicole considère, avec pénétration, la multiplicité et la fragilité des appuis. Il recense l’infinité de fils faibles et déliés, par lesquels chacun est suspendu « à un grand nombre de choses vaines et qui ne dépendent pas de lui ». Petits succès, louanges, divertissements, plaisirs, occupations qui amusent, curiosités… : toutes ces futilités, parmi bien d’autres, se révèlent indispensables à notre sérénité et à notre équilibre. Il suffit qu’un fil vienne à se rompre, pour que nous prenions conscience de notre absolue dépendance à l’endroit de ces contingences. Le respect des formes de la vie sociale, la civilité, sont évidemment à mettre au nombre de ces appuis, en théorie négligeables, mais dans les faits indissociables de notre paix intérieure.

 

À partir d’une telle description, le moraliste articule à nouveau un double discours. Le premier, de tonalité édifiante, est assez attendu : c’est celui de la réprobation. Il est repris notamment dans l’essai consacré à la « civilité chrétienne », dont il semble d’abord constituer le propos. Nicole y fait la différence entre les appuis naturels (ceux dont il n’est pas envisageable de se priver) et les appuis étrangers. Ceux-ci seuls témoignent d’une faiblesse. Quant au chrétien, il ne saurait reconnaître qu’un seul appui naturel, celui de Dieu. 

« La force d’un corps n’est pas de n’avoir point besoin de son appui naturel qui est la terre, mais c’est de n’avoir besoin que de la terre, et de se pouvoir passer de tous les autres appuis étrangers. Ainsi la force d’une âme est de ne s’appuyer sur aucune créature, et de se contenter de son appui naturel, qui est Dieu ».

 

Les appuis humains apparaissent, dans cette logique, comme un symptôme de faiblesse par excellence. Les progrès sur la voie de la dévotion devraient conduire à s’en affranchir : 

« Si l’amour des créatures est un appui que notre faiblesse recherche, comme nous devons tâcher de devenir forts, ne faut-il pas s’efforcer aussi de nous priver de ces appuis humains, pour nous appuyer davantage sur Dieu même ? Car ces appuis ont cela de mauvais qu’en soutenant notre faiblesse, ils l’entretiennent et l’augmentent… ».

 

Ces appuis remplissent leur rôle de soutien, et compensent efficacement la faiblesse de l’homme. Ils n’en sont pas moins dangereux spirituellement, puisqu’ils s’accommodent de cette faiblesse, sans chercher aucunement à la corriger. Ils la soutiennent et l’entretiennent. On entend là les accents les plus rigoristes d’une dévotion austère, soupçonneuse devant les créatures. La caricature de dévot, Tartuffe, ne parle pas autrement, qui, aux dire d’Orgon, « comme du fumier regarde tout le monde », enseigne « à n’avoir affection pour rien », et détache l’âme « de toutes amitiés ». Nul doute que le souci de la civilité ne puisse trouver place dans une telle perspective. Parmi les traits de Tartuffe, figure bien d’ailleurs l’incivilité, ou en tout cas l’inaptitude à la galanterie et aux plaisirs de la vie en société.

 

L’essai de la Civilité chrétienne ne poursuit cependant pas sur cette voie. Par un renversement complet, il manifeste un souci d’une tout autre nature. Puisque du fait de sa faiblesse, l’homme se révèle dépendant de ces appuis humains, le moraliste ne peut s’en tenir à un discours de condamnation. La condescendance ici implique de prendre en compte cette faiblesse, et de contribuer, selon ses moyens, à soutenir les autres dans leur faiblesse : 

« S’ils sont spirituels, l’affection que l’on leur témoigne redouble leur charité ; et s’ils sont charnels, elle flatte à la vérité leur amour-propre, ce qui est un mal qui vient de leur mauvaise disposition, mais elle les préserve d’un beaucoup plus grand où ils tomberaient si l’on n’avait soin de les soutenir en leur faisant paraître de l’affection ».

 

Une fois encore, la loi de l’amour-propre, quelque répréhensible qu’elle soit, s’impose au chrétien lui-même et doit être prise en considération. Il ne s’agit certes pas pour Nicole de réhabiliter l’amour-propre, comme certains critiques l’ont trop vite conclu de ses propos, mais de faire avec, de ne pas prétendre évangéliser un monde sans amour-propre. Le réalisme tranquille de ces analyses fait leur originalité, et parfois leur caractère légèrement provocateur : le moraliste prend en compte les conditions effectives de la vie sociale, la nature réelle des hommes qui composent la société.

La cohésion sociale repose sur des liens spirituels, qui en sont les garants, et les causes profondes. Mais leur prix incomparable ne doit pas masquer l’existence, ni l’importance des « petites cordes humaines ». Celles-ci sont faites des gestes de la vie quotidienne, des manifestations plus ou moins sincères de bienveillance. Elles ont un caractère futile et inauthentique. Mais ce sont réellement des cordes, qui jouent leur rôle dans l’indispensable liaison des hommes. Leur insignifiance, loin de les discréditer, alerte sur la délicatesse du lien social. La négligence en la matière porte des conséquences sur lesquelles Nicole entend attirer l’attention des théologiens et religieux qui l’entourent. Le mécanisme de la créance en est une bonne attestation.

 

Pour être capable de servir autrui, il faut maintenir la créance qu’il a en vous. 

« Car si l’on n’a soin de les entretenir en cette manière par les devoirs de la civilité humaine, ils s’éloignent absolument de ceux qui les traitent avec indifférence, et ils perdent toute la créance qu’ils avaient en eux, de sorte que l’on devient incapable de les servir. Il est donc de la charité de les soutenir dans cette faiblesse, en leur faisant paraître qu’on les aime et qu’on les estime, en attendant que la charité succède à cette disposition imparfaite ».

