La notion juridique de civilité : éléments pour une autre histoire
« Terme de pratique », ou encore « terme de Palais » : c’est par ces qualificatifs que les dictionnaires de la langue signalent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les mots qui, soit ne relèvent que de la langue du droit et des prétoires, soit sont passés dans la langue de tous, mais conservent, caché ou connu, quelque chose du sens particulier et technique que leur utilisation par les hommes de droit leur a attaché. Bien que le terme de civilité appartienne à cette famille, les liens qu'il entretient avec la doctrine et la pratique du droit ne sont plus mentionnés dans les dictionnaires usuels de l’époque classique, lesquels renvoient uniquement à son sens mondain. Cet oubli est étrange : si, pour la compréhension de son sens et de sa fonction durant la période classique, la civilité relève au premier chef d’autres champs de savoir et de réflexion, elle a aussi une histoire juridique.
Cette histoire juridique du terme civilité, c’est à bien des égards une autre histoire. Si, pendant un certain nombre de décennies, le mot « civilité » se diffuse, prend une consistance et joue un rôle important dans le discours et dans la pratique des juristes, cette vie proprement juridique n’est que temporaire, on peut dire, en dates rondes, un siècle et demi. Très rapidement, alors qu’il semblait, au XVIe siècle, devoir devenir courant et même essentiel à la fois dans le discours des hommes de droit et dans celui des historiens, le terme n’est plus guère utilisé par eux après les premières décennies du XVIIe siècle, sinon en son sens ordinaire. En outre, durant le temps de sa vie juridique, le ou les sens qui lui sont donnés dans le monde du droit semblent, sinon radicalement étrangers, du moins forts éloignés de ceux auxquels renvoie son utilisation « mondaine ».
Cette autre vie est donc également une vie éphémère, au moins sur la longue durée qui est consubstantielle à l’histoire du juridique. Certes, s’ils semblent parmi les premiers à l’employer sous sa forme francisée, les juristes et les penseurs politiques des derniers siècles médiévaux n’inventent pas le terme de civilité. Les renseignements fournis par les dictionnaires spécialisés lui donnent en effet quelques rares racines latines, qui méritent d’être évoquées car elles tracent et fixent pour partie un certain nombre de liens entre la civilité et la science politique et juridique.
Dans la mouvance des affirmations de Quintilien qui l’utilise, en lui donnant le sens, qu’il dit emprunté à Platon, de science du bon gouvernement, la civilitas désigne alors l’art de conserver la civilis societas. À la basse époque, devenu synonyme de civitas, la civilitas emprunte à ce terme ses sens multiples. Cassiodore, le référendaire de Théodoric, l’introduit dans les actes de celui-ci pour viser les règles générales de l’ordre public, qui doivent être respectées dans tout acte réglementaire : c’est la clause « salva civilitate », qui sera évoquée par les jurisconsultes du XVIe siècle pour justifier la pratique judiciaire française visant à assurer la civilité des lois. Mais il peut aussi, sur le modèle des Actes des Apôtres, désigner la qualité de citoyen, la citoyenneté, et ce sens perdurera dans le vocabulaire juridique français.
Dans la France monarchique en effet, si les juristes n’utilisent plus guère le terme civilité, ils continuent à affirmer que c’est la qualité de citoyen qui définit ce qui est la « vie civile » de tout un chacun dans ses relations avec les autres membres de ce que tous depuis toujours appellent la « société civile ». Ainsi se comprend la portée du concept de « mort civile », statut qui, on le sait, frappe les religieux et certains condamnés, et, tout en leur conservant les droits qu’ils tiennent du droit naturel, les prive de ceux qui leur sont conférés par le « droit civil », c’est-à-dire, selon le sens beaucoup plus général reçu alors par la plupart, l’ensemble des normes qui constituent le droit propre à une communauté politique, ce que nous appellerions aujourd’hui le droit national : le droit civil est « propre de chacune cité ou peuple, comme nous disons le droit français être le droit de la France, ou du peuple français », c’est celui « duquel ceux qui sont participants sont nommés citoyens… ». Notons, pour tenter d’esquisser un tableau plus complet de cet usage du terme, que cette « vie civile » s’exprime principalement dans les échanges, le « commerce », que les règles du droit civil permettent entre les membres de la « société civile », mais que le terme peut également venir qualifier « la vie civile » du Prince. Utilisée, à la suite de Gerson, par les hommes de droit pendant quelques décennies, l’expression va venir désigner l’une de ses trois vies : à côté de sa vie spirituelle, qui relève de la conjonction de son âme à Dieu, de sa vie corporelle et personnelle, qui repose sur le lien de son âme et de son corps, la vie civile reconnue au monarque s’exprime dans ses relations avec ses sujets, par une réciprocité de commandement et d’obéissance.
Dans les derniers siècles médiévaux, entendons plus précisément aux XIVe et XVe siècles, le terme peut viser l’ensemble de ceux qui participent aux droits de la société civile, l’ensemble des citoyens par conséquent. En ce sens plus large, la civilitas, c’est alors la communauté politique, mais c’est plus particulièrement l’ordre et la structure qui, pour les esprits de ces siècles, fondent sa cohérence et en conséquence assurent son existence, et c’est en ce sens que l’emploie Nicole Oresme en 1370. En outre, à partir des années 1450, et ce jusqu’à la fin du XVIe siècle, les hommes de droit – entendons ceux qui le mettent en œuvre, juges et avocats, le « Palais », et ceux qui le mettent en ordre dans leurs œuvres théoriques, les professeurs et les jurisconsultes – vont charger ce terme d’un sens spécifique, en soutenant que la civilité, c’est une qualité de la loi du Prince, une qualité essentielle puisque, comme ils s’attachent à le montrer, la loi n’est pleinement loi que par elle. Selon la présentation que le monde du droit tente alors de diffuser, les différentes règles que le souverain crée et dont il entend imposer le respect, doivent pour acquérir une pleine validité, être « soumises », certains diront « réduites », à la « civilité de la loi ». Telle est la formule qui, au XVIe siècle, vient pratiquement sous toutes les plumes, lorsqu’il s’agit de présenter les conditions auxquelles doit répondre la volonté du souverain pour être susceptible d’acquérir force de loi et pour susciter l’obéissance des sujets. Elle devient d’utilisation courante dans les cercles du pouvoir et du Palais, aussi bien que dans les écrits doctrinaux et chez les historiens. Mais présenter la soumission des actes normatifs du gouvernement à la civilité des lois comme une exigence, suppose que celle-ci puisse être contrôlée. La réflexion qui s’exprime à travers la généralisation de ces formules conduit ainsi à poser que l’intervention du juge est nécessaire pour parachever le processus législatif, car, à une loi qui se révélerait irréductiblement « incivile », il manquerait quelque chose d’important, peut-être d’essentiel.
