Contexte général de la Dissertatio

Selden rédigea l’Ad Fletam Dissertatio en 1647, à un moment où la guerre civile en Angleterre était déjà parvenue à un stade avancé. Selden lui-même, à cette époque, était davantage occupé par ses travaux sur le droit hébreu (Uxor Ebraica, 1646 ; De Synedriis, 1650-1655). La Dissertatio se présente comme un texte accompagnant l’édition (assurée par un tiers, sans grande prétention scientifique) d’un manuscrit de Selden connu sous le nom de Fleta, à la demande de l’imprimeur, qui entendait ainsi renforcer l’intérêt pour cette édition. Selden, peut-être dans le but de se distancer quelque peu de cette entreprise, ou dans un moment de coquetterie intellectuelle, prétendit qu’il profita d’une indisposition l’empêchant de s’atteler à ses travaux scientifiques plus sérieux pour rédiger cet essai.

Fleta, le texte auquel la Dissertatio se réfère et demeure associée, peut être considérée comme un remaniement abrégé, comportant quelques mises à jour, du célèbre ouvrage connu sous le titre (ou nom) de Bratton, quelque peu à l’instar de Thornton. La date de la rédaction de Fleta est généralement située vers la fin du XIIIe siècle. Selden, dans la Dissertatio, cite à plusieurs reprises les trois ouvrages Bratton, Thornton et Fleta comme un ensemble qui constituerait un témoignage collectif du droit en vigueur en Angleterre au XIIIe siècle.

 

L’ouvrage Bratton (ainsi traditionnellement désigné sur base de son auteur présumé, même si cette attribution est désormais, comme tant d’autres du droit anglais médiéval, controversée) doit sans doute être analysé comme un ouvrage composé de plusieurs strates, comprenant notamment une partie reflétant la pratique judiciaire des années 1230 et suivantes, puis des révisions ou ajouts datant des années 1250, qui seraient de la main de Bratton. L’ouvrage semble avoir été diffusé après la mort de celui-ci (en 1268), la plupart des manuscrits médiévaux qui nous sont parvenus datant des deux dernières décennies du XIIIe siècle. Bratton est incontestablement l’ouvrage qui fait figure, dans l’historiographie du droit anglais, d’opus magnum du droit anglais médiéval. On peut toutefois s’interroger sur sa représentativité : un peu comme le Miroir des Saxons d’Epke von Repgow ou de la Coutume de Clermont en Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir – ce n’est pas une coïncidence si les trois ouvrages datent du XIIIe siècle –, il s’agit d’un ouvrage prétendant traiter essentiellement d’un droit particulier, mais comprenant un apport des droits savants (notamment pour l’agencement et le cadre théorique). Mais comme dans les cas de Repgow et de Beaumanoir, ces ouvrages qui ont reçu une attention soutenue dans les historiographies nationales ultérieures, ne sont guère représentatifs d’un genre pour lequel il serait possible, aux derniers siècles du Moyen Âge, de citer tout un courant de la littérature juridique. Ce furent tous les trois, par leur ampleur et par leur qualité, davantage des ouvrages d’exception, isolés dans la production de la littérature juridique de leur époque.

Thornton, à dater vers la dernière décennie du XIIIe siècle, apparaît comme un ouvrage issu de la pratique judiciaire, un abrégé de Bratton comprenant des remaniements et quelques suppléments. Fleta présente des caractéristiques analogues : il s’agit également d’un abrégé de Bratton, comprenant lui aussi des remaniements et des suppléments jusqu’au règne d’Édouard Ier.

 

À cette trilogie, il convient à présent également d’ajouter Britton, un autre ouvrage comprenant un réagencement abrégé de Bratton, daté vers 1291-1292, rédigé en Anglo-French, et longtemps attribué au juge John le Breton. Selden conjecturait que Britton était une corruption de Bratton.

