Droit constitutionnel et droit administratif sous le fascisme
I. Fractures constitutionnelles
L’Italie n’a, avant le fascisme, aucune tradition républicaine qui se baserait sur le modèle de la Troisième République. Le rôle du roi dans les équilibres de gouvernement est resté très important pendant toute la période de l’Italie libérale, à partir de l’unification politique en 1861, conditionnant la forme parlementaire du gouvernement.
Le suffrage universel arrive seulement avec les lois de 1912 et 1913 et le système de représentation proportionnelle, typique d’une vie politique fondée sur des partis politiques, date de 1919, trois ans avant la prise du pouvoir du parti fasciste.
L’administration – avec quelques exceptions au niveau des municipalités – n’a jamais connu de formes de démocratisation.
Néanmoins le début du fascisme marque une profonde rupture constitutionnelle.
Certes, le roi reste – le fascisme serait une dyarchie entre le roi et le Duce – tout comme la constitution libérale (Statuto Albertino 1848) reste en vigueur, sur le plan formel. Mais tous les équilibres constitutionnels sont bouleversés, particulièrement avec les lois dites fascistissime de 1925–1926.
La forme de gouvernement change : le régime parlementaire est dissout et le régime du Premier Ministre, Duce du fascisme commence ; l’Exécutif gagne des pouvoirs significatifs de législation ordinaire et un vrai système électoral n’existe plus et ne devient, avec la négation du pluralisme politique, qu’un instrument de simple ratification plébiscitaire. Seul le Sénat royal reste en continuité avec la tradition constitutionnelle du xixe siècle, mais le Parlement, en 1924, quinze ans avant la substitution de la Chambre des députés en 1939 en Chambre des corporations, a déjà, presque complètement perdu de son importance. Le Grand conseil du fascisme, à l’origine, simple organe du parti fasciste – désormais parti unique – devient, en 1928, organe constitutionnel de l’État.
Et c’est justement sur le plan constitutionnel que se forme le totalitarisme fasciste. Les secteurs principaux d’intervention législative du régime sont de nature constitutionnelle : la forme du gouvernement et les pouvoirs du premier ministre, le régime électoral, la discipline des associations politiques et syndicales, la presse, l’organisation des pouvoirs locaux (communes et provinces). Et encore la torsion autoritaire du droit pénal – formidable instrument de répression pendant le régime – avec la création en 1926 d’une justice politique (le Tribunal spécial pour la défense de l’État), le nouveau Code pénal Rocco de 1930 et la loi de police, l’année suivante, axe fondamental d’un État policier rude et farouche.
À côté des transformations institutionnelles, c’est une nouvelle « liturgie politique » qui se développe ; le fasciste est l’Homme nouveau qui doit répéter les gestes de l’ancien légionnaire romain ; le mythe du Chef, en même temps du parti et de l’État, offre un caractère typiquement césariste au régime fasciste. Cette liturgie politique fasciste complexe aura une fonction essentielle dans les processus de mobilisation des masses populaires et dans la substitution de tous les mécanismes de représentation politique à base démocratique. La dialectique entre l’organisation du parti et l’organisation étatique n’est pas seulement un problème théorique qui occupe les juristes du droit public, pendant vingt ans, mais cela reste un problème historiographique majeur qui a ses scansions chronologiques – entre mouvement fasciste (avant 1926) et régime fasciste (après 1926) –, ses conflits, ses alliances.
Les juristes s’approprient les nouveautés du totalitarisme sans embarras. Ils définissent l’État fasciste comme un État totalitaire et ils sont prêts à mettre en place une systématisation juridique aux nouveautés du régime. D’ailleurs la tâche n’est pas difficile : les transformations ont toutes été introduites par des lois formelles ; de sa part l’étatisme libéral du xixe siècle est compatible avec ces changements.
On peut donc faire l’exégèse des nouveaux textes normatifs et souligner les continuités avec l’État libéral ; on peut aussi souligner les nouveautés de la révolution fasciste et décrire le rôle fondamental d’intégration politique joué par le parti fasciste.
La doctrine constitutionnelle n’est donc pas unitaire pendant le fascisme. La partie majoritaire de la science juridique demeure celle de formation libérale. Les juristes les plus influents restent les juristes de la tradition libérale : une tradition souvent marquée par un évident autoritarisme. Jusqu’aux lois raciales de 1938, il n’y a pas de ruptures significatives dans l’organisation des facultés juridiques. Nous pouvons rappeler des juristes tels que Vittorio Emanuele Orlando, Santi Romano, Federico Cammeo, Guido Zanobini. Le personnel universitaire – sauf un nombre très réduit de professeurs – conserve sa place. Et seulement deux juristes refuseront de jurer fidélité au régime en 1931 (au total les professeurs qui refuseront de jurer seront 12 sur 1200).
