Dans son Histoire critique du texte du Nouveau Testament, publiée à Rotterdam en 1689, Richard Simon consacre un chapitre à l’Évangile de saint Jean et en particulier une dizaine de pages à « l’histoire de la femme adultère », douze versets qui ne figurent pas « dans plusieurs exemplaires grecs MSS » de cet Évangile, « ni dans quelques Versions de l’Église Orientale ». Richard Simon cite longuement les auteurs qui, depuis saint Jérôme jusqu’aux modernes comme Maldonat et Euthymius, témoignent du fait que cette histoire est absente de nombreux manuscrits, ce que l’ancien oratorien confirme par l’examen de plusieurs manuscrits de la Bibliothèque du Roi et de la Bibliothèque de Colbert. C’est alors que Simon invoque Selden à partir des pages que Balduinus Walaeus (1604-1649) consacre dans ses Novi Testamenti libri historici, græci et latini, perpetuo commentario ex antiquitate, historiis, philologia illustrati au problème de l’authenticité johannique des douze versets de l’histoire de la femme adultère. Walaeus cite de nombreuses autorités, dont Selden, dont les textes sont longuement donnés en note. Richard Simon conteste la façon dont Selden a examiné les Canons d’Eusèbe, mais il est d’accord avec les conclusions de Selden : Selden et Walaeus, écrit-il, ont « eu raison d’accuser en général les Grecs d’avoir corrigé leurs exemplaires avec une trop grande liberté, y ajoutant et diminuant quelquefois selon leur caprice », et il donne en note le passage de Selden en latin suivi des mots : « apud Walaeum Commentarium in Joannem ».

 

 

Ce qui est, jusqu’à plus ample recherche, l’unique allusion de Richard Simon à Selden, dont le nom ne semble être cité ni dans les Histoires critiques, ni dans les Lettres, ni dans les autres livres de l’ancien oratorien, peut décourager tout travail de mise en regard des œuvres de l’un et de l’autre. Cependant un silence ou une absence peuvent être instructifs. Commençons donc par analyser la référence indirecte de Simon à Selden.

 

Balduinus Walaeus est auteur d’un gros in-4° dans lequel il commente les livres historiques du Nouveau Testament ; Richard Simon le considère comme un auteur sérieux : dans son Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, il écrit : « L’Auteur […] a fait un choix assez judicieux d’un grand nombre de commentateurs et d’auteurs critiques de ces derniers temps dont il a marqué les noms » ; il ne lui reproche que de ne pas avoir donné les références des textes cités quand ce ne sont pas des commentateurs. Le reproche vaut pour le texte de Selden dont une longue citation est donnée sans indication du livre dont elle est tirée.

 

Nous pouvons retrouver cette citation dans le traité de Selden intitulé Uxor hebraica et publié à Londres en 1646. Selden s’y interroge longuement sur la peine de l’adultère, se demande si la mort désignée par le texte de la loi concerne toute sorte d’adultère, et il commente les versets du Lévitique (XX, 10) et du Deutéronome (XXII, 23-24) qui font état de cette faute et de son châtiment. C’est dans ce contexte qu’est étudiée la péricope de l’Évangile de Jean sur la femme adultère et qu’est soulevée la question de son authenticité johannique ; en effet, de son éventuelle authenticité découle son autorité aux yeux de qui se demande si le mariage est une institution humaine et si la Bible (Vieux Testament et Nouveau Testament) permet de répondre à cette question. Ainsi le problème exégétique intervient comme appui ou preuve dans une démonstration juridique et c’est en le tirant de cette démonstration que Balduinus Walaeus, puis Richard Simon à sa suite, l’introduisent dans une argumentation de critique textuelle. Nous pouvons donc poser que Richard Simon n’a pas lu Selden, ou tout au moins n’a pas estimé utile de faire appel à ses œuvres dans son travail d’exégète de la Bible et d’historien des langues et des religions orientales.

