Civilité et discrétion dans la litterature des manières en italie à la Renaissance
Cesare Ripa, dans sa célèbre Iconologia (1593), « où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures », commente ainsi la figure de la Discrétion :
« Cette dame vénérable, et pleine de majesté, penche la tête du côté gauche, et hausse le bras, comme si elle témoignait avoir pitié de quelqu’un, ayant un plomb en sa main droite, et un chameau sur son giron. Le plomb qu’elle porte, instrument assez connu dans l’architecture, le propre duquel est de servir de règle au maçon, pour prendre les dimensions d’un bâtiment, ajuster les pierres au niveau, et en aplanir les inégalités, signifie que la vraie discrétion s’accommode aux imperfections humaines, sans que toutefois elle déroge jamais de ce qui est juste de soi, fondée qu’elle est sur l’équité, comme inséparable d’avec elle. Outre ce que nous venons de dire, ce n’est pas sans beaucoup de raison que ce qui la rend le plus recommandable est dénoté par le chameau qu’on lui donne. Car à l’exemple de cet animal, qui est si prudent qu’il ne porte jamais de fardeau qui soit au-dessus de ses forces, l’homme avisé n’entreprend rien que bien à propos. Aussi est-il vrai, dit Isidore, que l’on doit appeler vice tout ce qui manque de discrétion, et vertu tout ce qui en abonde ».
Si l’on consulte un dictionnaire de la langue française contemporain, on voit le mot discrétion défini par « retenue dans les relations sociales », « qualité consistant à savoir garder les secrets d’autrui », et rapproché de « réserve », « retenue », « sobriété », « tact ». S’il s’agit encore d’une vertu, elle est devenue bien « petite », et si, ainsi présentée, elle peut encore être considérée comme une des expressions possibles de la civilité, on voit mal comment elle a pu être au centre des analyses consacrées, au XVIe siècle surtout, aux comportements ou aux « manières », pour employer une catégorie générale qui inclut ce que nous avons l’habitude d’appeler, en France, sous l’influence du De civilitate morum puerilium d’Érasme, les « traités de civilité ». La discrétion, prise au sens large que nous allons essayer de définir, est une notion qui intervient, à cette époque, dans tous les textes où il est question des relations sociales, morales et politiques que les hommes entretiennent entre eux, et on pourrait en trouver des exemples particulièrement éclairants dans les Ricordi de Guichardin, « historien » et « politique ». Mais nous voudrions ici étudier le rôle qu’elle joue dans deux textes fondamentaux de la riche littérature italienne des manières dont l’influence sur toute l’Europe d’Ancien régime n’est plus à démontrer, à savoir Le Livre du courtisan de Baldassar Castiglione et le Galatée de Giovanni Della Casa.
Mais avant de parler de ces œuvres séminales, la première surtout, nous devons nous livrer à quelques considérations philologiques et philosophiques concernant le mot même de « discrétion », qui nous permettront de mesurer le poids sémantique dont il est chargé dans les textes dont nous parlerons, et la tradition dans laquelle il s’inscrit.
L’étymologie nous renvoie à la racine indo-européenne Krei, qui désigne l’acte de « cribler », de séparer (un crible est un tamis permettant de séparer la balle du grain). Cette racine est à l’origine d’un important groupe de mots en grec, italique, celtique, germanique. En grec on le retrouve dans le verbe krinein, séparer, distinguer, choisir, décider, trancher, juger. Le substantif qui y correspond, krisis, désigne l’action de choisir, le choix, l’élection l’appréciation, la décision, le jugement, mais aussi la séparation, la contestation, le dissentiment. La krisis est ce qui décide de quelque chose, l’issue, le dénouement, le résultat, la phase décisive d’une maladie, la crise. En latin, la même racine donne le verbe cernere, séparer, passer au crible, distinguer avec les yeux, puis avec l’intelligence, comprendre, et aussi décider, choisir entre diverses possibilités. De cette racine proviennent aussi les verbes discernere, séparer, distinguer, et discriminare, séparer, tracer une ligne de démarcation. Le substantif discretio, formé à partir de discernere, n’apparaît que dans le latin tardif pour exprimer la séparation, la distinction, le triage, la différence. En français discrétion et discret, en italien discrezione, en espagnol discreciòn sont attestés au XIIe siècle.
