L

a faiblesse des groupes politiques en France explique pour beaucoup celle de notre Parlement. Cette affirmation peut sembler paradoxale. Les groupes occupent une place centrale dans le fonctionnement des assemblées et ce, depuis longtemps. Le constat de leur importance ne date pas d’hier. Pour preuve, en 1934, Joseph-Barthélemy notait que : « les groupes constituent le véritable système nerveux du Parlement : [ils en sont] à la fois [le] cerveau et [le] nerf moteur ». Avec la révision de 2008, ils sont désormais reconnus par la Constitution et leur statut juridique s’est étoffé subséquemment. Ils sont de plus en plus nombreux, en tout cas à l’Assemblée nationale, témoignant que la création d’un groupe est considérée comme le viatique pour disposer de droits et peser sur le cours de la vie parlementaire. Pourtant cette faiblesse est réelle. En France, les groupes disposent de peu de moyens au regard de ce qui existe dans d’autres démocraties. Ils peinent à assumer le rôle que leur assigne le régime parlementaire rationalisé. Et finalement ils demeurent assez sérieusement méconnus, ce qui contribue à leur faiblesse.

Les groupes parlementaires sont ainsi trop longtemps restés en marge de la recherche universitaire sans doute en raison de leur caractère hybride – entre logique politique et logique institutionnelle –, de la difficulté à en observer le fonctionnement et à en comprendre les véritables ressorts. C’est dire si le colloque qui s’est tenu à Dijon en 2018, sous l’impulsion du Centre de recherches et d’études en droit et science politique (credespo) et de l’Université Bourgogne Franche-Comté a été une heureuse initiative. Plus encore est la publication de ses actes sous la direction scientifique d’Elina Lemaire. Des travaux avaient déjà été consacrés à cet objet. On ne peut, par exemple, que saluer le livre de Damien Connil en 2016 et certaines thèses qui ont abordé la question. Ils ont permis de revenir sur des études plus anciennes comme celle de Jean Waline en 1961, qui, bien qu’importantes, apparaissaient naturellement datées. Reste qu’il y a là un champ à explorer et ce, d’autant plus intéressant qu’il invite différentes disciplines à dialoguer. C’est le cas dans cet ouvrage qui donne la parole aux historiens et aux juristes. Il y manque les politistes ; c’est une absence remarquée. Mais on ne saurait en faire le reproche ; le travail présenté ici est déjà important et stimulant.

 

Les groupes parlementaires, concrétions historiques

 

Presque une vingtaine de contributions organisées en trois temps – histoire, comparaison, Ve République – tentent de cerner l’objet étrange que sont les groupes parlementaires et elles y parviennent de belle manière. Pour être honnête, le droit constitutionnel ne s’est jamais vraiment intéressé aux groupes politiques, préférant s’en tenir aux grands équilibres institutionnels, et pour sa branche strictement parlementaire, aux procédures législatives et aux organes qui y contribuent directement comme les commissions. Didier Maus le montre bien ici en proposant une revue des grands manuels et traités de la discipline. Le chalut qu’il lance est large ; la pêche bien maigre. On sait que le droit parlementaire est, pour beaucoup, le fruit de pratiques, de précédents, d’une sédimentation de règles non écrites qui forment, au fil du temps, un tout assez cohérent et d’une grande souplesse. Ici, comme partout mais peut-être plus qu’ailleurs, l’apport de la discipline historique est alors essentiel. C’est le chemin qu’emprunte la première partie de l’ouvrage. Un chemin simple : celui de la chronologie. Un choix efficace et finalement heureux car il permet de saisir le développement progressif de pratiques politiques qui conduisent à la formation pragmatique d’entités – clubs, factions, réunions et finalement groupes. Ce mouvement témoigne du besoin de constituer la démocratie à travers des clivages politiques, de structurer l’espace parlementaire, d’organiser le travail législatif. La conclusion de tous les auteurs est claire et unanime : sous une forme ou sous une autre, les groupes sont apparus et ont pesé sur le fonctionnement du Parlement bien avant que le Règlement de la Chambre des députés n’en reconnaisse juridiquement l’existence en 1910 et celui du Sénat en 1921.

Dans cette première partie historique, on aurait aimé qu’un chapitre soit consacré aux assemblées de la Révolution française tant il est vrai que l’essentiel s’y est joué et que s’est alors constitué un adn qui tient toujours une grande place dans le fonctionnement de nos assemblées parlementaires et plus encore dans notre inconscient collectif constitutionnel. On le verra en abordant la question de l’individualisme parlementaire.