 

La chose peut étonner, et de différents points de vue. Si Richard Simon avait lu l’Uxor Hebraica, il aurait pu y trouver des éléments pour ses recherches sur les Karaïtes qui l’ont beaucoup occupé depuis ses Additions aux Recherches curieuses sur la diversité des langues et religions d’Edward Brerewood jusqu’aux Cérémonies des Juifs, et s’il avait lu le De Dis Syris, il aurait pu voir que Selden s’était intéressé, après Usser archevêque d’Armagh, au Pentateuque Samaritain, auquel lui-même consacrera bien des travaux. Ignorance ou omission surprenante de la part de Simon : il semble bien que c’était le Selden théoricien des institutions matrimoniales hébraïques qui était le mieux connu dans des milieux lettrés que fréquentait Simon encore oratorien, si l’on en croit une conversation notée vers 1670-1671 dont le compte rendu figure dans un Recueil de choses diverses où Selden est pris comme autorité dans la question de l’éventuelle polygamie permise aux Juifs.

 

C’est donc un fait, Richard Simon a ignoré deux des œuvres de Selden qui concernent, l’une et l’autre à des titres divers, l’étude de la Bible, de ses institutions et des religions de l’Antiquité, le De Dis Syris et le De jure naturali et gentium juxta disciplinam Ebræorum, livres bien connus des contemporains de Simon, qui, comme nous le verrons, tirent parti de l’un et de l’autre. Bossuet, par exemple, n’avait-il pas dans sa bibliothèque, parmi trois livres de Selden, le De jure naturali et gentium dans l’édition de Londres, 1640 ? 

 

 

Il convient, en premier lieu pour expliquer la fortune du De Dis Syris et sa faveur auprès de nombre d’érudits (Huet, Van Dale, Le Clerc, etc.) alors que Simon l’ignore, de réfléchir sur l’intention de Selden et sur la façon dont il la réalise. L’idée centrale de Selden dans le De Dis Syris est, comme celle de la plupart de ses contemporains, marquée par des visées apologétiques : si la vérité est toujours antérieure à l’erreur, et si, comme nous lisons dans la seconde Épître à Timothée, selon l’original grec, toute l’Écriture est inspirée et utile pour enseigner (II Tim., III, 16), le polythéisme et le culte des idoles ne peuvent s’expliquer que par une « défection », qui a plongé la nature dépravée de l’homme dans la « maladie » de la superstition. La question se pose dès lors à l’historien des religions antiques de chercher comment, selon quelles voies et quelles déformations on est passé de la vérité du monothéisme à la « multitude » des dieux. Le sens de cette évolution, qui est déchéance, est donné par le principe, posé par Selden comme par nombre de penseurs, philosophes et théologiens, du XVIIe siècle jusqu’à Bossuet, selon lequel le bien est antérieur au mal, l’un est avant le multiple, le simple avant le complexe.

 

Comme Maïmonide, « rabbinorum doctissimus », « le premier des rabbins qui ait cessé de délirer », Selden place le moment de l’invasion de l’impiété après le Déluge. Le processus de dégradation se produit alors selon des étapes et des modalités distinctes, avec des intermédiaires, et cette évolution est découverte et analysée par l’historien grâce à un certain nombre d’instruments. Cette évolution, dont Selden retrace l’histoire, n’est pas originale mais reprend des arguments antiques renouvelés au temps de l’humanisme : le polythéisme a commencé par le culte des forces et phénomènes de la nature ; la Terre-Mère, le soleil, la lune, les astres, la mer, puis des démons furent considérés comme présidant aux puissances naturelles et à toutes choses. À ce processus Selden ajoute le culte des héros transformés en démons, nymphes, faunes, satyres, à la nature intermédiaire entre hommes et esprits. Tout en commentant après bien d’autres le chapitre XIV du livre de la Sagesse consacré à l’origine du culte des idoles, il ne manque pas d’ajouter à cette source biblique Evhémère et Apollodore pour montrer de quelle façon des hommes ont été divinisés.

 

Ces phénomènes et cette multiplication des « superstitions » ont été favorisés par le rôle des prêtres qui augmentaient le nombre des divinités et des êtres sacrés, jouant sur l’ignorance de la foule sujette à la peur ou à l’admiration : les fables, les récits de prodiges, les œuvres d’art qu’on multipliait et dont on faisait ostension y contribuaient beaucoup en soulevant l’ « enthousiasme ». Vinrent ensuite la philosophie platonicienne, Platon et Proclus et les interprétations « symboliques », « iconiques », et « emblématiques » des sectes philosophiques qui ne firent qu’accroître, par leur obscurité même et les prodiges qu’elles exposaient, l’enthousiasme des peuples.