Dans toutes ces langues, les termes qui dérivent de la racine première, présentent une forte unité de signification. Ce qui est en cause, ce sont les rapports de l’action avec la connaissance. L’action ne peut réussir que si elle repose sur une vision « distincte » de la fin visée et des moyens pour l’atteindre, et cela dans le cadre de la vie humaine qui est caractérisée par la contingence. La pensée antique s’est ainsi particulièrement préoccupée des conditions et des modalités de la vie en société. Pour Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, la prudence (phronesis) est la meilleure réponse possible que l’homme puisse opposer à sa contingence ontologique dans ce qu’elle a d’irrémédiable. L’homme « n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers », il n’est pas maître du résultat de ses actions, mais il n’est pas condamné à agir aveuglément, il est doué d’une vertu intellectuelle, la prudence, qui est une capacité « délibérative » qui lui permet de régler ses choix et de décider au mieux de ses intérêts. La prudence repose sur le discernement des possibles et la saisie du moment opportun pour l’agir, le kairos. Elle est à la fois la marque de l’imperfection de l’homme, mais aussi celle de sa capacité, dans la mesure du possible, à dominer la contingence qui règne dans les rapports des individus entre eux, et à les soumettre à une morale relative, sinon absolue.
Aristote s’arrête ainsi, toujours dans l’Éthique à Nicomaque, à des vertus particulières que l’on peut considérer comme des expressions de la prudence, et qui régissent les relations s’exerçant dans le « vivre ensemble », le « vivre avec » (suzên), dans la communauté, la communication, le commerce des paroles et des actions (koinônein logôn kai pragmatôn). Dans ce domaine, la conduite vertueuse consiste, comme c’est le cas de toutes les vertus, à respecter une certaine « médiété », juste milieu entre deux excès, en l’occurrence la complaisance ou la flatterie, et la hargne ou l’humeur chagrine. Il s’agit avant tout, en se référant à des considérations de beauté morale [le kalon, que traduira le latin honestum], « de ne pas chercher à contrister les autres et de contribuer à leur agrément, puisqu’il est entendu qu’il s’agit ici de plaisirs et de peines qui se produisent dans la vie de société ». Tout est affaire de « tact » (epidexiotès), et Aristote donne l’exemple du jeu et de la plaisanterie qui rendent la vie en commun supportable et même agréable, mais qui doivent être pratiqués en respectant la mesure, ce qui donne à ceux qui y parviennent une certaine « bonne grâce ». Ces conseils, et bien d’autres analogues, seront repris dans le Livre du courtisan et le Galatée, sans parler d’autres innombrables traités des manières.
Tout ce qui concerne le « vivre ensemble » et le comportement, verbal ou non, des hommes en société, relève, chez Aristote, aussi bien de la rhétorique que de l’éthique. L’art du discours persuasif repose avant tout, en effet, sur la convenance, le prepon, l’accord avec le moment, le lieu, le public concerné. L’orateur, dit Aristote dans la Rhétorique, doit tenir compte « du caractère, des passions, des dispositions habituelles, de l’âge, des conditions de fortune » de ceux qui l’écoutent, s’il veut que son discours convainque, émeuve, entraîne, ait une action effective.
L’art de l’orateur se déploie dans l’espace de l’apparence. Aussi, dans la Rhétorique, Aristote s’intéresse-t-il non aux vertus éthiques en elles-mêmes, mais au moyen de paraître les posséder. L’orateur doit se montrer sous un certain jour, et mettre les auditeurs dans certaines dispositions (ce sont les moments de l’ethos et du pathos). D’où un jeu entre l’être et le paraître, avec les stratégies de simulation et de dissimulation qu’il autorise, et ce jeu sera un des ressorts majeurs de la littérature de la Renaissance tardive et de l’âge baroque.
