L’Antiquité chrétienne n’est guère un domaine auquel le nom de Selden soit spontanément associé. Les études patristiques furent un chantier majeur dans l’Angleterre du XVIIe siècle mais, à la différence de certains de ses amis, Patrick Young ou plus encore James Ussher, auquel on l’a régulièrement comparé, Selden n’y fit, du moins directement, aucune contribution. Il est significatif que les Pères apparaissent très peu dans le monument qui lui a récemment été dressé et qui, par la somme de travail qu’il représente comme par la polymathie qu’il atteste, force l’admiration. Pour qui aborde l’histoire de l’érudition dans une perspective purement « internaliste », comme une galerie de grands hommes qui dialogueraient les uns avec les autres à travers les siècles, la question est effectivement secondaire. L’œuvre de Selden est cependant riche en références aux Pères de l’Église et aux anciens conciles. Outre son édition d’Eutychius, auteur tardif mais qui traitait des origines chrétiennes, plusieurs de ses ouvrages les plus importants, – Historie of Tithes, Uxor Ebraica, De Synedriis, – consacrent de longues sections à retracer l’évolution du christianisme aux premiers siècles.

 

Cette part de l’œuvre est spécialement intéressante pour qui souhaite replacer Selden dans le contexte de son temps au lieu de l’en abstraire. Dans des domaines comme les études orientales mais aussi l’histoire de l’Angleterre médiévale, Selden, comme l’écrivit Clarendon, s’engagea « hors des sentiers foulés par les autres hommes » – la même métaphore fut utilisée à l’époque à propos d’Ussher. Les textes patristiques ou conciliaires cités par Selden, en revanche, avaient déjà fait l’objet de nombreuses discussions avant lui. S’il fut original, ce ne put être que par l’usage qu’il en fit. Surtout, les Pères de l’Église faisaient partie de la culture professionnelle du groupe auquel appartenait Ussher et avec lequel Selden eut le plus souvent des relations tendues : des ecclésiastiques formés à la théologie et, plus précisément, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, à la controverse. Leur supériorité dans ce champ d’études était censée fonder leur autorité culturelle et sociale, et ils entendaient bien s’en réserver le monopole. La polémique autour de l’Historie of Tithes porta donc, hors même le contenu du livre, sur le droit et la compétence de l’auteur à traiter d’un tel sujet. Selden souligna dans sa préface que la « philologie », entendue très généralement comme explication des auteurs aussi bien sacrés que profanes et écriture de l’histoire sur les sources, était parfaitement accessible à un common lawyer. Richard Montagu, futur évêque de Chichester, puis de Norwich, protesta qu’il n’y avait personne « à qui la philologie appartînt plus proprement qu’au théologien », alors qu’elle était inutile au common lawyer. La réponse de Montagu ne concernait en apparence qu’une petite partie du livre (les trois premiers chapitres, sur les dîmes dans l’Ancien Testament et chez les païens) mais elle visait à démontrer systématiquement les limites du savoir de Selden, en particulier en matière patristique. Les préjugés whigs de l’historiographie, jusqu’à nos jours, ont fait traiter Montagu avec mépris mais il est loin d’être évident que les contemporains, surtout parmi ses confrères, ne lui aient pas donné l’avantage. Peter Heylyn, en tout cas, jugeait qu’il « s’était montré le plus grand philologue des deux ». Et, qu’il y eût là ou non stratégie délibérée, tout se passa comme si, en se concentrant sur les études juives dans la seconde partie de sa carrière et en caractérisant le christianisme comme « judaïsme réformé », Selden avait choisi de défier les théologiens sur un terrain qui, à la différence de la littérature patristique, ne leur était pas normalement familier. Contre la tradition ecclésiatique exaltée par les laudiens comme Montagu, il dressa les magistri, comme il les appelait, dont « la chaîne de la tradition » était censée remonter sans interruption jusqu’à Moïse et qui devaient, sur la loi juive, être consultés plutôt que les Pères. Il prit une satisfaction visible, dans ce contexte, à égratigner Montagu comme « préférant ses imaginations à l’enseignement des talmudistes, qu’il méprise en toute occasion parce qu’il en est par trop ignorant ». Les réactions du presbytérien écossais Robert Baillie, contraint de côtoyer Selden à l’Assemblée de Westminster en 1645, et exaspéré par son « insolente absurdité », son « arrogance », « la vanité de Selden, qui est plein d’insolence à cause de son érudition orientale », confirment que, Old Priest ou New Presbyter, c’était toujours la suprématie culturelle qui était en cause dans le conflit entre Selden et le clergé. Selden ne recommandait-il pas, du reste, de « croire son pasteur, à moins d’avoir étudié la théologie aussi bien que lui, ou plus que lui » ? Pour évaluer dans quelle mesure il remplit ce programme, il convient d’examiner, non seulement l’étendue de ses lectures, mais aussi sa maîtrise de la philologie – critique textuelle et surtout critique d’authenticité – qui constituait alors une compétence essentielle des théologiens. Cette enquête nécessairement technique pourra livrer au moins de premières indications sur la représentation que se faisait Selden de l’Antiquité chrétienne. 

 

Première ou seconde main ?

 

En réponse à Historie of Tithes, Montagu ne craignit pas de mettre en cause la culture patristique de son adversaire, qui, à l’en croire, avait pour habitude de se procurer ses citations « par colportage, d’occasion, et non pas chez le marchand » – l’accusation et même l’image étaient ordinaires chez les controversistes. Mais Montagu faisait cette remarque à propos d’un passage de Prudence que, on le verra, Selden avait très certainement lu dans l’original. Une accusation un peu différente, et plus plausible, est que Selden aurait été « guidé vers » ses « témoignages d’Origène, Cyprien, Ambroise, Augustin et autres » par le traité sur le droit divin des dîmes publié en 1606 par George Carleton (devenu dans l’intervalle évêque de Chichester). Là encore, il s’agissait d’un reproche classique, et Selden l’avait lui-même adressé à son adversaire clérical Tillesley . Une comparaison précise entre Selden et Carleton montre que plusieurs citations leur sont effectivement communes mais qu’elles ne sont pas découpées de la même manière : celles de Selden sont plus longues comme aussi plus exactes. Il est patent que, tout au long de sa carrière, Selden s’orienta souvent dans les sources grâce à ce que nous appellerions aujourd’hui la littérature secondaire, parfois en indiquant l’intermédiaire, parfois en le passant sous silence : en règle générale, pourtant, on peut admettre qu’il ne fit aucune citation sans l’avoir lui-même reprise sur les originaux. Pour montrer que la praecipitatio était tombée en désuétude bien avant Augustin, il cita ainsi trois passages où l’évêque d’Hippone déclarait ce supplice inusité chez les Romains. Les références étaient données par le juriste français Pierre Du Faur de Saint-Jorry, que Selden cita parmi les uiri docti qui avaient écrit sur le sujet : mais Du Faur se limitait aux références alors que Selden fit des citations textuelles, qu’il alla nécessairement chercher dans les Opera omnia d’Augustin.

 

Il faut souligner à ce propos l’importance du Décret de Gratien. Selden possédait une édition lyonnaise de 1606 du Corpus Iuris Canonici, conforme à l’édition romaine officielle de 1582, corrigée sur ordre du pape Grégoire XIII. Il s’en servit pour préparer l’Historie of Tithes, soulignant et annotant ce qui se rapportait aux dîmes, par exemple la lettre du pseudo-Jérôme à Damase, qui forme le canon Quoniam quidquid de Gratien, et qui est également citée dans une décrétale d’Innocent III. On pourrait voir là un effet de la formation juridique de Selden, et il est certain qu’il attachait une grande importance à la « réception » – une notion essentielle chez lui – d’un texte dans le droit canonique : si celle-ci n’était certes pas une garantie philologique, le fait que des canons, même authentiques, ne fussent pas « mentionnés, comme d’une autorité reçue » dans les anciennes collections canoniques, suggérait qu’ils n’avaient eu qu’une valeur locale. Mais le Decretum Gratiani restait aussi une ressource considérable pour les théologiens, même protestants : les principaux textes patristiques, ou pseudo-patristiques, qu’il citait sur les dîmes se retrouvent aussi bien chez Carleton. Là aussi, pourtant, Selden se reporta systématiquement aux originaux, éditions des Pères ou collections conciliaires.