On peut donc évaluer négativement la relative facilité avec laquelle l’université et les facultés juridiques sont intégrées dans les institutions de l’état totalitaire. La controverse demeure sur l’existence des marges d’autonomie que les juristes avaient vraiment envers le régime fasciste et sur la rapidité d’assimilation de l’université au fascisme : une université très vite fidèle à la nouvelle liturgie politique. Il existe un évident engagement fasciste des juristes, mais leurs positions sont très variées et nuancées. Dans cette galaxie plurielle et articulée, nous trouvons des juristes très proches du régime mais encore liés à la tradition et d’autres juristes novateurs et politisés. Néanmoins la disparition d’un droit constitutionnel n’est pas à l’ordre du jour dans le régime fasciste en parallèle et analogie avec la déjuridification nazie et l’existence problématique d’un Staatsrecht dans les années trente en Allemagne. Le droit constitutionnel reste régulièrement enseigné dans les facultés italiennes.
Par conséquent, le droit constitutionnel continue à être étudié et élaboré sur le plan scientifique. On ne peut pas dire qu’en Italie il y a eu la fin de la théorie et la destruction de la discipline comme on dit pour la « doctrine de l’État sans objet » qui caractérise la situation nazie parallèle : une « rénovation du droit » qui passe à travers la destruction même du droit public.
Au contraire, la collatéralité ouverte entre juristes et régime s’exprime la plupart du temps dans la conservation de la méthode, du style, des principes de la tradition libérale, mais avec les modernisations autoritaires imposées par le régime, comme l’hommage constant au législateur fasciste, sans aucun sens critique des nouveautés législatives du régime (même totalitaires) dans les manuels d’enseignement.
Cela arrive sans difficultés particulières. Il n’y a pas de place, dans l’État fasciste, ni pour le Führerprinzip, ni pour les ruptures de la légalité formelle. La décision politique se traduit toujours en acte juridique : en loi, en règlement, en acte administratif, en sentence.
En Italie, l’état totalitaire se vêt de façon constante des formes juridiques. Mêmes les brutales lois raciales en 1938 seront des lois en sens formel ; elles seront exécutées par voie réglementaire, donneront lieu à un contentieux judiciaire, annoté sur les revues juridiques. Les mêmes juristes qui définissent l’État fasciste comme un état totalitaire le définissent aussi – et sans réserve – comme un « état de droit », en continuité avec le très critiqué État libéral. Le totalitarisme reste donc en Italie – comme l’a récemment démontré dans un livre important Guido Melis – une « machine imparfaite ».
Néanmoins une partie significative mais encore minoritaire de la science juridique – les juristes qui peuvent être définis juristes du régime et qui furent plus proches de la politique et du parti fasciste – démontrent la nécessité d’un renouveau culturel plus significatif.
Les textes les plus intéressants sont ceux où les juristes du droit public développent la doctrine corporatiste du régime. Je pense particulièrement à Carlo Costamagna et à sa revue, L’État ; à Sergio Panunzio ; à l’École de Pise d’études corporatives (Arnaldo Volpicelli et Ugo Spirito).
L’État fasciste est « plus fort » que l’État libéral, pour la simple raison qu’il part du pluralisme social, mais, contrairement à l’État libéral, il veut démontrer qu’il est capable d’unifier et d’intégrer les forces sociales dans une unité plus organique que l’État. Le premier ministre et le gouvernement même sont là pour garantir l’harmonie entre le Parti et l’État, entre les corporations et l’État. La complexité des intérêts sociaux et le pluralisme politique sont de nouveau – et par voie d’autorité – unifiés au cœur de l’État.
Le fascisme incarne un nouveau « sentiment de l’État » – la métaphore corporatiste est l’élément principal de nouveauté – une synthèse de valeur éthique, une nouvelle « unité morale, politique et économique qui se réalise intégralement dans l’État fasciste » (comme l’établit le premier article de la Charte du Travail, manifeste juridique des principes fascistes adopté en 1927).
En général cette littérature, très critique envers la résistance passive que la doctrine traditionnelle oppose aux nouveautés du régime, très importante pour l’évolution du droit social et du droit du travail et pour la compréhension des nouvelles interactions entre droit public et droit privé, ne démontrera pas une grande capacité d’innovation théorique sur le plan constitutionnel.