 

Si Selden, en tous ces points, n’est pas original, il est important de reconnaître sur quels documents il appuie sa démonstration et quelles voies a, selon lui, suivi cette évolution : il pose comme principe général que les dieux « syriens » sont toujours les intermédiaires entre le Dieu biblique et les dieux du panthéon gréco-romain. Ce n’est pas là hypothèse arbitraire ; l’auteur du De Dis Syris présente une série de preuves ; de cette évolution qu’il expose il découvre un certain nombre de « témoins », testes, testimonia. Des restes, vestigia, ont été laissés de la chute de l’humanité dans le polythéisme, et ces restes sont de divers ordres, des textes, des objets d’art, des statues, des sculptures, des inscriptions. Tous sont des monimenta, qui font signe, qui portent témoignage d’un panthéon, d’un culte, de rites. Les références à des colonnes, à des stèles, à des statues, sont innombrables dans le De Dis Syris où on trouve une allusion aux marbres de la collection du comte d’Arundell, ces « venerandæ antiquitatis monumenta » que le comte a rapportés d’Italie jusqu’aux rives de la Tamise et que publiera Selden accompagnés de commentarioli dans un bel in-4° en 1629.

À côté des monuments archéologiques, il y a les textes, les textes bibliques et ceux des écrivains profanes de l’Antiquité : eux apportent des témoignages, testimonia, qui permettent de reconstituer l’histoire du passage au polythéisme. Non seulement tel auteur antique peut servir de témoin, comme Platon qui dans le Cratyle affirme que les premiers grecs ont fait des divinités du soleil, de la lune, de la terre, etc., mais c’est le nom même des dieux et les caractéristiques de leurs attributs qui attestent une origine. D’où dans le livre de Selden une inlassable pratique de l’étymologie et de la comparaison. Ici encore l’Antiquité avait pu ouvrir la voie, mais Selden pousse à l’extrême ces deux pratiques. Si le nom, nomen, peut faire une divinité, numen, aboutissant à cette πολυλογια dénoncée par l’Évangile de Matthieu, on peut retrouver toute l’histoire d’une divinité, ses origines et ses attributs, par une étude étymologique de son nom. Deux voies donc, qu’emprunte avec ardeur l’érudit anglais et dont il suffira de donner quelques illustrations. Le soleil, Jupiter, Saturne ont leur origine en Baal et Moloch, le soleil est à son tour à l’origine du culte d’Osiris, un même symbole s’exprime en chaque divinité. L’analogie, ou une simple ressemblance, dans les rites, les hymnes et les invocations dénonce la parenté et la filiation des divinités gréco-romaines par rapport aux divinités « syriennes ». Les sacrifices à Moloch nous renvoient au sacrifice d’Isaac. Que deux noms aient la même « sonorité », cela prouve la parenté de deux héros ou divinités. De Jehovah à Jupiter, l’étymologie ne dénonce-t-elle pas la similitude, par Ιαου ou Ιαω πατηρ, par Jovispater, et le nom même de Zeus, Jovis, n’est-il pas semblable au nom ϑεος ? Ils sont appelés « iisdem nominibus », et Clément d’Alexandrie, n’écrit-il pas que seule la modalité du culte a changé, de l’un à l’autre, mais qu’il ne s’agit pas d’un autre dieu ? Qu’un dieu masculin soit à l’origine d’une divinité féminine, comme Dagon par rapport à la déesse Adirdaga, Atergatin, Adargatin et à toutes celles dont le nom n’est que le « nom dépravé » de ces dernières n’arrête pas Selden qui juge qu’il n’y a là que « mutation de sexe » (« si sexum mutaveris ») qui ne saurait altérer la similitude, d’autant plus que de la même façon la Vénus syrienne est à la fois masculine et féminine ; il est donc très possible que le même caractère s’applique à Dagon. Toutes les sources possibles sont invoquées, même celles qui nous paraîtraient aujourd’hui peu déterminantes, par exemple l’évocation, à propos de telle divinité des jardins rapprochée de Priape, d’un témoignage « in satyricis lepidissimi doctissimique Francisci Rablesii facetiis ». La philologie atteste ailleurs la transformation d’un B en un V, remarque utile pour assimiler Binos et Venus.

 

À côté des « mutations de noms », dont la science de Selden se fait fort de rendre compte, des erreurs de transcription, dues à la ressemblance des lettres (les vav et les yod hébraïques) et à une mauvaise écriture, ces erreurs favorisées par le « fanatisme » et les « nugæ » des rabbins, ont conduit les Grecs à s’écarter de l’« Ebraïca veritas ».

