V. Fritz, Juges et avocats généraux de la Cour de justice de l’Union européenne (1952-1972) (2018)
I
Il pourrait paraître singulier que la revue Jus Politicum, censée s’occuper principalement de droit constitutionnel, fasse la recension d’un livre dont le titre indique un objet qui en est assez éloigné, à savoir la composition de la Cour de justice « de Luxembourg ». Mais le sous-titre de l’ouvrage qui évoque une « révolution juridique » fait allusion au « “coup d’État” juridique [sic pour ce bel oxymore] (c’est-à-dire donner des traits constitutionnels au traité de Rome) » (p. 22). Autrement dit, cette thèse traite des acteurs, les juges et avocats généraux de la Cour de justice, qui ont transformé la construction européenne en voulant constitutionnaliser les traités, ou si l’on veut en faisant d’abord « l’Europe du droit », en espérant que les politiques feront l’Europe politique. Elle entend répondre à une question rarement posée en doctrine : qui étaient donc ces juristes ou hommes politiques qui en siégeant dans cette Cour, ont entendu transformer la Cour de justice (de la ceca, puis des Communautés européennes) en une Cour constitutionnelle, voire plus simplement en Cour fédérale, comme le proposait l’un des rares noms connus en France de ces acteurs, Maurice Lagrange, dont le cas sulfureux sera examiné plus loin ?
Il s’agit bien d’une histoire institutionnelle, mais menée non pas à partir des textes, c’est-à-dire, de traités, de loi ou de jurisprudence, mais uniquement des trajectoires individuelles de ces juges et avocats généraux qui ont œuvré à la Cour. L’intérêt de cette entreprise m’avait été signalée par Rostane Mehdi – que je remercie – qui siégeait dans le jury de cette thèse soutenue à Aix et dirigée par Philippe Mioche. Il avait été très intrigué et intéressé par cette manière de faire du droit européen, aux antipodes de la façon des juristes. Cette thèse de droit est donc originale par son objet et sa méthode car l’histoire de l’intégration européenne a été écrite principalement par les historiens, mais qui se sont peu intéressés aux juges, puis par les spécialistes de sciences politiques – qu’ils étudient les relations internationales (Garret v. Davies, aurait-on envie de dire) ou qu’ils étudient les acteurs européens, comme l’ont fait en France Antonin Cohen, Antoine Vauchez et, plus récemment, Julie Bailleux. La nouveauté, ici, est qu’une jeune juriste – juriste-historienne aurait-on envie d’écrire – entreprend de se lancer dans une aventure de ce type en « prenant pour objet d’étude les juges et avocats généraux ayant travaillé à la Cour européenne de justice pendant les vingt premières années de son existence (1952–1972) » (p. 20).
La limitation temporelle a une solide justification : outre la facilité d’accès aux archives désormais librement accessibles, le facteur décisif est que cela permet de prendre en compte seulement les acteurs appartenant aux six premiers États fondateurs, avant l’entrée en 1972 de la Grande-Bretagne, du Danemark et l’Irlande dans la Communauté économique européenne.
Quant à la thèse proprement dite, elle entend répondre à une question d’une grande simplicité : « qui sont ces hommes ? ». La seule manière d’y répondre, dit-elle, est de « proposer des biographies historiques critiques » (p. 21). Il est clair que ce travail n’a pu être mené à bien que parce que son auteur a entrepris un travail considérable de recherches dans les archives publiques et privées, auquel se sont ajoutés une série d’entretiens avec les descendants des acteurs et la lecture de la littérature, plus ou moins fournie, concernant ces acteurs et une littérature scientifique, venant pour la plupart des historiens et des politistes anglophones et francophones. Une force de l’auteur est que, étant de nationalité luxembourgeoise, donc de langue allemande maternelle, elle est bilingue, écrivant en français de façon parfaite et comme elle maîtrise parfaitement l’anglais, sa thèse peut prendre en compte une vaste littérature.