 

La créance est une qualité d’ordre social, ou politique, et non intellectuel, que Nicole tient à distinguer strictement de la science. La créance dépend non pas de la science véritable, mais de la science reconnue, c’est-à-dire de l’autorisation qui nous est donnée par notre entourage de nous présenter comme détenant la vérité. Elle passe donc par une préservation des liens affectifs, ou tout au moins civils. Elle est, en quelque sorte, un effet de la civilité.

 

Le moraliste recourt volontiers à la métaphore de l’entrée, de la porte, du cœur ou de l’esprit. L’estime nous donne entrée dans l’esprit de l’autre, tandis que l’animosité, le ressentiment ont pour effet certain de « fermer l’entrée du cœur ou de l’esprit des hommes ». Cette conception factuelle, presque mécaniste, des enchaînements délétères, trouve une illustration dans l’analyse que propose Nicole du processus de refroidissement : 

« Ainsi le moindre mécontentement que l’on aura donné à quelqu’un par une contradiction imprudente […] sera le principe d’une aigreur qui pourra s’augmenter dans la suite, jusqu’à éteindre la charité en lui et en nous. Ce refroidissement le disposera à prendre en mauvaise part d’autres paroles, qu’il aurait souffertes sans peine s’il n’avait point eu le cœur aigri ; il en sera moins retenu à notre égard, et il nous portera peut-être à lui parler encore plus durement en d’autres occasions ; les occasions mêmes deviendront plus fréquentes, et la froideur, se changeant en haine, bannira entièrement la charité.
Non seulement ces accidents sont possibles, mais ils sont ordinaires. Car il arrive rarement que les inimitiés et les haines qui tuent l’âme n’aient été précédées, et ne soient même attachées à ces petits refroidissements que les indiscrétions produisent ».

 

Pierre Nicole est un penseur du quotidien, de l’ordinaire. Il souligne la gravité des petites causes, le poids surprenant du quotidien, dans une dramatisation du quelconque qui est caractéristique des Essais de Morale. Aucune action de la vie courante ne lui semble insignifiante : les plus petites choses portent éventuellement de graves conséquences. Entre les « petits refroidissements » et « la haine qui tue l’âme », quelle que soit la disproportion, il y a un lien causal. Le moraliste janséniste en vient ainsi, en parfaite logique avec ses observations, à se faire le tenant de la douceur dans les rapports sociaux, et à relativiser même la justice des comportements, par rapport aux manières. Avoir raison dans le fond, mais sans se soucier de la manière, sans prendre soin de diminuer l’amertume qu’entraînera cet avantage, est pour lui une conduite blâmable. Et si, au nom de la nécessité de conserver la paix, il condamne fermement la dureté des termes, les rudesses, les incivilités, il s’attaque à la sécheresse même, c’est-à-dire au « défaut de certains adoucissements ».

La condescendance reste jusqu’ici le principe inspirateur de toutes les analyses. Si l’incivilité, ou la négligence dans les manières, se révèlent répréhensibles, c’est en raison de la fragilité psychologique et affective des moins forts, et du mal qui en résultera pour eux. Mais les personnes les plus spirituelles ne sont-elles pas fondées, en ce qui les concerne, à dédaigner ces sortes de cérémonie ? Nicole ne le pense pas. Il considère ainsi les effets de l’incivilité, chez ceux-là mêmes qui ne demandent à leur endroit aucune civilité – qui s’estiment supérieurs à ces minuties, ces mesquineries. La conclusion du moraliste est sans réserves : on n’est jamais pleinement détaché de la civilité, quoi qu’on prétende à cet égard.

 

L’exemple qu’il prend est celui des marques de reconnaissance que le savoir-vivre exige lorsque quelqu’un vous a rendu un service. Faut-il s’astreindre à ces formalités quand celui qui pourrait les réclamer a agi par charité, selon des valeurs spirituelles ou morales étrangères au souci du jeu social ? L’obligé incivil justifie sa désinvolture sous le prétexte de la qualité du bienfaiteur (nul besoin de manifester sa gratitude envers une personne de piété, qui ne saurait être mue par de telles considérations). Mais les motivations spirituelles du second ne gouvernent pas l’ensemble de ses sentiments, et laissent agir des mécanismes qui lui échappent : 

« Quelque désintéressés qu’ils soient, ils ne laissent pas de voir ce qui leur est dû ; et il est rare qu’ils le soient jusqu’au point de n’avoir aucun ressentiment, lorsque l’on a peu d’application à s’en acquitter. Outre que s’ils n’en viennent pas jusqu’aux reproches, il est très aisé qu’ils prennent un certain tour qui fait à peu près le même effet qu’un ressentiment humain. Ils disent qu’ils ne peuvent pas s’aveugler pour ne pas voir que ces personnes en usent mal, mais qu’ils les en dispensent de bon cœur. Ainsi, en les en dispensant, on ne laisse pas de blâmer leur procédé, et par là on vient insensiblement à les moins aimer, et enfin à leur donner moins de marques d’affection ».

 

Face à un comportement incivil, deux formes de réaction sont ainsi envisageables – deux « tours ». Le premier, qui est un tour affectif, est le ressentiment. Les personnes de grande piété devraient, théoriquement, en être protégées. Nicole doute que leur désintéressement se montre assez puissant pour les détourner des reproches. Mais enfin, certaines personnes parviennent à ne pas s’offenser et à supporter d’un cœur tranquille les manquements dont ils sont victimes. La seconde réaction est plus indirecte ; elle emprunte un tour que l’on pourrait qualifier d’intellectuel (« un certain tour qui fait à peu près le même effet »). Quelle que soit son indulgence, celui qui a subi une incivilité ne peut éviter de remarquer la faute qu’il a décidé de souffrir « de bon cœur ». Il dispense autrui de civilité, mais perçoit l’incivilité de sa conduite et la réprouve inévitablement – sur un plan spéculatif tout au moins. Cette perception produit un refroidissement et amorce une réaction en chaîne : d’abord, et de façon involontaire, diminue l’amour qu’on éprouvait pour le fautif (on n’est pas maître de son amour) ; inévitablement diminuent donc les marques d’amour, dans la mesure où celles-ci ne sont plus alimentées par le sentiment qu’elles ont pour fonction d’exprimer. Nicole laisse à imaginer la suite : la raréfaction des marques d’affection rend manifeste le refroidissement et entraîne à son tour un éloignement, qui peut glisser jusqu’à l’inimitié.