 

Selden était spécialement soucieux de vérifier le texte original des Pères grecs, qui n’étaient ordinairement lus, et même cités, qu’en traduction latine. Partout où il le pouvait, il cita le grec, en le faisant suivre d’une traduction latine qui, en règle générale, était de son cru et plus littérale que les versions existantes. Dans certains cas, les écarts avaient des implications considérables. D’après la traduction du Contra Celse d’Origène par l’humaniste tchèque Sigismundus Gelenius – incluse en 1557 dans les Opera omnia de Bâle et régulièrement réimprimée depuis lors –, la première accusation portée par Celse contre les chrétiens était qu’ils avaient l’habitude de tenir clancularios conuentus, « des assemblées clandestines », contre la loi. Le passage ainsi rendu fut utilisé par exemple, en 1639, par Paganino Gaudenzio, professeur de belles lettres à l’université de Pise, pour traiter des réunions des chrétiens avant Constantin. L’édition princeps du texte grec, accompagné, du reste, de la traduction Gelenius reprise sans changement, fut donnée par David Hoeschel en 1605 : Celse y accusait les chrétiens de faire συνθήκας κρύβδην πρὸς ἀλλήλους. Dans Uxor Ebraica, Selden souligna qu’il ne s’agissait pas de réunions, mais de « pactes » ou de « conventions », tels ceux que mentionnait la fameuse lettre de Pline à Trajan (sur les chrétiens s’engageant par serment à ne pas commettre l’adultère etc.). Le De Synedriis revint plus longuement sur ce point, pour montrer que le christianisme primitif avait les caractères d’une association volontaire, à la manière des sociétés juives ou des écoles philosophiques, suivant « une discipline confédérée ».

 

Selden ne se borna pas, au reste, à vérifier des citations trouvées chez d’autres et on ne saurait douter de l’étendue de ses lectures. Preuve en est qu’on le voit utiliser des textes tout récemment publiés. Ainsi, dans la « Review » de Historie of Tithes, qui doit dater de l’été ou de l’automne 1618, il cita, et clairement d’après l’imprimé, une des nouvelles lettres de Basile de Césarée découvertes par Richard Montagu dans un manuscrit de la Bodléienne. Montagu en avait préparé l’édition mais, faute de pouvoir les publier en Angleterre, avait fini par les envoyer au jésuite Fronton du Duc ; elles furent incluses dans la nouvelle édition parisienne des Opera omnia, qui dut sortir des presses en mars 1618. Au témoignage de Paul Colomiès, il est vrai, les citations de Selden ne reflètent pas nécessairement ses propres lectures : « M. Junius [Francis Junius] m’a assuré que Selden (qu’il connoissoit particulierement,) faisoit lire plusieurs personnes pour luy, comme on l’a dit autrefois du Cardinal du Perron, de l’Avocat Général Servin, et de M. du Plessis ». Selden eut certainement, à la fin de sa carrière, quand ses ressources financières comme ses possibilités de patronage étaient devenues considérables, des collaborateurs – notamment parmi les épiscopaliens privés de leurs bénéfices par la guerre civile –, qui lui envoyaient des textes, manuscrits ou imprimés. Conformément à sa méthode habituelle, il s’efforçait de vérifier ceux-ci dans les originaux, à preuve les efforts infructueux qu’il fit pour retrouver les mystérieuses « épîtres de Zonaras » citées dans des notes d’Isaac Casaubon que lui avait envoyées le fils de ce dernier, Méric, sur le pouvoir de lier et de délier – il devait s’agir en fait des lettres de Michel Glycas, que le manuscrit utilisé par Casaubon attribuait à tort à Zonaras.

Les manuscrits 

Il est possible de préciser la nature des sources de Selden. S’agissant des Pères, il ne recourut qu’exceptionnellement à des manuscrits, et toujours pour vérifier de brefs passages. Dans Historie of Tithes, à titre d’argument contre l’authenticité des Constitutions apostoliques, il cita l’original grec de l’épître canonique de Denys d’Alexandrie d’après un manuscrit de Théodore Balsamon qui lui avait été prêté par Patrick Young. Le texte n’était alors disponible que dans la traduction latine composée par Gentien Hervet, alors qu’il assistait comme théologien au concile de Trente, et publiée à Paris en 1561. La première édition grecque-latine ne vit le jour qu’en 1620, toujours à Paris – Selden en acquit un exemplaire. Le recours à l’original s’imposait puisque Hervet avait fait un contresens sur le mot ἀπονηστίζεσθαι, rendu par ieiunare alors qu’il veut dire l’exact contraire, ieiunium soluere. L’édition bilingue de 1620 reprit sans changement cette traduction et il fallut attendre la nouvelle édition du droit canonique grec par William Beveridge, en 1672, pour que l’erreur fût relevée et rectifiée. Dès 1618, Selden avait traduit correctement, fût-ce avec un peu d’emphase, to leave of that strictnesse of Fasting, pour conclure que, la fin du jeûne du carême étant expressément déterminée dans les Constitutions apostoliques, Denys n’aurait pu hésiter sur la question si celles-ci avaient existé de son temps, au milieu du IIIe siècle. Young avait aussi communiqué son manuscrit à Montagu, lequel ne manqua pas de relever qu’il avait eu accès aux mêmes sources que Selden.

 

Un autre cas est celui de la version anglo-saxonne de l’Historia aduersus paganos d’Orose, à laquelle Selden se référa au moins deux fois. Elle suscita beaucoup d’intérêt au XVIIe siècle, même si l’édition princeps est seulement de 1773. Sir Robert Cotton en possédait un manuscrit, dont Francis Junius, grâce aux bons offices de Selden qui s’entremit en sa faveur, fit une transcription. Il n’est pas sûr que l’information de Selden soit ici de première main. Dans l’exemplaire de l’Orose latin qui lui appartint, les équivalents anglo-saxons de bon nombre de mots sont notés en marge, mais il se pourrait que quelqu’un d’autre eût fait le travail pour lui – la question devrait être reprise par un spécialiste. On peut encore mentionner un auteur qui tient en quelque sorte négativement à la patristique, au titre de contemporain et d’adversaire des Pères, l’empereur Julien : Young, qui en possédait un manuscrit, communiqua à Selden le discours Sur la mère des dieux, encore inédit, et Selden en cita un extrait, sur les mystères d’Éleusis, dans ses Marmora Arundelliana. Toujours pour un auteur païen mais lié au christianisme, au tome deux du De Synedriis, à propos de l’arcane dans le culte d’Orphée, Selden cita un passage de la Mathesis de Firmicus Maternus, en faisant la collation du texte imprimé sur un manuscrit de Lincoln College, Oxford.

 

S’agissant des conciles, le seul pour lequel Selden travailla vraiment sur manuscrits est celui de Nicée, objet de vifs débats parmi les érudits et les théologiens, en particulier quant à l’authenticité des canons arabes découverts et publiés par les jésuites dans les années 1570. En 1625, Selden prit un vif intérêt à la nouvelle qu’« un très ancien manuscrit grec du concile de Nicée, le premier de ce nom » se trouvait en Angleterre. Mais il s’agissait en réalité d’un manuscrit, et vraisemblablement d’un mauvais manuscrit, du Syntagma du pseudo-Gélase de Cyzique, dont l’édition princeps grecque avait paru en 1599 – Selden en avait un exemplaire –, et dont le caractère fabuleux était d’ores et déjà reconnu. Il y avait du reste encore très peu de manuscrits en Angleterre, particulièrement dans le domaine grec. Ce ne fut qu’à partir de la fin des années 1620, grâce à une série de donations suscitées ou effectuées par Laud, que la Bodléienne acquit d’importantes collections. Dans son édition d’Eutychius, Selden put citer la paraphrase arabe du pseudo-Joseph l’Égyptien (offerte à la Bodléienne en 1629 par Sir Thomas Roe, au retour de son ambassade à Constantinople, où il l’avait lui-même reçue en don du patriarche Cyrille Lucar) ainsi qu’une liste de souscriptions grecques tirées d’un manuscrit de Laud, que Selden considérait lui-même comme apocryphes – le manuscrit les attribuait du reste « au second plutôt qu’au premier concile de Nicée », et elles appartiennent en réalité au troisième concile de Constantinople. L’un et l’autre texte avaient été transcrits pour lui à Oxford, respectivement par Edward Pococke (ou du moins sous sa direction) et par Gerald Langbaine

 

La bibliothèque patristique de Selden

 

En règle générale, Selden s’en tint à des éditions imprimées. Les indications fournies sur ce point par ses propres livres peuvent être précisées par le catalogue de sa bibliothèque, que ses exécuteurs testamentaires firent dresser en 1655, alors qu’elle se trouvait encore à Whitefriars, la résidence londonienne de Selden depuis 1639. Les informations sont souvent incomplètes, et titres et noms parfois même mutilés – le copiste écrivit vraisemblablement sous la dictée, et sans y connaître grand-chose. Aussi est-il utile de vérifier ce catalogue de Whitefriars sur celui qui fut compilé à Oxford, au début de la décennie suivante, par le bibliothécaire de la Bodléienne, Thomas Lockey, après que le gros des livres de Selden y eurent finalement été transférés. Ceux-ci sont en principe toujours à la Bodléienne, affectés d’une cote « Seld. », mais on ne peut exclure qu’aient eu lieu des substitutions de cotes ou d’exemplaires : la présence de la signature de Selden ou de sa fameuse devise, περὶ παντὸς τὴν ἐλευθερίαν, ou alors des notes de sa main, permettent seules d’affirmer avec certitude qu’un exemplaire lui a effectivement appartenu.