Quel intérêt, pourrait penser, en bougonnant, le « positiviste de base », toujours un peu méfiant quand il n’a pas ses sources juridiques sous les yeux ? Laissons ici Vera Fritz énoncer ce qui constitue sa problématique centrale : comment et pourquoi ces juristes, pour la plupart inconnus du grand public, ont-ils réussi ce tour de force, ce « coup d’État » juridique, à savoir faire des Communautés européennes ce qu’elles n’étaient pas censées devenir : une Europe dont le droit s’appliquerait directement et primerait sur les droits nationaux pour paraphraser les arrêts Van Gend (et Loos) et Costa c. Enel. En réalité, comme elle le reconnaît dans son introduction, elle l’emprunte aux spécialistes de la science politique, mais elle va y répondre à partir de son étude biographique croisée de tous les juges. Selon elle, son enquête lui a permis de donner une réponse à la question générale en dégageant les trois « points-clé » qui sont l’élucidation des questions suivantes.
La première leçon est de proposer une réponse à la nomination des juges (p. 22). « Pourquoi les gouvernements choisissent-ils ces hommes ? Qu’attendent-ils d’eux ? » (p. 22) La deuxième question porte sur le rapport entre les convictions des juges et la jurisprudence de la Cour : peut-on inférer des croyances idéologiques des membres de la Cour une attitude elle-même idéologique de la Cour, ou au moins une ligne de force impliquant des croyances (p. 22) ? Enfin, la troisième interrogation porte sur le gain spécifique contenu dans la démarche biographique qui a pour effet de faire ressortir le « réseau » de chaque juge « dans le monde de la politique et des administrations nationales » (p. 20). Il y aurait eu un dialogue constant entre tous ces juges et leur gouvernements nationaux de sorte que cette politique de communication, officieuse, aurait permis à la Cour d’augmenter son autorité auprès des États.
Pour effectuer sa démonstration, l’auteur procède en trois temps, étudiant tour à tour les « trajectoires professionnelles et personnelles des premiers membres de la Cour de justice avant leur arrivée à la juridiction européenne » (1re partie). Elle va ici examiner la carrière de ces hommes avant qu’ils ne deviennent juges à Luxembourg, afin de mieux expliquer pourquoi ils sont « arrivés » au Mont Kirchberg. Ensuite, elle examine les « procédures de sélection, de nomination des membres de la Cour de justice » (2e partie) pour, enfin, étudier les « positions idéologiques et réseaux politiques des membres de la Cour de justice » (3e partie). L’ensemble se termine par une longue et précieuse Annexe, qui n’est pas ainsi dénommée mais qu’il ne faut pas négliger tant elle est riche, portant sur les « trajectoires individuelles des premiers membres de la Cour de justice (1952–1972) (p. 197-336). S’y trouvent donc réunies les biographies, de longueur très inégale, des vingt-deux juges et avocats ayant exercé pendant ces années-là. C’est d’ailleurs un peu le charme de cette étude de faire découvrir de parfaits inconnus car très souvent, on ne connait que les « juges » de sa nation, mais très peu les juges des autres nations, sauf quelques exceptions (par exemple, Pierre Pescatore, juge luxembourgeois).
La lecture de cette thèse est aussi agréable qu’instructive. On pourrait croire que cette question des biographies individuelles aurait quelque chose d’anecdotique. Pourtant, il n’est rien. La thèse éclaire utilement cette grande inconnue qu’est la Cour de justice européenne.
II
Parmi les choses les plus intéressantes découvertes ici figure la reconstitution du recrutement de ces juges. Bien que le texte prévoie que leur nomination doit avoir lieu d’un « commun accord », en réalité, la règle diffère assez profondément de cette idée d’une décision conjointe. En effet, la leçon est limpide : la sélection des futurs juges est purement nationale (p. 88-89 et p. 124). Cette nomination apparaît comme un acte de souveraineté car seul l’État décide de proposer aux autres membres « son » candidat. Cette pratique a fait émerger la règle non écrite de la représentation par État pour bâtir la composition des juges (au nombre de sept) et des avocats généraux (au nombre de deux). Rien dans les traités n’indique cette condition qui semble d’ailleurs contraire à ce que voulait Jean Monnet, à savoir une Cour fédérale européenne. Ainsi, les sept juges représentent six États, avec une exception pour les Néerlandais qui ont deux représentants de 1952 à 1957 (Cour ceca) car l’un d’eux est censé représenter les « travailleurs ».