Une exception importante néanmoins existe, c’est Costantino Mortati. Personnage pas particulièrement remarquable, ni sur le plan académique, ni sur le plan politique, pendant la période de l’entre-deux-guerres et que nous ne pouvons pas définir comme un juriste du régime car il n’a aucune charge officielle pendant le ventennio et il est loin du parti fasciste, cependant Mortati est l’auteur de deux ouvrages significatifs – le premier de 1931 dédié au Gouvernement ; le deuxième de 1940 dédié à la Constitution matérielle.
Parmi les juristes, Mortati surtout, poussé par le besoin d’expliquer les nouveautés du parti unique, enrichit le champ théorique du droit public, en analysant les forces, les institutions, les concepts inconnus ou éloignés de l’attention libérale traditionnelle : la constitution – non seulement la constitution juridique, la constitution formelle, la constitution écrite, mais aussi la constitution réelle, la constitution vivante, la constitution en sens matériel, le droit en mouvement de la forme politique. Et encore, les forces et les partis politiques, le gouvernement, l’indirizzo politico (le pouvoir du gouvernement de déterminer la meilleure politique nationale), les syndicats, la représentation des intérêts…
Mortati est le juriste éclairé le moins influencé par la rhétorique lourde du régime et qui a continué à jouer un rôle très important lors du passage à la République, avec sa participation active à l’Assemblée constituante et à la fondation du droit constitutionnel républicain.
II. Continuités administratives
Aux fractures constitutionnelles ne correspondent pas de semblables fractures administratives. Même la politique du régime envers la bureaucratie est très prudente. Peu nombreuses sont les épurations politiques, surtout dans l’administration centrale de l’État ; le mouvement des préfets, qui au début du régime est plus consistant, utilise l’instrument des transferts, bien connu par l’État libéral. Mais, en général les fonctionnaires publics ne furent pas intégralement politisés par le régime.
Nous devons attendre 1926 pour avoir une réforme vraiment fasciste : l’organisation podestarile des communes et des provinces, c’est-à-dire la substitution des maires électifs avec des fonctionnaires honoraires choisis par l’État. Mais une fois encore la valorisation des préfets souligne le contrôle le plus traditionnel de l’exercice du pouvoir que le gouvernement central opère sur la périphérie du pays. En même temps, des modifications de l’organisation ministérielle sont mises en place avec la naissance des nouveaux ministères fascistes (surtout le Ministère des corporations). Néanmoins la transformation de l’ordre bureaucratique reste modeste ; l’image générale est une image de continuité étroite avec l’administration libérale. C’est le style politique qui change quand même. Le rôle du premier ministre est bien plus fort que dans le passé. La Présidence du Conseil des ministres, avec le nouvel organe du secrétariat particulier du Duce, devient le vrai centre décisionnel d’un régime typiquement césariste.
La rhétorique du régime n’épargne, certainement, ni l’administration ni la juridiction. Les manifestations publiques (les cérémonies solennelles, les discours inauguraux, les relations officielles) suivent scrupuleusement la liturgie politique fasciste. Ainsi, à un autre niveau, la classe des fonctionnaires démontra-t-elle une adhésion générale, pour la plupart spontanée, au régime. Mais le langage de l’administration comme de la juridiction, le lexique des décisions ainsi que des sentences conservèrent intact le vocabulaire technico-juridique traditionnel. La jurisprudence ordinaire et administrative ne fut pas responsable des lectures éversives de la légalité et au contraire elle consolida sa propre tradition jurisprudentielle.
La continuité avec le passé est confirmée par l’importance que le régime donne au Conseil d’État : le Conseil reste en effet l’institution fondamentale de consultation juridique et administrative et il est aussi renforcé sur le plan des compétences juridictionnelles. Même dans ce cas, il n’y a pas eu d’épurations – sauf des cas particuliers – et le régime rechercha la collaboration des juristes et des magistrats. Ceci est démontré par le choix, directement voulu par Mussolini lui-même, d’appeler à la tête du Conseil, en 1928, en ne respectant pas l’ancienneté interne, le juriste italien de droit public le plus notoire et réputé, Santi Romano, que nous ne pouvons sûrement pas définir à l’époque comme un juriste du régime.
