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a table ronde organisée autour de l’ouvrage de Jean-Marie Denquin fut l’occasion d’une riche discussion. Nous en avons reproduit ici les passages qu’il nous semblait le plus pertinent de rapporter à nos lecteurs.

 

 

Jean-Marie Denquin. — La présentation qu’a faite Véronique Champeil-Desplats me parait très juste parce qu’elle a bien insisté sur deux points. Le premier, c’est que j’ai une conception du droit constitutionnel qui s’enracine dans des traditions aujourd’hui contestées et révolues, je pense qu’on en reparlera. D’autre part, j’ai beaucoup apprécié le fait qu’elle dise que j’essaie souvent d’avoir une position médiane, mais qui penche nettement d’un côté. Je ne dirai pas le contraire. Elle penche nettement d’un côté, d’abord parce que j’ai horreur du droit naturel. C’est quelque chose qui m’est profondément étranger. Bien que je m’exprime ici, dans la salle des conseils de la faculté de droit de l’Université de Paris, sous une phrase de Cicéron qui parle de vera lex – ce qui implique une falsa lex – l’idée droit naturel n’a pas de sens pour moi. J’ai également horreur de l’essentialisation, du fait d’utiliser des mots comme s’ils étaient des choses. Confondre les mots et les choses, c’est à mon sens l’erreur suprême. Il est certain que pour les gens de ma génération, le langage, la linguistique ont eu beaucoup d’importance. C’est une chose à laquelle je reste attaché. Je suis très attaché aussi à la logique et j’ai essayé dans un certain nombre de cas de réintroduire celle-ci comme instrument d’analyse dans des domaines où elle a été bannie.

Enfin, je voudrais dire que l’idée de phénoménologie – je n’emploie pas très souvent le mot parce que je ne voudrais pas qu’il soit de nature à engendrer des confusions –, c’est effectivement ce que je cherche. Mais ce n’est pas la phénoménologie de Hegel, ce n’est pas la phénoménologie qui vise à faire apparaître l’inapparent à partir de l’apparent. C’est la phénoménologie au sens de J.-H. Lambert, c’est-à-dire l’art de faire apparaître l’apparence – Véronique a cité l’expression que j’emploie souvent et qui est d’Alexis Philonenko. Je trouve cette formule géniale et ce qui m’intéresse est exactement cela : faire apparaître l’apparence, idée qui évoque Husserl plutôt qu’Hegel. Or très souvent on dit des choses, on répète des formules, on fait tourner des espèces de moulin à prière théoriques sans se demander ce que recouvre effectivement le discours tenu. Et quand on essaye de comprendre ce que cela recouvre effectivement, on constate que c’est parfois fort éloigné de ce qui est censé être dit.

Sur la théorie réaliste de l’interprétation, je dirai d’abord que j’ai non seulement une grande amitié pour Michel Troper mais aussi une profonde sympathie pour sa pensée. Je l’ai toujours appréciée, même avant de le connaître personnellement, puisque je ne l’ai rencontré qu’à mon arrivée à Nanterre. Sur beaucoup de sujets, mon orientation intellectuelle va dans le même sens. Donc si j’ai, dans mon article sur la théorie de l’interprétation, fait des critiques, posé des questions, ce n’étaient pas des critiques, des questions d’adversaire, mais des questions de quelqu’un qui est intellectuellement proche. La différence entre l’interprétation des textes et l’interprétation des normes a été évoquée, mais en observant que les propos du juge constitutionnel peuvent être eux-mêmes interprétés, j’ai voulu dire que ses propos, quand il interprète le texte de la norme, sont eux-mêmes des textes. Donc pourquoi ne pourrait-on pas faire dire aux jugements du Conseil constitutionnel le contraire de ce qu’ils disent, comme le Conseil constitutionnel peut faire dire aux textes de loi ce qu’ils ne disent pas ou le contraire de ce qu’ils semblent dire ? C’est ça la question que j’ai posée. Qu’il y ait contrainte du législateur sur le juge comme il y a contrainte du juge constitutionnel sur les juges qu’il appelle aimablement « ordinaires », j’entends bien mais ce n’est pas le même type de contraintes. La manière dont le législateur entend tenir en lisière le juge n’est pas la même que la manière dont le Conseil constitutionnel tient en lisière, en principe, un juge qui n’est pas constitutionnel, mais dans les deux cas, ce n’est pas le texte qui contraint le texte, c’est un pouvoir extérieur, hiérarchique, un rapport de force, une menace éventuellement, qui fait que l’inférieur obéit au supérieur, mais ça n’est pas une contrainte interne au discours du législateur ou du juge constitutionnel comme on a souvent tendance quelques fois à le soutenir.

Sur la notion de positivisme au sens faible, on l’évoquera sans doute mais cela demande des développements assez longs. En ce qui concerne la question de savoir si l’on peut penser le contentieux constitutionnel, je suis dubitatif parce que je vois mal comment sur de nombreuses décisions du Conseil constitutionnel on peut penser quelque chose étant donné qu’il n’y a rien. C’est une suite d’affirmations arbitraires. En général, pas toujours. Patrick Wachsmann a récemment attiré mon attention sur une décision du Conseil relative à une loi organique où il n’y a aucune motivation : c’est comme ça et pas autrement. On peut procéder ainsi du point de vue de la pratique juridique : on peut dire « circulez, il n’y a rien à voir ». Et c’est ce que fait souvent le Conseil constitutionnel. Mais, s’il n’y a pas de motivation ou une motivation purement formelle, décisionniste, stéréotypée. Si l’on dit « c’est comme ça parce que j’en ai décidé ainsi », je ne vois pas ce qui reste à penser. Et donc là, je crois qu’il y a une difficulté propre au système français, parce que dans les arrêts de la Cour suprême des États-Unis – on en pense ce qu’on veut, certains sont odieux – il y a une argumentation, il y a une réflexion, il y a une théorisation préalable dont ensuite on tire des conséquences. Alors que fréquemment, dans les décisions du Conseil constitutionnel, il n’y a aucune pensée. Les juges constitutionnels raisonnent comme des fonctionnaires. Quel est le but d’un fonctionnaire ? C’est d’éviter les emmerdes. C’est l’essence de la fonction. Donc quand il y a un problème, il cherche à donner une solution qui soit la moins gênante possible, tout en censurant des broutilles pour montrer sa vigilance en matière de droits fondamentaux. À partir de là – sans doute est-ce une illustration de de ma proverbiale mauvaise foi – je me demande comment on peut faire une théorie de cette jurisprudence, puisqu’elle n’est qu’une suite de décisions ponctuelles, où il y a d’ailleurs des retournements qui ne sont jamais justifiés. On fait une théorie, on la cite éventuellement, puisque le Conseil constitutionnel s’auto-cite quand il dit la même chose, puis l’abandonne sans dire pourquoi et sans dire qu’il l’abandonne. Cette pratique me paraît rendre difficile l’idée d’une pensée constitutionnelle.