Plus surprenants encore sont les motifs de la nomination de tel ou tel juge qui sont les plus divers, parfois arbitraires, et le plus souvent politiques. Relevons d’abord ici une bizarrerie car l’on pourrait s’attendre à trouver des juristes aguerris dans cette Cour de justice, censée trancher des litiges sur des questions aussi techniques que celles posées par le traité sur le charbon et l’acier. Ce n’est pas du tout le cas, et cela dès le début, dès 1952 ; les deux juges belges et néerlandais sont en réalité des hommes politiques. Ensuite, la France enverra siéger l’économiste Jacques Rueffet, plus tard, Robert Lecourt qui est surtout un homme politique. Les raisons de la nomination ne sont parfois pas bien glorieuses : un gouvernement envoie au Luxembourg siéger quelqu’un dont il veut se débarrasser, soit parce qu’on a besoin de le remplacer, soit parce qu’on n’en a plus voulu comme ministre et qu’on n’arrive pas à le « recaser ». Parfois, le motif est encore plus simple : le juriste allemand Karl Roemer n’avait pas, en 1952, le profil le mieux indiqué pour représenter l’Allemagne, mais il avait un atout majeur : il était marié à la nièce d’Adenauer.
Le plus surprenant, sans doute, est que les États-membres ne sont pas très regardants en ce qui concerne le choix des autres États. Le « commun accord » prévu par le texte signifie en pratique que chaque État-membre, dans son intérêt bien compris, renonce à exercer son droit de veto sur le choix des autres États dès lors que cela lui permet de décider qui il choisira à son tour. L’exemple le plus manifeste de cet acte de souveraineté est la désignation par le gouvernement néerlandais du premier président de la Cour de justice des Communauté, après les traités de 1957 : Andreas Donner. Il n’avait aucun titre particulier à siéger à Luxembourg, c’était un professeur de droit public, spécialisé en droit constitutionnel, mais il cochait beaucoup de cases : il était protestant (succédant à un juge néerlandais catholique) mais aussi et surtout, il était le fils de son père, membre important du troisième parti néerlandais, l’arp, qui n’était pas encore « servi » dans les institutions communautaires. La politique allongeait donc sa longue main pour présider à la sélection des juges et donc à la nomination à la Cour de justice européenne. C’est bien de « cuisine politique » dont il faut parler pour décrire le mécanisme très opaque de ces nominations à la Cour de justice européenne de 1952 à 1972.
L’immixtion de la politique peut aller encore plus loin et c’est un des grands apports de cette thèse que de le démontrer. En effet, un État peut intervenir, de façon indirecte, pour forcer un juge à démissionner afin de le remplacer par un autre juge. Les Italiens ont fait cela à plusieurs reprises. Les Français ont fait presque mieux (ou pire…) puisqu’ils ont nommé un grand économiste et haut fonctionnaire Jacques Rueff, qui a été reconduit dans son mandat de juge en 1957. Quand de Gaulle arrive au pouvoir, en 1958, il lui confie une mission fondamentale pour assainir l’économie française (le fameux rapport Armand–Rueff). Or, contrairement aux textes qui interdisent aux juges d’avoir une activité administrative, il ne démissionne pas et reste en fonction pendant les trois mois, gênant le fonctionnement de l’institution. Il démissionne un peu plus tard mais le gouvernement français ne trouve personne pour le remplacer – les hommes politiques sollicités ne veulent pas y aller – et, finalement, le « renomme » à la Cour pour se remplacer lui-même. On est dans le plus complet bricolage et les États font ce qu’ils veulent, sans trop se soucier des règles de droit ou de déontologie, point que, à notre goût, l’auteur ne souligne peut-être pas assez.