 

L’Ad Fletam Dissertatio, publiée une première fois en 1647, a fait l’objet d’une édition moderne en 1925, enrichie d’une introduction historiographique, d’un appareil critique et d’une nouvelle traduction – c’est cette édition qui sera citée ici, comme dans la plupart des études modernes sur ce texte de Selden. Les remarques quelque peu dénigrantes que Selden lui-même avait réservées à son essai ont sans doute contribué à en ravaler la réputation. Cette appréciation quelque peu négative a également pu être aggravée par la perception d’un texte parfois décousu (une shaggy dog story avant la lettre...), où foisonnent les excursus, les répétitions, ainsi que de nombreuses affirmations ou (hypo)thèses historiques qui n’ont pas résisté à la critique historique. Au mieux, on a reconnu dans la Dissertatio un texte sans doute peu focalisé sur Fleta, mais tout de même une étude faisant l’étalage d’une érudition impressionnante à son époque. À cet égard, la Dissertatio mériterait – mais ce ne sera pas le propos de cette contribution – une réévaluation à l’aune du développement de l’historiographie anglaise au cours des années du règne élisabéthain et des règnes des premiers Stuarts. Dans les pages qui suivent, on proposera brièvement une lecture quelque peu différente de l’appréciation conventionnelle de l’Ad Fletam Dissertatio. Contrairement à sa réputation, il convient d’y reconnaître un traité dont le discours et la thèse sont cohérents, articulés autour d’une idée centrale. La trilogie Bratton-Thornton-Fleta y tient une place essentielle dans l’argumentation générale, même si la Dissertatio traite d’une période s’étalant bien au-delà du XIIIe siècle, considérant la place du droit romain en Angleterre sur la (très) longue durée, allant pratiquement de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine de Selden.

 

Cet argument principal de la Dissertatio peut se résumer en quelques mots : au Moyen Âge, le droit romain aurait connu sous les règnes d’Édouard Ier (1272-1307) et d’Édouard II (1307-1327) un certain engouement en Angleterre, mais cette amorce de son autorité se serait ensuite évanouie et serait définitivement tombée en désuétude. Le thème central de l’essai de Selden concerne ainsi l’autorité du droit romain en Angleterre – une autorité démentie par le biais d’une étude historique élaborée. Dans le cadre des grands débats politiques de la première moitié du XVIIe siècle en Angleterre, ce thème était d’actualité et avait un certain poids dans les prises de position opposant le camp royaliste et celui des Parlementaires. C’était d’ailleurs un sujet susceptible d’occuper les esprits des juristes anglais au cours des dernières années, mouvementées, du règne de Charles Ier, comme en témoigne l’ouvrage quasi-contemporain du civil lawyer A. Duck (décédé en 1649), De l’usage et de l’autorité du droit romain... (un livre qui traite de cette question selon une approche déjà comparative dans l’ensemble de l’Europe occidentale, et comprenant un chapitre étendu sur la question en Angleterre, dans lequel l’œuvre de Selden est d’ailleurs amplement citée). L’ouvrage de Duck fut publié une première fois en 1653 et connut plusieurs éditions ultérieures, notamment une version française.

 

Cadre méthodologique

 

À la base de la méthode suivie par Selden dans la Dissertatio, on reconnaît une conception de l’histoire, du moins ici de l’histoire du droit, composée de différentes époques ou strates successives, où lorsqu’une strate antérieure, telle qu’elle s’exprime à travers ses sources formelles du droit, n’a en soi plus d’autorité directe, elle peut néanmoins continuer à s’avérer utile – aussi bien pour la science que pour la pratique du droit – afin de comprendre et d’interpréter le droit contemporain.