 

Tels sont les arguments, multiples et d’inégale force, qui permettent à Selden d’établir sa thèse de l’antériorité des représentations, des noms et des rites bibliques par rapport à ceux des Grecs et des Romains, et celle du rôle des dieux « syriens » comme intermédiaires dans cette évolution qui est une dégradation de la vérité monothéiste. Dans ces conditions, aux yeux de Selden, tous ceux qui voudraient trouver ailleurs l’origine des dieux du panthéon classique ne peuvent que « délirer »

 

 

 

Par rapport à cette représentation de l’histoire des religions de l’Antiquité et de cette pratique qui mêle érudition, suppositions et imagination, les œuvres de Richard Simon, un demi-siècle plus tard, nous introduisent dans un tout autre monde intellectuel et scientifique. Non pas qu’elles n’aient eu, elles aussi, à leur base des principes herméneutiques et même théologiques nettement affirmés ; bien au contraire. En outre, comme le travail de Selden, mais de façon toute différente, le travail de Richard Simon s’applique essentiellement sur la Bible, Vieux et Nouveau Testament.

 

Un premier trait de l’étude de la Bible par Richard Simon, marqué dès le début de son Histoire critique du Vieux Testament et suivi explicitement dans ses œuvres ultérieures, est une conscience très forte de la nécessité de poser et de suivre une « méthode ». Faisant partie des générations post-cartésiennes et ayant été membre de la congrégation de l’Oratoire où l’influence de Descartes sera forte, Simon estime que la science, moins l’accumulation érudite que la connaissance indispensable pour son « utilité » des langues et de l’histoire, doit s’accompagner d’une réflexion sur la méthode, les bases, les moyens et la finalité du travail érudit. Cette méthode consiste à partir des « faits » et de ce fait qui est matière première de l’historien, le texte. Or ce texte n’est ni sûr, ni homogène, mais il comporte une pluralité de leçons, d’où la nécessité d’une « critique » qui juge de la vérité des textes. Tout travail solide repose donc, non pas sur l’établissement, à partir des textes reçus, de comparaisons (de divinités, de noms, de coutumes, de rites, etc.) mais sur la critique des textes, la recherche de la vérité derrière les inévitables altérations dues à l’action du temps et des hommes. D’où la centralité de la notion de « critique » qui au temps de Selden n’avait pas atteint la rigueur et l’autonomie qu’elle devait acquérir à la génération suivante.

 

Là où Selden posait une transmission et une dégradation à partir du monde biblique vers le monde gréco-romain par l’intermédiaire « syrien », Richard Simon reconstitue une histoire des textes, établit de quelle façon s’est écrite l’histoire et pour cela suppose, à partir du Contre Apion de Josèphe, l’existence d’écrivains publics, véritablement institués pour rédiger les annales officielles qui étaient à l’origine des livres de la Bible. Reconstituer par quel travail s’est « fait » le texte de la Bible permet de rendre compte des différences qui s’y trouvent.

 

Richard Simon affirmait dans la préface d’un de ses premiers ouvrages que l’homme est « obligé de rechercher la vérité en toutes choses » et qu’« il n’y a point de doute qu’il ne soit obligé plus étroitement à rechercher la vérité de la Religion que toute autre vérité, puisqu’il est certain que l’homme est né principalement pour la Religion » ; il aurait donc pu reprendre comme devise la citation de Lactance que Selden avait mise en exergue à son De Dis Syris : « Primus Sapientiæ gradus est FALSA intelligere ». Mais la signification de ces FALSA, de ces choses fausses, a subi de Selden à Simon une véritable mutation : pour Selden comprendre les choses fausses c’était se pencher sur les dieux et les réalités du polythéisme antique pour deviner de quelle origine ils étaient la dégradation ; pour Simon les choses fausses, ce n’est pas avant tout ce dont parlent les textes de l’Antiquité « syrienne » ou gréco-romaine, mais les fautes, « mendæ », qui altèrent les textes et ne permettent pas d’atteindre la vérité que transmettent ces textes. D’où la conséquence : pour « contribuer à conserver la pureté de la Religion chrétienne », il faut connaître les langues orientales, l’hébreu, le grec.