Important ou essentiel. Ici en effet les opinions vont diverger, et dans ce débat, c’est peut-être une autre figure de la civilité qui s’esquisse, ou en tout cas trouve un espace pour une future émergence. Aux XVe et XVIe siècles, pour la plupart, la « civilité » est pour la loi une condition d’existence : une loi « incivile », incivile aux yeux d’un magistrat de ces siècles, c’est une loi qu’il juge « contraire au droit », c’est une loi contra jus, comme on dit au Palais en reprenant la formule venue du droit romain. Une loi « incivile » n’est tout simplement pas une loi, et s’ils utilisaient le terme, les hommes de droit diraient sans doute que c’est au mieux un oxymore. Assez tôt cependant, la question est débattue : pour quelques uns, et leur nombre ira sans doute croissant, le refus judiciaire de reconnaître la civilité d’une loi ne saurait remettre en question son existence, car celle-ci ne dépend que de l’autorité qui a compétence pour la faire et l’édicter. Cependant, même si, pour ce courant « régalien », le point de droit semble réglé, personne durant ces siècles ne saurait ignorer que l’efficacité de la loi dépend pour partie de la reconnaissance par le juge de sa civilité : penseurs politiques et hommes de droit savent et reconnaissent qu’en France une loi non reconnue comme telle par le juge, c’est-à-dire non enregistrée, n’est de manière générale pas, ou peu, ou mal appliquée. L’explication généralement donnée, c’est que la loi qui se trouve marquée d’incivilité par le refus du juge, ne « rencontre » pas chez les sujets cette « obéissance volontaire », qui seule donne vie à la loi, et qui ne peut naître que de la croyance en sa « justice », en son caractère raisonnable, c’est-à-dire, ces différents termes sont fréquemment présentés comme synonymes dans le discours des juristes, en sa civilité. Montaigne, comme Charron, comme Pascal savent très bien que si le peuple obéit à la loi, c’est parce qu’il la croit juste.
Le contrôle de « civilité » mis en œuvre en ces siècles par le parlement de Paris se révèle ainsi essentiel dans la vie institutionnelle et juridique du Royaume. L’utilisation du terme civilité trouve ici ses raisons d’être : c’est en effet le juge civil, qui mène ce contrôle, et il utilise pour ce faire les règles de la procédure civile. En outre, son examen et sa décision sont fondés sur la mise en parallèle de la norme nouvelle avec ce que les juristes de ces siècles appellent « le droit », en général sans autre précision, c’est-à-dire le droit civil romain. L’émergence et la vie éphémère d’une notion juridique de « civilité » ne se comprennent qu’à travers cette référence permanente au « droit civil », c’est-à-dire au droit romain, mais également au droit de raison que les juristes européens visent à travers lui.
Pour ressusciter cette vie juridique de la civilité, comprendre le sens et le rôle qui ont été les siens à ce titre, il convient donc de la réinsérer dans le discours théorique et pratique du droit, et c’est ce que je vais faire en écoutant sur ce point, d’une part ceux qui enseignent le droit romain, les maîtres de l’École, de l’autre ceux qui utilisent les règles de ce droit pour mener à bien le contrôle des lois, les juges et les avocats. Mais si l’étude du discours du droit est indispensable pour répondre au titre de mon propos, elle me permettra également de souligner, au passage, les thèmes, les associations d’idées et de termes, qui, bien qu’il soit difficile de mettre en évidence les influences précises et leur cheminement, ont pu sortir de l’École et du Palais pour contribuer à façonner la notion classique de civilité.
La civilité des lois selon l’École
J’utilise ici le terme de civilité par commodité, car, en lui-même, il ne semble apparaître dans le langage du droit médiéval qu’assez tardivement. Comme l’attestent en effet les dictionnaires que nous citions plus haut, ses premières utilisations relèvent plutôt de la pensée politique, et c’est, semble-t-il, dans une ordonnance célèbre, celle de Montil-les-Tours prise en 1453, que le législateur monarchique parle expressément de « civilité » : dans l’article 66 de cette ordonnance, le Roi Charles VII demande aux juges de son Parlement de ne pas « obtempérer » à ses lettres – on sait que ce terme, lettres, ou encore lettres patentes, désigne la forme diplomatique sous laquelle sont présentés les actes à portée normative de l’ancienne monarchie – « sinon qu’elles soient civiles et raisonnables ». Comme ne cesseront de le redire les Parlements au XVIIIe siècle, c’est donc bien dans la volonté royale qu’il faut chercher l’origine et le fondement de la procédure d’enregistrement.
Les termes de cette ordonnance fondatrice méritent d’être rappelés : le souverain enjoint aux juges d’accepter « que les parties les puissent débattre & impugner de subreption, obreption et incivilités... ». Le terme « incivilité », qui apparaît ainsi dans le langage de la Chancellerie royale, semble absent des différentes ordonnances qui, depuis les dernières décennies du XIIIe siècle, ont introduit et fixé la procédure sur cette question. Mais, si le terme lui même semble nouveau, ce n’est qu’une manière plus abstraite de renvoyer aux critères traditionnels qui devaient guider les juges, lorsqu’il leur incombait d’examiner si les actes du monarque étaient « civils » ou « incivils ».