 

À la fin de sa vie en tout cas, Selden avait à portée de main le corpus presque entier des Pères grecs et latins. La seule lacune vraiment importante concerne Augustin puisque, si l’on en croyait le catalogue de Whitefriars, Selden n’aurait pratiquement possédé de lui qu’un tome isolé des Opera omnia publiées à Paris en 1586 (reproduction de l’édition des théologiens de Louvain de 1576-1577), contenant la Cité de Dieu avec le commentaire de l’humaniste Juan Luis Vivès – Selden possédait également un incunable des commentaires de Nicholas Trevet et Thomas Waleys, deux dominicains anglais du début du XIVe siècle. Il est tentant de reconnaître là les intérêts propres de Selden, qui lisait beaucoup les Pères dans une perspective antiquaire, pour ce qu’on pouvait y apprendre des cultes païens antiques, et n’aurait donc pas éprouvé le besoin de posséder les ouvrages proprement dogmatiques d’Augustin, tels ses écrits sur la grâce, qui passionnaient les théologiens. On trouve certes chez Selden des références occasionnelles à ces écrits, comme aussi aux ouvrages exégétiques ou aux sermons, mais il est tout à fait concevable qu’il n’en ait jamais fait une étude approfondie et se soit borné à reprendre des renvois ou des citations trouvés chez d’autres, en allant consulter au besoin les Opera omnia d’Augustin dans une des bibliothèques qui lui étaient aisément accessibles à Londres. Une autre absence est celle de la Bibliothèque des Pères, destinée à recueillir tous les auteurs ecclésiastiques dont l’œuvre n’était pas assez copieuse pour fournir un volume in-folio à part. Cette énorme compilation avait été publiée pour la première fois par le théologien parisien Marguerin de La Bigne en 1575, et les éditions s’en enchaînèrent rapidement pendant la vie de Selden : des théologiens comme Montagu ou Baillie, tout en récriminant contre les manœuvres des libraires du continent, avaient à cœur d’en acquérir un exemplaire. Selden cita à plusieurs reprises des textes d’après la Bibliotheca Patrum mais, si l’on s’en fie au catalogue de Whitefriars, il ne l’avait pas chez lui. Il possédait seulement deux recueils qui peuvent passer pour des précurseurs de La Bigne, le Μικροπρεσβυτικόν et, au moins en partie, les Monumenta S. Patrum Orthodoxographa, parus à Bâle respectivement en 1550 et en 1569 .

 

Certains auteurs étaient en revanche particulièrement bien représentés, au premier chef Tertullien – un des trois Pères que Selden recommandait parce qu’ils « ont plus de savoir que tous les autres, et écrivent librement ». Outre les Opera omnia par le calviniste François Du Jon (1597) et par le gallican Nicolas Rigault (1634), Selden possédait à part l’Apologétique du huguenot Didier Hérault, le De pallio de Claude Saumaise et celui du jésuite espagnol Juan Luis de La Cerda (publié avec ses Aduersaria sacra), l’édition princeps de l’Ad Nationes par le juriste genevois Jacques Godefroy (en deux exemplaires), les commentaires du chanoine flamand Jacques de Pamèle (Pamelius), publiés pour la première fois en 1583/4 et réédités pour accompagner l’édition Rigault, et ceux du capucin Georges d’Amiens. Selden avait l’habitude de se reporter à l’ensemble des éditions qu’il possédait. Citant l’Ad Nationes sur l’interdiction des Bacchanales en Italie par l’autorité du Sénat, il donna ainsi le texte du manuscrit, tel que Godefroy l’avait reproduit, avec l’ingénieuse correction de ce dernier, et nota qu’elle était reprise dans l’édition Rigault. Traitant dans l’Uxor Ebraica de l’anneau nuptial chez les anciens Romains, il mentionna, sans prendre parti, le désaccord entre Du Jon et Pamèle, qui, dans leurs notes respectives sur l’Apologétique, avaient cherché à concilier le témoignage de Tertullien (un anneau d’or) avec celui de Pline l’Ancien (un anneau de fer) : pour Pamèle, le fiancé envoyait d’abord à sa promise un anneau de fer, puis un anneau d’or ; pour Du Jon, c’était l’inverse. Cette section tertullianiste, qui confirme les intérêts caractéristiques de Selden, constitue un bon échantillon de sa bibliothèque patristique, à la fois par la domination des éditions importées d’Europe continentale et par le mélange des travaux protestants et catholiques, sans préférence confessionnelle bien visible. Si le premier trait était inévitable dans l’Angleterre de l’époque, le second appelle commentaire.

 

Malgré la valorisation théologique croissante de l’autorité des Pères, très peu d’éditions patristiques virent le jour en Angleterre du vivant de Selden. La principale exception fut la monumentale édition grecque de Jean Chrysostome par Sir Henry Savile, imprimée à Eton College entre 1610 et 1612 et publiée au début de 1613. Selden en possédait un exemplaire. Il n’en fit pas encore usage dans Titles of Honor en 1614 : des deux références à Chrysostome dans cet ouvrage, l’une était un simple renvoi à l’in-folio d’homélies grecques-latines que Fronton du Duc avait fait paraître à Paris en 1609 (et qui devint plus tard le premier volume de ce qu’on désigne assez improprement comme l’édition Fronton du Duc de Chrysostome), l’autre était une citation de seconde main d’après les notes d’Isaac Casaubon sur l’Historia Augusta. Dans l’Historie of Tithes et dans tous les ouvrages ultérieurs de Selden, les références à Chrysostome sont systématiquement à l’« editio Saviliana », avec indication du volume et de la page. Ces précisions, exceptionnelles chez Selden, répondaient en partie à un souci pratique – l’édition Savile est sans cela difficile à utiliser –, mais elles reflétaient aussi le statut de cette dernière comme édition de référence, faisant autorité – il n’y en avait pas de véritable équivalent pour les autres Pères. Pour l’Aduersus Iudaeos, Selden possédait en outre l’édition bilingue de l’érudit luthérien David Hoeschel, qui avait été le premier à donner le texte grec – l’Aduersus Iudaeos était spécialement intéressant pour Selden et il paraît avoir fait grand cas de Hoeschel : il cita l’ouvrage avec une double référence, à Hoeschel et à Savile. Même pour lui-même, en dehors de ses ouvrages publiés, Selden recourait systématiquement à l’édition d’Eton : ayant acquis un ancien recueil d’homélies de Chrysostome en traduction latine, par le bénédictin Joachim Périon et le chartreux Godefroy Tilmann, il nota pour chacune la concordance avec Savile.

 

Dans l’esprit de Savile, le Chrysostome aurait dû être suivi par une série d’autres éditions patristiques mais ces ambitieux projets ne purent aboutir, en bonne partie à cause de la concurrence sans merci, nourrie de préjugés confessionnels aussi bien que de préoccupations commerciales, qui leur fut faite de l’autre côté de la Manche. Les libraires parisiens se hâtèrent ainsi de publier les Opera omnia de Grégoire de Nazianze pour prendre de vitesse l’édition que Savile avait commencé à préparer. La presse d’Eton dut donc s’en tenir aux deux discours contre Julien, préparés par Richard Montagu, alors l’un des principaux jeunes collaborateurs de Savile. Celui-ci lui avait confié ses matériaux, en particulier les Commentaires mythologiques sur ces deux discours par le Pseudo-Nonnus, qui n’étaient connus jusque là qu’en traduction latine et qu’il avait fait transcrire à la Bibliothèque impériale de Vienne par son intrépide amanuensis, Samuel Slade, fellow de Merton College, Oxford : Montagu les publia en grec à la suite du texte de Grégoire. Selden possédait un exemplaire de l’édition, qu’il lut de très près pour les informations sur les cultes antiques que donnaient Grégoire ou surtout son scoliaste, par exemple quant aux différents degrés d’initiation au culte de Mithra. Il s’en servit dans le De Diis Syris, et surtout dans l’édition de 1636 du De successionibus in Bona Defuncti, où il cita le Pseudo-Nonnus en grec pour montrer que le baptême était employé « dans les plus célèbres cérémonies d’initiation des païens ». Selden s’intéressait assez à l’auteur pour acquérir un manuscrit de ses deux autres Commentaires mythologiques, encore inédits, sur les discours 39 (Sur les Lumières) et 43 (Oraison funèbre de Basile de Césarée), de Grégoire de Nazianze, dont il ne semble pas, cependant, s’être servi.

