L’institut Villey a accueilli les 24 et 25 juin 2010 un colloque consacré à « John Selden, juriste européen ». Ce colloque a été co-organisé par Quentin Epron, avec beaucoup d’assiduité, de talent et de succès. Qu’il en soit ici très chaleureusement remercié.

 

John Selden (1584-1654) mérite quelques mots de présentation, car il est très peu connu du public français, y compris celui des spécialistes d’histoire ou de philosophie du droit. Cette ignorance est particulièrement dommageable. Ce colloque atteindrait largement son but s’il pouvait inciter à ne plus écarter Selden du corpus des grands auteurs devant être consultés sur la plupart des questions touchant à l’histoire du droit, de l’État, de la religion et de la mythologie comparée, sans oublier la philosophie juridique et politique. Au total, les contributions à cette journée plaident fortement pour une réintégration de Selden dans la « grande » histoire de la pensée politique et juridique occidentale.

 

Un contemporain présenta Selden comme « un juriste d’une rare érudition », ce qui, comme le remarque l’un de ses biographes, « réunissait heureusement le savoir érudit et le droit dans une seule phrase ». Sa formation se fit à la fois à Oxford et dans les Inns of Court, seuls lieux où la common law était alors enseignée. Ses travaux savants lui ont très rapidement valu la reconnaissance. Il est l’auteur de grands traités sur des questions de droit « constitutionnel » (Titles of honour, 1ère éd. 1614) ou de droit ecclésiastique (History of Tithes, 1618). Mais il s’impliqua aussi dans des controverses dont la plus fameuse est celle qui le conduisit à rédiger son Mare Clausum (1635), en réponse au Mare Liberum de Grotius. Enfin, comme plusieurs contributions à ce colloque y insistent, il fut l’un des principaux orientalistes de son temps (De Diis Syriis, 1617). L’ampleur de sa culture judaïque (attestée par exemple par deux grands traités : Uxor Ebraica, 1646 ; De synedriis, 1650-1655) lui valut d’être appelé le « Rabbin en chef de l’Angleterre de la Renaissance ».

 

L’œuvre de Selden ne se réduit cependant pas à « une vie d’érudition », selon le titre choisi par son plus récent biographe. Dans cet âge troublé et savant que fut le dix-septième siècle anglais, sa participation à la vie politique et judiciaire de son temps n’est peut-être pas moins importante. « Savant pris au piège de ses engagements civiques » (F. Lessay), il a été attiré sur le terrain de la controverse politique et fut partie prenante, à divers titres, à certains des plus importants procès de son temps (l’impeachment de Buckingham en 1626, celui de Strafford, le procès des cinq chevaliers en 1627, etc.) sans parler d’une pratique de barrister très active. Toutes ces dimensions se combinent chez Selden. Comme le relève F. Gabriel, son « implication dans la vie parlementaire l’amène à mêler prudence civile, pragmatisme confessionnel, et érudition ecclésiastique ». 

 

 

Dans sa contribution, G. Stroumsa voit Selden avant tout comme « un humaniste savant des débuts de l’époque moderne […] qui s’efforce de remonter aux sources du savoir ». L’article de J. Le Brun, en établissant des parallèles entre Selden et le grand exégète Richard Simon, met en évidence les implications de cette méthode philologique, en particulier dans la recherche et la patiente éradication du faux dans toutes les branches du savoir. On mesure ainsi la place qu’occupe Selden parmi les précurseurs du « siècle de la critique ». Il systématisa l’usage critique des sources et leur insertion dans une chronologie précise, reflet d’une vision nouvelle de l’histoire. Selden ne manqua pas de transporter dans le domaine des textes juridiques cette « sensibilité textuelle aiguë caractéristique de la culture du temps » (J.-L. Quantin) et cette capacité à discriminer l’authentique du falsifié qui lui venait de sa compétence philologique. D’où une perspective depuis laquelle la philologie (comprise comme l’explication des auteurs sacrés et profanes) est une science accessible au juriste, et nécessaire à son art.

 

Comme le montrent plusieurs des articles qui suivent (J. Le Brun, J.-L. Quantin, F. Gabriel), cette méthode s’appuie fréquemment sur l’analyse étymologique. On ne peut qu’être frappé par l’attention que Selden porte aux noms (de dieux, d’institutions, d’offices religieux et politiques), leur rapport étroit – mais brouillé par le passage du temps – avec la vérité, y compris religieuse, leur inscription complexe dans l’histoire. Selden montre ainsi comment le langage et la pensée du droit sont nécessaires à l’Église pour se construire institutionnellement. Au total, conclut F. Gabriel : « nomen et ordo s’enchaînent : […] ils déterminent une titulature, une hiérarchie, des fonctions, autrement dit une institutio ». 