« Obreptices », « subreptices », « civiles ou inciviles », pour tout juriste de l’ancien monde qui lit le texte de ces différentes ordonnances, il est évident que le législateur monarchique renvoie aux règles romaines régissant la mise en œuvre judiciaire des rescrits. Un jurisconsulte qui écrit dans la deuxième moitié du XVIe siècle et présente sans doute l’analyse la plus approfondie des critères qui doivent guider l’examen du juge, Louis Le Caron, dit Charondas, affirme avec précision que cet article de l’ordonnance de 1454 « en comprend plusieurs des constitutions des Empereurs romains ». D’où la conclusion, pour eux toute naturelle, que vont en tirer les juristes de ces siècles : le fait que les ordonnances royales sur ce point transposent quasi à la lettre les règles contenues dans les compilations de Justinien, vaut réception, ou si l’on préfère validation officielle de la législation romaine. Rien d’original au demeurant dans cette manière de penser : un peu plus tôt, les canonistes avaient eux aussi transposé les règles romaines pour mettre en place un contrôle judiciaire des décrétales pontificales. Certes ils n’ignorent pas que la procédure prévue par le droit romain ne concerne que les « rescrits » impériaux, c’est-à-dire les actes par lesquels le Conseil impérial, répondant au nom de l’Empereur à des demandes venues des particuliers ou des fonctionnaires, fixait les règles de droit à mettre en œuvre pour l’espèce présentée. Mais cette restriction ne saurait dans leur esprit constituer un obstacle : si durant ces siècles, le souverain recommence à édicter quelques actes de portée générale, l’essentiel de ses décisions de portée normative répondent à des demandes, des « requêtes » de « particuliers », et visent en général à leur permettre d’utiliser les règles de droit nécessaires à leurs différentes activités.
Sur le fond, ce sont donc les règles tirées du droit civil présenté par les textes romains, qui vont durant les siècles médiévaux, être en permanence utilisées pour mettre en place et en œuvre les procédures qui, dans une grande partie de l’Europe, permettent aux juges de contrôler l’activité normative et gouvernementale des souverains. L’utilisation des termes, civil, incivil, puis plus tard civilité, ne fait pour partie qu’exprimer cette origine. Mais, avec les mots du droit romain, c’est également l’univers conceptuel et doctrinal dans lequel ils prenaient sens qui s’est introduit dans les prétoires. Or, comme les règles romaines sur ce point sont en elles-mêmes succinctes et fragmentaires, il convient, pour comprendre la portée qui va leur être donnée dans la pratique des Cours de justice, dans l’usus forensis, d’évoquer les commentaires et les débats que leur étude et leur présentation ont fait naître chez les maîtres du droit savant. Ce travail des Doctores legum a en effet permis de les relier aux différents principes et règles que la pensée juridique et politique médiévale emprunte au droit romain pour penser et construire l’État d’une part, pour régler ses modes d’action de l’autre : d’une certaine manière, c’est là que se trouvent les harmoniques de la notion juridique de civilité, c’est là également que se dessinent quelques uns des points d’ancrage sur lesquels la notion mondaine a pu se greffer.
Dans l’utilisation qui en est faite au moyen âge, le modèle romain permet, on le sait, de sacraliser la Majestas du Prince et de fonder sa puissance législative en posant que sa volonté a par elle-même force de loi. C’est pour assurer la possibilité juridique de ce pouvoir de faire la loi, que les magistri sont conduits à inventer la potestas absoluta. Mais, s’ils l’introduisent, c’est en bornant strictement et la légitimité et les occasions de sa mise en œuvre, et en permanence, l’accent est mis sur l’autre versant du modèle institutionnel présenté par le droit romain, les principes et les maximes qui permettent de faire du souverain ce qu’on appellera plus tard un « roi de raison ». « Le droit » affirme, et les maîtres de la scientia civilis vont répétant, qu’il est de la « dignité » du Prince de soumettre sa Majesté à celle des lois – c’est la fameuse loi « digna vox », si constamment citée par les juristes qu’elle est fréquemment sous-entendue par eux, mais que le rappel de son contenu est nécessaire pour comprendre ce qu’ils disent dès qu’ils parlent de « dignité » : « c’est la voix digne d’un bon Prince de dire que, encore qu’il soit exempt des lois, il se veut toutefois rendre sujet à icelles », affirme ainsi Charondas.
Pour justifier cette attente à l’égard du Prince – notons que les formules utilisées prennent grand soin de ne pas transformer le précepte à suivre en obligation de droit strict – les maîtres du droit savant invoquent un principe très général, mais qui lui aussi n’est pas appuyé sur une base juridique précise : si le Prince doit agir ainsi, c’est qu’il sait que son autorité dépend du droit, ex auctoritate juris pendet nostra auctoritas. Une autre formule, insérée elle aussi au Codex, confirme, mais toujours sur le registre d’une volonté présentée comme libre, que le Prince veut ce que veulent ses lois. Ce principe général, selon lequel l’autorité de l’État doit être soumise au droit, trouve en outre sa traduction institutionnelle dans une affirmation elle aussi fréquemment citée ou évoquée, et tout aussi fréquemment sous-entendue, la fameuse loi Humanum esse… : il est, affirment les empereurs, conforme à « l’humanité » du Prince de recueillir pour ses lois les conseils des sages, en les présentant à l’approbation du « sacré consistoire ». Conforme à l’humanité, entendons selon les commentateurs, que ce n’est pas une nécessité stricte, mais là aussi un libre choix : puisqu’il est homme comme ceux à qui il commande, l’Empereur doit tenir compte des faiblesses qu’il partage à ce titre avec ses sujets, et utiliser les moyens institutionnels pour les corriger.