La longue et ininterrompue présidence du Conseil d’État (jusqu’en 1944) de Santi Romano confirme le rôle stratégique de la justice administrative confiée au Conseil : « Pour le gouvernement fasciste – comme le dira Mussolini au moment de l’inauguration de la présidence de Santi Romano – la justice dans l’administration n’est pas une formule vide abandonnée aux disputes théoriques des juristes solitaires, mais au contraire un programme politique concret ». Nous pouvons tracer la même conclusion pour la fonction du Conseil d’État dans l’élaboration des textes normatifs pour les lois et les règlements demandés par les nouvelles compétences législatives du gouvernement.
Le contrôle de légitimité administrative exercé par le Conseil d’État pendant le fascisme ne connaît donc pas de rupture significative avec la tradition jurisprudentielle (avec quelques analogies avec l’activité du Conseil d’État français de Vichy). Et au contraire, il a pu consolider et développer des décisions déjà prises à l’époque libérale (partage des compétences juridictionnelles, excès de pouvoir, établissement public, droit des fonctionnaires, etc.). En particulier, il n’y a pas d’interprétation extensive de l’institut de l’acte politique pour nier l’accès à la tutelle juridictionnelle. Dans certains cas (la mise en congé au service pour incompatibilité politique), il fut même possible de limiter le pouvoir discrétionnaire réservé à l’administration.
Forte de sa propre tradition et suffisamment séparée de la bureaucratie du parti fasciste, l’administration reste le secteur principal de la continuité institutionnelle avec l’État libéral. La différence avec la situation allemande est donc significative, aussi sur le plan scientifique. Le rôle des professeurs universitaires ne change presque pas au début du régime : on ne peut donc faire aucun parallèle avec les substitutions massives des juristes et surtout ceux de droit public qui suivent en Allemagne la prise du pouvoir du Parti nazi.
La collaboration traditionnelle entre les juristes et les institutions politiques continue sans interruption, comme il est démontré par le grand travail sur les nouveaux codes ou sur la grande législation administrative des années trente. La description du régime fasciste comme État de droit reste pour les juristes de droit administratif, encore plus que pour ceux de droit constitutionnel et corporatif, une acquisition indiscutable.
Ils ne virent aucune contradiction entre le totalitarisme politique et la conservation des formes juridiques propres à l’État administratif du droit. Aucun juriste du fascisme ne donnera aux cours et aux manuels de droit administratif le titre d’Amministrazione italiana comme les juristes allemands ont nommé leurs propres livres Deutsche Verwaltung dans la perspective de nier l’importance de la forme juridique, conformément à une organisation des études universitaires qui veut substituer l’enseignement de l’« administration » au « droit administratif ». Au contraire, l’importance du juridique dans la théorie et dans la pratique du régime fasciste permettra aux juristes italiens du droit administratif de développer, en continuité parfaite avec leur tradition disciplinaire, les points-clefs du système dogmatique (l’acte administratif, le pouvoir discrétionnaire, l’excès de pouvoir, la procédure administrative).
Je voudrais encore souligner deux points significatifs : le premier sur les nouveaux rapports entre État et économie et sur la dissolution de l’unité administrative ; le deuxième sur le totalitarisme politique.
J’ai parlé des « modernisations corporatives ». Le projet corporatif est en effet à la base de l’idéologie du fascisme. Dès le début, l’État fasciste a pour objectif d’intégrer toutes les composantes sociales et économiques dans son unité. Intégration signifie assimilation au cœur de l’organisation publique de la pluralité des intérêts, et surtout des intérêts syndicaux ; négation de la liberté et du pluralisme syndical ; discipline des relations individuelles de travail par contrats collectifs à validité générale et conclus entre corporations posées sous le contrôle direct de l’État ; sections spéciales de la juridiction ordinaire pour le contentieux du travail.
Il s’agit de nouveautés considérables pour le secteur privé qui sont mises en place progressivement dans la deuxième moitié des années vingt – on arrive rapidement à une discipline autoritaire et paternaliste des relations patrons-ouvriers – mais qui ne concerneront pas l’administration qui reste toujours séparée de l’ordre corporatif.
C’est cette perspective proprement corporatiste la plus intéressante du point de vue français, particulièrement au moment de la ratification de la loi du 24 juin 1936 sur l’élaboration de la convention collective du travail. Le fascisme est vu, en France dans les années trente, surtout comme une forme d’étatisme qui a réalisé la suppression de la lutte de classe et qui est en train de réaliser le vrai corporatisme – comme l’écrit Roger Bonnard en 1937 dans la Revue du droit public. Le corporatisme intégral et pur évoqué par Mihail Manoilesco, auteur en 1934 à Paris, du livre Le siècle du corporatisme.