 

La plupart des éditions possédées par Selden étaient donc d’origine continentale. Il reçut telle ou telle en hommage, à la faveur de sa réputation croissante dans la République des lettres : Sébastien Cramoisy, le libraire des jésuites parisiens, lui envoya ainsi en 1630 un exemplaire du Julien du P. Petau, pour avoir « recogneu par les livres curieux et doctes que journellement vous mettez au jour l’estat que vous faictes des bons et anciens autheurs » – Selden avait annoncé dans ses Marmora Arundelliana cette nouvelle édition des Opera omnia, qui avait pu profiter du manuscrit de Young. La plupart furent achetées, soit qu’elles eussent directement été importées par le commerce spécialisé, ce qu’on appelait le Latin trade, soit, pour les plus anciennes, que Selden les eût acquises d’occasion en Angleterre même.

 

On ne saurait ici les énumérer une par une mais on peut distinguer plusieurs grands groupes. Il s’agit en premier lieu d’éditions humanistes de la première moitié du XVIe siècle, publiées dans les deux grands centres rivaux qu’étaient alors Bâle et Paris – les éditions parisiennes n’étant souvent que des reprises plus ou moins améliorées des bâloises : la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse, en traduction latine (1521), les œuvres d’Eucher de Lyon éditées par Ioannes Alexander Brassicanus (1531), les Opera omnia d’Eusèbe de Césarée, en latin (1542) pour Bâle ; Cyprien (1541) et Irénée de Lyon (1545) dans l’édition d’Érasme, les Commentaires du Pseudo-Primasius d’Adrumète sur saint Paul (1543) ou encore le De Gubernatione Dei de Salvien (réimpression de 1575 de l’édition princeps de Brassicanus, qui est de 1530) pour Paris. On peut encore mettre dans cette catégorie, un peu plus tard, les œuvres de Synésius de Cyrène éditées par Adrien Turnèbe, en grec seulement. Un deuxième ensemble regroupe des éditions du second XVIe siècle qu’on peut à bon droit dire de Contre-Réforme, parues à Anvers (pour celle de Fulgence, préparée par des théologiens de Louvain), ou surtout à Paris : Grégoire le Grand (1571), les poésies de Grégoire de Nazianze éditées par Jacques de Billy (en traduction latine, avec en partie le texte grec), les Opera omnia de Jérôme (1602) et d’Ambroise (1614). Dans les deux derniers cas, il s’agissait de reprise des éditions romaines respectivement procurées par Mariano Vittori, évêque de Rieti (en 1570-1572), et par le cardinal Felice Peretti, devenu le pape Sixte-Quint (1579-1587). Il faut y ajouter les Opera omnia de Cyprien parues à Cologne en 1617, simple réimpression de Pamelius (Anvers, 1568) : ce fut cette édition, et non l’érasmienne de 1541, que Selden utilisa – texte et notes – pour préparer son histoire de l’excommunication dans le De Synedriis

 

Viennent ensuite les Jésuites, dont Selden releva, dans ses Propos de table, le rôle désormais essentiel dans le champ du savoir. Ils dominaient les études patristiques, spécialement dans le domaine grec – les éditions bilingues, texte et traduction latine se faisant face, devinrent alors la norme. Ce fut l’œuvre de Belges comme Héribert Rosweyde (éditeur de Paulin de Nole, avec Fronton du Duc, en 1622) et Andreas Schott (Isidore de Péluse, 1629) et surtout de Parisiens, avec les Pères Fronton du Duc, Denis Petau, Jacques Sirmond. Selden possédait un in-folio comprenant Grégoire Thaumaturge, le pseudo-Macaire (ou Macaire-Syméon) et Basile de Séleucie, en partie édités ou revus par Fronton du Duc. Petau, que Selden qualifie régulièrement de uir doctissimus, a déjà été rencontré pour son Julien. Il donna en 1612 les Opera omnia de Synésius de Cyrène (Selden en possédait une réédition de 1631) et surtout, en 1622, une nouvelle édition d’Épiphane, dont Selden se servit beaucoup, à la fois pour le texte, la traduction latine revue, et les notes. Dans le De Synedriis, il recommanda la longue dissertation sur la pénitence publique que Petau avait incluse dans son édition à propos de l’hérésie des Novatiens.

 

Selden possédait la plupart des nombreuses éditions procurées par Sirmond, et il est vraisemblable que, au moins à la fin de sa vie, il les acquérait systématiquement à parution, sur le nom du jésuite plutôt que par un intérêt spécifique pour les auteurs concernés. Le catalogue de Whitefriars mentionne ainsi un exemplaire du Praedestinatus d’Arnobe le Jeune, dont Sirmond donna l’édition princeps en 1643, dans le contexte de la controverse janséniste : Selden l’utilisa dans Uxor Ebraica, sur le rite du mariage, puis dans le De Synedriis, pour l’histoire de l’excommunication. Il possédait aussi l’édition Sirmond de Sidoine Apollinaire, alors même qu’il avait aussi la précédente, par Jean Savaron, qu’il utilisa en tout cas pour ses notes – Savaron, président au présidial de Clermont, était un des exemples français donnés par Selden, dans la préface de l’Historie of Tithes, pour montrer l’aptitude des juristes à la philologie. Les Opera omnia de Théodoret avaient été commencées par Fronton du Duc mais furent menées à bien par Sirmond. Étaient issus du même milieu l’édition grecque-latine d’Athanase de 1627, fondée notamment sur les travaux de Fronton du Duc et à laquelle collabora le jeune Lucas Holstenius, un converti des jésuites parisiens, et les deux volumes de la Préparation et de la Démonstration évangéliques d’Eusèbe de Césarée parus en 1628, qui incorporaient l’édition princeps par Richard Montagu des écrits contre Marcel – Montagu avait dû une fois encore se résoudre à envoyer ses matériaux à Paris. Conformément à ses intérêts, Selden paraît avoir surtout lu la Préparation, dont l’édition était due au jésuite François Viger, pour les nombreuses citations d’auteurs perdus qu’elle transmet.

 

 

Les éditions d’origine protestante, qui peuvent former un dernier ensemble, sont nettement moins nombreuses en comparaison, surtout si l’on défalque celles de Hoeschel – luthérien mais qui publiait à Augsbourg, cité officiellement biconfessionnelle, grâce au mécénat du patriciat catholique, et dont les travaux, à la fois par nécessité et par conviction, sont marqués par l’irénisme. Il faut mettre au premier rang celles de Heidelberg, principal foyer de la patristique calviniste à la fin du XVIe siècle, grâce à la collaboration du philologue Friedrich Sylburg et de l’imprimeur Jérôme Commelin. Selden possédait un exemplaire de leur Clément d’Alexandrie, qu’il annota d’un bout à l’autre avec une abondance rare chez lui, notamment pour faire des renvois internes (par exemple sur l’usage du sel dans les mystères païens), et pour noter des parallèles avec d’autres auteurs, tel Épiphane. Des passages marqués se retrouvent en outre dans les ouvrages de Selden (ainsi dans Uxor Ebraica, sur l’anneau nuptial). Ce fut aussi sur le Justin de Sylburg, imprimé par Commelin en 1593, qu’il travailla, en tout cas pour ses derniers ouvrages : les citations du De Iure Naturali et Gentium, pour l’usage d’appeler les jours par des noms de planètes, d’Uxor Ebraica, sur l’histoire de la femme chrétienne qui divorce de son mari débauché, du De Synedriis, sur l’eucharistie réservée « à qui vit comme le Christ l’a enseigné », par exemple, correspondent très précisément à des passages soulignés dans son exemplaire

 

Selden possédait aussi le corpus bilingue des historiens ecclésiastiques grecs, d’Eusèbe à Évagre, publié à Genève en 1612. Le choix de cette édition plutôt que de celle de Cologne, parue la même année, pourrait faire penser d’abord à une préférence confessionnelle – l’édition de Cologne, préparée par le chanoine Severin Binius, avait une orientation explicitement anti-protestante. Mais la principale différence était que, si les deux éditions donnaient pour l’essentiel la même traduction latine, due à l’évêque marien John Christopherson, celle de Genève avait en plus l’original grec : il est hautement probable que ce fut cela qui détermina le choix de Selden. Celui-ci compléta par la suite le corpus en acquérant l’édition princeps, genevoise elle aussi, de Philostorge par Jacques Godefroy. D’autres éditions protestantes de Selden portaient sur des textes courts, ainsi celle du De Ecclesiasticis dogmatibus de Gennade par le luthérien Geverhard Elmenhorst, qui fut mise à l’Index pour ses notes, ou la réimpression à Hanau de deux lettres de Grégoire de Nysse qui avaient été d’abord publiées à Paris, l’une par Pierre Du Moulin, l’autre par Casaubon – le travail du premier étant fortement anticatholique, le second d’esprit plus irénique. On peut encore mentionner l’édition princeps du De errore profanarum religionum de Firmicus Maternus donnée en 1562 par le gnésio-luthérien Matthias Flacius Illyricus. Johannes Wower, érudit luthérien de Hambourg, donna ensuite en 1603, avec l’aide de Scaliger, une nouvelle édition dont les nombreuses corrections ope ingenii fixèrent le texte jusqu’au XIXe siècle : Selden en possédait une réimpression publiée à Leyde en 1652, en appendice à l’Octavius de Minucius Felix; il eut le temps de s’en servir pour le tome trois du De Synedriis. Firmicus Maternus était bien sûr riche en notations sur les cultes païens.