Ces principes donnent la clef des commentaires de l’École sur la législation des rescrits. Les thèmes alors développés conduisent à poser la nécessité d’un contrôle judiciaire de l’activité normative de la puissance souveraine et suggèrent critères et règles pour les mettre en œuvre. Selon les Doctores legum, l’interférence de circonstances particulières que le souverain ne peut par définition connaître, justifie l’intervention d’un juge et des moyens d’investigation du judiciaire, c’est-à-dire ceux de la procédure civile, dans le contrôle des rescrits, et plus généralement dans le contrôle de l’activité normative du souverain. Seuls ils sont susceptibles de permettre aux juges de répondre aux injonctions du législateur et de procéder aux multiples « vérifications » qu’il leur demande de mener à bien avant de valider une mesure. Ces différents examens, qu’on va retrouver dans la procédure suivie par les magistrats médiévaux, semblent devoir être tout techniques, mais les critères utilisés pour les mettre en œuvre, vont être les bases d’un possible élargissement du contrôle judiciaire, et par là enrichir de nouveaux sens la stricte civilité juridique.
La première vérification consiste pour le juge à examiner si les faits proposés comme base de la demande sont conformes à la vérité. Si la réalité des faits ne correspond pas à la présentation qui en a été faite, les lettres seront dites « inciviles » et le bénéfice en sera refusé à ceux qui en ont demandé l’entérinement, au motif que la mesure est fondée sur une erreur telle qu'elles n'auraient pas été délivrées si la vérité avait été connue. Mais les conclusions de ce premier point peuvent aussi conduire le juge à sonder la réalité de la volonté censée s’exprimer dans la réponse. En effet, selon là aussi les principes et les règles du jus civile, une volonté « abusée » n’est pas une volonté, en sorte que le juge est en droit de considérer que cette volonté n’existe pas. Si donc l’enquête judiciaire conduit à montrer que la réalité a été déformée ou cachée, c’est le défaut de volonté qui pourra être invoqué pour justifier le refus de validation. On voit l’intérêt essentiel de cet argument : si un magistrat qui ne tient son pouvoir que de lui, ne peut bien évidemment mettre en cause le pouvoir du monarque – c’est ce que l’École appelle la « questio potestatis » – il est parfaitement légitime qu’il s’interroge sur la réalité de la volonté par laquelle s’exprime ce pouvoir souverain. La questio voluntatis relève de la compétence du juge : telle quelle, c’est une pure question de fait, il ne s’agit de savoir que si la volonté souveraine existe ou pas.
L’examen des conditions de fond retient également l’attention des commentateurs. La formule clef de ce second moment est trouvée dans le principe selon lequel, en vertu toujours des règles romaines régissant leur mise en œuvre, les rescrits ne doivent pas être « contra jus vel contra utilitatem publicam ». Affirmer que les décisions du souverain ne doivent être contraires ni au droit, ni à l’utilité publique, c’est là aussi ouvrir un large champ d’appréciation au judiciaire. Les juges européens ne manqueront pas, pour justifier leur contrôle, de s’appuyer sur les gloses par lesquelles l’École a tenté de préciser le sens et la portée de cette exigence. S’ils ne vont pas oublier la référence à l’utilité publique, ils vont privilégier et donner une valeur fondamentale à l’affirmation que la loi du Prince ne doit pas être contra jus, contraire au droit.
Ainsi entendue, la vérification de la civilité d’une mesure peut autoriser le juge à examiner sa compatibilité avec la totalité des normes ou des droits ayant – mais selon quels critères ? – vocation à être respectés. S’il s’agit d’une mesure particulière, c’est d’abord l’atteinte illégitime aux droits d’autrui qui sera dite « incivile », car contraire au droit qui se définit comme la volonté d’attribuer à chacun le sien. Cet examen tout technique doit alors conduire à vérifier l’existence et l’étendue de cette lésion, et c’est ce type de contrôle qui est le plus fréquemment pratiqué. Mais pour y procéder, le juge doit bien évidemment entendre ceux qui ont vu leurs droits mis en cause, et pour ce faire, les faire intervenir dans la procédure. Le principe selon lequel tous ceux dont les droits sont mis en cause doivent pouvoir se défendre devant le juge, – c'est-à-dire au fond la nécessité d’un débat contradictoire, règle essentielle du procès civil –, est ainsi souvent évoqué comme l’un de ceux qui doivent être respectés pour que la décision du Prince soit considérée comme civile.
Le juge pourra également se demander si la mesure particulière respecte les règles générales édictées par le législateur lui-même. Ce sont alors les bases d’un contrôle de légalité qui sont posées, et il peut prendre les formes d’un contrôle de légitimité au regard de normes considérées comme supérieures à celles de l’État. De fait, selon les magistri, le contrôle du caractère civil ou incivil doit permettre aux cours d’interdire ou à tout le moins de tenter d’empêcher que le droit posé par l’Etat porte atteinte aux normes qui sont le fondement de tout droit et doivent, selon les principes diffusés par les maîtres de la réflexion théologique, nécessairement être respectées par les lois des hommes.