 

 

Jean-Marie Denquin. — Je voudrais revenir sur deux points en commençant par le dernier. Je parlerai ensuite de la dualité de la science politique et du droit constitutionnel à laquelle Véronique a fait allusion. Je préférais retarder la réponse sur ce point, parce que la question est centrale.

Oui, l’exemple du référendum sur le Brexit, je crois, s’intègre assez bien à l’analyse d’ensemble que j’ai donnée de ce que j’appelle la démocratie semi-directe, et j’insiste beaucoup sur semi, parce que la démocratie directe c’est encore autre chose. La logique référendaire est complètement à contre-pied de la logique parlementaire. Celle-ci, bien qu’il existe maintenant une majorité homogène voire automatique, est une logique de discussion et de compromis. Le propre des questions référendaires est que très souvent elles portent sur des questions qui ne se réduisent pas à des clivages préexistants et ne sont pas solubles dans la discussion. Je prends un exemple théorique. Si l’on fait un référendum sur la peine de mort (à une certaine époque on en a parlé), il est certain que les gens ne vont pas répondre à cette question exclusivement par affiliation partisane et qu’il n’existe pas de position médiane entre le oui et le non. Il y aura des « pour » et des « contre » dans les deux camps. Donc, ce que suggère cet exemple massif et (heureusement) irréel, c’est que des questions de ce type sont autre chose que des questions de logique politique au sens d’un clivage droite, gauche, centre, etc. Ce sont des questions qui remettent le jeu à plat, et avec lesquelles il est difficile d’organiser une vie politique dans le sens parlementaire et partisan. C’est un constat d’ordre général.

On doit remarquer d’ailleurs que l’épisode du Brexit n’est pas le premier dans la vie politique anglaise où l’on a connu des majorités fluctuantes, incertaines, où toutes les forces politiques se sont retrouvées divisées. C’était le cas avec la question de l’Irlande. Là aussi il y eut un moment où le bipartisme britannique ne fonctionnait plus. Sur la question de l’indépendance de l’Irlande, on aurait pu faire un référendum. Ce qui a compliqué le problème du Brexit, c’est que là on était dans une décision référendaire qui était nette. Elle n’était pas écrasante, mais il était difficile de revenir dessus. C’eût été la Grèce ou l’Irlande, on aurait dit « allez, revotez, et puis foutez-nous la paix ! » Avec le Royaume-Uni, c’était plus difficile. D’autre part cette décision référendaire devait être ensuite entérinée et organisée, et c’est au Parlement qu’incombait la tâche d’en définir les modalités. Donc on avait une double postulation qui rendait la question d’autant plus délicate, non seulement parce que le clivage binaire du référendum tranchait dans le vif toutes les questions de relations partisanes, mais aussi parce qu’elle devait et ne pouvait s’actualiser qu’à travers le Parlement. Donc finalement il fallait que la majorité parlementaire se confonde avec la logique référendaire. Il a fallu qu’on élise un Parlement conforme à celle-ci, c’est-à-dire dominé par une majorité parlementaire identique à celle qui s’était manifestée dans les urnes au sujet du Brexit. La puissance du référendum a remodelé la majorité parlementaire au lieu que la majorité parlementaire ou la discussion parlementaire renverse la logique du référendum. Et ça c’est tout à fait particulier, je ne vois pas d’autre exemple. Bien évidemment, quand j’ai écrit ma thèse – je l’ai soutenue deux ans après le référendum de 1972 – une telle hypothèse était imprévisible mais il me semble que cela ne contredit pas la logique que j’avais essayée de mettre en lumière : logique non de contradiction inéluctable entre la démocratie semi-directe et la vie politique habituelle, mais de possible non-convergence. Au terme de celle-ci, la logique politique s’est calquée sur la logique référendaire et non le contraire.

Parler de référendum va me ramener à la science politique. Les constitutionnalistes disaient volontiers de Burdeau que c’était un politiste et les politistes le regardaient comme un constitutionnaliste ; on me l’a fait également. Les gens aiment les étiquettes – en particulier les journalistes, mais comme je fréquente peu les journalistes, cet aspect de la question ne m’importe pas –, ils n’aiment pas qu’on soit sur deux terrains. Beaucoup ont du mal à comprendre qu’on puisse s’orienter et grosso modo maîtriser deux disciplines, surtout quand eux-mêmes n’en maîtrisent pas une seule. Je voudrais dire en deux mots pourquoi une séparation rigoureuse entre les deux disciplines ne me parait pas justifiée. Sur un certain nombre de points, les deux phénomènes ne peuvent être distingués que par abstraction, pour ne pas dire arbitraire. Ce sentiment explique la méthode que j’ai employée dans un certain nombre de cas. En effet les rapports entre ces disciplines peuvent être pensés de deux manières, par le haut, en partant des généralités, ou par le bas, à partir de questions précises. La première méthode était souvent celle de Burdeau, et c’est un terrain où je ne le suivais pas nécessairement. Il avait des intuitions globales et, de ces intuitions, qui pouvaient être heuristique et tout à fait intéressantes, il déduisait des analyses. Je me suis efforcé de faire l’inverse. Ce fut le cas dans ma thèse, Référendum et plébiscite : on oppose ces termes l’un à l’autre – que recouvre cette distinction ? Il y a eu pour moi un déclic lorsque j’ai lu un recueil de textes, ouvrage aujourd’hui oublié, intitulé Référendum et plébiscite – mon sujet de thèse. Parmi les textes cités, il y en a un, j’ai oublié le nom de l’auteur mais peu importe, qui disait à propos d’un référendum gaullien : « Il s’agit en fait d’un plébiscite ». Cela m’a frappé et conduit à poser la question de fond : que veut dire « en fait » ? Qu’est-ce qui permet de dire ça ? Qu’est-ce qui permet de croire et de faire croire que cela a un sens ? C’est ainsi que j’ai trouvé la logique de ma thèse. La découverte de cette formule lapidaire m’a inspiré a contrario la bonne problématique : qu’est-ce qu’implique cet usage différentiel des qualifications, quelles sont les conditions de possibilité de la chose ? Je suis arrivé à une conclusion, mais la conclusion de ma thèse n’est pas le sujet. Ce que je veux mettre en lumière, c’est qu’une question précise, une question de mots, m’a suggéré la bonne problématique. Celle-ci ne relevait pas du droit constitutionnel, puisqu’il n’y avait pas de définitions juridiques du référendum et du plébiscite, et il n’y en avait pas parce qu’il n’y avait jamais eu de juge qui avait eu à juger si une consultation réelle était un référendum ou un plébiscite. Ce n’était pas un concept juridique, et ce n’était pas non plus un concept de science politique au sens traditionnel du terme puisqu’il était normatif. En même temps cela participait des deux.