On notera en passant que, de cette série d’études biographiques, on peut déduire sans se tromper que cette Cour n’attire pas les plus grands talents, ni chez les juristes, ni chez les hommes politiques. Ce ne sont pas, pour la plupart, les plus éminents juristes des pays membres (juges ou professeurs) qui vont à Luxembourg. Un fait significatif, du moins selon nous, est le refus de Paul Reuter d’aller y siéger alors qu’il est le légiste du traité de la ceca et probablement le meilleur juriste de droit international de sa génération. Ce grand juriste, doublé d’un fervent européen, ne donne pas suite à la proposition qu’on lui a faite de siéger dans cette nouvelle Cour. Le hasard joue un certain rôle dans la nomination, mais, comme l’on a vu, c’est surtout le réseau politique et familial qui semble le facteur le plus déterminant, ce qui ne surprendra pas beaucoup les lecteurs informés.
La conclusion que l’auteur tire de cette analyse des trajectoires professionnelles et de leur nomination à la Cour est à rebours de ce que l’on pourrait imaginer de la nomination à un tribunal : « les gouvernements disposent de leur “juge” à Luxembourg. Un État peut ne pas reconduire son “juge” quand bon lui semble et la menace de non-renouvellement de mandat pèse sur les membres de la Cour » (p. 188-189). Cela pourrait conforter la thèse soutenue par certains politistes que la Cour aurait été « l’agent » des États-membres, mais une telle thèse est démentie par l’activité de celle-ci, « pro-intégrationniste », tirant sa jurisprudence dans le sens d’une interprétation téléologique des traités, réduisant donc à néant l’intention des parties aux traités. On en arrive au second intérêt de cet ouvrage.
III
Un deuxième grand apport de cet ouvrage est de mettre en évidence un paradoxe assez étonnant : les États se désintéressent totalement de ce que pensent, politiquement, les membres qu’ils nomment à la Cour. Par « politiquement », on entend désigner la grande question politique qui est sous-jacente à la construction européenne : les personnalités désignées sont-elles « pro-intégrationnistes » – on pourrait dire « pro-européennes » – ou « anti-intégrationnistes » ? La question pourrait se poser à partir de 1963 et de 1964, lorsque la Cour a produit sa double révolution juridique dont on a parlé plus haut. Or, les États ne semblent pas concernés par le fait de savoir ce que pensent les juges en question. Le cas de la France est emblématique : Michel Debré, si farouchement anti-intégrationniste, envoie Robert Lecourt, un démocrate-chrétien dans la lignée de Robert Schuman, siéger à Luxembourg alors qu’il est un fervent partisan de l’intégration européenne. C’est lui qui fit pencher la Cour en faveur de l’effet direct dans l’arrêt Van Gend (p. 144). Mieux, plus tard, Lecourt devient président de la Cour et sera avec Pescatore un ardent défenseur de la cause « intégrationniste ». La même chose peut être dite de la nomination d’Adolphe Touffait, le président de la Cour de cassation, dont on sait le rôle qu’il a joué dans l’affaire des cafés Jacques Vabre, après que Jean Foyer avait refusé d’y aller, estimant qu’il n’aurait pas assez de pouvoir à lui tout seul pour contrebalancer la tendance intégrationniste de la Cour. L’attitude de Debré et de Gaulle est tout à fait contradictoire parce que, dans le même temps entre 1967 et 1971, la France essaiera avec la Belgique de remettre en cause l’interprétation extensive du renvoi préjudiciel (art. 177) à l’occasion des discussions du protocole de Luxembourg qui débouchent sur la signature de la Conventions de Bruxelles.