 

Quant aux conciles, toutes les collections générales étaient catholiques, à partir de la première en date, celle du sorbonniste Jacques Merlin, dont Selden possédait un exemplaire. Il utilisa aussi la suivante, par le franciscain Pierre Crabbe, dont, à la date de l’inventaire en tout cas, seul le premier volume figurait dans sa bibliothèque. Selden consulta en outre, sans la posséder lui-même, la collection des conciles généraux imprimée par la Typographie Vaticane, qu’il considérait comme faisant autorité par rapport aux précédentes. En cours de rédaction de l’Historie of Tithes, il put se procurer la nouvelle édition de Binius (Cologne, 1618), qui reprenait le texte de Rome. Soit dès lors, soit par la suite, il en acquit un exemplaire, qu’il utilisa par exemple pour son édition d’Eutychius, à propos des souscriptions au concile de Nicée. Il possédait en outre les grandes collections nationales – espagnole par l’archevêque de Tolède, Garcia de Loaisa ; française par Sirmond ; britannique par Henry Spelman (un don de l’auteur), – auxquelles il se reporta systématiquement en même temps qu’à Binius

La critique textuelle 

Selden semble donc être resté indemne de l’espèce de panique philologique qui s’empara de l’Europe protestante, et tout particulièrement de l’Angleterre au tournant des XVIe et XVIIe siècles, et qui conduisit beaucoup de théologiens à préférer les anciennes éditions bâloises à celles de la Contre-Réforme. Il avait dans sa bibliothèque le grand ouvrage de Thomas James, le premier bibliothécaire de la Bodléienne, contre les falsifications des papistes, et la supplique adressée par celui-ci au clergé d’Angleterre, pour lui faire financer une vaste entreprise de collation textuelle destinée à y remédier. Il possédait aussi l’édition du De bono patientiae de Cyprien publiée à Oxford en 1633, un des très rares résultats du projet. Il était par ailleurs lié d’amitié avec Richard James, le neveu de Thomas, qui se fit l’écho des thèses de son oncle dans un sermon de 1625 devant l’université d’Oxford, dont Selden possédait un exemplaire. Rien n’indique pourtant que Selden les ait partagées. La passion religieuse qui animait cette patristique de combat lui était étrangère. On a observé que, dans les mêmes années, il était resté à l’écart du militantisme protestant, volontiers teinté d’apocalyptisme, qui poussait aux aventures militaires sur le Continent. L’entreprise de Thomas James – docteur en théologie, ne l’oublions pas – relevait du même confessionalisme agressif. Plus tard, alors que le Long Parlement voulait remettre en vigueur l’interdiction d’importer des « livres papistes », tombée plus ou moins en désuétude sous Charles Ier, Selden protesta vigoureusement en privé : « Les livres papistes enseignent et font connaître ce que nous savons ; nous savons beaucoup de choses par eux ; les Pères, l’histoire de l’Église, les scolastiques, tous peuvent être considérés comme des livres papistes, et si vous les ôtez, quel savoir laisserez-vous ? ».

 

Selden était certainement doté de la sensibilité textuelle aiguë caractéristique de la culture du temps. Dans des débats qui recouraient constamment, et dans tout domaine, à l’autorité textuelle, une variante pouvait avoir des implications considérables. Comme député à la Chambre des Communes, dans les années 1620, Selden fut confronté à plusieurs reprises, dans des textes juridiques, à des écarts dont certains, au moins, correspondaient à des altérations délibérées. Le Parlement de 1629 attacha une grande importance aux variantes des éditions des Trente-neuf Articles, en particulier quant à la présence ou l’absence, au début de l’Article XX, de la fameuse clause sur l’autorité de l’Église « dans les controverses de la foi » : Selden fit partie du comité chargé d’examiner la question. Selden polémiste était tout à fait capable de scruter les citations patristiques de ses adversaires et d’y dénoncer le moindre écart par rapport à l’original. Il accusa ainsi Tillesley d’avoir commis « la falsification la plus insigne » en introduisant une coupure fautive dans un passage d’Irénée ; Tillesley protesta qu’il s’agissait d’une faute d’impression, mais la véhémence qu’il mit à sa défense montre l’importance de l’enjeu : c’était son crédit qui était en cause.

 

Selden, pourtant, n’attribua jamais les variantes des textes patristiques à des interventions délibérées des hérétiques, anciens ou modernes. On supposerait volontiers qu’il s’abstint d’autant plus de ce genre d’accusations que les théologiens du temps y recouraient plus volontiers, et parfois sans aucune base manuscrite. Dans sa préface à Eutychius, il mentionna sévèrement ceux qui, pour maintenir l’institution apostolique de l’épiscopat, avaient « osé affirmer, de manière par trop audacieuse », que la fameuse lettre de Jérôme à Evangelus, sur la parité primitive des évêques et des prêtres à Alexandrie, avait été corrompue par les aériens. Selden, de même, ne proposa qu’exceptionnellement des conjectures personnelles, alors que certains théologiens ne craignaient pas de corriger ope ingenii les passages patristiques les plus importants pour la controverse. On peut penser que ces libertés avec les textes heurtaient son esprit juridique. Il est possible aussi qu’il n’ait pas été tout à fait sûr de lui sur ce terrain. On le voit abandonner sa propre emendatio d’un passage d’Origène, pour adopter celle de Patrick Young, plus brillante mais aussi plus audacieuse et qui n’eut finalement aucun succès, alors que celle de Selden fut adoptée, ou retrouvée, par les éditeurs ultérieurs.

 

On a vu que Selden comparait volontiers les différentes éditions des Pères pour en relever les variantes. Dans le cas de Pères grecs d’abord publiés en traductions latines, il examinait aussi celles-ci. Dans le Contre Celse, là où le latin de Gelenius comme le grec de Hoeschel parlaient des « Sères sans dieu », la vieille version de Cristoforo Persona – publiée pour la première fois à Rome en 1481 et dont Selden possédait une réimpression parisienne de 1512 –, avait Syri : Persona avait donc dû lire Σύροι dans son manuscrit. Après avoir pesé les arguments dans un sens et dans l’autre, Selden conclut que la bonne leçon était Σῆρες. Il s’agit toujours de corriger des erreurs, non de découvrir des falsifications.

 

Selden utilisa beaucoup les Pères comme témoins du texte du Nouveau Testament – il faudrait s’interroger sur le rôle qu’il joua dans le grand courant de l’érudition anglaise qui culmina dans le Nouveau Testament de Mill et dont le résultat objectif fut une historicisation du texte. Ainsi, dans le De Synedriis, il releva que, dans la première épître aux Corinthiens, là où Paul, selon le texte reçu, appelait les Corinthiens à chasser τὸν πονηρὸν, le mauvais homme (l’incestueux) de la communauté, le commentaire de Théodoret, publié pour la première fois en grec par Sirmond en 1642, lisait τὸ πονηρὸν, le mal, au neutre. Si l’on adoptait cette leçon, il ne s’agissait donc pas d’excommunication. Preuve de l’intérêt que Selden portait à cette variante, il l’évoqua dans ses Propos de table, où il déclara catégoriquement que le texte reçu était « corrompu » et τὸ πονηρὸν la bonne leçon. Même alors, pourtant, il ne laissa pas entendre qu’il pouvait s’agir d’une altération délibérée.