Cette conception est explicitée par Selden à l’aide de plusieurs exemples. Selden cite ainsi la pertinence indirecte du Code de Théodose pour la compréhension et interprétation du Code de Justinien, des Digestes pour les Basiliques, des ouvrages de Burchard de Worms et d’Yves de Chartes pour la Concordia de Gratien, ainsi que des Quinque compilationes antiquae pour le Liber Extra de Grégoire IX. Il évoque même un exemple hypothétique : celui des jurisconsultes dont les ouvrages avaient servi de matériaux aux Digestes – une influence qui eût pu s’exercer si leurs ouvrages avaient été conservés. Notons qu’à la lumière de ces exemples, la conception et la méthode des strates risquent de subir une réduction importante. Dans tous ces cas, il s’agit d’un rapport entre sources formelles du droit – ouvrages de doctrine ou ouvrages législatifs, peu importe. Le rapport y est chaque fois défini en fonction d’un corpus déterminé ou (dans le cas hypothétiques des ouvrages des jurisconsultes romains) déterminable de textes et leur utilité vis-à-vis d’un autre corpus déterminé de textes. Ces exemples sembleraient donc suggérer une réduction consistant à se rapporter davantage à des énoncés juridiques (règles, principes...) relativement précis dont l’objet est d’en déterminer la portée, et en se référant à des énoncés antérieurs essentiellement d’un même type de précision. Ce que Selden ne met pas en exergue – pas plus, d’ailleurs que ses contemporains en Angleterre ou sur le continent –, c’est la méthode et théorie juridiques sous-jacentes qui déterminent le processus intellectuel par lequel des énoncés précis – notamment les règles positives de droit, qu’elles soient énoncées par la loi, une décision judiciaire, un exposé doctrinal ou une expression d’une coutume – sont agencés dans un raisonnement juridique de façon à être transposés et appliqués concrètement en des normes de droit. En ce sens, Selden, comme tant d’autres, ne prend pas le recul méta-juridique qui lui aurait permis, au-delà des exemples de textes législatifs et doctrinaux qu’il mentionne, de relever leurs propriétés méthodologiques spécifiques, caractéristiques des modes de raisonnement de leur époque.

 

La trilogie Bracton-Thornton-Fleta correspond à la conception de strates que Selden entend exposer. Pour lui, ces ouvrages reflètent en effet une phase du développement du droit anglais. À travers cette phase, Selden reconnaît une double tendance : d’une part, ces ouvrages pourraient suggérer qu’à leur époque, le droit anglais était du moins en partie fondé sur les règles exprimées dans les compilations de Justinien ; d’autre part, ils témoignent également des limites de l’importance du droit romain dans le droit anglais de leur époque.

 

Comme exemple concret – et non comme un simple excursus sans rapport direct avec la thèse centrale de la Dissertatio, comme veulent le faire croire certains historiens à propos de cet ouvrage –, Selden développe fortement l’adaptation de la Lex Regia dans l’ensemble Bratton-Thornton-Fleta. Incidemment, ce développement démontre que si Selden ne fut guère conscient des différents modèles méthodologiques de la tradition romaniste, son approche comportait tout de même un intérêt pour d’autres aspects méta-juridiques. Ainsi, à plusieurs reprises dans la Dissertatio, il prend en compte différentes stratégies de groupes d’intérêts dans la formation du droit. Ses critiques répétées du clergé font partie de cette approche, mais dans le cadre de son analyse historique de la Lex Regia, il fait état d’une interprétation généralement restrictive de cette doctrine parmi les premières générations des juristes savants, une réserve qu’il explique en invoquant le souci de ces juristes de ne pas compromettre leurs intérêts professionnels – en l’occurrence, la propagation des droits savants dans la pratique judiciaire et administrative, dans un contexte européen où les territoires et populations jouissaient d’une liberté et autonomie relativement importantes. Ainsi, Selden réfute l’idée selon laquelle la Lex Regia aurait été comprise selon la même portée dans les pays européens du Second Moyen Âge que dans la Rome impériale de l’Antiquité. Dans les ordres politiques issus du Moyen Âge, insiste-t-il, le pouvoir monarchique était généralement limité par les lois et coutumes du pays, et ce fut certainement le cas en Angleterre.

 

Pour leur époque, les ouvrages Bratton, Thornton et Fleta témoignent selon Selden tout au plus d’une autorité subsidiaire du droit romain

 

La trame chronologique

 

L’agencement général de la partie centrale et principale de la Dissertatio suit un ordre chronologique.

 

(1) Le premier volet chronologique évoque la période de l’Antiquité lorsque la « Brittanie » était subordonnée au régime politique et militaire romain. Les sources juridiques que Selden retient dans ce premier volet sont essentiellement les sources du droit antérieures à Justinien, jusqu’au Code de Théodose, terminus ad quem de cette première tranche chronologique.