Quand j’ai réfléchi à la notion de majorité, c’était pareil. Je me suis dit qu’il y a quelque chose qui a fondamentalement changé dans le régime de 1958, non pas en 1958, mais en 1962. Il y a un avant et un après. Or, cet avant et cet après, ce n’est pas une vérité juridique, ce n’est pas une vérité constitutionnelle, qu’est-ce que c’est ? C’est à partir de là que j’ai tenté de réfléchir sur les relations de la science politique et du droit constitutionnel, non par le haut mais par le bas, en essayant de voir dans des cas concrets comment analyser la différence. Est-ce qu’on pouvait distinguer les deux ou les penser de façon articulée ?

Je citerai un dernier exemple, celui de la cohabitation. On ne parle plus de la cohabitation. C’est un sujet oublié, parce qu’aujourd’hui il n’y a plus de cohabitation. L’esprit a complètement changé. Pourtant l’idée même de cohabitation n’est pensable que comme la conséquence d’un fait politique, l’élection d’une majorité parlementaire différente de celle qu’on attendait. On dit que la constitution est normative, c’est une loi fondamentale, etc. et puis vous avez des électeurs qui ne votent pas comme vous leur disiez de voter (ce qui est choquant, bien sûr, mais c’est ainsi), et donc un fait politique conduit à lire la constitution autrement. C’est quand même étrange qu’une constitution normative soit aléatoire, qu’elle norme d’une manière en fonction d’un fait politique et qu’elle norme d’une autre manière en fonction d’un autre fait politique. Avec la cohabitation ce ne sont pas les gouvernements et les partis politiques qui alternent mais les constitutions, qui pourtant sont la même constitution dont pas une lettre n’a été changée. Autrement dit, on alterne les constitutions à l’intérieur de la constitution. Ce fait ne peut pas être pensé sans références à la science politique, et inversement cette question de science politique ne peut se poser qu’à partir de données juridiques. S’il n’y avait pas eu la constitution de 1958, il n’y aurait pas eu de problématique de constitution. Et pour sortir de la cohabitation, on a aussi mis en œuvre des techniques de droit constitutionnel, le raccourcissement du mandat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral. Donc il y a là, me semble-t-il, quelque chose qui rend arbitraire le fait de séparer l’un de l’autre. On doit s’efforcer, dans des cas de ce genre, les référendums ou les plébiscites, la majorité au sens nouveau d1962, la cohabitation, de penser la relation des deux domaines. Les états d’âme du Conseil constitutionnel n’y sont manifestement pour rien, il n’y a rien de jurisprudentiel dans tout cela.

Georges Burdeau a dit une chose à laquelle je reste très attaché : c’est par « réalisme » qu’il « entendait demeurer juriste ». Je crois que c’est très juste. Penser la science politique sans aucune référence au droit et spécifiquement au droit constitutionnel me paraît absurde. Ce n’est pas absurde si on fait de la sociologie politique. Mais est-ce que la science politique ne serait que de la sociologie politique ? Est-ce que l’idée de science politique peut être réduite à l’idée de sociologie politique, comme l’idée du droit constitutionnel peut être réduite à l’idée de jurisprudence constitutionnelle ? Je crois que c’est faux, il y a un espace entre les deux et cet espace, si personne ne s’en occupe, on délaisse une partie du réel. Donc il y a des cas où l’on ne peut pas séparer le droit constitutionnel de la science politique. Entre la sociologie politique et la jurisprudence constitutionnelle, quelque chose existe et c’est ce quelque chose que j’ai essayé d’étudier. Je me suis senti assez seul, parce qu’effectivement la plupart des gens, pour des raisons bonnes ou mauvaises (je crois qu’elles sont mauvaises, mais on peut en juger autrement), avaient décidé soit de s’installer dans le camp de la sociologie politique, soit dans le camp du contentieux constitutionnel.

Bruno Daugeron. —Pour prolonger ce que vous venez de dire à l’instant, et peut-être répondre à une question que vous a posée Véronique mais qui n’a pas encore obtenu de réponse complète, je voudrais savoir s’il vous paraissait possible qu’il y ait encore un contact, et si oui lequel, entre politistes et juristes malgré la clôture de leur champ disciplinaires ? Ce qui renvoie à une autre question qui touche à une spécificité de votre pensée. Vous venez de dire à l’instant, et vous développez cette idée dans plusieurs de vos articles, qu’il est souvent arbitraire de séparer la science politique du droit constitutionnel. Non seulement, me semble-t-il, car la frontière est mal définie entre les deux mais aussi parce qu’il existe une sorte de zone grise à l’intersection des deux domaines supposés. S’y trouvent des objets à la charnière du droit et de la politique (comme pour la notion de Majorité comme « matrice de comportement » ou la notion de « crise » appliquée aussi bien à la représentation qu’à la démocratie par exemple) qui ne sont étudiés ni par les uns ni par les autres comme si leur manière de penser leur discipline les empêchaient de les voir alors même que de nombreuses choses s’y jouent. Or, c’est justement cela que vous étudiez mais avec la singularité de le faire en juriste. Ce qui renvoie à une autre question, encore plus complexe, source de réflexion intense autant que de difficulté pour moi, et sur laquelle vous avez beaucoup travaillé : qu’est-ce qu’étudier en juriste un phénomène politique ? Existe-t-il une spécificité au raisonnement juridique par rapport à un raisonnement politique alors même que les deux domaines du droit et de la politique se distinguent souvent mal ? Un aspect de la logique du raisonnement juridique correspond-il à l’opposition que vous empruntez à Hegel dans le texte qui précède nos échanges entre ce qui est de droit par rapport à ce qu’est le droit ? Pourriez-vous revenir sur ces points ?