 

L’analyse est intéressante, car elle montre un assujettissement involontaire à la logique de la civilité, de la part d’une personne dont l’idéal moral excède les exigences élémentaires du savoir-vivre. On voit le mécanisme de la civilité s’imposer à celui qui l’a dépassé, et donc une sorte de réalité objective de la civilité, une importance intrinsèque du code. Nicole met en évidence un processus psychologique qui lui importe particulièrement dans les Essais de Morale : le passage des sens au cœur (terme qui, pour un augustinien comme lui, désigne le lieu même de la volonté, en ce que celle-ci est toujours mue par un affect). Dans l’exemple considéré, le passage des sens au cœur se fait indirectement par une opération de nature intellectuelle, une réflexion. Mais le point essentiel est que l’action sur les sens, qui est le propre de toute civilité, ait des conséquences inévitables sur le cœur.

 

C’est le caractère démonstratif de la civilité, sa dimension essentiellement ostensible, qui la rend moralement suspecte. Constituée par un code de comportements, elle se prête à toute forme d’affectation, ou de calcul. La charité chrétienne, qui implique un amour authentique pour le prochain, pourrait se définir alors comme « une civilité intérieure » – l’expression est de Nicole. En restant intérieur, le sentiment est protégé du risque d’hypocrisie. Pourquoi faudrait-il donc le produire au dehors, et surtout, le produire sous cette forme convenue et toujours vaguement factice ? Cherche-t-on le bien de ses proches ou son propre avantage ? « Peut-on avoir des motifs légitimes », demande le moraliste, « puisque celui d’attirer leur affection pour s’y plaire est mauvais et corrompu ? ». La formule est un peu condensée ; elle fait écho à tous les scrupules qui avaient cours à Port-Royal et chez les augustiniens rigoristes. Susciter l’affection d’un homme pour trouver son plaisir dans ce sentiment, est un attachement de nature idolâtre. « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir… », écrivait Pascal, dans un billet que les Pensées ont enregistré et qui a toujours troublé par sa sévérité (Sel.15). Si Dieu doit être pour le chrétien le seul objet de jouissance, et si tout autre attachement constitue un risque spirituel, le souci de manifester son amour est un motif très peu recevable. 

« Il est vrai que s’il n’y avait que celui-là, [la charité] se porterait plutôt à cacher son affection qu’à la découvrir. Mais elle en a beaucoup d’autres. Et le premier est qu’en se répandant en ces témoignages extérieurs d’amitié envers les hommes, elle se nourrit et se fortifie elle-même. Elle fait paraître qu’elle les aime, afin de les aimer davantage. Car la charité est un feu qui a besoin d’air et de matière, et qui s’éteint bientôt s’il est toujours étouffé. C’est une vertu qui a besoin d’être exercée comme les autres. Ainsi comme elle fait la vie, la santé et la force de nos âmes, nous devons chercher des occasions de la pratiquer. Et il n’y en a point de plus fréquentes que celles que nous fournit la civilité ».

 

Le principe sous-jacent est celui qu’expose de façon plus détaillée le Traité de la Comédie, et qu’illustrent en permanence les Essais de morale : que l’art de faire paraître se transforme de façon insensible et irrésistible en un art de ressentir. Les témoignages d’amitié nourrissent l’amitié. La civilité vaut ainsi, non pas tant comme traduction d’un sentiment, mais inspiration, selon la même logique que le discours de la machine pascalien : faire comme si engage et transforme.

 

Derrière ces réflexions, se manifeste le principe anthropologique commun avec Pascal, qui consiste à revaloriser l’extérieur : le rite, la pratique religieuse, le comportement – et donc, aussi, le code de la politesse. Les Pensées prennent au sérieux l’habit, la coiffure, le train de vie, tout ce que Pascal appelle le dehors. Face à un spiritualisme, ou un idéalisme, qui dévalue l’apparence par rapport à la réalité, se moque des formes si elles ne traduisent pas un fond, Nicole tient le parti du moindre mal : commencer par sauver les apparences. Le plus grand obstacle est l’animosité déclarée, à l’endroit des personnes pour qui l’on éprouve une aversion intérieure. 

« De sorte que lors même que l’on ne peut conserver avec eux une paix intérieure qui consiste dans l’union de sentiments, il faut tâcher au moins d’en conserver une extérieure, qui consiste dans les devoirs de la civilité humaine, afin de ne se rendre pas incapables de les servir quelque jour, et de témoigner toujours à Dieu le désir sincère que l’on en a ».

 

L’apparence de paix est un faux semblant, mais qui protège du pire. Quoique fausse, la paix reste la paix, et porte des bénéfices sociaux. 

 

La question de l’honnêteté

 

Dans sa défense de la civilité, de la pacification des comportements, Nicole rencontre ceux que la postérité a retenus comme les grands représentants de leur époque, les théoriciens de l’honnêteté. Ce n’est pas le lieu ici d’ouvrir le dossier vaste et complexe des théories de l’honnêteté. Il importe simplement de souligner la dimension polémique de la notion. Cet idéal humain du XVIIe siècle est trop souvent perçu comme l’objet d’un consensus. Il a suscité en fait chez les moralistes de la fin du siècle une fascination mêlée de réprobation. Les débats autour de l’honnêteté sont faits à la fois d’exaltation (de célébration d’un nouvel héroïsme social) et d’incrimination.