 

(2) Deuxième étape dans cette périodisation, la période allant de la fin de l’occupation romaine et, en général, de la fin de l’Empire d’Occident, jusqu’au XIIe siècle. Pour l’Europe en général, Selden insiste sur l’importance du Code de Théodose et de ses dérivés (comme le Bréviaire d’Alaric). Cette influence doit être différenciée d’un royaume barbare à l’autre. Cependant, hormis le cas de quelques milieux ecclésiastiques, Selden estime que cette influence fut négligeable en Angleterre. En revanche, il admet qu’à partir de cette époque, un droit commun indigène anglais s’est établi à travers l’Angleterre anglo-saxonne. Comme dans d’autres ouvrages, Selden tend ainsi à éviter la thèse d’une rupture brutale, voire d’une véritable césure, dans le développement du droit anglais et de la constitution anglaise à l’avènement du régime normand.

 

(3) La troisième période est celle qui va du XIIe siècle aux règnes d’Édouard Ier et d’Édouard II. Durant cette période, Selden situe les avancées du droit romain dans plusieurs domaines. En premier lieu dans l’enseignement. Dans ce contexte, il n’évoque guère les facultés de droit à Oxford et Cambridge, mais il insiste en revanche à plusieurs reprises sur des « études » du droit anglais, dont la trilogie Bratton-Thornton-Fleta témoignerait – sans qu’il soit possible d’identifier ces études avec quelque enseignement formel dans les Inns of Court. En deuxième lieu, Selden semble envisager les avancées du droit romain dans l’administration publique, par le recrutement de « clercs ». Enfin, il cite la pratique judiciaire, où, selon une distinction conventionnelle jusqu’à nos jours, il différencie la situation dans les tribunaux de common law et celle dans les cours ecclésiastiques, ainsi que dans quelques poches juridictionnelles où prévalaient la tradition et les expertises romano-canoniques. 

 

Les facteurs ayant prévenu une ‘réception’ du droit romain en Angleterre

 

Cette identification des « foyers » d’influence romaniste en Angleterre correspond à ce qui est encore aujourd’hui un canon historiographique largement répandu. Selon ce modèle, la circonscription institutionnelle de l’influence des juristes universitaires permet en même temps de justifier et d’expliquer l’influence (très) secondaire de la culture romaniste savante en Angleterre, principalement du fait de leur absence dans le cadre judiciaire qui représentera les principales juridictions du droit anglais, c’est-à-dire les tribunaux de common law – et principalement les cours des Plaids Communs, du Banc du Roi et de l’Échiquier (ainsi que, à un stade plus tardif, mais définitivement atteint au moment où Selden rédigeait sa Dissertatio, la Cour de Chancellerie). De fait, si l’on compare la situation en Angleterre avec celle sur le continent européen, la principale différence, décisive dans les concurrences entre cultures juridiques indigènes et cultures juridiques universitaires, fut sans doute la possibilité pour les juristes universitaires continentaux de s’imposer dans la plupart des juridictions territoriales, et notamment à un stade souvent précoce, dans les juridictions supérieures lorsque celles-ci s’imposèrent (entre autres par le développement des voies de recours) comme juridictions de contrôle des juridictions inférieures. À l’inverse, les juridictions de common law parvinrent à un stade tout aussi précoce à prévenir l’accès des juristes universitaires en leur sein. Ce fut l’un des facteurs les plus importants ayant fait obstacle à une « réception » du droit romain en Angleterre : le recrutement, pour les magistrats (et, en amont, pour la formation et sélection des avocats), progressivement de plus en plus marqué à partir du XIVe siècle, excluant les membres du clergé, et donc réservé aux praticiens des common lawyers membres d’une Inn of Court.

Pour autant, Selden ne se cantonne pas à ce cadre institutionnel. Il évoque également l’ascendant potentiel de la science du droit sur la pratique en mentionnant les consultations de juristes savants ; cependant, il refuse d’y reconnaître une preuve de quelque autorité du droit romain, mais y voit simplement un recours à un type d’expertise, comme dans les cas où les praticiens ont recours aux représentants d’autres types d’expertise.