Jean-Marie Denquin. — D’un point de vue théorique et philosophique, c’est le droit qui m’intéresse. Cela m’a toujours fait sourire quand on me disait que je n’étais pas un juriste – ce qui pourrait être un compliment à certains égards, n’est-ce pas ?). Ce qui m’intéresse, c’est la logique du droit. À une certaine époque, j’avais pensé à m’orienter vers la science politique et faire non une philosophie politique mais une philosophie de la politique au sens où Simmel a fait une philosophie de l’argent. J’ai renoncé, parce que cela n’intéressait personne, d’autres phénomènes ont joué aussi et je me suis recentré sur le droit constitutionnel et la théorie du droit. Je crois qu’effectivement il existe une spécificité du droit et une spécificité du concept juridique. Je viens d’achever un texte qui va être publié, et j’espère que vous pourrez lire les développements que j’ai consacrés au sujet. Cette spécificité juridique est prégnante et existe aussi dans des phénomènes constitutionnels. Parce que si, en cette matière, tout n’est pas régi par le droit, tout est interprétable par relation de droit. C’est pour cela qu’il est réaliste d’être juriste : dans les sociétés modernes la politique implique toujours des questions juridiques, sauf si l’on fait purement et simplement un coup d’État et qu’on tire sur tout ce qui bouge. (C’est concevable aussi. La mafia en est un exemple contemporain : chaque fois qu’un chef meurt, il y a la guerre de succession. Le pouvoir politique a parfois fonctionné ainsi, par exemple au Japon avant que les Tokugawa n’imposent un pouvoir qui a duré jusqu’ à la révolution de Meiji). Dans ce que nous connaissons aujourd’hui, et c’est certainement un progrès, la politique n’est pas saisie par le droit, c’est un argument publicitaire, mais elle a toujours un rapport au droit et par conséquent, dans ce rapport, ce qui est spécifiquement juridique est effectivement important. Pas décisif, et c’est pour cela que je n’ai jamais vraiment utilisé l’expression de contrainte juridique : pour moi une contrainte juridique est un peu une contradiction dans les termes. Mais il y a un rapport au droit. Ne serait-ce que parce qu’il faut avoir l’air d’être dans le droit, il faut y faire référence même si les mots ne sont pas têtus : voyez le mot de Louis Napoléon disant, après son coup d’État, qu’il est sorti de la légalité pour entrer dans le droit ! Il y a un rapport à quelque chose de normatif. C’est pour cela qu’en effet dans les questions dont je parle (le problème se pose autrement en sociologie politique), la logique du droit est présente, y compris par défaut. C’est dans cette perspective que je fais allusion à la distinction de Hegel qui dit que les juristes s’intéressent à ce qui est de droit et pas à ce qu’est le droit : chez Hegel c’est péjoratif, parce ce qu’il n’aime pas ce qui est juridique au sens technique du terme. Il veut faire apparaître l’inapparent à partir de l’apparent, et donc montrer comment le droit exprime la prise de conscience de l’Esprit par lui-même – on pourrait y substituer le règne des fins, ou l’exigence de Justice, ou le triomphe du juge constitutionnel, etc. autrement dit un sens de l’histoire, une logique qui se développe et dont le droit est le reflet. Quand je dis que je m’intéresse à ce qu’est le droit, ce n’est pas dans ce sens-là, c’est dans le sens de la phénoménologie dont parlait Véronique tout à l’heure, c’est-à-dire essayer de voir comment l’objet fonctionne. Et pas seulement sous l’angle de la hiérarchie des normes : la hiérarchie des normes, ce n’est pas tout. Expliquer que la béatitude publique est instituée parce qu’il y a une hiérarchie des normes, c’est littéralement se foutre du monde. Je crois que ces deux éléments sont très importants : à la fois, il y a un rapport au droit, et en même temps le droit n’est pas tout. Mais il faut penser ce qu’est le droit et pas simplement s’interroger sur ce qui est de droit. J’assume donc l’opposition de Hegel, mais je ne donne pas à ce qu’est le droit une signification hégélienne.

Thibault Guilluy. — Ce que vous dites sur la spécificité du droit et ses rapports avec d’autres objets comme la politique me rappelle à nouveau cette manière très caractéristique que vous avez d’aborder la controverse juridique relative à la crise du 16 mai, et notamment la question de savoir si Mac Mahon pouvait dissoudre la Chambre. Un juriste lambda regardera le texte constitutionnel, l’article 5, l’article 3... Mais vous vous posez une autre question, que je trouve passionnante : pourquoi est-ce que ses opposants ont pu soutenir que c’était contraire au droit ? Ceci est très révélateur de votre démarche. Et à ce titre vous semblez reprocher à Gambetta et Ferry de délaisser trop souvent l’argumentation juridique et de préférer le registre de l’invocation. Vous écrivez ainsi « De Broglie et Paris argumentent, Gambetta et Ferry affirment ». C’est peut-être anecdotique, mais cela témoigne du fait que pour vous, une question ou une controverse juridique ne peut se résumer à déterminer si l’un ou l’autre a raison ou tort.

Jean-Marie Denquin. — Oui, si vous voulez, en lisant exhaustivement, y compris les passages qui ne sont pas reproduits dans le livre, les débats parlementaires de l’époque – je connaissais cela, comme tout le monde, je l’avais appris, je crains même de l’avoir enseigné, mais je n’avais pas lu l’intégralité des débats – j’ai été frappé du faible nombre de références aux textes constitutionnels. On en parle très peu. Ceux qui en parlent du point de vue technique, du point de vue du texte, ce sont les partisans de Mac Mahon. Les autres balaient tout d’un revers de main. Gambetta était un personnage extraordinaire, je ne suis nullement anti-gambettiste, mais là il ne répond à aucun argument. Il dit : « C’est de la métaphysique sophistique ». Vous pouvez dire que toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dans ses aspects les plus positifs – tout à l’heure j’ai volontairement exagéré les aspects négatifs, mais il y a parfois des décisions intéressantes, qui paraissent justifiées. Eh bien l’ensemble de cette jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être qualifiée de « métaphysique sophistique ». À partir du moment où on dit « c’est comme ça parce que c’est comme ça et pas autrement » toute discussion juridique n’a plus de sens. Le bien, le mal, chacun peut le définir – tout le monde sait ce que c’est le juste. Et le gouvernement soviétique doit être assez simple pour être confié à une cuisinière (ma femme apprécie beaucoup cette citation). Donc, le droit est inutile ou néfaste, il n’est au mieux qu’une « métaphysique sophistique ». En revanche, chez Paris et surtout chez de Broglie il y a un véritable raisonnement juridique, qui n’est pas du tout absurde :

Vous dites que le Président de la République est irresponsable, mais la Constitution lui confère de vrais pouvoirs, il prend des décisions importantes, dont celle de dissoudre la Chambre, on ne peut donc soutenir qu’il est une potiche (le mot n’est pas dans le texte), et donc, s’il a un pouvoir, il a une responsabilité.