On retrouve, chez Cicéron, avec des éléments stoïciens, les leçons d’Aristote, dans le domaine de la rhétorique et de l’éthique. Le De oratore dessine la figure de l’orator plenus et perfectus, comme le fera Castiglione avec la figure du courtisan. Cet orateur doit joindre à la connaissance de la philosophie, du droit, de l’histoire, celle des passions humaines, et faire preuve, dans son style, d’une certaine grâce, d’enjouement, de promptitude et de concision dans la réplique, et enfin d’un subtil sentiment des convenances auquel Cicéron donne le nom d’urbanitas, d’urbanité. Mais c’est dans le De officiis (Des devoirs) qu’il développe le mieux sa conception du vir bonus, du point de vue non pas de la morale théorique (il traite des fins ultimes de l’action dans le De finibus), mais de la morale qui régit la vie quotidienne dans l’usus vitae ou l’institutio vitae communis. Dans ce domaine, ce qu’il faut suivre, c’est l’officium, que l’on traduit (de façon insatisfaisante) par le « devoir », dans l’observation duquel consiste la beauté de la vie.
L’officium, transposition latine du kathêkon stoïcien, et proche du prepon aristotélicien, est constitué par l’ensemble des obligations qui incombent à une personne donnée, dans des situations données. Il a un caractère relatif et pratique. Lorsqu’il est suivi, il aboutit à un comportement décent, qu’il s’agisse d’une action ou d’une abstention, d’une parole ou d’un silence. Il est décent parce qu’il obéit au decorum, à ce qui convient (decere), et respecte la mediocritas (la médiété aristotélicienne) dans les actions et les paroles. Cicéron en donne de nombreux exemples, à propos des attitudes corporelles, de la démarche, de la façon de se tenir à table, de s’habiller, de converser, toutes choses qui seront reprises dans les traités de la Renaissance. Quant à savoir ce qui convient, dans les situations innombrables dans lesquelles l’homme se trouve, tout est affaire de modestia, de « sentiment de l’opportunité », qui est une forme de perspicientia, un mot que l’on peut traduire par « discernement » et même « discrétion », tout en rappelant que discretio n’existe pas dans le latin classique.
Ces analyses se retrouvent, non pas citées, mais assimilées dans la littérature des manières du XVIe siècle italien. C’est un point qui n’a pas été suffisamment souligné, mais ce serait une grave erreur que d’y voir une forme de plagiat, ou en tout cas de facilité. On peut y reconnaître au contraire ce qui fait l’essence même de l’ « humanisme » de la Renaissance. Castiglione, Della Casa, parmi bien d’autres, n’étaient pas des « humanistes » professionnels, des hommes d’étude et de savoir. Tous les deux avaient reçu l’éducation qui était donnée aux fils de l’aristocratie et de la bourgeoisie marchande, destinés à servir les princes et l’Église en qualité de guerriers, de diplomates et d’administrateurs, et qui reposait sur la lecture de quelques textes fondamentaux formant un répertoire éclectique dans lequel puisera abondamment, tout au long du siècle, la littérature des manières. Dans ce répertoire « humaniste », les œuvres philosophiques et rhétoriques d’Aristote et de Cicéron, pour ne citer que celles-là, occupaient une place importante, et il n’est pas étonnant de les voir assimilées et « réemployées » dans un contexte moderne qui est celui de la société dite « de cour », pour fournir aux auteurs et à leur public les éléments nécessaires à la légitimation de cette société. Castiglione et Della Casa n’ont pas besoin de citer les textes sur lesquels ils s’appuient et que leurs lecteurs connaissent, il leur suffit de s’en servir pour montrer que leur leçon « humaniste » a une valeur permanente, et qu’elle s’applique aux hommes de leur temps aussi bien qu’à ceux du passé, ce que d’ailleurs la postérité, pendant au moins deux siècles, confirmera.