Mais sans doute était-il difficile de tout traiter en un colloque et c’est Alain Laquièze qui ouvre le bal des historiens en s’intéressant à la Restauration et à la Monarchie de Juillet. C’est en ce premier xixe siècle que notre histoire parlementaire a connu une seconde fondation après la Révolution et avant que la IIIe République n’imprime sa marque. Alain Laquièze montre comment les salons autour d’un Thiers ou d’un Guizot, ou d’autres formes de réunions politiques éphémères, construisent les prémices des groupes parlementaires. Des lieux de sociabilités fondés sur des proximités personnelles ou des positionnements idéologiques apparaissent et se projettent dans l’univers parlementaire. Des stratégies parlementaires s’élaborent. Des pratiques délibératives s’ébauchent au moment même où il s’agit d’imposer la fonction du Parlement face à un exécutif monarchique qui accepte ces évolutions de mauvaise grâce. Ces regroupements politiques pragmatiques contribuent d’ailleurs à l’émergence précoce du couple majorité–minorité autant qu’ils en traduisent la montée en puissance naturelle. La logique institutionnelle de distinction des pouvoirs exécutif et législatif se double de cette autre logique de différenciation qui s’opère entre majorité et opposition.

Le mouvement ne faiblit que temporairement sous le Second Empire, alors que le Parlement est mis provisoirement sous le boisseau et ne retrouve une place plus centrale qu’au fur et à mesure de la libéralisation du régime. Éric Anceau le montre de manière éclairante à travers la constitution, par exemple, dès 1859, du Groupe des Cinq, qui forme une opposition parlementaire autour de figures comme Émile Ollivier ou Jules Favre. Mais les groupes plus ou moins structurés se multiplient en phase avec une nouvelle dynamique parlementaire. Ils se créent autour de causes, comme la défense de l’Église ou le libre-échangisme, montrant que la constitution des groupes parlementaires traduit souvent les clivages qui traversent le paysage politique à un moment donné, ce qui est naturel. Sous la plume d’Éric Anceau, on voit bien s’opérer un double mouvement : les groupes naissent du pluralisme qui se fortifie dans la société et contribuent en même temps puissamment à lui donner corps, alors que n’existent pas encore de partis politiques structurés hors le Parlement.

Dans deux contributions qui se complètent parfaitement, Armel Le Divellec et Élina Lemaire abordent les débuts de la IIIe République. L’Assemblée nationale puis la Chambre des députés voient se constituer des groupes nombreux qui marquent la floraison de courants politiques dans un mouvement ample et accéléré de tectonique des plaques. Le parti républicain est éclaté et cherche les voies de la cohérence alors que, faute de leaders, la droite monarchiste et ce qui reste du bonapartisme se retrouvent orphelines, et s’étiolent. De l’Union républicaine autour de Gambetta et de la Gauche Républicaine – le groupe des quatre Jules (Favre, Ferry, Grévy et Simon) à la délégation des gauches de 1902 à 1905, avec l’ascendant pris par Jaurès, on voit se structurer des forces parlementaires qui expriment un fort désir d’unité et de discipline. Ce n’est pas un hasard si en 1910, les groupes sont enfin reconnus dans le Règlement de la Chambre. Il fallait bien que le droit cède à un moment donné au fait. S’appuyant sur l’étude, maintes fois citée, de Rainer Hudemann, dont il convient de rappeler, au passage, l’importance, ces deux chapitres – l’un embrassant un point de vue plus large, celui d’Armel Le Divellec, et l’autre centré autour de la crise du 16 mai 1877, celui d’Elina Lemaire – montrent combien la modernisation de la vie parlementaire française se noue à ce moment précis.

Ce que Elina Lemaire identifie comme une « sorte de résistance du droit, ou plus exactement des normes écrites, à la pratique parlementaire » n’est pas pour nous étonner. Non seulement le droit parlementaire a longtemps été hésitant à « mettre dans le dur » certaines pratiques de nature politique – et les groupes sont des objets très politiques par nature – mais plus encore, il semble qu’il y existe une réticence française assez forte à l’idée même de structuration de l’espace parlementaire en groupes. C’est ici que se pose la question de la discipline parlementaire et de cette tension non résolue entre indépendance des élus et structuration de l’espace parlementaire.