 

Ces discussions textuelles, qui se présentent souvent comme des excursus, visaient pour partie à démontrer une maîtrise. Dans l’Historie of Tithes, à propos des spéculations numérologiques des Pères et en particulier de leur interprétation mystique des 318 serviteurs d’Abraham comme représentant la croix du Christ, Selden cita les vers de Prudence : Si quid trecenti bis nouenis additis / possint figura nouerimus mystica – le texte avait longtemps embarrassé les commentateurs mais avait été élucidé par Drusius, qui est vraisemblablement la source de Selden. Ce dernier nota de son cru que « certains exemplaires ont his au lieu de bis, ce qui n’a aucun sens ». C’était effectivement le cas de son exemplaire personnel, une édition portative in-16 publiée en 1610 par l’Officina Plantiniana de Leyde, qui s’était faite une spécialité de ce type de classiques en petit format, sans notes. Selden, qui paraît avoir beaucoup aimé Prudence, le lut ordinairement dans cet exemplaire : on y trouve soulignés bien des vers qu’il cita dans ses ouvrages, pratiquement d’un bout à l’autre de sa carrière. Quelques pages plus loin, de même, Selden cita Jean Chrysostome sur les libéralités des Juifs à leurs prêtres (dîmes, premiers fruits, « treizièmes »), en indiquant que le texte se trouvait « exactement semblable en deux endroits de ses œuvres, si ce n’est que dans l’un la différence de leçon a τρισκαιδεκάδας (au lieu de τρισκαιδεκάτας) pour treizièmes ». Montagu, toujours à l’affût, écrasa Selden de son mépris pour cette observation. D’une part, la redondance signalée n’existait pas : des deux références données par Selden, une seule était un sermon authentique de Chrysostome, l’autre n’étant qu’un centon, comme Savile l’avait bien signalé. D’autre part, « Chrysostome, mon bon Monsieur, n’a pas écrit ni pensé τρισκαιδεκάτας, mais τριακοντάδας : non la treizième, mais la trentième partie : une erreur aisée à commettre de la part de ces Librarii qui copiaient autrefois les livres ». La leçon trentième était donnée par un texte parallèle d’Épiphane et « en se servant d’Épiphane, tout critique autre que vous aurait corrigé Chrysostome » – l’édition Savile, à laquelle Montagu avait lui-même collaboré, ne l’avait pourtant pas fait, et les éditeurs ultérieurs n’adoptèrent pas non plus cette conjecture. Quant au texte de Prudence, Selden avait voulu montrer « sa capacité critique » en corrigeant his, « qui, s’il se trouve dans quelque exemplaire, n’était qu’une faute d’impression car je suis certain que bis et non his, se lit dans des livres imprimés bien avant que votre History of Tithes ne vînt au monde ».

 

La critique d’authenticité

 

Plus encore que la critique textuelle, un instrument essentiel du théologien était alors la critique d’authenticité. On a vu avec quelle hauteur Montagu reprochait à Selden d’avoir cité des eclogae de Chrysostome comme des sermons authentiques. Convaincre un adversaire d’avoir utilisé un texte apocryphe permettait de mettre en cause, selon les circonstances, soit sa bonne foi, soit sa compétence. Les Opera omnia des Pères étaient remplies d’ouvrages supposés, qui n’étaient pas même toujours signalés comme tels. Pour aider à s’y retrouver, une série de manuels, composés par des théologiens pour des théologiens, virent le jour au début du XVIIe siècle. Selden possédait les principaux, tant catholiques que protestants : la Censura de Robert Cooke, ancien fellow de Brasenose College à Oxford ; le Criticus sacer du huguenot André Rivet ; le De scriptoribus ecclesiasticis du cardinal Bellarmin ; l’Apparatus sacer du jésuite Possevin. Il ne paraît pas pourtant en avoir fait grand usage. Par rapport au savoir de son propre temps – seul point de référence historiquement valide –, Selden apparaît plutôt hypocritique. Ou, plus exactement, sa critique est très sélective.

 

Elle est sévère, et même excessive, s’agissant des Pères anté-nicéens et tout particulièrement des écrits censés les plus anciens, attribués au premier siècle du christianisme. Il rejeta catégoriquement les Constitutions apostoliques dans l’Historie of tithes : « Personne, à moins de s’abuser volontairement et de la manière la plus grossière », ne peut croire que certaines ne soient pas « de nombreux siècles postérieures » aux temps apostoliques. Dans la « Review », il alla jusqu’à affirmer que « la plupart, sinon toutes, ont à peine mille ans d’ancienneté ». On a vu comment il usa alors, à partir du texte de Denys d’Alexandrie, de l’argument e silentio : Ussher trouva le raisonnement assez concluant pour l’adopter quand il traita ex professo de la question, vingt-cinq ans plus tard. Mais Selden faisait aussi aux Constitutions un grief d’un autre ordre : l’autorité exorbitante qu’elles attribuaient au clergé, jusqu’à assimiler les prêtres au roi, d’une manière tout à fait étrangère à l’âge apostolique. Ce qui était en cause ici n’était rien de moins qu’une conception d’ensemble de l’histoire du christianisme, comme une cléricalisation, une progressive usurpation de juridiction de la part du hieraticum genus, « la gent sacerdotale ». On retrouve cette conviction dans la « petite digression » que le De successionibus in Bona – l’ouvrage qui inaugura la réorientation des travaux de Selden vers les études juives – consacra aux Testaments des douze Patriarches. Selden y voyait « une fiction de quelques petits Grecs, qui voulaient avant tout mettre le sacerdoce au-dessus de la royauté (et cette maladie ne date pas d’hier) », alors que les magistri juifs subordonnaient les prêtres aux tribunaux civils.

 

Dans les années 1630 et 1640, un événement majeur fut la redécouverte des écrits authentiques de ceux qu’on devait plus tard baptiser « Pères apostoliques ». L’érudition anglaise, en la personne de deux amis de Selden, Young et Ussher, y joua un rôle déterminant. Selden, à en juger du moins par ses ouvrages, s’y intéressa fort peu. L’édition princeps de la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens, publiée par Young en 1633, fut un événement européen. Selden en possédait naturellement un exemplaire. Il y fit en tout et pour tout deux références, et qui ne portaient pas sur le texte, mais sur les notes où Young, selon l’usage du temps, avait déversé une immense érudition, dont le rapport avec Clément était assez ténu. Young avait ainsi cité des extraits d’un « auteur anonyme des combats, des voyages, de la vie et de la mort de Pierre et Paul » – il s’agissait en réalité de Siméon le Métaphraste –, dont le manuscrit avait été rapporté par William Petty, l’agent du comte d’Arundel : Selden y renvoya dans une de ses marges. Il avait également publié une inscription de Délos (une dédicace pour l’épimélète Théophrastos), dont le marbre avait été transporté en Angleterre sous Charles Ier : Selden la reproduisit, pour illustrer son exposé sur les magistrats chargés des étrangers dans l’Antiquité.

 

Ussher offrit à Selden l’édition de 1645, où il avait, pour la première fois, reconstitué le texte non interpolé des lettres d’Ignace – ce que l’on appelle aujourd’hui la recension moyenne, par opposition à la recension longue, seule connue jusque là, et que les théologiens protestants considéraient communément comme apocryphe ou, au moins, gravement corrompue. Selden ne cita explicitement cette édition qu’une fois, et pour ce que l’archevêque d’Armagh, dans sa longue dissertation introductive, y disait des Constitutions Apostoliques. Il ne paraît pas avoir reconnu que le travail d’Ussher – mené sur la base d’une ancienne traduction latine et confirmé dès l’année suivante par la publication du texte grec correspondant par Isaac Vossius –, bouleversait l’état de la question. Dans Uxor Ebraica, en 1646, Selden nota, sans autre précision, que l’authenticité de la lettre d’Ignace à Polycarpe n’était pas admise « parmi les savants » : ce pourrait être une allusion à Ussher, qui persistait effectivement à rejeter cette lettre, même dans la recension moyenne. Mais la citation de Selden paraît bien être tirée de l’édition genevoise de la longue recension par Nicolas Vedel, dont il reprit en tout cas la traduction latine. Et, lui qu’on a vu ailleurs si soucieux de comparer les éditions et les traductions, il ne prit pas la peine de relever que le passage figurait également dans la recension non interpolée. Dans le De Synedriis, alors même que l’édition Vossius avait paru dans l’intervalle, il allégua sans avertissement un passage – sur le nom de chrétien comme étant le nomen nouum d’Isaïe – qui n’apparaît que dans la recension interpolée. Et il laissa entendre qu’il considérait en bloc le corpus ignatien comme douteux. Quant à l’épître deBarnabé, dont l’édition princeps est de 1645, Selden y fit deux références, sans citations textuelles, au tome III du De Synedriis, pour l’absence de temples dans le christianisme primitif.