Il y a là un motif d’étonnement et de réflexion comme l’indique l’auteur. S’agit-il d’une erreur d’inattention, par exemple du général de Gaulle ou bien d’une tactique ou d’une croyance que le rôle d’une Cour serait toujours négligeable par rapport au pouvoir politique ? Nous serions enclins à penser que le général de Gaulle a sous-estimé le rôle du droit dans l’affaire de la construction européenne, parce qu’il n’avait d’estime ni pour le droit, ni pour les juristes. Mais en l’occurrence, il s’est probablement trompé. En tout cas, l’intérêt de cette thèse est de relever que, en fin de compte, il n’y eut pas dans cette Cour européenne de division marquée et forte entre partisans d’un accroissement de l’Europe et adversaires, ce qui est et reste très singulier. Qu’une inflexion aussi majeure ait eu lieu sans véritable débat entre les juges est étonnant et peut faire méditer sur ce genre d’institutions internationales. Le cas est très différent, par exemple, des États-Unis où la Cour suprême est constamment divisée par cette ligne de frontière entre fédéralistes et anti-fédéralistes. De même, mutatis mutandis, on a du mal à imaginer la Cour de cassation ou le Conseil d’État s’infléchir de façon décisive sans aucun débat. On ne saura donc jamais pourquoi les juges de la Cour ont décidé de pousser l’interprétation dans un sens « téléologique », poussant à l’intégration par le droit. Mais ici, le secret du délibéré est un obstacle majeur à la compréhension de ce qu’a fait cette Cour, d’autant plus qu’il ne semble pas qu’il y ait eu un procès-verbal des délibérations tenu par le greffier.
IV
Enfin, d’un grand intérêt dans cette thèse est l’ensemble des passages dans la première partie, dans la deuxième et dans les annexes sur le parcours accompli par ces juges lors de la Seconde guerre mondiale qui venait presque de s’achever en 1952. Vera Fritz y consacre un paragraphe intitulé de façon neutre « parcours de guerre à la Cour de justice de la ceca » (p. 44-52) où elle nous éclaire sur le parcours parfois surprenant de certains juges. Cela la conduit à titrer le paragraphe suivant : « une drôle de première Cour de justice » pour montrer les parcours « antagonistes » (sic pour « antagoniques », p. 53). En effet, d’un côté, les « quatre ressortissants des pays du Bénélux (Delvaux, Hammes, Van Kleffens, Serrarens) connaissent l’occupation et la paralysie de l’administration de leur pays pendant la guerre. Tous les quatre sont sur le plan professionnel frappés par les régimes d’occupation » (p. 53). Le moins que l’on puisse dire est que la trajectoire des deux Allemands, de l’Italien et d’un des deux Français diffère beaucoup. Voyons cela de plus près. À tout seigneur tout honneur : commençons par le plus connu d’entre eux, du moins en France : Maurice Lagrange. Cet avocat général français (conseiller d’État) est connu puisqu’il a notamment rendu de très nombreuses conclusions parmi lesquelles figure celle sous l’affaire Costa c. Enel – même si ces conclusions paraissent moins révolutionnaires que l’arrêt lui-même. En revanche, à l’époque où il y siégeait, nul ne connaissait son passé vichyste, guère reluisant, qui fut mis en évidence par Marc-Olivier Baruch dans sa thèse marquante sur l’Administration sous Vichy. Lagrange a été un des principaux légistes de Pétain ; non seulement il a contribué à élaborer la grande loi sur la fonction publique de 1942, mais surtout il a supervisé de très près les deux statuts sur les juifs du 4 octobre 1940 et du 26 juin 1941. Son adhésion à la Révolution nationale était patente et son antisémitisme avéré, comme le prouve sa participation active à l’élaboration de cette législation antisémite qu’il a durcie. Il a fait partie de ces conseillers d’État qui ont échappé, presque par miracle, à l’épuration. Certes, il a subi, fin 1944, un blâme de la part de son institution d’appartenance, ce qui prouvait à quel point il était compromis. Mais un an après, il est promu par la même institution