Ainsi compris, le contrôle de la civilité des lois permet au juge d’obliger le souverain à respecter les normes relevant du droit naturel. L’influence des théologiens est ici probable, mais, souvent, les thèses développées par eux ne font que renforcer des principes dont le droit romain lui-même affirme qu’ils relèvent soit du droit naturel, soit du droit des gens entendu en son sens classique, c’est-à-dire au sens que lui donnent les jurisconsultes romains. Selon les définitions fondamentales inscrites par eux dans les prolégomènes du corpus juris civilis et acceptées comme d’irréfutables évidences par l’ensemble de la communauté des juristes pendant plusieurs siècles, le droit des gens, c’est en effet le droit naturel appliqué aux êtres humains, c’est donc le droit que la raison constitue et qu’on reconnaît à ce que les différentes institutions qui en relèvent sont présentes chez toutes les nations, qu’on ne dit pas encore, mais qu’on dira assez vite « civilisées ». À ce titre, le contrôle de la civilité des lois conduit le juge à les confronter non plus à des principes abstraits, mais à des modèles institutionnels précis, des sortes d’entités juridiques, dont il dessine la figure en s’aidant des données puisées dans cet immense discours collectif qu’est la scientia civilis. Enfin, vérifier que la norme n’est pas contre le droit, en tant que celui-ci se confond avec l’utilitas publica qui est sa fin, peut conduire le juge à se demander si elle ne remet pas en cause les lois constitutives de la chose publique, et ce sont les bases d’une forme de contrôle de constitutionnalité qui semblent ainsi posées.
La dernière question est celle de l’efficacité de ces refus, dont nul n’ignore ni au reste ne conteste vraiment qu’ils doivent éventuellement s’effacer devant un commandement « exprès » du souverain. Mais, selon les commentaires de l’École, l’impuissance éventuelle induite par la dépendance du juge à l’égard du souverain ne doit pas ébranler sa volonté de faire son devoir : en tout état de cause, il lui appartient d’expliquer, de « remontrer » au Prince en quoi son commandement est « incivil », car contraire au droit, et par là contraire à la raison qui s’exprime en lui. Que le souverain persiste ou non dans sa volonté originaire, le refus opposé par la cour a son utilité, car il oblige le Prince à répondre aux arguments qui justifient l’opposition des juges, et par là à mener une nouvelle réflexion sur la mesure. Il faut toujours, les Doctores legum le disent avant que la pratique ne s’en instaure, attendre une « secunda jussio », un second commandement. On sait déjà dans les universités médiévales que la résistance, les « pas tardifs » du magistrat, lui permettent d’assurer ce qui est peut-être sa principale mission : donner du temps à la réflexion – un débat de type contradictoire va s’engager – par là du temps à la justice, et dans le même mouvement du temps pour que la raison, à laquelle le Prince doit se soumettre pour bien gouverner ceux qui sont comme lui des êtres de raison, l’emporte sur les passions, que ce soient les siennes, ou bien celles de ceux qui l’entourent, les courtisans, tôt dénoncés dans la pratique des cours, et par l’ensemble de la doctrine, comme les instigateurs et les véritables auteurs des erreurs du Prince.
La civilité selon le Palais et la jurisprudence humaniste
Ces réflexions me mènent à mon deuxième point, l’étude du rôle que joue l’examen de civilité dans la pratique judiciaire en France du XIVe au XVIe siècles, et dans le même mouvement, la recherche des inflexions que les grands juges royaux, qui exercent au nom et pour le compte du Roi la justice dite souveraine, vont introduire dans cette procédure. Progressivement, ces inflexions vont conduire à faire glisser l’exigence de civilité, de la loi du Prince, au pouvoir dont elle est l’expression, puis à celui en qui s’incarne ce pouvoir. C’est sans doute à travers ces glissements que la civilité selon les juristes commence à se dégager de l’« étroite raison de droit », pour se rapprocher de la civilité selon le monde. Sur ce point, la présentation que les représentants de la jurisprudence humaniste donnent des fondements et des critères de cette procédure permet de mieux cerner certaines des voies qui vont de l’une à l’autre.
J’ai dit les juges, et de fait, ce sont eux qui prennent la décision, et tranchent ainsi de la civilité ou de l’incivilité d’une mesure normative. Mais durant les siècles médiévaux, les remontrances qui permettront aux magistrats de l’époque moderne de « motiver » leurs refus, sont encore rares. C’est donc à travers d’autres truchements, celui des avocats et celui des représentants du Parquet, les « gens du Roi », qu’il faut chercher à déceler les principes, les raisons et les critères qui guident les cours dans l’examen de la civilité des lois. Or, le contenu des plaidoiries le prouve quasi en permanence, c’est de l’enseignement des maîtres du droit romain que les juges et les avocats, qui lui doivent les bases de leur savoir, se sont inspirés pour fixer les modalités et la portée de la procédure d’enregistrement qui s’institutionnalise alors.
Répondant à une demande – on va parler de « législation sur requête » – la plupart des mesures que le Parlement doit examiner prennent effet dans le réseau des droits particuliers, qu’elles sont en conséquence susceptibles de modifier. C’est ce qui justifie que soient entendus – éventuellement convoqués par le juge – ceux dont les droits peuvent être mis en cause. C’est donc tout à la fois pour répondre aux injonctions des ordonnances royales, et pour se conformer aux règles du droit civil, que la vérification du juge prend la forme d’un procès. Dans la pratique institutionnelle des cours françaises et européennes, s’il y a contrôle de civilité, c’est, en un premier sens, parce que, en ses grandes lignes, la procédure mise en œuvre pour cet examen décalque la procédure d’« impugnation » des rescrits que proposent les lois « civiles ». Comme tout procès, celui-ci oppose en conséquence deux parties, l’impétrant, qui demande que le bénéfice des lettres demandées et obtenues lui soit accordé, et, dans nombre de cas, des opposants, entendons des particuliers ou des communautés qui estiment que leurs droits sont mis en cause par la mesure, et qui « s’opposent », c’est-à-dire qui demandent à la Cour, soit de refuser l’enregistrement, soit d’ordonner réparation du dommage. Sur ce point également, ce qui guide le monde judiciaire, c’est un principe qui vient du droit civil, et qui relève d’un ordo judiciarius considéré par tous comme inviolable : lorsque la mesure porte atteinte à des droits particuliers, il est de principe que ceux-ci doivent pouvoir être défendus. En 1498, l’avocat du Roi rappelle que « les lectures de lettres se font céans à ce que ceux qui y ont ou pouvaient prétendre intérêt se puissent opposer et être ouïs ».