 

Autour de 1650, les Pères apostoliques étaient déjà essentiels pour les théologiens épiscopaliens. Leur différence avec Selden à cet égard éclate dans un curieux quiproquo. Selden avait cité dans Uxor Ebraica, pour le sens du mot fornicatio dans l’Écriture, « notre compatriote Robert Holkot d’après Papias » – le lexicographe. Henry Hammond, qui n’imaginait pas qu’on pût alléguer sur pareil sujet un grammairien du milieu du XIe siècle, pensa qu’il s’agissait de Papias de Hierapolis, l’auteur du début du IIe siècle dont Irénée et Eusèbe ont conservé quelques fragments : il répondit donc à Selden en citant l’épître de Polycarpe « contemporain de Papias ». Il serait aventureux de conclure sans plus que Selden laissa ce corpus de côté parce qu’il ne cadrait pas avec ses vues – même si la forte affirmation du droit divin de l’épiscopat chez Ignace n’était pas de nature à lui plaire. On peut du moins penser qu’il s’y intéressa peu parce qu’il n’en avait pas besoin : sa reconstruction des racines juives du christianisme lui fournissait déjà la clef de l’âge apostolique. Dans une autre réponse à Selden, cette fois sur l’excommunication, Hammond protesta que les talmudistes n’étaient pas « suffisants pour contrebalancer l’interprétation contraire des Pères chrétiens (auxquels il est bien raisonnable que nous prêtions attention en tant qu’ils sont les plus authentiques talmudistes, ceux qui nous ont transmis et remis notre Évangile et notre Credo) ».

 

S’agissant, en revanche, des Pères post-nicéens, Selden pratiqua, pour ainsi dire, une critique à éclipses. On le voit citer sans aucune réserve des textes communément considérés, surtout par les protestants, comme apocryphes, ainsi le De passione imaginis Domini nostri Iesu Christi, qualiter crucifixa est in Beryto, Syriae ciuitate, du pseudo-Athanase, qu’il utilisa sur l’excommunication dans le De Iure Naturali et Gentium puis au tome I du De Synedriis. L’intérêt de l’ouvrage pour Selden venait de ce qu’y était mentionnée l’excommunication chez les Juifs, et avec le mot ἀποσυνάγωγος, comme dans l’Évangile de Jean: l’usage de ce terme par les chrétiens confirmait que l’excommunication chrétienne primitive était modelée sur la discipline juive. Pour les théologiens, pourtant, l’Histoire de l’image de Bérythe était surtout importante dans les controverses sur le culte des images et c’est dans ce contexte que son authenticité athanasienne avait été vivement disputée entre catholiques et protestants. Rivet et Cooke, à la suite notamment des Centuriateurs de Magdebourg, l’avaient niée, et Bellarmin avait dû reconnaître que le texte n’était pas d’Athanase d’Alexandrie mais « d’un autre Athanase beaucoup plus récent ». Lorsque Selden, au tome III du De Synedriis, traita des consécrations d’églises – pour lesquelles le pseudo-Athanase constituait également une autorité –, il ne parla qu’avec distance de cet ouvrage « attribué à Athanase » et de son « historiette » sur les Juifs de Bérythe.

 

Cet exemple pourrait faire supposer que Selden, à la manière de bien des controversistes du temps, mettait sa critique entre parenthèses dès lors que les textes allaient dans son sens. Dans l’Historie of Tithes, pourtant, il admit, sur l’autorité d’Ambroise et d’Augustin, que les dîmes étaient payées dans certaines régions vers l’an 400, et que certains Pères les considéraient dès lors comme dues de droit divin. L’un et l’autre étaient cités sur le sujet dans le décret de Gratien mais Selden les avait certainement repris sur l’original. Il exprima un doute sur l’authenticité du texte d’Augustin (le sermon 219 de tempore dans l’édition de Louvain, dont les mauristes firent le sermon 278 de l’appendice) et nota qu’une partie figurait aussi dans un traité certainement apocryphe, le De rectitudine Catholicae conuersationis. Selden avait selon toute vraisemblance emprunté cette observation à Spelman, qui avait longuement discuté l’authenticité du sermon dans son opuscule, De non temerandis Ecclesiis, pour conclure, non sans ambiguïté, que « l’Antiquité elle-même et plusieurs conciles l’acceptent comme étant d’Augustin ». Ce sermon – qui est en réalité de Césaire d’Arles – avait été présenté comme douteux dans l’édition de Louvain. En 1618 et 1621, c’est-à-dire dans les années mêmes de la polémique de l’Historie of Tithes, il fut catégoriquement déclaré apocryphe par les deux catholiques bavarois, Simon Werlinus et Bernardus Vindingus, qui firent le plus avancer la critique du corpus augustinien au premier XVIIe siècle – et Vindingus fit valoir, outre les aspects stylistiques, que les dîmes n’étaient pas encore dues au clergé du temps d’Augustin.

 

Quant à Ambroise, Selden cita longuement, et sans aucune réserve, deux sermons de carême (33 et 34 de tempore dans l’édition romaine de 1585, pour le lundi et le mardi après le premier dimanche de carême). Ils ne figuraient pourtant dans les Opera omnia d’Ambroise que depuis l’édition de Sixte-Quint, où des auteurs comme Thomas et Richard James voyaient, non sans quelque raison, le type de l’édition papiste adultérée. Richard Montagu jugeait que « l’Index expurgatorius y était passé ». Dans le cas particulier du sermon 34, le jésuite Possevin avait noté qu’il ne pouvait être d’Ambroise, puisqu’il contredisait la discipline quadragésimale de l’Église de Milan au temps d’Ambroise (qui était parfaitement connue par les lettres d’Augustin) : Rivet avait cité cette remarque dans son Criticus sacer.

 

Il aurait donc été aisé à Selden de rejeter les témoignages d’Ambroise et d’Augustin et de reculer au moins d’un siècle la croyance au droit divin des dîmes. Mais ces textes n’affectaient pas son argumentation : à la différence de la lettre du pseudo-Jérôme à Damase, fermement rejetée au chapitre précédent de l’Historie of tithes parce qu’elle impliquait l’existence d’un décret officiel pour les dîmes, ils n’attestaient rien d’autre que l’opinion de leurs auteurs et, vraisemblablement, une pratique locale. Selden les laissa passer, par une sorte de concession, et d’autant plus que les rejeter eût risqué d’être contre-productif. Le doute qu’il avait émis sur le sermon pseudo-augustinien suffit à indigner Tillesley et il est notable que Selden se défendit faiblement, protestant qu’il avait dit que certains doutaient de l’authenticité du texte, non qu’il en doutait lui-même, « même si je pourrais parfaitement en douter », vu la faiblesse des arguments de Tillesley pour l’authenticité. Tillesley répliqua aigrement qu’il ne convenait « ni à l’âge ni à la profession » de Selden de « composer à sa guise un Index Expurgatorius des ouvrages des Pères : ceci est d’Augustin, cela n’est pas de lui ». C’était précisément une telle critique systématique, qui aurait consisté à n’employer aucun texte sans en avoir examiné l’authenticité, que Selden ne mena jamais. Ici encore, du reste, il n’était guère original : la critique, au premier XVIIe siècle, s’exerçait encore essentiellement en fonction d’un enjeu et la pratique des théologiens était loin de suivre strictement les conclusions des manuels patristiques.

 

On peut penser cependant que Selden fut influencé, comme dans le cas des Pères apostoliques mais cette fois en sens opposé, par sa vision de l’histoire de l’Église comme cléricalisation. Le tournant, à ses yeux, était « la première union du christianisme et du pouvoir suprême » sous Constantin, qui marquait la fin des « siècles primitifs ». Il tendait donc, particulièrement dans le De Synedriis, à traiter le christianisme post-constantinien plus ou moins comme un bloc. À la différence de bien des critiques protestants, il ne trouvait pas invraisemblable de rencontrer, dès le quatrième ou le cinquième siècle, des affirmations spectaculaires de la puissance ecclésiastique. Il admit ainsi sans difficulté la lettre du pape Innocent Ier frappant d’excommunication l’empereur Arcadius et l’impératrice Eudoxie, pour les punir d’avoir persécuté Jean Chrysostome : contrairement à son habitude, il se contenta même de citer la traduction latine des Annales de Baronius sans se soucier de consulter le grec, qu’il aurait pourtant pu trouver aisément dans sa propre bibliothèque. Depuis Grégoire VII au moins, les champions des prérogatives pontificales invoquaient ce précédent ; les recusants s’en servirent encore sous Elizabeth. Thomas Bilson, futur évêque de Winchester, une des grandes autorités théologiques de l’Église établie, releva en réponse les contradictions chronologiques de la lettre et conclut qu’il s’agissait « d’un faux stupide et tardif, fabriqué pour persuader les gens que les papes en ce temps-là pouvaient faire trembler les empereurs ». La démonstration définitive fut donnée par le huguenot David Blondel en 1641, dans son traité De la primauté en l’Église.