 

Dans son analyse historique du droit anglais, Selden fait appel à une diversité de sources. Ces sources sont sans doute essentiellement des sources du droit, mais elles sont ici envisagées primairement en tant que sources historiques. Selden s’appuie en premier lieu sur les tabulae publicae, c’est-à-dire les archives publiques (comme dans l’expression anglaise public records), comprenant les records administratifs et judiciaires au sens strict, comme les jugements (sous forme de rolls), mais également les registres de brefs et les forms of action qui en découlaient. Ensuite, la pratique judiciaire (médiévale) est également documentée par les Year Books. Enfin, Selden se réfère aux ouvrages doctrinaux : pour l’époque en question, la trilogie dont Bratton est le volet central en est la source principale.

 

Même dans le domaine de l’administration publique, Selden estime que le système constitutionnel, le regimen publicum, s’avéra imperméable à l’égard de toute infiltration substantielle du droit romain. Selon Selden, il faut envisager cette imperméabilité tant comme un effet d’une perception négative du droit romain en Angleterre que comme l’acceptation positive de la common law censée correspondre au caractère particulier (« génie ») du peuple anglais.

 

Malgré cette approche qui met l’accent sur les agents et facteurs ayant favorisé l’essor de la common law et l’opposition à l’autorité du droit romain, on constate que les domaines d’application où Selden note quelque influence romaniste relèvent toujours de règles ou d’institutions spécifiques : ainsi, dans le droit patrimonial de la famille (notamment dans les successions), le notariat public, la formule des serments des juges, enfin (mais on s’écarte ici du droit anglais proprement dit), lorsqu’il traite de la succession écossaise sous Édouard Ier .

 

Cette analyse, quoique spécifiquement ancrée dans un contexte historique anglais, correspond néanmoins à un développement qui se retrouve, mutatis mutandis, dans d’autres pays européens. Ainsi, en France, à la même époque, il est tout aussi bien possible de relever un « exceptionnalisme » français (ainsi que des exceptionnalismes régionaux), notamment fondés sur la politique royale ou sur les intérêts des familles importantes dont la position sociale (et parfois politique) reposait sur leurs intérêts lignagers fonciers. 

 

L’émergence restreinte et temporaire d’un référentiel romain dans la pratique judiciaire anglaise

 

Dans les cas anglais relevés par Selden à partir des traces d’influence de droit romain dans les Year Books du règne d’Édouard II, on constate à nouveau que son approche consiste à retenir exclusivement des cas où il est fait référence à une règle spécifique, relevant essentiellement du droit substantiel :

 

(1) Premier exemple : la media capitis deminutio

 

Le casus part du principe selon lequel, lorsqu’un prélat avait été dépossédé, son successeur était habilité, après le décès de son prédécesseur, en vertu d’une loi du temps d’Henri III, à poursuivre la restitution. Dans un cas concret, la question se posait toutefois de savoir si ce principe était applicable lorsque le prélat (par exemple, un abbé), avait été démis de sa fonction : comme il n’était pas mort, le spoliateur pouvait-il opposer l’exception que le successeur n’était pas habilité à agir, le spolié étant encore vivant ? Selden, à propos de ce casus, évoque le débat (au stade des pleadings) visant à déterminer si le rejet de cette exception pouvait ou non être justifiée par une assimilation de la démission du prélat à une mort civile.

 

 

(2) Deuxième exemple : l’entretien d’une épouse

 

Un défendeur avait promis à la partie demanderesse de l’épouser et il s’était également engagé à lui assurer son entretien. Cette seconde obligation prenait-elle immédiatement effet ou seulement à partir du mariage ? La discussion porta notamment sur l’application de la regula iuris exprimée dans D. 50.17.4 : dans toute obligation où le moment [de la prestation de cette obligation] n’est pas mentionné, l’obligation est due immédiatement.