conseiller d’État !... Non seulement, il ne fut pas vraiment sanctionné pour son attitude indigne sous Vichy, mais il fut récupéré par les Américains qui avaient besoin de juristes français chargés de mettre en œuvre « techniquement » la dénazification de l’Allemagne occupée. Ainsi, ironie de l’histoire, celui qui aurait dû être épuré en France, contribuait à épurer la fonction publique allemande. Sa carrière prouve que certains hauts fonctionnaires vichystes se sont reconvertis sans état d’âme dans la fonction publique européenne. Elle connut même une accélération lorsque Jean Monnet, peu regardant sur le pedigree de son protégé, l’appela pour l’aider à rédiger la partie du traité sur la CECA relative à la Cour de justice. Son nouveau destin professionnel était alors désormais tracé, il allait être nommé avocat général en 1952 et faire deux mandats de six ans. Il allait y retrouver Jacques Rueff, le juge français. Ici, admirons la situation qui est proprement inouïe : se retrouvent côte à côte au Luxembourg, Jacques Rueff, qui, en tant que citoyen juif fut directement visé par la législation antisémite et Maurice Lagrange qui avait contribué à durcir le statut des juifs. Si Rueff a échappé aux mesures discriminatoires, c’est uniquement parce que Pétain était son témoin de mariage et le parrain de sa fille, de sorte qu’il eut la chance d’être relevé des incapacités prévues par la loi. Mais il est étonnant de penser que siégeaient à la Cour de Luxembourg deux juges français que le destin avait si profondément opposé pendant la seconde guerre mondiale. Le premier savait-il ce que le second avait fait sous Vichy ? On peut supposer que non car il fallait être introduit dans les arcanes du Conseil d’État pour savoir la sanction disciplinaire, le blâme, subie par Lagrange et qui ne l’a d’ailleurs pas beaucoup gêné pour sa carrière ultérieure.
L’ouvrage est encore plus novateur pour ce qui concerne les biographies des trois autres juges allemand et italien qui étaient inconnus des juristes français. Côté allemand, les deux membres de la Cour ont des parcours instructifs. Le premier, Otto Riese, était professeur de droit à Lausanne, mais nazi convaincu, à tel point que, en 1939, il tient à signaler son appartenance au nsdap aux autorités universitaires lausannoises où il est professeur. Après la guerre, son passé nazi ressurgit et il est suspendu un temps par le Conseil d’État vaudois, sans que la procédure disciplinaire n’aille jusqu’à son terme. Quant à l’avocat général, Karl Roemer, dont les conclusions sont bien connues, il a passé toute la guerre en France de 1940 à 1944 où il a occupé un haut poste dans l’administration d’occupation gérant le domaine des entreprises. L’enquête historique menée par Mme Fritz révèle même qu’il avait acquis des parts d’une société aryanisée. Elle n’en dit pas plus, mais cela suffit à établir qu’il a profité personnellement de l’aryanisation des biens juifs. Après la guerre, il devient en Allemagne, au titre de la Croix Rouge, l’avocat des prisonniers de guerre détenus par les Français soit en zone d’occupation allemande, soit en France. En 1952, quelques mois avant d’être nommé à Luxembourg, il participe de façon active et informelle au procès à Bordeaux des auteurs du massacre d’Oradour sur Glane. Tout est fait pour que cette activité reste discrète car cela aurait compromis sa nomination à la Cour. Enfin, pour finir cette série de portraits, le juge italien Massimo Pilotti ne sort pas tout à fait indemne de la biographie qu’en dresse l’auteur. Il était secrétaire général adjoint à la Société des nations et, contrairement à ce que prévoyait son statut, il n’a cessé dans l’affaire opposant l’Italie à l’Éthiopie d’aider et d’informer le gouvernement de Mussolini en sous-main, de façon officieuse. Il a ensuite servi le gouvernement fasciste en étant procureur général de la Cour de cassation italienne et actif en Slovénie, bien qu’il ait minimisé son rôle pendant cette année 1944.