 

La tension entre individualisme parlementaire et structuration par les groupes

 

Les études comparées qui forment le deuxième chapitre de cet ouvrage montrent, en creux, à quel point la France est, plus que les autres, marquée par une méfiance de nature culturelle à l’égard d’une structuration de l’espace parlementaire par les groupes. Cette méfiance vient de loin. Des origines mêmes de notre démocratie représentative. Les révolutionnaires de 1789 ont montré un attachement profond à une forme d’individualisme parlementaire qui fait partie de l’adn de l’institution depuis deux siècles. Cette conception du mandat parlementaire aux termes de laquelle celui-ci ne saurait être en aucune manière contraint par quoi que ce soit trouve son origine dans l’idée même de Nation puis de République. Le mythe rousseauiste de la volonté générale, incroyablement mobilisateur, repose sur un raisonnement simple qui est devenu un topos : l’intérêt général est le fruit de la Raison, nécessairement une ; dès lors, toute tentative de partition de la volonté est suspecte. Or, dans ce lieu clos qu’est l’hémicycle, la présence des groupes qui se partagent l’espace traduit de la manière la plus physique qui soit l’impossibilité de fonctionner concrètement en s’en tenant à ce mythe.

Le général de Gaulle qui construit les institutions de la Ve République contre « le régime des partis » illustre parfaitement cette pensée selon laquelle l’État dans son unité est le garant des intérêts de la nation. Les formations politiques expriment, pour leur part, des intérêts aussi particuliers qu’abhorrés. Naturellement, la Constitution de 1958, par son article 4, fait une place aux partis en leur assignant une fonction cependant réduite puisqu’ils concourent simplement à l’expression du suffrage alors que parallèlement l’article 27 prohibe tout mandat impératif et que l’article 3 dispose qu’aucune section du peuple ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale qui appartient au peuple.

Longtemps, et aujourd’hui encore pour une large part, est demeurée l’idée que l’exercice du mandat parlementaire ne saurait être autre que personnel. Le fonctionnement du Parlement en ce début du xxie siècle dément en grande partie ce mythe, puisque désormais, outre la Constitution, les règlements des chambres font la part belle aux groupes pour ce qui est de l’organisation de l’assemblée et de ses travaux. Le mandat parlementaire s’exerce aussi, d’une certaine manière, collectivement. Il n’en reste pas moins que cette dimension demeure dans l’inconscient collectif parlementaire et on le voit régulièrement ressurgir dans les débats sur la liberté de vote des députés, leur caporalisme supposé ou leur dissidence ponctuelle.

Ce substrat s’est traduit par une longue réticence à mentionner les groupes dans les règlements des chambres. Il a également pesé dans l’organisation même des travaux. N’oublions pas que longtemps les membres des commissions examinant un texte étaient désignés par tirage au sort au sein des bureaux des chambres – à distinguer du Bureau actuel, organe directeur de l’assemblée – eux-mêmes constitués de manière aléatoire, sans considération des appartenances politiques de chaque parlementaire.

Dans ce contexte d’une montée en puissance des groupes et du maintien du principe de l’individualisme parlementaire, la discipline va constituer une pierre d’achoppement. Elle est perçue comme une menace. On évoque la « collectivisation » ou la « mécanisation » du travail parlementaire (p. 147), mêlant à la fois la crainte de la disparition de la liberté individuelle des parlementaires et une rationalisation qui ôte toute vitalité à leur travail. En réalité, c’est un phénomène de bureaucratisation parlementaire qui semble en marche, à rebours de l’idée que l’on se fait classiquement d’un parlement qui fait la part belle à l’effervescence et la spontanéité et porte haut l’idée d’indépendance des élus.

Le problème n’est pas nouveau et on sait qu’il traverse toute la pensée réformiste de l’entre-deux-guerres, alors que les partis politiques sont devenus des organisations puissantes et structurées, en particulier à gauche. Joseph-Barthélemy le mesure bien en 1934 :

la reconnaissance aux groupes d’un rôle officiel modifie les conceptions traditionnelles du régime parlementaire et du régime représentatif. Elle diminue la règle que l’élu, dans la plénitude de sa liberté et suivant les seuls ordres de sa conscience, exprime son opinion strictement individuelle sur les intérêts généraux du pays.

Armel Le Divellec montre d’ailleurs que la volonté de mieux organiser les différentes tendances républicaines au Parlement sous la « première » IIIe République, avant la Grande Guerre, passe par des mécanismes de discipline de vote. Il s’appuie pour cela, là encore, sur les travaux de Rainer Hudemann qui a analysé les résultats d’un certain nombre de scrutins dès 1871–1875. Si les députés ne sont pas des automates, « on constate une réelle tendance au respect des positions collectives », écrit Armel Le Divellec. On le voit aussi par exemple lorsqu’il s’agit d’élire le Président de la République à Versailles, les groupes se mettant d’accord avant la réunion du Parlement en son entier. Si Elina Lemaire semble ne pas être tout à fait convaincue par ce fait (elle cite Robert de Jouvenel dans La République des camarades : « Les membres d’un groupe sont-ils tenus de voter ensemble ? Loin de là. On ne cite pour ainsi dire pas un scrutin où le désaccord des individus ne se manifeste avec éclat »), il nous semble qu’Armel Le Divellec a raison de rappeler que

[c]ontrairement à l’image habituellement véhiculée, le parlementarisme pratiqué à l’aube de la IIIe République ne se jouait pas seulement entre des personnalités et le monde informe, excessivement fluide et mouvant de tendances politiques approximatives.