 

 

(3) Troisième exemple : la validité d’une coutume

 

Vers 1319, un abbé avait saisi les biens d’un individu qui avait brassé de la bière sans payer une certaine redevance. La question juridique dans ce litige porta notamment sur la validité de la coutume dont se prévalait l’abbé pour saisir les biens sous prétexte du défaut de paiement. Dans ce cas, on se référa également à des règles de droit tendant à invalider une coutume lorsque celle-ci (ou son application) découlait d’une erreur, c’est-à-dire n’était pas fondée sur une raison suffisante.

 

Dans ces trois exemples, il s’agit tantôt d’une réception de règles positives de droit substantiel, tantôt d’une application spécifique d’un principe général (énoncé par une regula iuris), sans qu’une telle application ponctuelle soit située dans le cadre d’une méthode ou théorie du droit plus générale. Or, les développements qualifiables de « réception » de droit romain en Europe ne se laissent pas réduire à la reconnaissance de l’application d’une règle spécifique de droit positif empruntée au droit romain, mais davantage par l’articulation de telles règles spécifiques dans le cadre d’une méthodologie propre aux droits savants – et ce fut l’absence d’un tel cadre méthodologique partagé par les common lawyers qui les différencia des praticiens continentaux.

 

Quoi qu’il en soit, selon Selden, même de telles références davantage ponctuelles, concernant l’applicabilité de telle ou telle lex ou regula exprimée dans le Corpus iuris civilis tendent à disparaître dans les sources dès le règne d’Édouard III, et une telle pratique finit par tomber en désuétude.

 

À partir de ces éléments, rassemblés par Selden à partir de différentes sources historiques de la pratique constitutionnelle, judiciaire et doctrinale dans l’Angleterre médiévale, Selden conclut :

- d’une part, que même les témoignages de l’époque allant du règne d’Étienne (1135-1154) à celui d’Édouard II (1307-1327) ne font apparaître aucun impact significatif du droit romain dans la pratique administrative ou judiciaire anglaise ;

- d’autre part, qu’à partir du règne d’Édouard III, même cet effet très limité a disparu.

 

Le corollaire de ce double constat est que les ouvrages Bratton, Thornton et Fleta coïncidèrent précisément avec la période durant laquelle était temporairement apparue dans les sources historiques de la pratique du droit anglais une tendance, par ailleurs modeste, à se référer au droit romain. Cette correspondance, historiquement déterminée et réduite, n’était pas susceptible, selon l’argumentation de Selden, d’attester quelque autorité du droit romain en Angleterre.

 

Considérations générales

 

L’Ad Fletam Dissertatio est un discours cohérent, dans lequel l’ouvrage Fleta est associé à Bratton et Thornton dans le contexte d’une étude ciblée sur la question de l’autorité du droit romain en Angleterre. Malgré les limites et biais de ce discours, l’argument de Selden correspond essentiellement à la conception conventionnelle du rôle du droit romain dans l’histoire du droit anglais telle qu’elle prévaut encore de nos jours.

 

La cohérence du discours n’est toutefois acquise qu’au prix d’un schéma réducteur. Ainsi, certains développements sont entièrement passés sous silence ou à peine évoqués. C’est le cas de la pratique dans la plupart des cours relevant de la Prérogative Royale (comme celle de la « Chambre Étoilée », abolie à peine quelques années avant la parution de la Dissertatio). C’est aussi le cas du rôle de la Cour de Chancellerie et du développement du droit selon l'Equity, et la persistance, dans cette cour, du modèle procédural romano-canonique.

 

D’autre part, la focalisation du discours sur la question de l’autorité du droit romain (à l’instar de la perspective adoptée peu après par A. Duck), contrasté à celle de la common law, relève d’un proto-positivisme (d’ailleurs courant dans les modes de la pensée juridique qui s’imposèrent au XVIIe siècle, tant en Angleterre que sur le continent européen) qui tend à réduire la conception du « droit romain » et son influence potentielle à la réception formelle de règles positives, souvent substantielles, de droit. Pas plus que la plupart de ses contemporains, Selden ne semble s’intéresser à l’évolution du droit romain comme matrice changeante de la méthode de la pensée juridique, comprenant au-delà des règles positives les concepts de base, les modes de raisonnement, d’argumentation et d’articulation d’un discours juridique, qu’il fût scientifique ou relevant de la pratique judiciaire. Pourtant, à son époque, un regard à la fois contemporain et rétrospectif de la tradition juridique romaniste eût pu reconnaître au moins trois grands paradigmes dans cette tradition :