Cesare Ripa, dans son Iconologia citée plus haut, écrit que la Cour est « une union d’hommes de qualité au service d’une personne illustre et prédominante ». On peut dire que dans son Libro del Cortegiano (1528) Baldassar Castiglione s’est donné pour objectif d’illustrer et commenter cette définition, à partir de l’expérience qu’il avait acquise à la cour d’Urbino, dans les premières années du XVIe siècle. Il serait beaucoup trop long de présenter sous tous ses aspects ce texte qui est un des chefs d’œuvre de la littérature italienne, admiré et imité dans l’Europe entière. Nous l’aborderons seulement dans la perspective que nous avons choisie au départ, celle de la place de la notion de discrétion dans l’analyse de la « civilité ».
Qu’est-ce qu’un courtisan ? Quelles qualités doit-il avoir pour être un « parfait courtisan » ? C’est aux courtisans eux-mêmes, à ceux qu’il a connus et fréquentés à la cour d’Urbino, que Castiglione demande de répondre, sous la forme d’un jeu qui est censé avoir eu lieu, au château, pendant quatre soirées, en l’absence de la « personne illustre et prédominante » au service de laquelle ils se trouvent, le duc Guidubaldo de Montefeltro. Ce jeu consiste, pour ces gentilshommes, à se définir eux-mêmes, à définir les fonctions qu’ils exercent à la Cour, et surtout les qualités générales et particulières que l’exercice de ces fonctions exigent, en un mot de dire ce qu’est à leurs yeux un « parfait courtisan ». Tout l’intérêt et le charme du livre viennent de ce que ce travail collectif de définition prend la forme d’échanges de points de vue divers, jusqu’à ce qu’une « idée » de la courtisanerie se dégage et soit l’objet d’un accord final.
Le courtisan est ainsi défini par un riche ensemble de qualités : qualités de naissance, qualités physiques, intellectuelles, artistiques, et bien entendu morales. Il doit être noble, bon guerrier, bon danseur, bon musicien, bon artiste, bon diseur de plaisanteries, courtois avec les femmes, bien vêtu, cultivé, sage. Mais l’intérêt majeur du livre n’est pas là. Il est dans l’accent qui y est mis sur l’usage que le courtisan doit faire de ces qualités dans le champ des relations humaines déterminées par l’espace précis et restreint dans lequel il évolue. Ces relations sont de deux ordres, un ordre vertical qui est celui des rapports entre le courtisan et le prince au service duquel il se trouve, et un ordre horizontal, celui des rapports des courtisans entre eux. Un livre entier du Courtisan, le quatrième et dernier, est consacré à la meilleure façon dont le prince doit être servi, au rôle d’« instituteur » que doit jouer le courtisan à son égard. Mais ce qui intéresse le plus Castiglione, c’est l’étude des relations « horizontales » à l’intérieur de la société formée par les hommes de cour, et de la manière dont elles participent au fonctionnement harmonieux de cette société. Il n’y a d’harmonie que si les qualités individuelles de chaque courtisan sont reconnues, « homologuées » par les autres. Ce que désire donc Castiglione, c’est de faire dire au courtisan « de quelle manière et en quel temps il doit se servir des bonnes qualités qui sont en lui, et pratiquer ce qu’il convient de savoir ». Et il ajoute que « si vous voulez séparer le moyen, le temps et la manière d’avec les qualités et les bonnes pratiques du Courtisan, vous voulez séparer ce qui ne peut se séparer, parce que ces choses sont celles qui rendent bonnes les qualités et bonnes les pratiques ». Les actes, les propos, quelle que soit leur valeur intrinsèque, ne seront appréciés par les autres qu’en regard du moment où ils ont été accomplis ou tenus, et de la manière dont ils l’ont été. Castiglione reprend ici presque textuellement et généralise les leçons de la rhétorique aristotélicienne : « Il faut que le Courtisan », écrit-il, « considère bien quelle est la chose qu’il fait ou qu’il dit, le lieu où il le fait ou le dit, en présence de qui, en quel temps, la cause pour laquelle il le fait, son âge, sa profession, la fin où il tend et les moyens qui peuvent l’y conduire ; et par de telles considérations qu’il se dispose discrètement (discretamente) à tout ce qu’il veut faire ou dire ». C’est donc la discrétion qui permet au Courtisan de « se gouverner par un bon jugement » : « Il faut que la discrezione assaisonne le tout, parce qu’il serait effectivement impossible d’imaginer toutes les différences ». Elle intervient quand les règles sont insuffisantes : « Sans autres préceptes, le Courtisan doit pouvoir se servir de ce qu’il sait en temps opportun et de bonne manière. Vouloir réduire cela en règle par le menu serait chose difficile et peut-être superflue ». Et, dit encore Castiglione, « bien se gouverner en ceci, consiste en une certaine prudence et un certain bon jugement dans le choix, et à connaître le plus et le moins qui s’accroît et diminue dans les choses pour les exécuter avec opportunité ou hors de saison ».