La tardive consécration juridique des groupes parlementaires n’est pas une spécificité française. Si, comme le montre Alexis Fourmont, en Allemagne les groupes deviennent prééminents dans le second xixe siècle alors que le Parlement renforce son poids dans les institutions germaniques, la tentative de faire mention dans le Règlement du Reichstag échoue en 1912, pour ne finalement aboutir qu’en 1922 sous la République de Weimar. Il n’en demeure pas moins que s’est instituée très tôt une structuration par groupe outre-Rhin à tel point qu’on a pu parler d’un « parlement des groupes », comme le rappellent Alexis Fourmont et Armel Le Divellec. Basile Ridard ne manque pas de constater qu’au Royaume-Uni – on ne s’en étonnera pas – cette inscription dans les textes est encore moins nette. À tel point qu’aucun seuil n’est par exemple fixé pour créer un groupe à Westminster. Cela n’empêche pas que l’organisation de la vie parlementaire soit toute entière axée autour des groupes qui constituent le cœur même du parlementarisme anglais. Quant à l’Italie, étudiée par Franck Laffaille dans une contribution très tonique, elle navigue entre deux eaux. Les groupes y sont si importants que Franck Laffaille estime que l’on peut qualifier l’Italie non seulement de République des partis mais aussi de République des groupes parlementaires. Mais le phénomène très intéressant de trasformismo qui consiste, pour des parlementaires, à migrer d’un groupe à l’autre sans autre considération que l’opportunité politique ou la formation d’un groupe mixte qui accueille de plus en plus des élus de tous bords mettent en évidence les limites d’une structuration parlementaire par les groupes.

Ces exemples étrangers, extrêmement instructifs comme toujours, et ce, d’autant plus que les contributions qui leur sont consacrées sont d’une grande clarté, montrent combien les groupes sont globalement les pivots de la vie parlementaire dans les pays en question. Ils permettent de mieux mesurer certaines particularités françaises. Cette persistance et même cette résistance de l’individualisme parlementaire, jugé comme positif, face à l’organisation du travail des assemblées par les groupes dans notre pays a des conséquences très concrètes qui pèsent durablement – et à notre avis beaucoup trop – sur le fonctionnement de l’institution parlementaire. Le débat autour du droit d’amendement et le caractère individuel de son exercice est obscurci par l’attachement à cet individualisme. Non pas qu’il faille imposer aux députés ou aux sénateurs des disciplines telles qu’elles ôteraient toute substance au mandat qu’ils exercent, mais on mesure aisément les dérives d’un système consistant à n’apporter que de maigres tempéraments au droit d’amendement et à laisser ce droit fondamental être dévoyé à des fins d’obstruction ou devenir le prétexte pour évoquer des sujets sans grand lien avec le texte en débat. Les raisons de ce dévoiement sont anciennes. Il traduit le besoin pour les parlementaires de trouver des espaces d’expression dans un système institutionnel où le Parlement n’est plus aussi central qu’avant 1958. Mais à la fin, l’effet boomerang nous semble très préjudiciable. Même si des réformes récentes sont intervenues, comme l’introduction du temps législatif programmé en 2009 à l’Assemblée nationale ou la modification récente du Règlement de cette chambre, ainsi qu’une pratique plus rigoureuse dans le contrôle de recevabilité des amendements – le Sénat ayant eu dans le domaine un temps d’avance, même s’il est moins concerné par l’inflation des amendements –, on se trouve encore loin du compte et le Parlement semble continuer à s’épuiser là où il faudrait du nerf et de la clarté dans les débats. Or, en toute logique, la régulation du nombre d’amendements devrait relever des groupes afin de mieux définir les sujets qu’ils souhaitent portent en priorité en séance plénière.