Le fait que ces juristes, nazis, fascistes et pétainistes – avec des nuances dans leurs convictions – ont pris part à la construction européenne ne laisse pas d’interroger. On aurait aimé, même si la question est délicate, que l’auteur s’engage davantage sur ce terrain périlleux. En effet, Vera Fritz passe sous silence la thèse proposée par Antonin Cohen – alors qu’elle cite pourtant l’article portant sur le sujet même de sa thèse – mettant en parallèle la trajectoire de certaines personnes sous Vichy et celle de ces mêmes personnes dans la galaxie de la construction européenne. La thèse a fait polémique dans le petit milieu européen car elle abîmait sérieusement le mythe de la naissance de l’Europe, puisque celle-ci est considérée comme le lieu de recyclage des idées pétainistes (notamment l’idée de « communauté » développée par Perroux dans les années 1940) et d’acteurs pétainistes, du type de Maurice Lagrange. Elle est probablement excessive car des résistants ont participé à l’aventure européenne, notamment au sein de la Cour de Luxembourg (les Belges et Néerlandais précités et Robert Lecourt), mais on peut s’étonner quand même que l’auteur ne l’ait pas évoquée pour au moins la discuter. Imagine-t-on en effet une Cour constitutionnelle allemande, à la même époque, engagée comme on le sait pour l’État de droit et la démocratie, qui aurait été composée d’anciens nazis ? Cela aurait été inconcevable. Au contraire la Cour de Karlsruhe fut en 1949 composée en large partie de juristes antinazis dont certains avaient dû se réfugier à l’étranger. Ce que montre bien l’auteur est que cette sorte d’indifférence des États par rapport au passé récent de la guerre ne s’explique pas seulement par la volonté de tourner la page et de regarder vers l’avenir. C’est une illustration marquante de cette sorte d’égoïsme étatique (voir supra) en vertu duquel chaque État propose qui il veut, et les autres États ne s’opposent pas à tel ou tel parce qu’il aurait été plus ou moins compromis avec les régimes autoritaires durant la guerre qui venait de s’achever. Faire prévaloir, sur des considérations morales, des considérations d’intérêt, cela porte un nom, et cela s’appelle la raison d’État.
V
Dans les idées originales et contre-intuitives que l’auteur défend, il y a celle selon laquelle la Cour la plus audacieuse du point de vue de l’intégration européenne – l’option « fédéralisante » si l’on veut – n’aurait pas été celle de la deuxième génération qui a produit la révolution juridique de 1963–1964, mais celle d’après, de la « troisième génération » marquée par deux figures bien connues des européanistes : d’un côté, Robert Lecourt, le juge français, homme politique de la démocratie chrétienne qui devient président de la juridiction à partir de 1967, et d’un autre côté, Pierre Pescatore, haut fonctionnaire luxembourgeois, farouchement fédéraliste et aussi homme de doctrine. Vera Fritz réussit à démontrer, grâce à la prolixité doctrinale de ce dernier, qu’il a pu, au sein de la juridiction, faire prévaloir des thèses intégrationnistes qu’il avait défendues dans des articles ou à des colloques. Ce fut le cas pour le fameux arrêt a.t.e.r. (1970) dont il fut le juge rapporteur (p. 156-157). C’est mutatis mutandis ce que Georges Vedel a réussi à faire, avec des difficultés, au Conseil constitutionnel lorsqu’il a, en tant que rapporteur, emporté la conviction sur la question du principe d’indépendance des professeurs (décision du 20 janvier 1984 « Libertés universitaires »), principe qu’il avait exposé dans un article de 1960. Ainsi, si l’on suit la thèse de l’auteur, la véritable révolution juridique aurait eu lieu après 1964, c’est-à-dire de 1965 à 1972. Pour l’appuyer, elle relève un fait forcément intéressant : les deux décisions Van Gend et Loos et Costa c Enel, ont été très discutées et la majorité de la Cour s’est construite laborieusement. Elle montre notamment que le président de la Cour, le néerlandais Donner, était plutôt hostile à la thèse de la primauté (p. 146-147) et qu’il n’a pas hésité à le dire dans des articles ou dans des conférences ultérieures. On est loin de la décision centrale de la Cour Suprême des États-Unis, Mc Cullough v. Maryland, où le président, John Marshall, a mis tout son poids dans la balance pour faire prévaloir le droit de l’Union sur le droit des États-membres.