Mais encore : le projet corporatif veut se distinguer de l’économie libérale ; il considère l’économie comme une variable dépendante de l’État ; en un mot ça veut dire gouvernement de l’économie, coordination générale de l’activité économique nationale en réalisant un équilibre entre l’initiative économique privée et l’interventionnisme public. On commence à parler des programmes et de la planification économique. Mais tout cela reste sur le papier. Le Ministère des corporations n’arrive pas – même sous la direction de Giuseppe Bottai – à devenir un centre efficace de programmation et régulation économique. De ce point de vue, le silence absolu tenu par les juristes du droit administratif sur les instruments de direction de l’économie, tous restés sur le plan pur de la propagande politique, est plus que justifié.
Les juristes du droit administratif ont néanmoins tenu sous silence même les nouveautés institutionnelles qui, suivant un parcours déjà tracé dans l’État libéral, ont vu croître surtout au cours des années trente l’interventionnisme public. Pour les juristes italiens du droit administratif l’administration et l’économie restent des univers cloisonnés. Aucun droit public de l’économie sur le modèle de le Wirtschaftsverwaltungsrecht de l’Allemagne de Weimar ne se développe en Italie. La création des nouvelles entreprises publiques et des sociétés anonymes à participation publique (l’Institut mobilier italien en 1931, l’Institut pour la reconstruction industrielle en 1933, l’Agip en 1926) ; la très importante loi bancaire de 1936 (restée en vigueur jusqu’en 1993) ; la loi sur les consortiums industriels ; mais encore la prolifération des établissements publics créés par le fascisme dans les milieux les plus différents de l’activité sociale restent hors de l’attention juridique.
Encore une fois, cela dépend du traditionalisme qui est typique des juristes du droit administratif, hostiles à admettre des formes de privatisation du pouvoir public, même sur le plan économique ; de peur de voir l’unité administrative définitivement perdue. Seuls les problèmes jurisprudentiels de partage des compétences entre juge ordinaire et juge administratif – qui a certaines analogies avec la question française des services industriels ou commerciaux – sont traités par les juristes. Nous devons donc attendre les années cinquante en Italie pour les premiers essais de droit public économique.
III. Vers la République
Pour les juristes des années 1930, l’État fasciste pourrait respecter l’architecture de l’État de droit sur le plan de l’exécution de la loi ou moderniser l’organisation et les fonctions publiques dans le milieu social et économique. L’État fasciste se montrera pourtant complètement incapable de limiter l’arbitraire et l’infamie du législateur.
Les lois raciales de 1938 seront dramatiquement significatives sur ce point. Elles concerneront des secteurs entiers des institutions sans distinction entre les militants fascistes et les opposants au régime. Le cas le plus éclatant sera celui de l’université où 400 professeurs et chercheurs (7 % du total du personnel) ont été remerciés soudainement.
Dans ce cas, le contrôle de légitimité exercé par le Conseil d’État ne pourra être introduit à l’exception de quelques rares cas. Ça ne pouvait pas en être autrement ; la loi même, et non pas son exécution, a été à l’origine de la discrimination et de la persécution raciale ; la loi même limite sévèrement les possibilités de tutelle juridictionnelle. Il ne reste donc plus qu’à justifier l’injustifiable, à légitimer l’illégitime.
Et alors il est facile de comprendre qu’en Italie aussi, qui n’a pas connu dans l’entre-deux-guerres, à la différence de l’Allemagne, de banqueroute morale des juristes de droit public, on commence à rechercher immédiatement après les lois raciales de nouvelles valeurs. Une recherche secrète au début, et limitée à peu de personnalités juridiques particulièrement sensibles, de Giorgio La Pira à Piero Calamandrei en passant par Giovanni Miele, sera néanmoins capable d’élaborer les valeurs et les principes qui quelques années plus tard, en 1946, émergeront au sein de la première vraie Assemblée nationale constituante de l’histoire italienne.
Bernardo Sordi
Bernardo Sordi est professeur d’histoire du droit médiéval et moderne à l’Université de Florence. Ses intérêts de recherche concernent l’histoire constitutionnelle et administrative de l’Europe moderne et contemporaine. Parmi ses ouvrages récents : Diritto pubblico e diritto privato. Una genealogia storica (Bologne, Il Mulino, 2020) ; Storia del diritto amministrativo (avec L. Mannori, Bari, Laterza, 2013). Il a codirigé le volume de l’Encyclopédie Treccani, Il contributo italiano alla storia del pensiero. Diritto (Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 2012).