La question de la discipline est directement liée à celle de la rationalisation du Parlement. Le terme n’est pas neutre et sans doute faudrait-il en changer. Il s’agit moins de rationaliser ou de rendre efficace le Parlement que de permettre au Parlement d’exercer ses fonctions dans une plus grande clarté. En lisant la contribution de Basile Ridard consacrée au Royaume-Uni, on mesure à quelle point la structuration empirique du Parlement autour des groupes a conduit à l’émergence de pratiques qui permettent d’assurer une grande discipline tout en maintenant une liberté notable pour chaque parlementaire. L’institution du Whip qui assure le bon fonctionnement du groupe et sa cohésion, littéralement à coup de trique, a rendu possible le développement de modes de coopération entre les groupes comme le pairing. Cette pratique consiste, en fonction de l’importance des débats signalée par les whips, d’organiser entre gens de bonne compagnie la présence respective des députés de chaque groupe afin que le principe majoritaire prévale toujours.

Dans le précieux chapitre que Jean-Félix de Bujadoux consacre à la large période 1910–1958, il est montré qu’à l’apparition de partis de gauche fortement idéologisés au tournant du siècle qui contribuent à l’affirmation des groupes comme fers de lance du parti, s’ajoute un mouvement profond vers une rationalisation du travail parlementaire dans un entre-deux-guerres qui voit des institutions incapables d’assumer leur rôle. Léon Blum développe une nouvelle conception du travail parlementaire qui se fonde sur l’idée de majorité gouvernementale. Ce que Jean-Félix de Bujadoux appelle la « rationalisation camérale du parlementarisme » passait par la reconnaissance du rôle central des groupes. En dépit de tentatives réelles et de résultats parfois tout aussi tangibles sous la IVe République, ces efforts n’aboutirent pas suffisamment pour permettre au Parlement de sortir d’une ornière dans laquelle il s’était maintenu. Il fallut attendre la Ve République qui alla puiser dans les idées largement issues de ce mouvement réformiste pour que s’impose une forme plus « exécutive » de la rationalisation.

 

Les groupes parlementaires objets – enfin – juridiques

 

À la lecture de cet ouvrage, on peut s’amuser de la difficulté – et presque à certains moments – de l’agacement qu’éprouvent les juristes à ne pas pouvoir toujours saisir par le droit un objet éminemment politique. Mais la révision constitutionnelle de 2008 – et les textes subséquents, lois organiques, lois et règlements adoptés en 2009 – leur a donné un sérieux grain à moudre avec l’introduction dans notre loi fondamentale des groupes et la création de nouvelles entités : les groupes minoritaires. Soyons clair : la question de la saisie des groupes parlementaires par le droit n’est pas oiseuse. Elle traduit certes le besoin – typiquement français ? – d’encadrer des pratiques, voire de les durcir, en les enserrant dans des normes écrites. Tentatives souvent vaines mais qui ne manquent pas de produire des conséquences parfois inattendues. Elle n’en constitue pas moins une réalité avec le développement de règles qui désormais s’imposent aux groupes dans leur fonctionnement même.

Dans deux contributions très complémentaires, Bernard Quirigny et Anne-Laure Cassard-Valembois traitent du statut des groupes respectivement dans la Constitution et dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Si, dans la Constitution de 1946, les groupes avaient fait leur apparition ce n’était que dans l’évocation de leur rôle technique consistant à participer à la désignation de certains organes parlementaires. Rien de tout cela n’apparaît dans le texte initial de 1958 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel prend avec de grandes pincettes cet objet qu’elle assimile d’une certaine manière aux partis et groupements politiques dont la liberté de formation et de fonctionnement est protégée par l’article 4 de la Constitution. Il faudra attendre les travaux du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par Édouard Balladur en 2007, et la révision inspirée par ses travaux, pour que les groupes apparaissent en quelque sorte en majesté dans la Constitution.

Anne-Laure Cassard-Valembois rappelle que le Conseil constitutionnel veille à l’équilibre entre la structuration du Parlement en groupes et les pouvoirs de plus en plus nombreux qui sont reconnus à ces derniers et le maintien de la liberté du parlementaire et ce, dès les premières années de la Ve République (voir Cons. const., décision no 69-37 DC du 20 novembre 1969). En citant cette décision, elle a la bonne idée de mentionner quelques extraits des délibérations du Conseil. Le rapporteur, Pierre Chatenet, qui se penche sur la réforme du Règlement de l’Assemblée nationale, observe que « [c]ette tendance à l’hypertrophie du groupe soulève un problème très important : la transformation du parlementaire en robot est une déviation grave de l’idée de représentation ». De même le président Gaston Palewski « partage tout à fait les soucis du rapporteur quant au monolithisme des groupes et la nécessité de défendre la liberté individuelle du parlementaire ».