 

En ne tentant pas de reconstituer, à partir de vestiges d’ordres divers, une histoire générale des religions de l’Antiquité et de leur éventuelle filiation, Richard Simon apparaît comme le véritable fondateur de la critique littéraire. Cependant il n’a pas pour dessein d’écrire une histoire des langues, on peut s’en rendre compte en lisant les pages rapides de son Histoire critique du Vieux Testament où il présente un développement sur l’origine et la généalogie des langues. Par ailleurs, il n’écrit pas une « histoire » continue, histoire du peuple hébreu, des Israélites, des peuples de l’Orient mentionnés dans la Bible, ni une histoire des religions ni une histoire de l’Église chrétienne primitive, même si plusieurs travaux montrent que Simon était très conscient des méthodes et des enjeux de ces histoires : une de ses premières œuvres était une réédition commentée de la traduction du livre de l’anglais Edward Brerewood, professeur d’astronomie à Gresham College à Londres, et il publiera des ouvrages sur les cérémonies des Juifs et sur la créance et les coutumes des nations du Levant. Cependant le critique se situe pour ainsi dire en amont du récit historique, à la fois pour les raisons de méthode que nous avons évoquées, et par la conviction que les véritables origines sont irrémédiablement perdues, que le travail critique permet seulement de s’en approcher : la « vérité » n’est pas pour ainsi dire « essentielle », mais de l’ordre de la plus grande vraisemblance ou approximation.

 

Richard Simon, par le geste fondateur de la critique textuelle et de la critique littéraire modernes, s’écarte donc des voies tracées par Selden, dans son De Dis Syris comme dans ses traités juridiques. Cela ne signifie pourtant pas que le travail du juriste anglais soit resté tout à fait vain ou privé de tout avenir. Le véritable héritier de Selden dans le champ de l’érudition biblique et de l’histoire des religions est en France Pierre-Daniel Huet. Dans ce qui reste incontestablement le meilleur travail consacré à l’évêque d’Avranches puis de Soissons, et sous-précepteur du Dauphin fils de Louis XIV, Alphonse Dupront avait bien reconnu tout ce que Huet devait à ses devanciers dans l’histoire des religions et en particulier à Selden. Huet avait été en correspondance en 1654 avec Selden à propos d’une demande de communication de manuscrit. Mais c’est dans la Demonstratio evangelica publiée pour la première fois à Paris en 1679 que l’utilisation des apports de l’érudition de Selden est la plus évidente, ne serait-ce que par le nombre de références faites par Huet au De Dis Syris et celui des passages où, même en l’absence de référence, nous soupçonnons que le sous-précepteur du Dauphin a utilisé le travail de son devancier. Les intentions apologétiques de l’un et de l’autre sont perceptibles. Huet a voulu trouver un nouveau moyen, sûr, court et rapide, de démontrer la vérité du christianisme, et cela en établissant l’authenticité et le caractère originaire des livres sur lesquels il repose ; il ne le fait pas, comme le faisait au même moment Richard Simon, en réalisant une critique littéraire appuyée sur des principes rigoureux, mais en empruntant la voie de ses devanciers, dont Selden était un des plus érudits, et en poussant à l’extrême les hypothèses, même non fondées, de ces derniers. Ainsi la représentation généalogique et le comparatisme de Selden se retrouveront dans la Demonstratio evangelica. L’étymologie, qui n’est souvent qu’une ressemblance, l’attachement aux noms des divinités, les rapprochements fondés sur l’analogie des légendes ou des attributs divins, l’utilisation de toutes les sources possibles, souvent mises, au mépris de la chronologie, sur le même plan, textes, inscriptions, médailles, marbres, etc., tout cela renvoie le lecteur de la Demonstratio evangelica à l’accumulation érudite du De Dis Syris. Comme son devancier, Huet organise l’histoire des religions antiques selon une dégradation du monothéisme primitif vers le polythéisme païen, et il place à l’origine de cette floraison de dieux la figure centrale de Moïse que, sans le savoir, les païens adorent à travers leurs divinités ; et par là ces païens rendent involontairement hommage à un Dieu unique, preuve de l’empire de ce Dieu unique sur toute l’histoire de l’humanité.