 

(1) Le paradigme de la méthode scolastique du Bas Moyen Âge (dite « méthode italienne », parfois identifiée avec le « bartolisme ») : certains de ses représentants sont cités par Selden, mais sans que n’apparaisse le plein potentiel de cette méthode pour l’ensemble de la pensée juridique, à une époque où, en Angleterre comme sur le continent, du moins jusqu’au début du XVIe siècle, le droit savant avait joui d’un quasi-monopole dans l’articulation de la science juridique. Ce n’était en effet pas un hasard si, au XIIIe siècle, les ouvrages de la trilogie retenue par Selden, et Bratton en particulier, s’étaient inspirés de modèles du droit savant, le droit particulier – en Angleterre comme ailleurs – n’ayant à la même époque guère de modèle alternatif à proposer.

 

(2) Le paradigme de la méthode dite humaniste, c’est-à-dire privilégiant (dans un premier temps) une critique philologique et historique des textes, puis (à un stade plus avancé) une reconstruction idéale du droit romain qualifié de « classique ». Quoique l’apport des civil lawyers anglais à ce courant ait été plutôt modeste, les bibliothèques de l’époque en Angleterre, et même quelques ouvrages, témoignent d’un certain intérêt à l’égard de l’humanisme juridique, tant dans sa mouture originale au XVIe siècle, lorsque sa finalité essentielle ambitionnait de constituer un nouveau fondement théorique et positif du droit, que dans ses développements ultérieurs (clairement établis déjà du temps de Selden), lorsque l’humanisme juridique était devenu davantage une discipline d’érudition, en marge de la méthode juridique courante et prédominante, mais tout de même un composant significatif du registre d’expression et du style des raisonnements et arguments de tout juriste cultivé. 

 

(3) Enfin, la méthode moderne (usus modernus) n’est pas identifiée comme une nouvelle matrice, alors même que, au plus tard dès le début du XVIIe siècle, ce genre était représenté dans la littérature de la civil law en Angleterre. Il faut toutefois admettre que ce courant n'a pas eu, en Angleterre, le même impact que sur le continent. Dans une perspective comparative de l'histoire des droits, il apparaît que l'une des différences essentielles entre l'Angleterre et l'Europe continentale aux Temps Modernes réside précisément dans le fait que, alors que la littérature juridique prédominante sur le continent fut profondément marquée par l'usus modernus – avec ses variantes territoriales –, cette méthode n'a eu qu'une portée tout à fait marginale en Angleterre. L’influence des ouvrages de l’usus modernus anglais rédigés par des civil lawyers sur la littérature juridique anglaise en général a été, à quelques exceptions près, négligeable, et, surtout, les auteurs d’ouvrages de common law ont entièrement ignoré cette méthode, du moins la fusion entre ius commune et droit particulier qui la caractérisait. Contrairement à la plupart des droits particuliers européens, la common law s’est développée et affirmée aux Temps Modernes sans l’apport scientifique des droits savants. Il n’empêche que Selden a profité de cette marginalisation pour faire entièrement abstraction, dans son discours, des quelques rares tentatives anglaises visant à mettre en œuvre les prémisses de l’usus modernus (comme les Institutiones iuris anglicani de J. Cowell), et pour reléguer au-dehors du droit anglais la tradition doctrinale du droit des gens (représentée en Angleterre par A. Gentili et d’autres)

 

Malgré – et en partie grâce à – ce schéma réducteur, l’Ad Fletam Dissertatio représente une reconstruction historiographique cohérente, et jusqu’à nos jours largement conventionnelle, de l’échec d’une influence décisive – a fortiori d’une « réception » – du droit romain, ou de la civil law tradition en général, en Angleterre.