Ariane Vidal-Naquet se penche sur les droits des groupes en reprenant la disposition qui figure donc depuis 2008 à la première phrase de l’article 51-1 de la Constitution, article qui dispose que : « Le règlement de chaque assemblée détermine les droits des groupes parlementaires constitués en son sein. Il reconnaît des droits spécifiques aux groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’aux groupes minoritaires. » Ce qui est devenu la première phrase en question n’avait, à l’époque, d’autre but que de permettre clairement aux règlements des assemblées de surmonter la jurisprudence du Conseil constitutionnel du 22 juin 2006 (décision no 2006-537 DC) qui avait censuré une nouvelle disposition du Règlement de l’Assemblée nationale tendant à conférer des droits spécifiques aux groupes d’opposition, dans une logique s’apparentant à une forme de discrimination positive. Cette phrase n’a donc pas entendu globalement traiter les groupes comme des sujets juridiques disposant de droits subjectifs. Il n’en demeure pas moins qu’on ne modifie jamais impunément les textes constitutionnels et que les mots qu’on y introduit vivent leur vie au gré de la pratique et de la jurisprudence. La question de l’invocation de tels droits devant le Conseil constitutionnel se pose même si, relevant des Règlements des assemblées, comme en dispose l’article 51-1, ils ne sont pas de rang constitutionnel et que le Conseil se refuse à censurer des textes en se référant à de telles normes règlementaires.

S’il a fallu du temps pour accepter les groupes comme sujets de droit, il en a fallu plus encore pour qu’apparaissent les premières tentatives d’en encadrer juridiquement le fonctionnement. À l’occasion d’une réforme du Règlement de l’Assemblée nationale, cette structuration juridique est passée en 2014 par l’obligation de se constituer sous forme d’association alors que les groupes demeuraient des entités sans personnalité juridique, partie d’un tout institutionnel – l’Assemblée ou le Sénat – lui-même dénué d’une telle personnalité. La question s’est évidemment posée à l’occasion d’une affaire de financement mettant en lumière les liens complexes et parfois opaques entre groupes parlementaires et partis politiques. La question de la nature juridique des groupes ne fait pas l’objet d’une étude spécifique mais elle est évoquée par plusieurs contributions, par exemple celle de Franck Laffaille à propos de l’Italie, avec cette hésitation qui n’est pas totalement résolue : les groupes constituent-ils des entités de droit public ou de droit privé ?

L’organisation interne des groupes est plus ou moins détaillée. Elle épouse souvent celle du Parlement, avec un président, des vice-présidents, un bureau… Dans sa contribution originale, Dorothée Reignier s’intéresse aux secrétaires généraux des groupes. Son travail fondé notamment sur des entretiens avec les secrétaires généraux de plusieurs groupes de l’Assemblée nationale sous l’actuelle législature, montre le rôle éminent qu’ils jouent dans l’animation de cette collectivité humaine. Sans doute, sa conclusion selon laquelle ils joueraient un rôle de chief whip comme à Westminster consistant à faire respecter la discipline nous semble excessive. Les secrétaires généraux alertent les présidents de groupe, tentent de concilier les positions quand cela est possible, peuvent convaincre ceux qui le ne sont pas, en jouant en quelque sorte – on nous pardonnera la métaphore – le chien de berger qui ramènent les brebis égarées vers le troupeau. Mais il reste qu’ils ne sont pas des parlementaires et ne disposent pas – ou rarement – du poids politique qui permet de dénouer les conflits les plus aigus. Dorothée Reignier semble d’ailleurs juger favorablement l’idée qu’il faudrait encadrer ou, à tout le moins, reconnaître le rôle des secrétaires généraux pour leur permettre notamment d’assister à la Conférence des présidents, qui n’est aujourd’hui ouverte qu’aux élus membres de la Conférence, à quelques membres du cabinet du Président et aux fonctionnaires parlementaires qui en assurent le secrétariat, ainsi qu’au ministre des relations avec le Parlement et ses collaborateurs. Sans doute, cette solution aurait-elle pour intérêt de fluidifier la circulation de l’information mais à terme n’ouvrirait-elle pas la voie à une représentation des élus par leurs collaborateurs, ce qui n’est pas souhaitable ?

En incise, on signalera le chapitre original proposé par Elsa Forey sur ce qu’elle nomme les groupes transpartisans que sont les groupes d’études ou les groupes d’amitié entre la France et d’autres pays. Ces structures n’ont rien à voir avec les groupes parlementaires au sens strict du terme. Leur évocation dans cet ouvrage peut dès lors paraître un peu incongrue. Il n’en demeure pas moins qu’elle permet de mesurer à quel point les structures parlementaires savent faire preuve d’inventivité mais aussi combien il est difficile d’encadrer des organes qui souvent sont attentifs aux intérêts de tels ou tels secteurs d’activité ou de tels ou tels pays. Le développement récent des règles déontologiques (depuis le début des années 2010) y pourvoit en partie.

