Lire Jean-Marie Denquin demande un temps particulier. Quiconque connaît ses articles, sait qu’il y trouvera un style original et un angle différent de celui des présentations classiques, et répétées à l’envi, de telle ou telle notion, concept, problème ou événement historique. Chacun de ses articles exprime un point de vue authentique et personnel. Le lecteur averti sait aussi que ces articles demandent de la concentration, s’il veut se laisser porter par le chemin de pensée, à la fois sillonné et subtil, de l’auteur. Il sait qu’après la lecture de quelque passage (parce qu’il faut laisser du temps), il se sentira certainement plus intelligent, mais sans doute aussi quelque peu perturbé par la densité des questions soulevées et par une note, floue, de gravité, face à ce que pourrait devenir le droit constitutionnel, à moins qu’il ait déjà sombré : une discipline académique, policée et convenue.

Parmi les titres du sommaire de l’ouvrage Penser le droit constitutionnel, celui de « Situations du droit constitutionnel », décrit le mieux l’approche de l’auteur. En effet, ce recueil d’articles ne présente pas les jalons d’une nouvelle théorie du droit, ni ne cherche à affirmer de nouveaux grands concepts ou définitions stipulatives, ou à déclamer quelque grande tirade sur ce qu’est ou ce que devrait être l’étude du droit constitutionnel. Jean-Marie Denquin aborde les grandes questions du droit constitutionnel, de la théorie du droit et de l’histoire constitutionnelle et politique, à partir de situations concrètes. Chaque article est un état des lieux sans concession des usages concrets des notions par lesquelles l’objet constitutionnel se donne à voir. L’ouvrage contient ainsi ses thèses incontournables sur la démocratie, la représentation, la majorité, le referendum, l’interprétation ainsi que ses analyses précieuses des événements de l’histoire constitutionnelle.

« Ne pas nier les problèmes », voilà l’un des traits importants de l’approche du droit constitutionnel de Jean-Marie Denquin : accueillir la complexité plutôt que la taire au profit de fausses évidences, de raccourcis pratiques de la pensée ou de sophismes essentialistes. Jean-Marie Denquin n’est pas tendre avec les faux-semblants de clarté qui entourent les notions les plus élémentaires du droit constitutionnel : il fustige les écueils de la doctrine contemporaine en identifiant les « contradictions », les « tautologies » et « platitudes », le flou des « pseudo-concepts » journalistiques, les conforts de la pensée les « discours pathétiques », les « monologues autosatisfaits », comme les « généralisations hâtives » et les « illusions rétrospectives ». Cette exigence scientifique se combine avec un certain détachement vis-à-vis de certains réflexes académiques et institutionnel et de tout sectarisme scientifique. Ce détachement se reflète aussi dans la liberté de ton et l’humour cinglant de ses formules : « Il est confortable de croire que l’on fait comme l’on a toujours fait ». Ou encore, parmi les pépites : « le procédé est d’autant plus efficace qu’il est inconscient de lui-même et générateur de plaisir : la bonne doctrine est mère de la bonne conscience et il est plaisant de constater que les choses sont ce qu’elles sont censées être ». Difficile de ne pas sourire au fil de la lecture…

Jean-Marie Denquin esquisse ainsi des « prises de vue » du droit constitutionnel. Les débats retranscrits lors de la table ronde organisée par l’Institut Michel Villey autour de son ouvrage permettent de distinguer deux grandes lignes de sa méthode. En premier lieu, l’auteur évacue toute tentation essentialiste : « tout est donc transformable en tout, ce qui évidemment ne signifie pas que tout est pareil, mais qu’il est vain de chercher des essences ». Mais il s’intéresse néanmoins au droit constitutionnel comme un  « donné » qui « préexiste » et dont il entend faire l’ « autopsie » :

en postulant que les phénomènes …ne se réduisent pas à des mots, mais qu’il existe derrière ceux-ci des objets abstraits, une ontologie descriptive permet de les distinguer, de les décrire, de les faire varier dans l’esprit et d’éclairer ainsi leur statique et leur dynamique.