C’est un raisonnement qui, dans la logique constitutionnaliste actuelle, semblerait pertinent. Je ne dis pas qu’il entraîne la conviction, c’est une autre question : la conviction est politique, elle est antérieure au débat et ne dépend pas du texte de la Constitution. Mais c’est une vraie question, dont on discuterait aujourd’hui. Les adversaires de Mac Mahon disent : « Tout ça, c’est des histoires, on ne veut pas de gouvernement personnel, on veut que le gouvernement soit collectif, c’est-à-dire parlementaire, par conséquent la décision de Mac Mahon est contraire aux lois constitutionnelles ». On ne discute pas l’argumentation, on se borne à « tout ça, c’est des histoires, circulez, nous avons raison parce que nous avons raison ». Il faut dire aussi que, pour des raisons familiales – ma famille n’était pas d’extrême gauche – je me suis beaucoup soigné mais je n’ai pas hérité cette espèce de mystique républicaine qui règle le problème en le supprimant. Je suis ravi qu’on soit en République et non en monarchie, mais ce genre d’histoire sainte qui a été bâtie à partir de certains moments et personnages fétichisés – notamment autour de la figure de Jules Ferry alors que, quand Jules Ferry a été battu lors de l’élection à la Présidence de la République, la gauche a fait des feux de joie dans Paris, tellement on le détestait – m’agace profondément, comme d’ailleurs toute réécriture bien-pensante de l’histoire. J’avais donc vis-à-vis de ce problème une liberté d’interprétation que n’ont pas tous les auteurs, y compris contemporains.

Bruno Daugeron. Merci. Je souhaiterais évoquer maintenant un autre aspect de votre personnalité intellectuelle sans toutefois rompre avec les questions que nous venons d’aborder. Nous avons parlé d’histoire et de droit, d’une logique propre au raisonnement juridique. Mais pour brosser un tableau complet de votre personnalité intellectuelle, il nous faut aussi évoquer la philosophie. Car une autre de vos spécificités est d’adopter une approche philosophique des phénomènes juridiques, une manière de les lire et de les interroger, en faisant pour le droit ce que Paul Veyne a fait pour l’histoire. Sans donner dans l’interdisciplinarité à la mode vous êtes un des rares à vous appuyer sur d’autres savoirs que le droit pour l’étudier, à commencer par les méthodes de la philosophie analytique, presque complètement inconnues des juristes français qui étudient parfois la philosophie du droit n’étudient pas le droit par la philosophie. Or, ces savoirs périphériques au droit se révèlent pourtant d’une grande richesse – on songe au concept du « mouvement rétrograde du vrai » développé par Bergson dans La pensée et le mouvant que vous m’avez fait découvrir ou au concept de généalogie chez Nietzche – pour analyser le droit, ses concepts, son histoire et ses logiques. Comment expliquer une telle défaillance voire une telle défiance de la plupart des juristes français pour le raisonnement philosophique ?

Jean-Marie Denquin. — Je pense qu’il y a une grande différence de ce point de vue entre la France et l’Allemagne. Parce que, ce qui fait la force de la pensée allemande en matière juridique et constitutionnelle en particulier, c’est qu’en Allemagne les juristes faisaient toujours des études de philosophie. En France, c’est beaucoup moins vrai, même si certains en ont fait, d’où une incompréhension fréquente des problèmes théoriques. Les sottises que disent certains juristes éminents en matière de philosophie sont surprenantes. Le cas d’Hauriou est emblématique : il confond transcendant et transcendantal. Dans la pensée allemande il existe généralement un substrat philosophique, par exemple chez Kelsen, qui est un philosophe néo-kantien. Et donc, il y a eu en France, depuis très longtemps, une sorte de découplage de la réflexion philosophique et de la réflexion juridique. Le développement de la théorie du droit a changé les choses, mais il demeure que les juristes français sont en général peu sensibles à une approche philosophique. La singularité de Carré de Malberg tient à ce qu’existe chez lui un substrat philosophique.

Pour ma part, je me suis toujours intéressé à la philosophie. J’aurais pu m’y consacrer, je ne l’ai pas fait pour des raisons contingentes, mais j’ai été très marqué par mes professeurs, Monique Philonenko et Yvon Brès. J’ai lu, et je lis encore aujourd’hui, beaucoup de philosophie. Pour me distraire je lis Kant. La formule qu’a citée Véronique, selon laquelle il n’y a pas de règle pour l’application de la règle, est une formule de Kant. Il le dit deux fois, dans La critique de la raison pure et dans l’écrit Sur le lieu commun. C’est fondamental : quand on passe de la norme au cas, il y a un saut qualitatif, aucun raisonnement général n’est applicable, il n’y a pas de règle pour l’application de la règle car une règle pour l’application de la règle impliquerait régression à l’infini. Donc j’aime beaucoup le droit et je l’ai un peu enseigné, mais j’aime autant la philosophie. (J’aime beaucoup la peinture aussi et j’ai toujours rêvé d’écrire un texte sur cette magnifique fresque qui est derrière nous – c’est une vraie fresque, alors qu’à l’époque on préférait plutôt les toiles marouflées – il y a plein de choses à en dire. Je ne sais pas si le portrait d’Ulpien est ressemblant, mais j’ai toujours admiré la différence entre la manière dont Louis XIV s’avance, fier et sûr de lui, et celle de Napoléon, un peu réticent, tête baissée, comme s’il n’était pas complètement convaincu de sa légitimité.)