Prononcés pour défendre, soit les demandeurs, soit les opposants, les plaidoyers des avocats font de ce fait surgir les arguments pro et contra, entre lesquels le juge doit arbitrer pour décider de la civilité de la mesure. Arguments pro, lorsque les avocats, au nom des requérants, s’attachent à démontrer que la puissance souveraine qui s’exprime dans la décision, ne saurait recevoir de limites, mais arguments contra, lorsque, au nom cette fois des opposants, ils sont amenés à soutenir que pour « absolue » qu’elle soit – le terme n’est pas utilisé, mais sur le fond c’est de cela qu’il s’agit – la puissance du Prince doit, lorsqu’elle intervient sur requête particulière dans le réseau des droits particuliers, respecter le « droit civil » sur lequel ces droits sont fondés. C’est au cœur de cette casuistique judiciaire, et à chaque fois à l’occasion de débats en eux-mêmes tout techniques, que surgissent les convictions et les principes à la fois opposés et complémentaires sur le jeu desquels se construit la figure de la monarchie tempérée dans laquelle la jurisprudence humaniste verra la forme idéale de l’État. Ce sont eux qu’il faut étudier pour dessiner les différents sens que le Palais habitue les esprits à lier à la civilité.
Le lien le plus fort, c’est sans doute la forme d’équivalence que ces plaidoiries conduisent à établir entre raison et civilité. Durant ces siècles en effet, quand un professeur, un juge, un avocat, un auteur de doctrine dit « le droit » sans autre précision, il ne fait aucun doute pour ses auditeurs ou ses lecteurs, qu’il parle du droit qui est pour ces esprits le droit par excellence, le « jus per excellentiam », comme avaient dit ceux qui les premiers le découvrirent et le commentèrent, les glossateurs. L’émergence et la vie éphémère d’une notion juridique de « civilité » ne se comprennent qu’à travers cette référence permanente au « droit civil », c’est-à-dire au droit romain, mais également au droit que les juristes européens visent à travers lui. Dès les premiers commentaires, a surgi en effet l’affirmation qu’il faut y voir le « jus per excellentiam », le « vrai droit », le « verum jus ». Y voir, ou savoir y voir, ou plutôt savoir y lire : ici il convient en effet d’évoquer la voie que vont très tôt creuser les juristes français, soucieux avant tout de détecter la « raison » qui se dit dans les règles romaines, la ratio scripta inscrite selon eux dans le « corps du droit ». C’est à cette conviction, le droit romain ne vaut en France que pro ratione, qu’il faut rattacher l’association presque constante dans la pratique judiciaire française entre « civil » et « raisonnable ». Mais que les règles romaines soient tenues pour des « lois qui commandent », ou pour des lois qui ne valent que pour la raison que les juges discernent en elles – « de tant et en tant qu’ils le pensent se conformer au sens commun de la raison » comme le dira avec précision Etienne Pasquier – ce qui est essentiel, c’est le champ très vaste, presque illimité, que l’injonction de vérifier qu’une mesure n’est pas « incivile ou déraisonnable », contraire au droit ou à la raison, ouvre à l’examen du juge.
Constamment en effet, en recherchant si la mesure porte atteinte de manière illégitime à des droits des particuliers, les juges s’attachent à vérifier qu’elle n’est pas en contradiction avec des lois qu’elle devrait respecter, et par ce contrôle ils entendent examiner la compatibilité de l’acte royal avec l’ensemble des règles en vigueur, naviguant ainsi en permanence entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de légalité. Quand il porte sur des mesures qui ne mettent en jeu que des intérêts particuliers, le principe d’une nécessaire soumission des actes de portée particulière aux lois générales en vigueur, guide les magistrats. Mais il ne les conduit pas seulement à soumettre les mesures particulières aux lois générales, il les conduit aussi à exiger du souverain qu’il respecte un certain nombre de lois considérées comme supérieures. Ainsi, en 1501, l’avocat général développe les principes d’un véritable contrôle de constitutionnalité pour s’opposer à l’enregistrement de lettres prévoyant que des terres données en apanage pourraient éventuellement passer aux filles de l’apanagiste. Puisque le Royaume est « inaliénable et indivisible », des terres apanagées ne peuvent échoir à une fille, le « tolérer » « serait une erreur évidente contre les Lois du Royaume, et par ce sont les dites lettres inciviles & déraisonnables… ».
Mais comment plier à la raison un Roi défini par les magistrats comme nécessairement absolu ? Sur ce point, c’est dans les débats de forme, ceux qui accompagnent l’examen de la recevabilité des oppositions aux lettres patentes du Roi, que juges et avocats sont conduits à faire sortir la civilité du strict registre juridique pour en faire un moyen de contrôle des passions que mettent nécessairement en œuvre les jeux de pouvoir. Est-il en effet légitime que des sujets, en se fondant sur une atteinte à leurs droits ou à leurs intérêts, puissent mettre en cause, « débattre » de partie à partie, un acte qui exprime la volonté du souverain? La force et la fréquence des affirmations le montrent, dès le XIVe siècle, tous au Palais sont convaincus que, si un contrôle judiciaire peut se justifier, il est primordial de préserver l’existence d’un pouvoir souverain, lequel ne peut exister et remplir sa mission que s’il est indépendant de tout autre pouvoir. Constamment, il est donc rappelé que le droit de prendre des décisions, générales ou particulières, appartient par essence au détenteur du pouvoir souverain, et qu’il ne saurait être question de contester par la voie judiciaire le pouvoir en lui-même : pour les juges, discuter ou accepter qu’on discute devant eux du pouvoir dont ils sont les représentants, serait sacrilège, voire pourrait être considéré comme crime de lèse-majesté, comme il est dit en audience à plusieurs reprises.