 

On peut être tenté de juger vaines ces tentatives brouillonnes et d’estimer caduc tout le travail des Selden et des Huet. Certes plus grand chose ne subsiste de cette érudition tumultueuse, alors que la méthode de Richard Simon, non dépourvue elle-même de faiblesses et d’hypothèses hasardeuses, paraît porteuse d’avenir. Les choses sont moins simples. Le travail de Selden et de Huet, au delà de leurs maladresses, et peut-être même contre leur intention, a ouvert la voie à des disciplines qui, parallèlement à la critique textuelle et à la critique littéraire, se révéleront fécondes : l’intuition confuse de ce qui sera la mythologie comparée, l’hypothèse, derrière des schémas de dégradation ou de perversion, d’une force de création religieuse à l’œuvre dans les sociétés, la tentative, certes encore extrêmement maladroite, d’approcher l’expérience religieuse des hommes du passé à travers leurs mots, leurs croyances, leurs rites, peuvent être déjà l’annonce de ce qui sera le comparatisme ethnographique. 

 

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Alors que Richard Simon semble avoir presque ignoré Selden, si Huet a beaucoup utilisé le De Dis Syris sans porter une critique rigoureuse sur les hypothèses aventureuses de son devancier, c’est le critique Jean Le Clerc qui, à la fin du XVIIe siècle, a le mieux jugé l’œuvre de Selden, a su en marquer à la fois les limites et l’importance.

 

Le Clerc présente d’abord dans le tome I de son Ars critica en 1699 des conseils pour les études « ad studiorum rationem pertinentia ». Il y dénonce ceux qui manifestent je ne sais quelle « confuse érudition », sans « perspicuitas » ni « ullus ordo », et il donne en exemple le très savant John Selden qui s’est occupé des choses les plus diverses, a multiplié les digressions, fatiguant les lecteurs : ses arguments auraient été présentés « perspicue et ordine expressa », ils auraient pu atteindre les lecteurs. Jugement sévère, critiquant le De Dis Syris. 

 

Quelques années plus tard, Le Clerc consacre un chapitre de sa Bibliothèque choisie au De Dis Syris dont il souligne dès l’abord qu’il est fort connu, exprimant par là l’opinion commune de ses contemporains, Colomiès par exemple, Naudé ou Bayle. L’analyse de Le Clerc pointe « trois défauts généraux et qui lui sont communs avec la plupart de ceux qui ont écrit sur la même matière ». Le premier d’avoir cité indifféremment des auteurs qui pouvaient être compétents et ceux « qui disent hardiment tout ce qui leur vient dans la tête sans se mettre en peine de prouver ce qu’ils avancent », par exemple, ajoute Le Clerc, les Rabbins qui n’avaient pas de monuments anciens à l’exception du Vieux Testament et n’avaient jamais lu les livres des païens. Le second défaut c’est la confusion des dieux des Grecs « avec ceux des peuples barbares ». Que les anciens Grecs soient venus de l’Orient ne permet pas d’en juger avant d’examiner ce que disent les Anciens. En tout cas, « quelque légère ressemblance du nom et de l’histoire » ne saurait faire preuve. Enfin le troisième défaut c’est l’abus de l’explication allégorique des fables. Il est vrai que Selden n’est pas, selon Le Clerc, le seul à présenter ces défauts, et de toute façon le critique estime son érudition et avoue se servir souvent de ses livres. Quant à ceux qui accusent le De Dis Syris d’un plagiat Selden s’en défendait déjà longuement dans la Préface de la seconde édition de son livre.En résumé, de l’érudition, de « bonnes choses » dans les livres de Selden qui font que ces livres dépassent en « utilité » ce qu’il y a de défectueux.

 

Ces remarques générales et mesurées où l’on voit comment un critique de la fin du XVIIe siècle « utilise » les livres de Selden sans cautionner ni ses hypothèses générales, ni sa méthode, s’accompagnent dans l’article de Le Clerc de critiques particulières : confusion entre conjectures philosophiques et religion chez les Égyptiens, méconnaissance des tromperies exercées sur les peuples par ceux qui les gouvernent, enfin, par exemple dans le chapitre du De Dis Syris sur le nom de Baal ou Bel commun à nombre de divinités, « diverses digressions, savantes à la vérité, mais qui détournent le lecteur du sujet dont il souhaite d’être instruit. Selden est extrêmement sujet à ce défaut ». Un jugement mesuré qui correspond bien à ce qu’est l’héritage de Selden au moment de l’émergence d’une critique qui se voulait déjà scientifique.