 

Au nom d’une authentique conversion des cœurs, les moralistes chrétiens de la deuxième moitié du XVIIe siècle ont tendance à récuser la discipline mondaine qui inspire l’honnête homme. La meilleure illustration du débat est sans aucun doute le dialogue de Pascal avec Damien Mitton, qui s’ouvre par la célèbre formule, régulièrement mal comprise : « le moi est haïssable » (Sel.494). Sans reprendre toute la démonstration, l’enchaînement des objections et réponses mises en scène par Pascal montre bien les éléments en débat. L’idéal d’honnêteté représente une réussite de vie en société d’autant plus irritante pour un augustinien comme Pascal qu’il y est fait l’économie de toute conversion. L’honnête homme assure l’harmonie civile par une compréhension des mécanismes égoïstes, et sans aucunement chercher à instaurer une quelconque philanthropie. C’est par pur souci de soi que l’honnête homme complaît à son entourage. Mais en complaisant à son entourage, il travaille efficacement à la paix civile. Il résout la question de l’amour-propre sans lutter contre l’amour-propre : il en ôte l’incommodité, sans se soucier de l’injustice – pour reprendre les termes de Pascal.

 

Moralistes, juristes, théoriciens politiques, réfléchissent à Port-Royal dans un cadre augustinien : c’est-à-dire qu’ils acceptent tous comme catégorie structurante l’opposition entre les deux amours (amor sui/amor Dei), telle qu’elle est formulée par exemple au quatorzième livre de la Cité de Dieu. Ces deux inspirations antagonistes de la conduite humaine sont la clef théorique d’une anthropologie rigoureusement binaire, et volontairement réductrice. Il s’agit, pour les penseurs qui s’en réclament, de démontrer, coûte que coûte, que toute conduite qui ne relève pas de l’amour de Dieu est inspirée et dénaturée par l’amour-propre. L’honnêteté dans un tel contexte, le souci d’assurer une harmonie sociale suffisante grâce à la civilité, ne sauraient trouver grâce évidemment. Comme le fait Pascal, Nicole est conduit à assimiler la civilité et l’amour-propre, à condamner donc celle-là comme un aimable avatar de celui-ci. 

« L’amour des hommes étant donc si nécessaire pour nous soutenir, nous sommes portés naturellement à le rechercher et à nous le procurer. Et comme nous savons par notre propre expérience que nous aimons ceux qui nous aiment, ou nous aimons ou nous feignons aussi d’aimer les autres, afin d’attirer leur affection. C’est le fondement de la civilité humaine, qui n’est qu’une espèce de commerce d’amour-propre, dans lequel on tâche d’attirer l’amour des autres, en leur témoignant soi-même de l’affection ».

 

Si la civilité humaine est bien ce « commerce d’amour-propre » dont parle Nicole, peu importent les réussites morales dont elle peut se prévaloir. La source est viciée, et quelque spectaculaires qu’ils puissent être, les accomplissements ne méritent aucune admiration.

 

L’analyse est poussée à son terme, avec tous les paradoxes qui en découlent, dans l’essai intitulé De la charité et de l’amour-propre. Tout l’essai repose sur la distinction entre deux formes d’amour-propre : un amour-propre sommaire, « qui rapporte tout à soi » avec une monstrueuse et tranquille brutalité, et un « amour-propre éclairé, qui sait connaître ses vrais intérêts ». Le premier, ferment de guerre par excellence, rend « chaque homme naturellement ennemi de tous les autres hommes ». Il travaille ainsi, involontairement, à sa propre frustration. Le second, rationnel, conséquent avec lui-même, a compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de la satisfaction de son entourage. Il est amené à « se déguiser pour se dérober à la vue du monde ». Cette seconde forme, évoluée et méconnaissable, trouve son accomplissement, selon Nicole, dans l’idéal de l’honnêteté : 

« Cette honnêteté […] n’est rien dans le fond qu’un amour-propre plus intelligent et plus adroit que celui du commun du monde, qui sait éviter ce qui nuit à ses desseins, et qui tend à son but – qui est l’estime et l’amour des hommes – par une voie plus droite et plus raisonnable ».

 

Dès lors, et tout au long de l’essai, les deux termes d’honnêteté et d’amour-propre deviennent parfaitement substituables. Dans le chapitre 5, par exemple (« Comment l’amour-propre imite l’humilité »), Nicole évoque indifféremment le grand soin qu’a l’amour-propre, de ne pas s’exposer au chagrin et à la malignité des autres, ou « la crainte qu’a l’honnêteté d’exciter contre soi l’aversion naturelle que tous les hommes ont de la vanité d’autrui ». Dans la logique de confusion entre amour-propre et charité, que cet essai met en évidence, et qui fait que l’amour-propre est capable d’animer une société de paix et de concorde, « sans que la charité s’en mêle », mais indiscernable d’une « république de saints », l’honnêteté désigne l’intelligence ultime de l’amour-propre, le comportement le plus difficile à distinguer de la charité.

 

Il est intéressant de confronter ces analyses avec celles du juriste Domat, augustinien fervent et ami de Pascal, qui, à partir des mêmes principes, aboutit à des conclusions assez différentes. Dans le Traité des lois, introduction générale et spéculative au grand œuvre de Domat – Les Lois civiles dans leur ordre naturel – le juriste isole cinq fondements de l’ordre social : quatre d’entre eux, qu’il qualifie de mutuels, lui semblent sains, en ce qu’ils sont naturellement porteurs de cohésion entre les hommes. Il n’en est pas ainsi de l’amour-propre, contraire à l’amour mutuel (comme son nom l’indique), qui est a priori un poison pour la société. Mais de ce principe de division, Dieu « a fait un lien qui unit les hommes en mille manières, et qui entretient la plus grande partie des engagements ». Domat rejoint en cela les conclusions de Pascal ou de Nicole sur le bénéfice social de l’amour-propre. Mais il est visiblement gêné qu’un sentiment dissolvant comme l’amour-propre puisse avoir des conséquences de socialisation.