C’est parce que je m’intéressais par ailleurs à la philosophie, que j’ai trouvé chez les philosophes, y compris chez les auteurs contemporains comme Frédéric Nef ou Jocelyn Benoist, des analyses qui me semblaient pouvoir être utilisées par les juristes. Je pense que dans un certain nombre de cas, on doit emprunter à d’autres disciplines des modes de raisonnement qui sont transposables au droit, qui offrent des raccourcis, évitent d’avoir à refaire mal des analyses que d’autres ont depuis longtemps menées à bien. C’est pour ça que j’ai effectivement utilisé des notions philosophiques, vous avez cité le mouvement régressif du vrai. Je le tiens de Monique Philonenko qui, comme son mari, était une grande admiratrice de Bergson. Je crois que, quand on s’efforce de penser des questions juridico-historiques, on peut utiliser des notions très éclairantes et qu’il n’est pas nécessaire d’inventer, puisqu’elles existent déjà. Par exemple j’ai toujours utilisé volontiers des ouvrages de logique. On y trouve des notions utiles, à mon avis, pour décrire la réalité juridique, comme j’essaie de le montrer dans mon livre sur la notion de concept juridique. Refuser toute contamination extérieure au nom de la pureté du droit me semble une erreur. Il existe d’autres disciplines et d’autres sujets auxquels on peut emprunter des idées, car des éléments utiles à l’explication des phénomènes ne doivent pas être ignorés.

Vous avez cité Paul Veyne. La lecture de Comment on écrit l’histoire fut pour moi une révélation. Plus tard je suis allé le voir au Collège de France. C’est certainement l’un des hommes les plus remarquables qu’il m’ait été donné de rencontrer. Dans Le pain et le cirque, il pose à propos d’une affirmation péremptoire d’un jurisconsulte romain cette question mémorable et que l’on devrait toujours se poser à propos de toute certitude juridique et plus généralement à l’égard de toute affirmation péremptoire : « Comment le sait-il ? »

 

 

Olivier Beaud. — À titre liminaire, j’aimerais dire que ce Penser le droit constitutionnel de Jean-Marie Denquin est un grand livre. Cela saute aux yeux quand on entreprend de lire à la suite tous ces articles qui sont d’une égale qualité. On a vraiment l’impression d’avoir affaire à un « auteur » (c’est-à-dire un grand auteur) et il n’est pas exagéré de dire, sans vexer trop de monde, que c’est plutôt rare en droit et en droit constitutionnel, en particulier. On pourrait croire que c’est mon amitié pour Jean-Marie qui fausse mon jugement. Mais il m’est facile de réfuter cette objection car j’ai connu l’auteur avant de connaître l’homme et j’ai immédiatement saisi l’importance de l’auteur, notamment lorsque j’ai lu en thèse « sa » thèse.

Venons-en au contenu de ce livre qui est celui d’un recueil d’article. À l’époque, dans les revues de droit public, Jean-Marie Denquin pouvait écrire un article de cinquante pages. C’est un moment où les revues offraient des pages à ceux qui avaient des choses à dire et à écrire, et Jean-Marie Denquin en faisait partie. Aujourd’hui, il y a un formatage des revues qui nuit à la qualité, et il me semble qu’un des gros avantages d’une revue électronique comme Jus Politicum, c’est qu’on a enfin renoué avec la possibilité d’offrir à de véritables auteurs, des savants, vingt, trente ou quarante pages, peu importe la longueur dès lors qu’il y a quelque chose de substantiel. Là, dans le présent recueil, on trouve deux articles très longs. Mais l’autre grand intérêt de cet ouvrage est de donner accès à des articles peu connus ou pas du tout connus ; il est probablement très ardu de trouver toutes les Annales de la faculté de droit de Strasbourg alors même qu’il y a, dans ce recueil, deux articles fondamentaux de Jean-Marie Denquin sur la théorie constitutionnelle. Bref, un tel livre constitue, objectivement, un apport considérable pour notre science constitutionnelle.

J’aimerais poser trois questions à Jean-Marie Denquin. La première est assez simple et elle porte sur l’explicitation de sa formule : « je suis un positiviste au sens faible du terme ». J’aimerais bien en savoir davantage sur cette expression.

Et puis la deuxième question : j’ai du mal à comprendre comment il peut concilier à la fois son attrait pour la pensée de Michel Troper et son attrait pour la pensée de Georges Burdeau. Je ne vois pas comment on peut arriver à le faire et j’aurais besoin d’explications supplémentaires. Il est très étonnant, de le voir pencher tantôt du côté de Burdeau, tantôt du côté de Troper, et cela m’intrigue beaucoup.

Dernière question, une troisième. Dans l’article sur les Éléments pour une théorie constitutionnelle, c’est le premier, on lit la chose suivante : « j’ai une théorie incomplète, mais je vais partir d’exemples ». Donc ma question est : comment est-ce qu’on peut avoir une théorie incomplète ?

Jean-Marie Denquin. — Ce sont d’excellentes questions, je te remercie de me les avoir posées. Mais je n’ai pas forcément de réponses, parce que ma théorie est incomplète, justement. C’est pourquoi je n’ai pas répondu immédiatement à la question de Véronique sur le positivisme au sens faible : il y a là quelque chose que je sens mais que je ne parviens pas vraiment à exprimer, du moins en quelques mots. Je vais toutefois essayer d’éclairer un peu cette formule énigmatique. Quand je parle de positivisme au sens faible, je veux dire que je suis, comme l’a dit Véronique, plus près des positivistes que de toute autre école de pensée sans être cependant toujours en accord avec eux. Si je devais vraiment choisir, je dirais que je suis positiviste mais je voudrais ne pas choisir. Par positivisme au sens faible, j’essaie de suggérer quelque chose qui, je le répète, n’est pas complètement pensé, bien que j’aie avancé sur la question en écrivant mon livre sur le concept juridique. Peut-être me reste-t-il quelques années pour y réfléchir, cela dépend de divers paramètres, si Dieu me prête vie, comme le disait le général de Gaulle, si je conserve un minimum de lucidité intellectuelle. Mais pour dire les choses très grossièrement, je considère que le droit positif est une réalité, mais pas qu’il existe une vérité du droit positif. Le droit positif ne constate ni ne crée une vérité. S’il existe une vérité elle est d’une autre nature, mais je n’en discuterai pas : je ne parle jamais de religion. Je veux donc dire que la vérité n’est pas dans le domaine du droit bien que le droit utilise la notion de vérité – les faits allégués sont censés être vrais au sens du critère de vérisimilitude de Tarski – et que l’on ne puisse, selon moi, penser le droit d’une façon cohérente, donc accéder à une vérité de type scientifique, que d’un point de vue positiviste.