En second lieu, l’auteur définit sa phénoménologie, à partir de Searle, comme étant l’« art de faire apparaître l’apparence ». En faisant référence à Anscombe et à la distinction entre les usages du langage, intensionnels, et programmatiques, d’une part, et les extensionnels, et descriptifs, d’autre part, il envisage plusieurs questions du droit constitutionnel, et notamment celle de la dimension institutionnelle de la constitution.

Si l’ouvrage permet d’affûter toute pensée du droit constitutionnel, celle de Jean-Marie Denquin ne se laisse pas aisément deviner. En effet, l’auteur ne choisit pas explicitement un « camp » théorique ou philosophique, et il semble d’ailleurs que cette démarche ne l’intéresse pas fondamentalement. Les grandes théories du droit perdent quelque peu de leur intérêt dès lors qu’elles enferment la définition du droit dans un propos abstrait et général, au détriment d’une approche réelle et concrète de l’objet constitutionnel. L’auteur écrit ainsi : « Rien n’est plus néfaste au droit que d’appliquer une démarche normative à la définition du droit. Il faut savoir ce qu’est le droit pour qu’il puisse dire ce qui doit être et non dire ce qu’il doit être pour savoir ce qu’il est ». Un détour par Bergson pourrait fournir une image intéressante de sa démarche. Ce dernier distingue deux manières de connaître une chose, l’analyse qui « tourne autour de cette chose », et l’intuition qui tente d’« entrer en elle ». Il écrit ainsi : « un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse ». Et il ajoute à propos de l’analyse :

dans son désir éternellement inassouvi d’embrasser l’objet autour duquel elle est condamnée à tourner, l’analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter la représentation toujours incomplète, varie sans relâche les symboles pour parfaire la traduction toujours imparfaite.

Jean-Marie Denquin semble tourner inlassablement autour de l’objet constitutionnel et préfère – sans toutefois abandonner l’intuition… – l’imperfection de l’analyse qui, sans « entrer » dans la chose, affine constamment les angles de vue pour mieux la faire apparaître.

La lecture de l’ouvrage produit néanmoins une impression étrange : celle d’avoir exploré minutieusement les facettes de l’objet du droit constitutionnel, tandis que cet objet semble constamment se dérober à toute définition. Si l’ouvrage livre un aperçu impressionnant de l’étendue des problèmes, des « angles morts », du droit constitutionnel, le plus grand d’entre eux étant sans doute celui de l’indifférence à ces problèmes (I), on peut aussi être désarçonné, en refermant l’ouvrage, par un horizon assez peu optimiste – la litote est faible – du droit constitutionnel (II).

 

I. « Ne pas nier les problèmes… »

 

L’un des apports décisifs de l’œuvre de Jean-Marie Denquin à la pensée constitutionnelle tient à la précision avec laquelle il situe les différents lieux des basculements de concepts et des tensions épistémologiques. L’auteur prend un soin exigeant à distinguer, au-delà de l’identité des termes, la pluralité des significations qui se dégage de leurs usages.

Ses thèses relatives à la démocratie et à la représentation sont incontournables et bien connues. L’auteur critique la référence à une « crise de la représentation » qui supposerait l’existence d’un « vrai » concept de représentation alors même qu’il oscille entre trois significations distinctes, et pourtant entremêlées (« tenir lieu de », « porter la parole d’autrui » et « ressembler à autrui »). Le même constat affecte la démocratie : la « démocratie pure », exclue par Sieyès au profit de la représentation, a progressivement pris les contours de la « démocratie représentative », centrée sur l’élection au suffrage universel direct, pour se perdre ensuite dans la « démocratie des droits », celle qui permet la censure de la loi par le contrôle juridictionnel. Jean-Marie Denquin déplore que ces différents concepts de démocratie cohabitent sous la Ve République, et s’adaptent, comme par enchantement, au pouvoir qu’il s’agit de justifier – celui d’un président de la république élu qui « dicte sa volonté » à une majorité ou celui de la juridiction constitutionnelle qui garantit les libertés – alors même qu’ils sont irréconciliables. Il conclut :

personne n’est censé s’apercevoir que le mot « démocratie » est pris successivement en deux sens différents, mais également restrictifs : les deux branches de l’alternative se rejoignent en un discours de légitimation où les actes des gouvernements sont toujours justifiés.