 

Dans la préface du Droit public, ouvrage posthume, il reprend la question, toujours avec un éclairage religieux, mais selon une autre logique, et introduit un nouveau moteur pour expliquer la société : l’humanité. L’homme se caractérise par sa « pente à aimer ». Originellement, c’est-à-dire avant la chute, cette tendance était orientée vers un double objet, Dieu et le prochain. La corruption laisse subsister ces deux lois fondamentales, mais affaiblies, et obscurcies. L’amour de Dieu se dénature en amour-propre, comme le soutient saint Augustin. L’amour du prochain se dégrade aussi, en une « pente à aimer dans les autres la ressemblance à sa nature ». C’est ce que Domat entend par humanité : une forme d’amour-propre caractérisée par la pitié (un rapport spéculaire à autrui), ou peut-être plutôt une reformulation de la raison naturelle, d’un point de vue plus affectif. Raison et humanité deviennent ainsi pour Domat les deux constituants de la loi naturelle, au cœur même de son système.

 

Le voisinage de Pascal et de Domat aide à mieux situer Nicole dans le vaste débat de son temps autour de la civilité. 1/ Sa position n’est certes pas celle d’un Méré ou d’un Mitton. La civilité telle que la conçoit Nicole n’est pas un moyen de plaire aux hommes. Il le signale très explicitement dans son essai sur les Moyens de conserver la paix parmi les hommes. La paix qui lui importe ne passe pas par la séduction : 

« Or il faut remarquer d’abord, que nous ne recherchons pas ici le moyen de plaire aux hommes, mais seulement celui de ne leur pas déplaire, et de ne nous pas attirer leur aversion, parce que cela suffit à la paix dont nous parlons ».

 

C’est là un point essentiel, qui distingue nettement cet idéal de celui de l’honnête homme et des théories mondaines contemporaines. L’objectif de concorde sociale que poursuit Nicole n’est pas un but en soi, mais la condition d’un développement spirituel. L’affection qu’on parvient à inspirer à son entourage, par un comportement civil demande à être précisément évaluée, dans un bilan pondéré des dépenses et des gains. 

« Il est vrai qu’en gagnant leur affection, on y réussit mieux : mais souvent cette affection coûte trop à acquérir. Il faut se contenter de ne pas se faire haïr, et d’éviter les reproches et les plaintes. Et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en étudiant les inclinations des hommes, et en les suivant autant que la justice, ou l’exige, ou le permet ».

2/ Sans se confondre avec les théoriciens de l’honnêteté, dont il récuse les principes et les objectifs, Nicole se montre cependant moins critique que Pascal, lequel, malgré toute son admiration formelle pour le « si bel ordre » (Sel.138) instauré par la concupiscence, conclut néanmoins à l’imposture de l’honnêteté. 3/ D’un autre côté, Nicole n’adoucit pas le système de l’amour-propre, comme le fait Domat, par la reconnaissance d’une « pente à aimer », qui viendrait compenser le pur souci de soi-même. Les Essais de morale mettent plutôt en vedette une motivation symétrique, la pulsion délirante d’être aimé, dans laquelle Nicole voit une des causes principales des comportements humains.

 

Il pense donc la civilité comme un « commerce d’amour-propre », un calcul égoïste. Avec tous ses amis, il reconnaît les bénéfices tangibles de l’honnêteté. Mais il laisse aussi entrevoir des bénéfices d’ordre moral et même religieux, allant jusqu’à défendre l’idée d’une civilité chrétienne, formule qui s’est attachée à son nom. À la lumière des rappels précédents, on en perçoit mieux le caractère quasi provocateur. 

 

La civilité chrétienne

 

La charité « prend part aux devoirs de la civilité » soutient le titre d’un chapitre de l’essai, précisément consacré à la civilité chrétienne. La civilité connaît donc des motivations chrétiennes. Entre christianisme et civilité, il y a des consonances et des convergences : telle est la thèse ultime de Nicole, et l’aboutissement de sa démonstration.

 

Le service de la vérité ne se borne pas à la découvrir, à la mettre en lumière, ni même ensuite à en témoigner. La responsabilité chrétienne implique pour Nicole de la « faire goûter aux autres » – ce qui passe par une attention toute particulière aux manières. Le souci de la civilité rencontre alors les devoirs les plus fondamentaux du chrétien, ceux de l’évangélisation. Dans le Traité de l’Éducation d’un prince, ces considérations sont appliquées au monarque. Mais elles sont l’occasion d’un parallélisme entre les gens de retraite et les gens du monde, dont la portée est bien plus générale. Les premiers, oublieux des manières, et les autres, attentifs aux seules manières, sont assimilés dans une même réprobation. Quoique de façon inverse, ils manquent également à servir la cause de la vérité. La fausseté des manières est une autre forme de trahison de la vérité : 

« …Comme il y a des choses fausses, il y a aussi de fausses manières ; c’est-à-dire, des manières qui font dans l’esprit des autres des effets tout contraires à ceux qu’on y voudrait faire. Ceux qui ne s’appliquent qu’aux choses, deviennent grossiers dans les manières ; et ceux qui ne s’appliquent qu’aux manières, sont d’ordinaire peu intelligents dans les choses. Le premier est ordinaire aux gens de retraite, et l’autre est fort ordinaire aux gens du monde. Un Prince doit éviter tous ces deux défauts, parce qu’il a besoin de connaître la vérité, et de la faire goûter aux autres. Et quoiqu’il doive être assez intelligent et assez équitable pour recon­naître et pour honorer la vérité, lors même qu’elle est proposée avec des manières désagréables, il doit extrêmement éviter de la proposer de cet air, parce qu’il en détruirait le fruit à l’égard de la plupart du monde ».