Le fait que ma théorie soit inachevée n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ce que je disais tout à l’heure : j’ai toujours voulu partir du bas, j’ai toujours essayé de voir à quoi on aboutit en posant des questions concrètes et en leur apportant une réponse qui ne soit pas verbale et stéréotypée. L’inconvénient – ou l’avantage – de partir du bas est que, si l’on part du haut, la théorie peut être achevée avant d’être mise en œuvre puisque l’on n’y trouve que ce que l’on y met. Donc par rapport à la séparation des pouvoirs ou des questions de ce genre, je me suis dit : qu’est-ce qu’on peut en dire, qu’est-ce que c’est ? Mais je n’ai pas de théorie surplombante. Je ne suis ni Burdeau ni Hegel. Cela n’empêche pas qu’à des niveaux divers j’ai beaucoup d’admiration pour Hegel et pour Burdeau. Hegel était un homme d’une intelligence exceptionnelle, ses analyses sont souvent géniales. Ce qui me gêne, c’est l’ensemble, c’est la théorie globale. Et je l’ai dit tout à l’heure, c’est cela aussi qui me gênait parfois chez Burdeau. Sa théorie de l’idée de droit, je n’en ai jamais été fanatique. Par ailleurs, il y a des analyses de Burdeau qui sont extrêmement pertinentes, en particulier sa distinction entre démocratie gouvernante et démocratie gouvernée. C’est très profond, et cela correspond exactement à la problématique que j’ai développée à propos de la majorité apparue en 1962, c’est-à-dire que rien n’a changé, pas une lettre du droit constitutionnel et des lois constitutionnelles de 1875 n’a changé après 1883 jusqu’à 1940. Rien n’a été modifié dans les textes et pourtant le système a changé. Dans un cas comme dans l’autre, il y a une analyse que je crois pertinente, mais c’est une analyse qui traite d’une question circonscrite. Ce n’est pas déduire des conclusions d’idées générales sur le pouvoir, l’État, etc. Ce que je n’ai pas fait, c’est une théorie globale, un système qui prétend rendre compte de tout. Je ne l’ai pas fait, bien sûr, parce que je n’en étais pas capable, mais aussi parce que je n’y crois pas. C’est pourquoi je préfère l’expression théorisation à celle de théorie. J’ai essayé de faire une théorisation, parce que sinon on se limite à des considérations impressionnistes (plusieurs noms me viennent à l’esprit mais je ne les citerai pas), c’est du bricolage. J’ai essayé de faire autre chose que du bricolage sans commencer par poser une théorie a priori. Je ne sais pas si ça répond à ta question, mais comme Thierry Le Luron le faisait dire dans un sketch à Georges Marchais : « C’est ma réponse. »

Olivier Beaud. — Et qu’en est-il de Georges Burdeau et Michel Troper dans ce cas ?

Jean-Marie Denquin.  En effet, ces auteurs n’ont pas grand-chose en commun. Mais je m’y réfère pour des raisons différentes. Burdeau ne s’intéressait guère à la théorie du droit et Michel Troper s’intéresse peu à la science politique. Comme je me suis occupé de science politique et de théorie du droit, j’ai pu les fréquenter sans qu’ils entrent en contradiction. Ils ne se situent pas sur le même plan. D’autre part, et bien que Burdeau ait fondé ses principales thèses de philosophie politique – le pouvoir est l’énergie d’une idée – sur des postulats que l’on peut qualifier d’idéalistes – le mot n’est pas une insulte dans ma bouche – sa vision du droit était, en pratique, d’inspiration positiviste. Il croyait que le droit existe et produit des effets, mais il ne l’idéalisait pas. Il le considérait comme une technique avec sa logique, ses exigences, ses pesanteurs, ses échecs. Si le réalisme l’incitait à demeurer juriste, on pourrait également dire que son réalisme l’incitait à demeurer politiste dans les questions constitutionnelles : il doutait que la politique puisse être saisie par le droit, et doutait sans doute plus encore de ce qu’une telle évolution, si elle s’avérait possible, constituerait un progrès.

Olivier Beaud. — L’idée de droit n’est-elle pas une norme supra-constitutionnelle ?

Jean-Marie Denquin.  Je crois que l’idée de droit n’est pas une norme. C’est la conviction qu’un pouvoir politique répond nécessairement, au moins jusqu’à un certain point, à une attente des gouvernés. C’est sans doute vrai dans certains cas et cela correspond probablement à l’esprit d’une société et d’une période historique. C’est également l’affirmation de valeurs démocratiques : l’idée de droit n’est pas ce que décrète le juge. Mais il me parait problématique de généraliser. D’autre part cette conviction, profonde chez Burdeau, l’a peut-être conduit à des analyses discutables. On l’observe par exemple dans le fait qu’il proposait une analyse assez irénique du régime soviétique. Il croyait que la population de l’urss soutenait, dans sa majorité, le régime. Certains de ses contemporains, qui n’aimaient pas Burdeau, le considéraient quasiment comme un cryptocommuniste – idée surprenante, quand on l’a connu. Je pense d’ailleurs que son sentiment a évolué : c’est par lui que j’ai entendu parler pour la première fois d’Hannah Arendt. Je ne crois pas cependant qu’il ait renié l’idée selon laquelle il y avait dans le communisme soviétique, au départ, une aspiration du peuple ou au moins du prolétariat russe. La vague antitotalitaire a balayé ce type d’analyse, mais à l’époque c’était une idée très répandue. La volonté de croire que tout pouvoir politique repose, au moins partiellement, sur un consensus explique aussi, me semble-t-il, ce qui demeure l’aspect le plus critiqué et critiquable de sa pensée, c’est-à-dire son adhésion initiale au régime de Vichy. Il a eu le sentiment que les critiques de la IIIe république conduisaient les gens à vouloir autre chose : il a cru que l’idée de droit avait changé. Ensuite il a probablement pris conscience que les choses évoluaient. Je ne peux pas fonder ce sentiment sur des textes ou sur des confidences – il ne m’en a jamais parlé – mais j’ai l’impression que c’eût été relativement cohérent avec l’idée que le pouvoir est l’expression de l’idée de droit. Je dirais franchement qu’au-delà même des contre-exemples que je viens de citer, cette idée me paraît une pensée métaphysique. Je n’ai pas insisté sur mes désaccords avec lui, mais je ne les ai pas dissimulés.