La prudence, le « bon jugement », la discrétion, donnent aux actes et aux paroles, en plus de leur pertinence, une qualité qui dépasse toutes les autres, la grâce. La grâce est « l’assaisonnement de toute chose, sans lequel toutes les autres qualités et dispositions n’ont que peu de valeur ». Cette notion de grâce, qui a une telle importance à la Renaissance et à l’âge classique, dans les domaines spirituel, moral, artistique, est ambivalente. Elle signifie à la fois l’acte par lequel on s’attire la reconnaissance et la reconnaissance elle-même. C’est donc une qualité qui n’est pas la propriété intrinsèque d’un sujet, mais qui n’existe que dans la mesure où elle est accordée à ce sujet par les autres. Et Castiglione peut dire, dans un des passages les plus connus de son livre : « J’ai déjà souvent réfléchi sur l’origine de cette grâce, et si on laisse de côté ceux qui la tiennent de la faveur du ciel, je trouve qu’il y a une règle très universelle, qui me semble valoir plus que toute autre sur ce point pour toutes les choses humaines que l’on fait ou que l’on dit, c’est qu’il faut fuir, autant qu’il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d’une certaine sprezzatura qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser ». Ce terme de sprezzatura, dont la moins mauvaise traduction en français est peut-être « désinvolture », est une extension au comportement général du courtisan d’une remarque d’ordre rhétorique faite par Aristote, qui dénonce, dans la lexis, dans le style, ce qu’il appelle le kakozêlon, traduit en latin par mala affectatio, désignant par là une recherche exagérée, un effort trop manifeste. Il faut, dit-il, « cacher le travail du style, et ne pas sembler parler d’une manière façonnée, mais naturellement. C’est là ce qui est persuasif ». La sprezzatura est une des formes de la discrezione. Il s’agit, pour le courtisan, de ne pas laisser voir l’étude, l’art par lequel il manifeste ses qualités. La grâce, sauf chez ceux, rares, « qui la tiennent de la faveur du ciel », suppose, pour être obtenue, la dissimulation du travail et la simulation de la facilité. Le courtisan compose son propre personnage, comme le fait un acteur de théâtre. Sa réussite est en définitive une affaire de discrétion.
Castiglione propose tout autant, sinon plus, une esthétique qu’une éthique des rapports humains, et sa leçon s’adresse surtout à une aristocratie de la naissance, du pouvoir, de l’intelligence et du goût. Elle sera reçue par des couches plus larges de la société, au prix d’une adaptation à des styles de vie nationaux. C’est en s’inspirant d’elle que se constitueront, au XVIIe siècle, dans une tonalité mineure, les modèles de l’« honnête homme » français et du « gentleman » anglais. Cette transition vers un élargissement du public concerné par les exigences de la civilité, avec, du même coup, un certain abaissement de ces exigences prenant la forme de règles codifiées, est illustrée par Galatée ou des manières (Galateo ovvero de’costumi), ouvrage de Monseigneur Della Casa, archevêque de Bénévent, paru en 1558. Nous allons voir que la discrétion, au sens fort de ce terme, y occupe autant de place que dans le Livre du Courtisan.