 

Mieux connaître les groupes parlementaires : quelques pistes à explorer encore

 

Cet ouvrage très complet et stimulant ouvre l’appétit et certains de ses manques ou de ses défauts permettent d’envisager de nouveaux thèmes à explorer.

Les relations entre groupes et partis politiques auraient sans doute mérité un chapitre particulier. Le sujet n’est pas abordé comme tel dans cet ouvrage mais on le voit poindre çà et là dans plusieurs contributions. On mesure à quel point la structuration des partis grâce notamment à l’adoption de lois leur donnant une assise juridique (la loi de 1901 sur les associations en France) est importante. Comme le montre Jean-Félix de Bujadoux, on voit émerger les nouvelles forces politiques qui, à gauche, privilégient l’action collective, fondée sur une idéologie forte, sur la conception classique du parlementaire notable et autonome. L’idée de discipline de groupe est alors beaucoup plus prégnante. Elle s’explique aussi par le travail d’unification qui eut lieu avant 1905 pour aboutir à un seul parti socialiste et la nécessité de maintenir cette unité. Les rapports entre partis et groupes sont complexes et ambivalents. La typologie proposée par Jean-Félix de Bujadoux sur ce point est très éclairante. Il suggère de classer les groupes selon les relations qu’ils entretiennent avec le parti dont ils sont, plus ou moins, l’émanation ou le relais. Certains groupes sont directement liés à un parti comme ce fut le cas, par exemple, du pcf, de la sfio ou du mrp. D’autres voient leurs élus se disperser entre plusieurs groupes (voir le cnip sous la IVe République). Certains groupes sont dépourvus de lien avec un parti, comme c’est le cas des députés du Centre républicain proches de Tardieu en 1932–1936. Une deuxième typologie peut se fonder sur la place occupée par le groupe dans la formation de la majorité gouvernementale : hors régime excluant toute participation ou soutien, comme le pcf pendant des décennies ; groupes ayant vocation à former des majorités comme les radicaux ou les modérés sous la IIIe République ou la sfio et le mrp sous la IVe ; groupes charnières comme l’udsr sous la IVe République également. Enfin, Jean-Félix de Bujadoux propose une troisième typologie possible en considérant le degré plus ou moins intense de la discipline imposée aux parlementaires : de très forte comme au pcf à très faible chez les radicaux ou les modérés, en passant par une relative discipline avec des accommodements possibles à la sfio ou au mrp.

On regrettera aussi que le rôle des groupes dans le travail législatif ne soit pas abordé plus longuement. En dépit de sa richesse, la seule contribution de Damien Connil, qui conclut l’ouvrage, ne suffit pas à épuiser le sujet qui est pourtant central. Le positionnement respectif des groupes dans la fixation de l’ordre du jour désormais mieux partagé, leurs stratégies dans l’action parlementaire selon la nature des textes, la gestion de la discipline interne et ses ratés… Tous ces sujets constituent en réalité le cœur même de ce qu’est le Parlement. Sans doute est-ce là qu’on mesure le rôle utile de la science politique à l’appui des analyses historiques et juridiques. On attend avec impatience que le travail puisse être complété de la sorte.

Surtout, le grand absent – et quel absent ! – de cette étude collective passionnante est le groupe majoritaire. C’est un signe des temps. Nous évoluons dans une société qui porte une attention particulière et parfois obsessionnelle au sort des minorités. Juste retour des choses dans un monde qui trop longtemps les ignora. Et il est assez intéressant de constater que même les spécialistes du droit parlementaire se laissent aller à cette pente. Naturellement la création de l’objet « groupe minoritaire » en 2008 justifie qu’on s’y arrête mais de là à laisser de côté ce qui constitue selon nous le nœud du problème parlementaire, on peut s’en étonner. Car la dynamique parlementaire passe nécessairement par la vitalité du groupe majoritaire et sa capacité à faire vivre en son sein des débats et à organiser une relation à la fois confiante et exigeante vis-à-vis du Gouvernement qu’il soutient.