 

Au delà de ce traitement scientifique des sources, le rapport de Selden à l’histoire combine une confiance dans la tradition comme porteuse de vérité (O. Haivry) et une vision dynamique de la transformation des sociétés humaines. C’est ainsi que la métaphore de la common law comme un navire dont les parties sont changées mais qui reste le même à travers le temps est une manière, comme le montre J. Berthier, de mettre en avant sa « capacité à évoluer, à intégrer les changements imposés par l’évolution de la société qu’il entend régler ». On peut ainsi comprendre comment, chez Selden, le savoir philologique sert d’outil critique vis-à-vis de l’idée d’un droit immuable et parfait. Antiquité et excellence des lois anglaises ne sont plus ainsi amalgamées, comme c’était le cas chez Fortescue ou encore assez nettement chez son contemporain Edward Coke (1552-1634). Le résultat est que l’œuvre juridique de Selden prend une forme très différente de celle de Coke. Là où ce dernier se consacre à la rédaction de reports et d’institutes, Selden produit des travaux qui, pour les plus célèbres, ne sont ni des compilations jurisprudentielles ni des récapitulations du droit tel qu’il est. Il puise le droit à d’autres sources et son travail prend d’autres formes. Selden affine beaucoup la connaissance des époques du droit anglais. Il insiste sur sa construction à partir de réceptions ou de non-réceptions d’autres droits. Ainsi A. Wijffels montre-t-il dans sa contribution comment Selden jeta un regard critique sur l’idée d’un « engouement » des juristes anglais de la période 1272-1327 pour le droit romain. À cette sensibilité historique correspond un changement dans la représentation des sources du droit : Selden, comme le fait comprendre C. Roynier, est l’un des premiers à « parler la langue des précédents », une langue qui suppose une conscience élaborée de l’histoire.

Cette conscience historique, produit d’un renouvellement des méthodes savantes, entretient un lien étroit avec les positions prises par Selden, qui n’est pas au premier chef un philosophe, dans les domaines de la philosophie juridique et politique. Dans la controverse sur le droit naturel, Selden se signale par une double position : identification de la loi naturelle à la loi divine révélée (G. Stroumsa, F. Lessay) et insistance sur le fait que la loi naturelle doit prendre corps dans la loi positive de chaque État. F. Lessay voit là une « esquisse de positivisme ». Cette conception, qui ne voit pas de droit là où elle ne retrouve pas la trace de l’État, est également à rapprocher des positions érastianistes qui vaudront à Selden l’hostilité durable du clergé.

 

 

Avant même de devenir membre de la Chambre des communes (pour la première fois en 1624), Selden avait mis son érudition au service du Parlement en rédigeant en 1621 un traité des Privileges of the Baronage. Sa carrière de parlementaire ne fut pas moins active que celle de savant et de praticien du droit. On le croise au Parlement dans nombre de débats décisifs de l’avant-guerre civile, et bien sûr, comme le montre C. Roynier, au moment de la rédaction de la pétition du droit de 1628. Selden a éminemment été un « homme du parlement » (« parliament man »). En comprenant ces carrières conjointes de juriste, de savant, de parlementaire, on aura sûrement la possibilité de mieux cerner ce que fut, si on me pardonne ce mot importé de la philosophie du vingtième siècle, la « pratique théorique » de l’ancienne constitution. Cette ancienne constitution, si on suit de près la piste de Selden, on la verrait extrêmement entremêlée avec la common law. Dans le passage déjà évoqué où il la compare à un navire, Selden remarque que la common law remonte « aussi loin qu’il y a eu un État dans ce pays » (« When there was first a State in that land »). Cet État – et peut-être aussi cette terre, dont elle est la lex terrae – la common law, désormais, les gouverne (« which the common law now governs »). Un pays que gouverne la common law : comment mieux exprimer, en anticipation de ce que dira bien plus tard Albert V. Dicey, que l’ancienne constitution était déjà une « common law constitution ».

 

F. Lessay met aussi l’accent sur la « tonalité lockienne » de la pensée politique de Selden et nous invite à l’inclure dans nos généalogies de la pensée constitutionnaliste. Du prince et de ses sujets, Selden écrit que : « as they are to obey him, according to their contract, yet he has no power to do them injury ». O. Haivry n’hésite pas pour sa part à faire de Selden un « défenseur, tout au long de sa vie, du constitutionnalisme, spécialement dans sa version anglaise ». Pourrait aller dans ce sens la place de premier plan (« above all things liberty ») accordée par Selden à la liberté et dont l’étude de C. Roynier analyse les ressorts intellectuels.

 

 

Ce colloque a réuni juristes et non-juristes pour comprendre une œuvre exceptionnellement diverse et mettre l’accent sur son importance. Significativement, toutes les contributions qui vont suivre peuvent se lire comme des méditations sur le droit comme science humaine. C’est que la science de Selden, même quand elle est d’angle incroyablement fermé, ne donne nullement le même sentiment que celle, par exemple, de Coke. Dans l’érudition de Coke, si on me pardonne de conclure par une réminiscence de Michel Foucault, on a le net sentiment d’un « savoir juridique » qui est « un savoir qui renvoie du savoir au savoir ». On ne peut pas être à la fois en dedans et en dehors. Chez Selden, il n’en va pas ainsi. Il traite le droit et les autres dimensions de la vie humaine (histoire, religion, politique) comme des composantes de la même réalité. Selden extrait patiemment le droit des archives d’une expérience humaine saisie latissimo sensu. Le droit est, chez lui, tissé dans la trame historique du monde.