VI
Parmi les autres intérêts de cette thèse, on peut citer aussi qu’elle éclaire utilement la naissance de cette Cour de justice qui est très chaotique. On ne trouve pas d’endroit pour la loger et elle est située dans une villa peu fonctionnelle. Il y a très peu d’affaires entre 1952 et 1957 dans cette cour devant traiter des litiges de la ceca. Certains membres croient assez peu à son avenir, à tel point qu’ils prennent la précaution de demander une garantie de pouvoir être replacé dans leur corps d’origine si l’aventure tourne mal : c’est le cas du juge Otto Riese qui est membre de la Cour de cassation allemande (Bundesgericht). Les juges travaillent assez peu, ne résident pas au Luxembourg et certains ne le feront jamais – les Italiens en particulier – et ils ont de multiples activités annexes qu’ils cumulent sans difficulté. Pendant longtemps, le poste est presque une sinécure. Les choses ont changé, on s’en doute.
Un des intérêts de cette thèse est aussi de découvrir des questions qui sont récurrentes. Ainsi apprend-on que le juge allemand Otto Riese, pourtant parfaitement bilingue car il enseigne le droit aérien à Lausanne, se plaint de la domination de la langue française : il écrit deux articles dans des revues allemandes pour se plaindre de cet état de fait qui pose, évidemment, les juges français en position de force. Aujourd’hui, on pourrait se plaindre de la domination de l’anglais, non pas au sens où le Royaume Uni dominerait, mais parce que c’est un bien pauvre anglais qu’on doit subir pour qu’il existe une langue commune au sein de la cjue.
On pourrait évidemment adresser quelques critiques à cette thèse. Il manque en introduction des réflexions un peu plus approfondies sur l’usage de la biographie dans l’histoire. On sait que le genre « biographie » a été sévèrement épinglé par l’École des Annales et que le biais biographique, vu comme une étude toujours rétrospective et anachronique, peut être trompeur. Le vrai problème, cependant, est celui de faire une histoire des biographies individuelles alors que c’est l’institution qui agit, la Cour. Par la force des choses, l’appréhension des trajectoires individuelles a pour effet de gommer l’effet institutionnel, le fait que ces juges doivent travailler ensemble, et qu’ils doivent interagir. Mais à la décharge de l’auteur, qui y revient souvent, elle est en quelque sorte prisonnière du secret des délibérés. L’historien ne peut pas pénétrer dans la « boîte noire » du système qui est la délibération des juges, ce que peuvent faire désormais ceux qui étudient le Conseil constitutionnel depuis qu’on a accès au procès-verbal des délibérations. C’est évidemment la limite de cette « approche biographique », mais elle ne doit pas cacher la somme de faits et d’idées qu’on glane en lisant cette thèse intéressante de bout en bout. Elle pourrait donner des idées à d’autres thésards qui voudraient renouveler l’étude des juridictions françaises, étrangères ou internationales.
Le seul regret est plutôt que l’auteur n’a pas suffisamment mis en relation les questions qu’elle étudie avec la question centrale de la nature de l’institution qu’elle étudie. Partant de la thèse de la constitutionnalisation du droit promue par cette Cour, elle aurait plutôt dû se demander si cette juridiction était autre chose, soit une juridiction fédérale soit une juridiction internationale. Elle connaît et cite d’ailleurs l’article de Maurice Lagrange qui défend l’idée selon laquelle cette Cour serait une Cour fédérale, avant que d’autres ne défendent l’idée encore plus audacieuse de la Cour constitutionnelle. Aurait-elle bâti une réflexion relevant davantage de la dogmatique juridique qu’elle eût pu adopter un questionnement moins marqué par l’approche historienne ou politiste qui est intéressante, mais insuffisante pour le juriste. C’est un regret qui n’empêche pas de recommander cette thèse à la fois savante et originale.
Olivier Beaud
Université Panthéon-Assas, Institut Michel Villey.