 

Il importe de ne pas « détruire le fruit de la vérité à l’égard de la plupart du monde ». Le danger est inattendu, incongru presque. La disproportion est flagrante entre l’importance de la vérité, et la futilité des résistances que produirait la rudesse du prophète, son manque de savoir-vivre… Mais la force de la réflexion de Nicole est précisément de mettre en relation ces réalités de deux ordres si différents, d’accepter de concevoir que des vétilles puissent occulter le principal. Le fruit de la vérité ne dépend pas mécaniquement de sa puissance propre. Autrement dit, le fruit de la vérité ne se confond pas avec la vérité elle-même.

 

Une série de considérations et de conseils en découlent, tout au long des Essais de morale. La civilité devient, pour Nicole, une manifestation corollaire de la charité, dans ce que celle-ci a d’essentiel, l’annonce de la vérité. Il faut se garder de rendre la vérité odieuse en suscitant l’animosité de ceux auprès de qui on en témoigne, « de les porter, en les choquant, à tomber en quelque froideur à notre égard ». La cause du témoin se confond avec celle du témoignage ; une seule et même aversion est susceptible de se développer à l’égard des deux. Si, avec tout le siècle classique, on entend la civilité comme l’art d’assurer des relations paisibles en société (une « manière honnête, douce et polie d’agir, de converser ensemble », selon la définition de Furetière), ce projet n’a rien que de purement laïc. Il concerne cependant les chrétiens, selon Nicole, à un double titre. Tout d’abord les entorses faites au savoir-vivre, sans constituer en tant que telles une faute morale, ont pour effet naturel de nourrir chez les autres une hostilité d’où surgiront de nombreuses fautes morales : « C’est leur causer un dommage réel, que de les disposer par l’éloignement qu’ils concevront de nous, à prendre nos actions ou nos paroles en mauvaise part, à en parler d’une manière peu équitable, et qui blesserait leur conscience…». Nous sommes ainsi à l’origine de leur injustice à notre endroit. L’intérêt de leur salut devrait nous en détourner. Mais le dommage le plus grave, qui engage le plus notre responsabilité, est celui que nous causons à la vérité elle-même. Par l’inimitié que nous avons contribué à instaurer, nous incitons certains « à mépriser même la vérité dans notre bouche, et à n’aimer pas la justice, lorsque c’est nous qui la défendons ». Les intérêts en jeu sont donc doubles. 

« Ce n’est donc pas seulement l’intérêt des hommes, c’est celui de la vérité même qui nous oblige à ne les pas aigrir inutilement contre nous. Si nous l’aimons, nous devons éviter de la rendre odieuse par notre imprudence, et de lui fermer l’entrée du cœur et de l’esprit des hommes, en nous la fermant à nous-mêmes ; et c’est aussi pour nous porter à éviter ce défaut que l’Écriture nous avertit : Que les sages ornent la science [Prov. 15,2], c’est-à-dire qu’ils la rendent vénérable aux hommes, et que l’estime qu’ils s’attirent par leur modération, fait paraître plus auguste la vérité qu’ils annoncent ; au lieu qu’en se faisant ou mépriser ou haïr des hommes, on la déshonore, parce que le mépris et la haine passent ordinairement de la personne à la doctrine ».

 

Quand Nicole écrit ces lignes, la paix de l’Église semble avoir mis un terme aux querelles théologiques et aux affrontements de personnes. Le second d’Antoine Arnauld a pu mesurer combien la cause de la grâce avait été finalement assez mal défendue par ceux qui s’intitulent eux-mêmes les amis de la vérité. La sincérité et l’intensité de leur conviction ne sont pas discutables, ni – aux yeux de Nicole – la légitimité du combat pour la grâce authentique de saint Augustin. Mais il ne suffit pas de convaincre l’adversaire de malhonnêteté intellectuelle, de révéler au grand jour ses manœuvres les moins honorables, de le perdre de réputation (comme les Provinciales ont pu y contribuer). En n’ayant cure de se rendre odieux, mus par leur seule intransigeance, les amis de la vérité ont transporté chez beaucoup la haine qu’ils inspiraient sur la doctrine elle-même qu’ils défendaient. Y a-t-il victoire concevable, dans de telles conditions ?

 

Nicole se fixe pour mission de « rendre la piété aimable ». C’est dans cette optique que la civilité devient essentielle, apostolique. 

« C’est une chose qui nous est recommandée par les apôtres, de rendre la piété aimable aux personnes mêmes du monde, afin de les y attirer doucement. Or il est impossible qu’elle soit aimable, si elle est farouche, incivile, grossière, et si elle n’a soin de témoigner aux hommes qu’elle les aime, qu’elle désire de les servir, et qu’elle est pleine de tendresse pour eux ».

 

Pascal, lui aussi, parle de rendre la religion aimable. On pourrait être tenté de rapprocher les deux formules et les deux projets. Mais ils sont en réalité très différents. Si le dessein apologétique est commun, les préoccupations ne sont pas les mêmes. Pour Nicole, il s’agit d’une forme de douceur, d’attrait au sens rhétorique du terme, là où chez Pascal l’amabilité se définit par une promesse, une capacité philosophique à désigner le vrai bien.

 

Nicole se présente ainsi en un véritable « tacticien de la charité », pour reprendre l’excellente formule d’un essayiste du siècle dernier. La mission qu’il veut remplir lui impose de se concilier l’affection des hommes, à l’instar du Prince pour qui il compose son traité d’éducation. Mais à la différence de celui-ci, la civilité du chrétien relève d’un plan formé et obéit à un dessein assumé. « Les grands sont obligés par leur condition même, d’être dans un exercice continuel de civilité, et quand ils s’en acquittent comme il faut, elle leur sert beaucoup à attirer l’estime et l’amour des hommes… ». Ils sont astreints comme tout homme à la loi qui fait dépendre l’affection de la civilité, mais ils s’en acquittent avec irrégularité, et une certaine forme d’impatience. Observée par des vues de charité, la civilité se révèle plus ferme et cohérente ; elle atteint pleinement l’objectif poursuivi, l’effet temporel : gagner l’affection.