Le Galatée se présente comme un recueil de conseils adressés à un jeune homme de bonne famille et destinés à lui donner « non pas des enseignements plus importants et plus subtils », mais à lui apprendre « ce qui peut-être semblera à beaucoup être frivole, ce qu’il convient de faire pour être bien éduqué, plaisant et de belles manières dans les échanges et les rapports avec les gens, chose qui en vérité constitue la vertu, ou ressemble fort à la vertu ». Qu’il s’agisse de conseils plutôt que de préceptes, il semble donc que l’on ait affaire à un traité d’éducation, sur le modèle du De civilitate morum puerilium d’Érasme, destiné non à des enfants, mais à des jeunes gens s’apprêtant à entrer dans la vie. Le rapprochement n’est d’ailleurs pas gratuit, et on retrouve chez Della Casa des conseils sur la manière de se tenir à table très proches de ceux qu’Érasme donnait aux enfants. Ce détail est révélateur : les manières de table sont déterminées par une exigence que l’on peut dire négative. Il s’agit de ne pas provoquer le dégoût des autres convives, et l’on peut dire que cette exigence est étendue par Della Casa à l’ensemble des pratiques sociales. Il ne se contente pas de dire ce qu’il faut faire, et surtout ce qu’il ne faut pas faire, il veut dire les raisons de ces prescriptions. Et ces raisons se ramènent au respect d’un impératif unique, ne rien faire et ne rien dire qui soit un obstacle « dans les échanges et les rapports avec les gens » (in communicando et in usando con le genti). L’attention, dans ce livre, se porte directement sur ce qui, dans le comportement physique et verbal des hommes, relève de la « communication », en entendant par là ce qui unit les hommes entre eux, ce qu’ils ont en commun. Les hommes ont un appétit spécifique de communiquer qui est irréductible à la recherche des autres biens :
« Tu dois savoir que les hommes ont un appétit naturel pour des choses nombreuses et variées. Les uns veulent satisfaire à la colère, les autres à la gourmandise, d’autres aux désirs sensuels, d’autres à l’avarice et d’autres à d’autres appétits ; mais quand ils ne font que communiquer entre eux, il ne semble pas qu’ils demandent ni qu’ils puissent demander ou désirer aucune des susdites choses, vu qu’elles ne consistent pas dans les manières et façons de faire, ni dans les échanges de paroles entre les gens, mais dans d’autres choses. Ils désirent donc ce que cet acte de communiquer ensemble peut leur permettre, à savoir, ce me semble, la bienveillance, le respect et le divertissement, ou quelque autre chose qui ressemble à cela ».
Rendre possible la communication suppose, de la part de chaque individu, un acte de décentrement : il doit sortir de lui-même pour adopter le point de vue de l’autre, et « faire de la volonté d’autrui son propre plaisir, quand il ne s’ensuit ni dommage ni honte, et se gouverner dans ses actes plutôt selon l’avis d’autrui que selon le sien propre ». La faute consiste à oublier l’autre, à agir comme si l’on était seul, à nier autrui, sa sensibilité, son intelligence, son amour-propre, le sentiment qu’il a de son importance, et celui qui la commet s’isole, agit comme un « barbare », un « fou », qui extravague et sort des voies de l’« humanité ». Della Casa dresse la liste des choses qui déplaisent aux sens, à l’appétit naturel, à l’imagination et à l’entendement, classification un peu scolastique, mais qui permet de cataloguer commodément tous les impératifs de la vie sociale, des manières de table jusqu’aux nuances de la conversation. C’est dans cette dernière, qui est échange de la parole, que se manifestent le mieux les exigences de la vie en commun. La conversation a une fonction de divertissement, au sens courant du terme, mais aussi au sens pascalien : elle rend supportable « cette pénible vie mortelle ». Et pour qu’elle remplisse son office, il faut que le jeu de la communication y soit libre. On ne doit pas interrompre son interlocuteur, le contredire, le critiquer sans cesse : « Que l’on ait tort ou raison, on doit consentir à l’avis des plus nombreux ou des plus opiniâtres, et leur abandonner le terrain ». La conversation relève d’une rhétorique dans laquelle il ne s’agit pas de « convaincre » (car dans « convaincre » il y a « vaincre », mais de « complaire »).