 

 

Denis Baranger. — J’ai toujours considéré Jean-Marie Denquin comme un maître, c’est-à-dire un de ceux qui m’ont aidé à discipliner ma pensée en la conservant libre, c’est-à-dire bien sûr aussi libre que possible, et, autant que possible, consciente de la part de non-liberté que, comme toute pensée d’homme, elle comportera toujours. Il a été pour moi, selon une formule employée jadis à propos de Barrès (à qui je ne l’appliquerais pas…) un « maître de liberté ». Cela date de son enseignement de science politique en première année de droit à Assas. J’étais encore beaucoup trop jeune pour me rendre compte de l’influence que Jean-Marie Denquin exerçait sur moi, mais elle fut réelle. Sa pensée possédait, et possède encore, une indéniable force transformatrice. Je ne me souviens pas d’avoir lu quoi que ce soit de Jean-Marie Denquin sans avoir été conduit, non pas à changer d’avis, mais plus profondément encore à modifier ma perception des choses. Cela me fait penser à la phrase profonde de Raymond Aron : il ne suffit pas de dire ce que l’on voit, il faut d’abord voir ce que l’on voit. Jean-Marie Denquin vous aide à voir ce que vous voyez. D’où les « automatismes denquiniens » chez ses lecteurs, qui pensent immédiatement à lui quand ils rencontrent en droit constitutionnel une confusion de pensée appelant une forme de clarification. Le droit constitutionnel comporte une dimension exotérique – ce que Bruno Daugeron appelle le « droit constitutionnel médiatique » – mais aussi une dimension de haute intériorité intellectuelle. Ses concepts centraux se caractérisent par un haut degré d’abstraction. Et le lien entre ces concepts fondamentaux et la pratique institutionnelle la plus courante est très délicat à élaborer. Je pense avoir ce point en commun avec beaucoup de personnes présentes aujourd’hui : sur nombre de sujets centraux du droit constitutionnel – et c’est lui qui les a désigné comme tels – ce sont tout de suite les mots, les idées, les clarifications, les boutades riches de sens de Jean-Marie Denquin qui nous « viennent à l’esprit ».

Jean-Marie Denquin s’est présenté lui-même plutôt comme un moderne, quelqu’un qui ne serait pas si loin que cela d’un Michel Troper, par exemple. J’avoue que je n’ai pas compris comme cela son enseignement. Avec Pierre Avril et quelques autres personnes, il a été pour moi un des rares à avoir opposé une résistance au déclin de la science politique, au déclin des idées classiques à propos de la politique et du politique. Dans ses écrits je trouve quand même toujours, je ne dirais pas comme Hauriou dans la préface du Précis du droit constitutionnel de 1929, un projet de restauration des positions classiques en droit constitutionnel. Ce n’est pas son projet non plus : il ne veut rien restaurer, rien du tout, et notamment pas, il nous l’a dit, la monarchie. Mais Jean-Marie Denquin est tout de même à mes yeux un représentant de ce que Strauss appelle la science politique classique. Il pense les problèmes du politique en des termes classiques.

Il les pense aussi avec un style qui lui est propre. Ce style se signale par ce que je serais tenté d’appeler une forme personnelle d’ironie scientifique, un usage signifiant du sarcasme. Il y a une chose qu’on se doit de rappeler lorsqu’on termine une journée comme celle-ci : c’est combien on rit en lisant et en entendant Jean-Marie Denquin. Cet humour a une authentique profondeur. Il est de l’homme même, et il correspond chez lui à une forme de relation avec son objet, c’est-à-dire avec l’appréhension juridique du pouvoir politique. Il y a eu un moment en droit constitutionnel – et ce moment n’est peut-être pas terminé – où il fallait bien dire que le roi était nu. Il était nécessaire de le dire, face à la cohorte des zélotes en tout genre. Même des intellectuels de haute qualité, des personnages importants dans notre discipline ne le disaient pas toujours, ou pas assez fortement. Ils avaient ce génie de rester toujours « en bons termes », toujours « en bonne entente », avec le pouvoir. C’est un problème sérieux du travail scientifique en droit généralement et en droit constitutionnel en particulier : il faut entretenir une certaine sorte de commerce avec le pouvoir dont on est par ailleurs l’observateur, le théoricien. Personne n’y échappe. Beaucoup viennent à cette discipline par fascination pour le pouvoir, et beaucoup s’y laissent attraper, comme des mouches qui se collent à une ampoule. Il faut y résister, mais cela ne va pas de soi. J’ai eu le grand privilège d’être formé par des maîtres qui m’ont tous donné des modèles à suivre en ce domaine. À qui lui avait demandé un jour quel était le droit de l’homme le plus important, Jean-Jacques Bienvenu, un autre de mes maîtres, avait répondu : « le droit de dire du mal des gens »… Je n’ai jamais eu l’impression que cela dérangeait Jean-Marie Denquin de ne pas être « en bonne entente » (je n’ajoute pas « avec… » celui-ci ou celui-là : je commets volontairement la faute de syntaxe, car cette mésentente, comme l’intranquillité chère à Pessoa, est chez lui une sorte d’état d’être, de rapport au monde). Il était nécessaire, pour faire adéquatement du droit constitutionnel, de commencer par déchirer le voile tissé par le pouvoir. Jean-Marie Denquin est une des rares personnes qui l’ait compris et surtout qui en ait tiré une œuvre scientifique. Je lui suis reconnaissant de m’avoir montré qu’il fallait être éperdument indifférent à la doxa, tout en sachant qu’en droit la doxa et les institutions étaient toujours victorieuses, au moins dans un premier temps. En droit constitutionnel, le ridicule finit bien par tuer, mais cela prend du temps.

Jean-Marie Denquin incarne ainsi pour moi l’indifférence radicale au fait d’être minoritaire. Je ne l’ai jamais vu chercher à se concilier qui que ce soit, même s’il n’est en aucun cas vindicatif ni porté aux excès de parole ou de pensée. Jean-Marie Denquin est un modéré intransigeant. Il est le modèle-même de l’intellectuel que cela ne dérange pas de dire ce qu’il a à dire sans jamais cesser de continuer à le dire. C’est une qualité si extraordinairement rare que je tiens vraiment à lui dire ma profonde admiration pour avoir su l’incarner. On mesurera ainsi – par-delà même tout ce que je crois lui devoir sur le plan intellectuel – qu’il s’agit d’une admiration dont le fond est avant tout moral.