Mais si l’obstacle que constitue l’impossibilité de soulever la questio potestatis est ainsi pris au sérieux, les gens du Palais, formés à l’étude des lois romaines, montrent qu’ils ont parfaitement retenu la leçon de leurs maîtres, et, pour le contourner, ils utilisent les arguments liés à la questio voluntatis avec une grande habileté. Comme le lui enjoignent les ordonnances royales, le juge doit en effet examiner si la présentation des faits sur laquelle le requérant a fondé sa demande n’a pas été mensongère ou lacunaire. Lorsqu’il est prouvé que les requérants ont déformé la réalité, les avocats ne manquent pas de rappeler que, selon les principes du droit romain, il faut conclure qu’il y a « defectus voluntatis » : une volonté trompée, ou incomplètement informée, n’est pas une volonté, ce qui permet de conclure que la volonté qui s’exprime dans la décision n’est pas la volonté royale ; lorsqu’elle est « contrainte et forcée », la volonté du Roi « ne doit être réputée volonté », affirme un avocat du Roi. Les conséquences de l’argumentation sont bien évidemment essentielles : s’il est à l’évidence illégitime qu’un sujet s’oppose à l’expression de la volonté du pouvoir souverain sans manquer à l’obéissance qui lui est due, il en va tout différemment lorsqu’on peut considérer que la mesure à vérifier n’exprime pas la volonté du monarque. Cet argument qui permet une forme de déqualification, est fréquemment utilisé, et souvent, c’est lui qui permet de conclure au rejet de la mesure : la norme incivile, c’est alors la norme qui n’exprime pas la vraie volonté du souverain.
Mais, chez certains avocats, une nouvelle présentation apparaît, qui détache l’argument de cet examen technique, et permet une utilisation beaucoup plus audacieuse. La question de fait, celle qui rend légitime la mise en œuvre des procédés judiciaires d’investigation, est laissée de côté, et le juge est invité à s’interroger sur la portée qu’il convient de donner à une volonté royale qui peut-être n’en est pas une : lorsque le procès permet de montrer que la volonté qui s’exprime dans l’acte normatif n’est que le relais d’une volonté particulière, est-il légitime de la considérer comme l’expression authentique de la volonté souveraine ? Assez tôt en effet, on voit apparaître le thème de « l’importunité de requérants ». Il peut être invoqué par le monarque lui-même, à qui il arrive de se fonder là-dessus pour revenir sur une décision et la casser : telle ordonnance est cassée par Charles V, comme « obtenue à fausse suggestion et très grande importunité, et comme par impression et non pas de notre franche volonté ». Il sert également à la Cour pour justifier nombre de refus. Patru, quelques décennies plus tard, l’utilise pour dénoncer une décision qui n’est que « l’ouvrage malheureux de l’aveuglement d’un Prince et de l’ambition de son favori […] ce n’est pas la voix du Prince, […] c’est la voix du mensonge ». Jusqu’à la fin de la monarchie, ce sera l’un des motifs principaux sur lesquels vont se fonder les Parlements pour s’opposer aux volontés royales : ce à quoi nous nous opposons, affirme le Premier Président Guillaume de Lamoignon à la fin du XVIIe siècle, ce n’est pas au « commandement, qui est une chose sacrée », mais « à la passion de ceux qui veulent en abuser pour leurs intérêts ».
L’argument semble proche de celui qui se fonde sur une absence de volonté, mais il est en réalité tout différent. Dans l’hypothèse originaire, celle qu’entendaient mettre en place les ordonnances royales médiévales, ce qui doit être examiné, c’est une pure question de fait, il y a tromperie ou pas, la volonté royale est, ou elle n’est pas. La nouvelle forme de l’argument conduit à opposer ce qui devrait être à ce qui est. Face à la volonté qui semble s’exprimer dans le texte qu’il leur est demandé d’examiner, les juges choisissent de faire prévaloir ce qu’ils appellent la « volonté présomptive » du monarque. Volonté présomptive : entendons la volonté telle que le juge présume que doit, de droit, être la volonté souveraine, une volonté détachée des passions et des faiblesses des hommes, une volonté entièrement guidée, déterminée par la visée du bien public et de la justice, « car le Prince n’est présumé vouloir ôter à personne son droit », affirme Charondas. En ce sens, juger de la civilité de la loi, c’est tout à la fois donner force de présomption quasi irréfragable à l’affirmation que le Prince entend se conformer au droit, et c’est en conséquence œuvrer pour que, dans son action, la volonté conforme au droit, la « volonté civile », l’emporte sur la volonté « désordonnée ».
À travers cette opposition, c’est une seconde opposition qui tend à prendre forme. Au Roi de chair et de sang, soumis comme tout homme à ses passions, mais surtout soumis comme Prince aux passions de ceux qui l’entourent et s’efforcent d’utiliser son pouvoir à leur profit, le juge estime de son devoir d’opposer le Roi tel qu’il devrait être, un souverain qui, ils ne cessent de le répéter, de le lui répéter, entend régner selon le droit et la justice. Ici, pour la période qui est la nôtre, c’est dans les plaidoiries des gens du Roi, qu’on rencontre les formules les plus explicites. En 1591, « plaidant pour le roi contre le roi », comme il n’hésite pas à l’affirmer, le procureur Jacques de La Guesle affirme que, s’il s’estime tenu de s’opposer à la volonté qui s’exprime dans la mesure débattue, c’est parce qu’il ne s’agit que d’une volonté « surprise ». Or, rappelle-t-il, ce que ses juges doivent vouloir pour le Roi, c’est sa « vraie » volonté, et il en donne une définition assez extraordinaire, par laquelle il tente d’arracher la volonté du souverain au temps, donc aux circonstances, donc aux impressions et aux passions, pour l’inscrire dans une forme de permanence et par là, la rapprocher de ce qu’elle doit être, c’est-à-dire de sa vérité, « nous voulons, pour le roi », non « ce qu’il veut pour l’heure », mais « ce que pour toujours il voudra avoir voulu ».