 

Si elle fournit à la civilité une véritable motivation et, ce faisant, la suscite avec plus d’efficacité, la charité vaut aussi aux yeux de Nicole comme parfaite inspiration. Le christianisme offre ainsi une solution aux problèmes moraux soulevés par le souci de la civilité. La sempiternelle question de la sincérité se dissipe. La motivation chrétienne donne un fondement réel à une comédie sociale communément suspectée d’hypocrisie. 

« En ce qui regarde la sincérité, la charité ne doit point appréhender de la blesser dans les civilités qu’elle rend au prochain. Et l’on peut dire qu’à cet égard il n’appartient qu’à la charité d’être civile, parce qu’il n’y a qu’elle qui le puisse être sincèrement. Car honorant et aimant, comme elle fait, Jésus-Christ même dans le prochain, peut-elle craindre de l’honorer ou de l’aimer avec excès ? Que si nous ne ressentons pas toujours pour les autres toute la tendresse que nous leur faisons paraître, il suffit que nous soyons convaincus que nous la devrions ressentir, et que nous tâchions de l’acquérir par ces témoignages mêmes d’affection que nous leur rendons. Car cela fait qu’ils ne sont point faux et trompeurs, puisqu’ils sont conformes à notre désir et à notre inclination ».

 

Sous la plume d’un ennemi de l’équivoque et de la direction d’intention, cette justification de l’insincérité peut surprendre. Mais Nicole montre précisément que des compliments factices et mensongers en apparence, échappent à l’alternative de la franchise et de la dissimulation, dans la mesure où ils expriment une authentique aspiration : l’idéal chrétien vide de sa pertinence la question de la sincérité.

 

L’honnêteté chrétienne fait ainsi disparaître l’écart entre l’intérieur et l’extérieur, l’être et le paraître. Pour des raisons morales et techniques, elle échappe aux impasses de l’idéal mondain d’honnêteté. Tandis que la civilité mondaine s’accommode de la dissimulation, soucieuse qu’elle est avant tout d’agir sur l’extérieur, la morale chrétienne opère le travail de civilité à partir d’une conviction intérieure : pour rendre l’homme civil, elle agit à la fois sur ses manières et sur ses sentiments ; elle entre dans une dialectique vertueuse, suppléant le sentiment par le témoignage, et inspirant le témoignage par le sentiment. L’écart reste important en effet, chez un chrétien comme chez tout autre, entre l’affection manifestée et l’affection réellement éprouvée. Le témoignage de bienveillance est artificiel et volontariste. Mais cet effort de civilité correspond à un désir authentique d’amour inspiré par l’Évangile, et il est en outre pratiqué comme un moyen d’accéder à la réalité qu’il mime. Nicole assume, et systématise, les intuitions de certains théoriciens de l’honnêteté sur l’impossibilité ultime de la dissimulation. Il en va de la civilité comme de l’éthos rhétorique, adoption d’une personnalité oratoire artificielle, d’autant plus convaincante qu’elle se fonde sur une personnalité réelle. La tricherie, à terme, est inefficace. On ne peut durablement affecter un personnage.

 

Pour donner à ces analyses un contenu plus concret, qu’on pense au terme de serviteur et à ce qu’il représente au XVIIe siècle. Le mot fait partie des formules de compliment les plus ordinaires, comme l’attestent tous les dictionnaires. On s’en sert, explique Furetière, « pour clore toutes les lettres, ou pour faire des compliments et des adieux. Je suis votre très humble, très affectionné, et très obéissant serviteur ». Et le dictionnaire de Richelet, le plus attentif à la sociabilité mondaine, précise : « Ce mot n’est souvent qu’un terme de civilité dont un homme se sert pour marquer qu’il estime, ou qu’il a quelque passion pour une personne, et que dans cette vue il est prêt de rendre quelque bon office à cette personne ». Le caractère extrêmement conventionnel de l’expression explique qu’elle glisse facilement vers un usage ironique, qu’enregistrent aussi les dictionnaires. Richelet complète aussitôt sa définition : « Ce mot se dit quelquefois en raillant pour faire voir qu’on ne se soucie pas d’une personne, qu’on ne se soucie pas de ce qu’on dit, qu’on ne le croit pas ». Je suis votre serviteur est une formule ambiguë au XVIIe siècle, d’un simple point de vue lexical. Elle exprime à la fois la déférence et la moquerie. L’humilité dont elle témoigne, de façon parfaitement conventionnelle, n’est qu’une posture d’humilité – une feinte humilité. Si cette comédie d’abaissement, du simple fait qu’on accepte de la jouer, est bel et bien une marque de civilité, combien diffère-t-elle, selon Nicole, d’une authentique humilité. Or c’est bien cette dernière qu’inspire la religion chrétienne : 

« Il n’y a aussi que la charité qui nous fournisse des raisons générales d’aimer tous les hommes, et de nous soumettre à eux. […] La charité embrasse tous les hommes dans son amour et dans sa soumission. Elle les regarde tous comme les ouvrages du Dieu qu’elle adore, comme rachetés du sang de son Sauveur, comme appelés au royaume où elle aspire. Et ces qualités lui suffisent pour les aimer, et même pour nous les faire regarder comme nos maîtres, puisque nous nous devons tenir trop heureux de servir dans les moindres choses les membres de Jésus-Christ, et les élus de Dieu ».

 

La charité rend donc la civilité sincère. 

« Elle possède […] en elle les vraies sources de la civilité, qui sont un amour et une soumission intérieure envers les autres : et quand elle les fait paraître au dehors, ce n’est qu’une effusion toute naturelle des mouvements qu’elle imprime dans le cœur ».