Autre sujet de préoccupation : la scissiparité des groupes à laquelle on assiste et qui cause la plus grande des confusions dans le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Elle s’explique certainement par la baisse du seuil pour constituer un groupe, intervenue en 2009, et qui faisait partie de l’accord trouvé avec les parlementaires de l’opposition qui avaient soutenu la révision constitutionnelle l’année précédente. Mais la modification de cette règle et ses conséquences est aussi l’expression d’un phénomène plus profond : la fragmentation de l’espace politique en mille éclats. Sans disparaître dans notre culture politique, le clivage droite-gauche ne structure plus strictement cet espace. Les autres clivages fondés par exemple sur le rapport à l’Europe ou à la mondialisation ne s’y sont pas vraiment substitués. La diffraction à l’infini des forces parlementaires en est la traduction singulière. S’y ajoute la faiblesse des structures partisanes qui ne sont plus à même d’imposer une discipline raisonnée et ce, d’autant plus que cette méfiance à l’égard d’une ligne de conduite collective – qui suppose d’accepter des compromis au regard de ses convictions personnelles – s’appuie sur une tendance postmoderne où les citoyens et désormais certains élus expriment une vision consumériste de l’action politique. En traitant des groupes d’opposition et surtout minoritaires, Jean-Éric Gicquel met le doigt sur l’un des échecs de la révision de 2008. L’objectif du comité présidé par Édouard Balladur qui a pensé la réforme institutionnelle était bien d’organiser un dialogue entre ce que Jean-Éric Gicquel appelle les « astres de masse » que sont le groupe majoritaire et le principal groupe d’opposition. Mais le constituant jugea utile d’introduire la notion de groupe minoritaire non seulement parce qu’il fallait complaire au groupe centriste du Sénat et le convaincre de voter la révision mais aussi parce que, dès cette époque, le schéma bipartisan ou tout du moins bipolaire commençait à sérieusement perdre de sa force. On s’en aperçut un peu moins de dix ans plus tard.

 

Une voie possible entre un Parlement anarchique et un Parlement bureaucratique

 

Une voie est possible entre un Parlement anarchique et de ce fait inaudible et un Parlement rationalisé mais robotisé ou bureaucratique. Elle passe sans doute par un renforcement des groupes tant en termes de moyens que de poids dans l’organisation des travaux parlementaires. Elle suppose un aggiornamento puissant dans la conception que l’on continue à promouvoir du député ou du sénateur. Il faudra bien cesser de considérer qu’un parlementaire qui se soumet à la discipline de vote n’est qu’un godillot, un caporalisé, un lâche, un vendu ou une victime. Cette rhétorique dont certains parlementaires usent parfois malheureusement, que les journalistes utilisent ad nauseam, et que la doctrine continue trop souvent de véhiculer dans des termes plus choisis interdit toute réflexion un tant soit peu rationnelle et pesée autour de la question parlementaire.

Naturellement la discipline parlementaire au sein des groupes ne saurait être absolue et surtout elle devrait toujours être précédée de débats clairs, ouverts et même, dans une certaine mesure, publics. L’exercice démocratique s’en trouverait vivifié. Quant à la séance, elle ne serait plus le lieu de débats si longs et si touffus, qu’ils ne peuvent être suivis et même compris par le public le plus attentif. L’hémicycle doit être le lieu des confrontations structurées. À l’évidence, on ne saurait non plus laisser aux groupes le soin de structurer l’ensemble de l’espace parlementaire. La culture politique française est encore marquée par des logiques de confrontation et non de coopération telles que celles qui existent en Allemagne par exemple. Dès lors, il est indispensable que demeurent des lieux « institutionnels » et non purement « politiques » où les idées s’affrontent sous une forme organisée. Ce sont naturellement les commissions. Il faut qu’elle conserve un rôle important car c’est là que publiquement, avec la séance, que majorité et opposition débattent sous l’œil impartial des administrateurs des assemblées qui veillent au respect des procédures. Il y eut parfois des tentations, et elles demeurent vives, de substituer aux organes institutionnels des formations internes aux groupes. Tel fut le cas en 2009 lorsque la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale créa une mission d’information sur le voile intégral (dite improprement « mission sur la burqa »). Jean-François Copé décida de créer, au sein du groupe majoritaire ump qu’il présidait, sa propre mission avec des auditions et des conclusions, de sorte que les travaux de la mission institutionnelle s’en trouvèrent extrêmement perturbés. Ce genre de siphonage doit évidemment être évité.

Le droit parlementaire est un droit plastique qui naît de la vie des assemblées. Mais les évolutions positives qu’il peut connaître naissent de la prise de conscience par les acteurs des enjeux qui sont devant eux. Cet ouvrage peut y contribuer assurément.

 

Éric Thiers

Chercheur associé au cevipof (SciencesPo Paris).