Les enseignements que l’on peut tirer de l’École et du Palais sont précieux, mais la forme dans laquelle ils se présentent, dialectique pour les magistri, casuistique pour les avocats, brouille quelque peu l’image qu’on peut s’en faire. C’est pourquoi il conviendrait, mais je dois ici réduire mon propos à une évocation, de les compléter et de les réordonner à travers la présentation qui va en être faite, à la suite de Claude de Seyssel, par la doctrine du XVIe siècle. En même temps qu’ils vont s’efforcer de décrire et de justifier une pratique née du droit, et destinée à produire des effets de droit, les représentants de la jurisprudence humaniste vont mettre également l’accent, avec une force nouvelle, sur les différents éléments, présents mais dispersés dans le discours du droit médiéval, qui permettent de rapprocher la civilité selon le droit et la civilité selon le monde. La théorisation des règles et des pratiques qui avaient permis aux juges médiévaux de réguler la production normative du gouvernement, conduit en effet certains d’entre eux à faire de ce contrôle de civilité des lois un élément clef de la figure de l’État qu’ils dessinent. Cette figure, à mi-chemin entre idéal théorique et réalité vécue – car la plupart de ces auteurs sont en même temps des juristes de pratique, diplomates, juges, avocats – c’est celle d’un État monarchique, où les titulaires des principales fonctions se « tempèrent », ou encore se « modèrent » les uns les autres pour composer une communauté politique bien ordonnée. Le contrôle de civilité apparaît alors comme le moyen essentiel qui permet de faire coexister la puissance absolue et le règne de la loi.
Il faut ici écouter Claude de Seyssel, qui semble avoir joué un rôle essentiel dans cette histoire juridique de la civilité. Bien qu’il n’invente ni le terme, ni les pratiques qui le mettent en œuvre, sa présentation est sans doute décisive pour impulser le mouvement qui permet à la notion juridique de civilité de sortir de la poussière des écoles et de la chicane du Palais. Chaque fois qu’il évoque les moyens institutionnels par lesquels le « frein de justice » doit produire son effet, c’est en effet le contrôle de civilité que le conseiller de Louis XII semble viser. C’est par cette procédure, écrit-il en évoquant l’enregistrement judiciaire des lettres patentes de la monarchie, que la « puissance absolue » est « réfrénée et réduite à civilité ». Mais ce n’est pas seulement la puissance souveraine qu’il s’agit de rendre civile, c’est, à travers elle, la volonté du Prince. Seyssel l’affirme avec force et précision : l’examen et le jugement de la civilité d’une mesure sont les principaux moyens par lesquels peuvent être réfrénés la « volonté désordonnée », le « commandement précipité d’un Prince volontaire ».
La présentation de Seyssel confirme le sentiment que faisait naître l’étude de la casuistique du Palais. Progressivement, l’exigence de civilité imposée à la loi édictée par le souverain, semble glisser de la loi au pouvoir dont elle est l’expression. C’est alors la puissance souveraine, la puissance absolue qu’il s’agira de rendre civile – Seyssel l’affirme explicitement. À l’horizon de ces inflexions, on a le sentiment, mais les choses restent ici en pointillé, que la bonne, peut-être la seule solution, consiste à faire passer l’exigence de civilité, cette fois-ci, du pouvoir en lui-même, à celui qui en est l’incarnation : puisque tout dépend et ne peut dépendre que de la libre volonté d’un Prince qui ne rend de comptes qu’au Dieu qui l’a choisi, c’est en un sens le Prince lui-même que nombre de propos suggèrent de rendre civil.
Mais qu’est-ce qu’un prince civil ? Ici, deux lectures semblent se chevaucher. Selon certains, qui demeurent fidèles au registre de la civilité juridique, le Prince civil, c’est le Prince soumis au droit, soumis aux lois grâce à l’intervention de ses juges. Mais nombre de jurisconsultes humanistes mettent l’accent sur ce point, le contrôle de civilité est entièrement suspendu, pour sa légitimité comme pour son efficacité, à la libre volonté du Prince. Le roi n’est en rien tenu de se plier à la décision de ses juges, rappelle Michel de L’Hospital, mais il est « bon et honnête » qu’il l’accepte. De même, pour Charondas, les lois « dépendent de la puissance du seul Roi », mais le souverain « veut bien que ses juges connaissant de l’équité et civilité d’icelles, pour montrer qu’il ne veut rien faire contre le droit et la justice ». Cardin le Bret lui aussi passe du registre du droit à celui des manières, pour affirmer que, bien qu’il ne puisse y être contraint, il est « bienséant », pour le Roi, de faire approuver ses lois. Ainsi présentée, la mise en œuvre de la puissance souveraine ne relève pas seulement du respect de ce que les juristes appellent le droit civil, mais de règles, de convenances, qui ne sont pas étrangères à ce que le monde appelle civilité. En atteste la nouvelle présentation des fins que le Prince peut espérer atteindre à travers cette libre soumission au contrôle de ses juges. Si le monarque veut bien conformer ses lois, et en fin de compte veut bien se conformer lui-même au modèle que ses juges lui présentent, c’est aussi parce qu’il sait que l’image ainsi créée et accréditée par ses juges le fera aimer et obéir. Il convient ici, et ses propos me serviront de conclusion d’écouter Étienne Pasquier :
« Grande chose véritablement, & digne de la Majesté d’un Prince, que nos Rois, auxquels Dieu a donné toute puissance absolue, aient d’ancienne institution voulu réduire leurs volontés sous la civilité de la loy… Et encore choses pleines de merveilles, que dès lors que quelque Ordonnance a esté publiée & vérifiée au Parlement, soudain le peuple François y adhère sans murmure ».
Charondas, qui cite longuement Pasquier, confirme ce lien : permettre la vérification des lois par « la libre délibération », est « un vrai moyen pour assurer l’état de la monarchie », car « par telle manière », le Roi « se rend plus aimable au peuple et le peuple plus obéissant à ses édits ».