 

Nicole n’est pas naïf en l’occurrence. Il a passé sa vie à fréquenter des chrétiens de profession, si l’on peut dire – des personnes assumant des fonctions religieuses ou subordonnant tout à leurs convictions religieuses. Il a été particulièrement bien placé, tantôt comme victime, tantôt comme simple spectateur, pour observer les rancœurs, les animosités diverses, les affrontements, dans des milieux qui auraient dû en être particulièrement préservés. Nul moins que lui ne pourrait prétendre que le christianisme d’un groupe assure l’harmonie entre ses membres. C’est un de ses thèmes de prédilection que les désunions entre les personnes de piété. Il y revient régulièrement dans sa correspondance et y fait de multiples allusions dans les essais. Il se plaît d’ailleurs, le cas échéant, à souligner la supériorité pratique de l’amour-propre sur la charité pour assurer la concorde et résoudre les problèmes que pose la vie en société. Non seulement l’amour-propre peut conduire aux mêmes effets que la charité (ce qui est déjà en soi choquant), mais il le fait généralement mieux ! La charité étant rarement aussi agissante en l’homme que le souci de son propre intérêt, celui-ci obtient, communément, des résultats bien plus remarquables, « où la charité commune ne peut atteindre ». Nicole insiste sur l’importance de la civilité, chez ceux-là mêmes qu’eu égard à leur piété, on affranchirait volontiers de telles formalités. « Le manque d’attention à se rendre certains devoirs de civilité », remarque-t-il, est dans les couvents comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, l’origine de profondes dissensions.

 

Il ne saurait donc s’agir pour lui d’affirmer que la charité tient lieu de civilité, que l’essentiel exempte de l’accessoire. L’originalité de sa position, en l’occurrence, est d’affirmer la conjointe nécessité des deux, et l’insuffisance de la seule charité. Mais la coïncidence est encore plus admirable. À l’instar de Pascal, Nicole est frappé par la convergence des maximes chrétiennes et de celles du monde, en ce qui regarde la vie en société. « Il n’y a rien de si aimable qu’un homme qui ne s’aime point ». C’est-à-dire que la morale de l’Évangile, comme par supplément, dote celui qui s’y soumet de qualités sociales, tandis que le dérèglement d’un homme a aussi pour conséquence accessoire de le rendre haïssable des autres hommes et d’alimenter le conflit dans la société. 

« Les choses dont la religion nous éloigne sont souvent aussi contraires au repos de cette vie qu’au bonheur de l’autre, […] la plupart de celles où elle nous porte contribuent plus au bonheur temporel que tout ce que notre ambition et notre vanité nous font rechercher avec tant d’ardeur ».

 

Religion et raison coïncident donc pour assurer le bonheur terrestre. L’idéal mondain de l’honnêteté formulait une solution lucide et adaptée, quoique moralement critiquable. Elle consiste à affecter, par un intérêt bien compris, un comportement qui, dicté par la charité, devient à la fois irréprochable d’un point de vue moral, et parfait d’un point de vue social. La vertu chrétienne produit, à son plus haut point, l’effet recherché par les chantres de l’honnêteté.

 

Conclusion

 

« C’est un trait remarquable de la doctrine de saint Augustin, qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée dans une vie sociale ». S’il faut en croire cette formule d’Etienne Gilson, Pierre Nicole se révèle un disciple particulièrement fidèle de l’évêque d’Hippone, dans les domaines mêmes où le moraliste de Port-Royal semble s’affranchir des préoccupations de son groupe. Tout en se défiant du monde incontesta­blement, en partageant avec ses amis une spiritualité de la retraite et du retrait, Nicole perçoit bien l’homme comme un zoon politikon, dans sa structurelle dépendance à l’endroit de la communauté humaine qui l’environne. Dès l’avertissement du premier volume de ses Essais de morale, il associe le salut personnel au commerce avec les hommes : 

« Dieu engage la plupart du monde à vivre et à traiter avec les hommes. […] Leur salut dépend ordinairement de la manière dont ils se conduisent dans ce commerce ».

 

Cette disposition d’esprit ne fait d’ailleurs que retrouver les intuitions fondamentales d’un saint François de Sales, dont on oublie trop souvent l’empreinte qu’il a laissée à Port-Royal. Nicole hérite de la conception salésienne du devoir d’État ; il rejoint un courant important de son époque, soucieux de rehausser les engagements non religieux, de promouvoir la sanctification laïque. Quand il souligne les dangers de la vie dans le monde, et qu’il prône la retraite, c’est moins pour elle-même, que par commodité spirituelle : parce qu’elle s’accommode mieux aux vertus recherchées par le chrétien. La retraite n’est pas un bien en soi, mais un moyen pratique, le choix de la simplicité.

Homme de paix dans un milieu qui se définit par la résistance, solitaire professant, avec tous les siens, un idéal du désert, Nicole est ainsi un des grands penseurs de la civilité au XVIIe siècle, qui ne se confond ni avec les théoriciens de l’honnêteté, ni non plus, comme il serait plus attendu, avec les dénonciateurs chrétiens de l’honnêteté. Il emprunte régulièrement leurs thèses, et reprend les analyses d’un Pascal, ou d’un La Rochefoucauld. Mais ce n’est pas son dernier mot. Faisant jouer des harmoniques augustiniennes un peu négligées autour de lui, il procède à une réhabilitation ultime de la civilité, qui lui est propre.

 

Dans sa défense de la civilité, il y a plus qu’une attitude pragmatique et vaguement dédaigneuse – un règlement de la cité corrompue. C’est une position originale que celle de Nicole, qui n’a pas son équivalent. La grande ombre de Hobbes, et surtout celle de Pascal, ont souvent empêché de situer avec exactitude cette synthèse particulière qu’il opère. Son souci de la condescendance, la prise en compte des appuis et de tous les soutiens exigés par la faiblesse de l’homme, le réalisme avec lequel il examine l’obligation du témoignage et les conséquences qu’il en tire pour les relations humaines, apportent autant d’infléchissements à des positions trop abstraites, ou trop radicales. Sur cette question de la civilité qui a passionné son siècle, il fait entendre une voix qu’il me semble essentiel d’identifier et de prendre en considération.