 

Dans sa Collectio Conciliorum Hispaniae, Garcia de Loaisa avait recueilli de Burchard de Worms et d’autres collections canoniques divers canons attribués au concile d’Elvire et les avait publiés à la suite des actes de celui-ci. Le canoniste espagnol Ferdinando de Mendoza avait démontré presque immédiatement que ces canons additionnels étaient de date beaucoup plus récente. L’un d’eux – tiré en réalité d’un capitulaire carolingien – permettait aux évêques et à leurs agents de battre de verges les paysans, et frappait d’excommunication les seigneurs de ces paysans qui tenteraient de s’y opposer. Mendoza, qui datait le concile de 300 ou 301, et en tout cas d’une période où les persécutions n’étaient pas terminées, avait jugé ces dispositions anachroniques. Selden qui, dans d’autres contextes, avait souligné le peu de crédit qu’il fallait accorder aux attributions données par Burchard et par Yves, n’émit aucun doute sur ce canon. Il y vit même la preuve que le concile d’Elvire avait dû se tenir sous Constantin, après la conversion de celui-ci : ce pouvoir donné aux évêques de flageller les paysans était invraisemblable « aussi longtemps que le christianisme n’était pas uni à la puissance souveraine de gouvernement ». Sitôt cette union effectuée, en revanche, Selden n’y trouvait plus de difficulté.

 

Il accepta de même l’authenticité de la première Constitution Sirmondienne (comme nous l’appelons aujourd’hui), où Constantin autorisait le recours le plus large à la juridiction épiscopale, « même si la partie adverse s’y oppose ». Pour un juriste protestant comme Jacques Godefroy, cette clause suffisait à montrer qu’il s’agissait d’un faux. Selden, qui étudia la question de près, en traita trois fois, dans Uxor Ebraica, au tome un du De Synedriis et surtout dans la Dissertatio ad Fletam. Il maintint constamment que la première Sirmondienne était une constitution authentique de Constantin, mais qu’elle avait été abolie par ses successeurs et délibérément écartée pour cette raison du Code Théodosien : cette « puissance monstrueuse et prodigieuse » accordée aux évêques marquait la faveur extraordinaire de Constantin pour le clergé, « au temps où le christianisme fut pour la première fois uni au gouvernement public ». Les Propos de table résument très clairement les choses : « Lorsque Constantin devint chrétien, il tomba tellement amoureux du clergé qu’il laissa les ecclésiastiques êtres juges en toute chose : mais cela ne dura pas plus de trois ou quatre ans, pour la raison qu’ils devaient juger des questions qu’ils ne comprenaient pas ; et alors ils n’eurent pas l’autorisation de se mêler de rien d’autre que de la Religion ».

 

Certains ont cru que la Dissertatio ad Fletam, qui est de 1647, entre Uxor Ebraica et De Synedriis, défendait pourtant une position différente, à savoir que la constitution elle-même était un faux. Mais c’est là un contresens sur un passage qui, il est vrai, est trompeur hors contexte. Après avoir souligné que Théodose n’avait jamais reçu cette constitution dans son Code, Selden releva qu’elle avait été ajoutée dans certains manuscrits « par les fraudes et les tromperies qui sont ordinaires à la gent sacerdotale ». Elle était citée dans une décrétale d’Innocent III comme théodosienne, simulato interim Constantini nomine. Il ne faut évidemment pas comprendre : « le nom de Constantin ayant été forgé entre temps » – l’argumentation n’aurait plus aucun sens. Selden, qui se plaisait à écrire dans un latin rare et obscur, emploie ici simulare dans le sens de dissimuler, en se souvenant, selon toute vraisemblance, d’un passage célèbre de Salluste. Il faut traduire : « tandis que le nom de Constantin était dissimulé » – et il suffit de se reporter à la décrétale en question pour vérifier que Théodose y est seul nommé. Selden dénonce bien une fraude délibérée mais – d’une manière bien révélatrice de sa perspective – au niveau de la codification juridique : l’imposture du hieraticum genus est d’avoir voulu faire recevoir un texte isolé et abrogé comme s’il avait force de loi.

 

Il serait absurde de vouloir décerner des bons et des mauvais points à Selden, d’après l’état actuel des connaissances sur l’Antiquité chrétienne. Le situer par rapport au savoir de son propre temps n’a pas même en soi grand intérêt. La question devient importante si l’on reconnaît qu’elle mettait alors en cause une supériorité culturelle et, en dernière analyse, la position sociale et économique que celle-ci légitimait : dans l’Angleterre du premier XVIIe siècle, la hiérarchie ecclésiastique se représentait comme méritocratie de savoir, sur le thème des rewards of learning. Selden lui-même avertit dans ses Propos de table, au début du Long Parlement, que l’abolition de l’épiscopat supprimerait une grande incitation à l’étude. Ce qui se jouait explicitement, dans la polémique sur la compétence de Selden au temps de l’Historie of Tithes, c’était le droit pour un laïc d’entrer dans un champ normalement réservé au clergé.

 

Selden réussit-il à briser ce monopole ? Son information patristique n’était pas plus étendue que celle d’un docteur en théologie bien formé à Oxford ou Cambridge, et il se montra, dans l’ensemble, plutôt moins critique que les controversistes savaient l’être. Sa supériorité était d’un autre ordre. Les théologiens qui attaquèrent l’Historie of Tithes crurent que Selden faisait, au fond, la même chose qu’eux, c’est-à-dire qu’il produisait des passages patristiques à titre d’autorités. Tillesley crut donc répondre en compilant par ordre chronologique, sur le mode habituel de la controverse, « un Catalogue de soixante-douze auteurs, avant l’année 1215, qui maintiennent le droit divin des dîmes ». Il ne comprit pas que Selden avait écrit une histoire, où il avait soigneusement distingué entre opinions des Pères et constitutions de l’Église, et retracé les étapes selon lesquelles les textes patristiques (ou pseudo-patristiques) étaient devenus des canons. Les Pères pouvaient certes témoigner de ce qui se faisait de leur temps, mais il ne s’agissait que de pratiques locales, qu’on ne pouvait étendre sans plus à l’ensemble de l’Église. Une telle réflexion sur le statut des textes patristiques était, à cette date, sans équivalent. Elle reflète la perspective juridique propre à Selden et, plus précisément, les convictions fondamentales qui, dix ans plus tard, dans les débats sur la religion à la Chambre des Communes, le conduisirent – contre ses collègues qui voulaient s’appuyer sur des formulaires non statutaires voire sur des traités théologiques ou des cours universitaires –, à n’admettre comme « actes publics de l’Église » que ceux qui avaient été promulgués par « l’autorité publique ». Il ne s’agissait plus seulement, dès lors, de la légitimité pour un laïc d’écrire l’histoire de l’Église – la question s’était déjà posée en Angleterre, quelques années plus tôt, avec Casaubon, qui s’était lui aussi heurté à Montagu –, mais de la possibilité même d’une approche non théologique de l’Antiquité chrétienne. Selden était en ce sens bien plus radical que Casaubon, qui étudiait les Pères en fonction des controverses religieuses contemporaines – fût-ce pour dépasser celles-ci –, et, à la fin de sa vie, au temps des Exercitationes in Baronium, aspirait à faire lui aussi de la théologie.

 

Selden n’eut pas de vrais successeurs dans son entreprise, du moins en Angleterre et sur le moment. Mais les théologiens retinrent une partie de ses leçons. Il dut contribuer au changement de statut des textes patristiques au XVIIe siècle, de l’autorité au témoignage. Surtout, son interprétation du christianisme comme « judaïsme réformé », qui s’appuyait du reste sur certaines affirmations des Pères, fit de la séparation progressive entre judaïsme et christianisme une problématique centrale de l’érudition anglicane, dont on ne trouve pas l’équivalent en France, par exemple. Dans l’Oxford de la Restauration, des savants comme Henry Dodwell et John Mill, qui étudièrent les Pères avec une critique beaucoup plus rigoureuse que celle de Selden et portèrent une attention particulière à des textes, tels les lettres d’Ignace ou les Testaments des douze Patriarches, que Selden avait négligés ou méprisés, n’en étaient pas moins, par leur conception de l’Antiquité chrétienne comme une période de transition, de constitution progressive de l’Église, beaucoup plus proches de Selden que de Montagu. Il n’était plus possible, après Selden, d’aborder l’Antiquité chrétienne tout à fait de la même manière.