Mais être « complaisant », au sens où l’entend Della Casa, ne signifie pas seconder servilement le plaisir des autres et jouer le rôle d’un bouffon ou d’un vil adulateur. Entre cette bassesse d’âme et l’arrogance ou la grossièreté, il faut trouver un juste milieu. Comme dans le Livre du Courtisan, nous revenons aux leçons aristotéliciennes et cicéroniennes, avec le rôle qu’y joue la discrétion quand il s’agir de saisir toutes les nuances de la vie sociale. Della Casa s’inspire en particulier des analyses que Cicéron consacre, dans le De officiis, à la vie quotidienne des hommes, et reprend presque textuellement le passage qui, à partir de l’exemple de la musique, donne ce qui est peut-être la meilleure définition de la discrétion :
« De même que dans le jeu de la lyre ou de la flûte, pour peu qu’il y ait dissonance, le connaisseur d’ordinaire s’en aperçoit, de même dans la vie il faut veiller à ce que rien, d’aventure, ne soit en dissonance. […] Si nous voulons être perspicaces et attentifs, et observateurs des défauts, ce sont souvent de grandes défaillances que nous saisirons à partir de petites constatations. À partir de l’abattement, de la gaieté, du rire, de la parole, du silence, de l’élévation de la voix, de son abaissement, de tous autres semblables comportements, nous jugerons facilement ce qui, de tout cela est fait à propos et ce qui ne s’accorde pas avec l’officium et la nature ».
Que la discrétion soit, à la limite, une vertu surhumaine et même proprement divine, l’archevêque de Bénévent en est persuadé. En témoigne une page étrange de son Galatée, dans laquelle, après avoir dit que l’on ne devait pas raconter ses rêves aux autres, il fait une exception pour un rêve dont une de ses relations, Flaminio, lui a fait part. La page mérite d’être citée intégralement.
« Celui-ci, comme il dormait, eut l’impression qu’il était assis dans la maison d’un riche apothicaire, qui était son voisin ; alors qu’il s’y trouvait depuis quelque temps, le peuple se souleva pour une raison quelconque et commença à tout mettre au pillage. L’un prenait un électuaire, l’autre une préparation médicinale, l’un une chose, l’autre une autre, et ils l’absorbaient à l’instant, si bien qu’en peu de temps il ne resta pas de fiole, vase ou flacon qui ne fût vidé et asséché. Il y avait une fiole toute petite, pleine d’une liqueur très claire, que beaucoup flairèrent, mais à laquelle personne ne voulut goûter ; au bout d’un moment, on vit arriver un homme de grande stature, âgé et d’un aspect vénérable, qui, regardant les boîtes et la vaisselle du pauvre apothicaire et trouvant certains vases vides, d’autres renversés, et la plupart brisés, aperçut la fiole dont j’ai parlé. Alors il la porta à sa bouche, et il but d’un coup la liqueur sans en laisser la moindre goutte. Ensuite il s’en alla, comme avaient fait les autres. Messire Flaminio se sentit tout étonné. Se tournant vers l’apothicaire, il lui demanda : « Maître, qui est celui-ci, et pour quelle raison a-t-il bu avec tant de plaisir l’eau de la fiole, alors que tous les autres l’avaient refusée ? » Il lui sembla que l’apothicaire lui répondit : « Mon fils, celui-ci est messire le bon Dieu, et l’eau que lui seul a bue, et que les autres ont méprisée et refusée, c’est la discrétion (discrezione), que les hommes, comme tu peux le voir ne veulent goûter pour rien au monde ».
Le peuple, et par là il faut entendre tous les hommes, ne sait faire qu’une seule chose, se soulever, piller, boire à tous les flacons et casser la vaisselle. Quand le bon Dieu, le « discret » par excellence, lui donnera-t-il à boire un peu de sa liqueur ?