Ces fragilités conceptuelles s’expliquent par des raisons épistémologiques que Jean-Marie Denquin s’attache à identifier. L’une de ces difficultés consiste dans la confusion des niveaux de discours. L’auteur montre par exemple que la hiérarchie des normes, conçue dans le cadre de la théorie du droit kelsénienne, ne peut pas être envisagée comme une simple « technique constitutionnelle » destinée à être un rempart contre le pouvoir. Une autre difficulté, à laquelle l’auteur consacre de nombreux développements, renvoie au problème de la confrontation des concepts à l’écoulement du temps. Ainsi en va-t-il de la « coutume », prise dans un rapport au temps insoluble puisqu’elle dépend rétrospectivement de la permanence de certaines pratiques interprétatives. Jean-Marie Denquin défend ici une approche « consciemment rétrospective » de manière à ne pas trahir les usages de l’époque en leur greffant des concepts construits a posteriori. Il écrit :« une crise n’est constitutionnelle qu’a posteriori ». Il en découle que la crise du 16 mai 1877 ne peut pas être comprise comme une « tentative de parlementarisme dualiste » – expression inexistante à l’époque – quand Mac Mahon invoque sa responsabilité envers la France ; tout comme il rappelle que la notion de « majorité présidentielle » sous la Ve République est déconnectée de l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962. En rétablissant les usages constitutionnels inscrits dans leur époque, Jean-Marie Denquin évite le piège qui consiste à entretenir, par une répétition mécanique et non questionnée, une mémoire viciée des événements constitutionnels.

Si, par cette dé-et re-construction des concepts, Jean-Marie Denquin identifie les apories de certains discours constitutionnels contemporains, il semble hésitant quant à la possibilité d’articuler une pensée cohérente du droit constitutionnel.

 

II. « Articuler » le droit constitutionnel

 

Qu’est-ce que le droit constitutionnel selon Jean-Marie Denquin ? La question n’est pas absurde car si l’auteur s’attache à présenter l’état d’un grand désordre conceptuel, il demeure préoccupé par la recherche d’une « cohérence » du droit constitutionnel. Comment dès lors « articuler » – le mot est repris plusieurs fois – des paradigmes contradictoires qui coexistent – qu’il s’agisse du changement de conception de la loi, des différentes facettes de la constitution, ou des rapports du texte à la pratique ?

Jean-Marie Denquin semble chercher quelque espoir dans la théorie constitutionnelle et la théorie du droit : « le droit constitutionnel ne peut donc pas sans se mutiler, ou plutôt sans se nier lui-même séparer sa dimension jurisprudentielle et sa dimension institutionnelle. Et seule sa dimension théorique peut permettre de comprendre l’articulation des deux ». Il n’est pourtant pas certain que Jean-Marie Denquin soit lui-même vraiment convaincu par cette issue : « Mais qu’une théorie du droit soit nécessaire pour manifester à la fois l’unité et la diversité, donc la spécificité, de la discipline, ne prouve pas qu’elle soit possible ». En matière de théorie, l’auteur avance et recule : il considère, par exemple, que les propositions « rivales » de la théorie réaliste de l’interprétation et du normativisme, sont toutes deux « admissibles » et relativement « cohérentes », pour s’attacher ensuite à leurs défauts respectifs et ne choisir aucune d’entre elles. Se tournant vers la « conscience » du juge (a-t-il le sentiment d’appliquer du droit ? Se sent-il libre ou contraint ?), il affirme aussitôt, à raison, l’impossibilité de telles introspections psychologiques.

La manière dont Jean-Marie Denquin conçoit les rapports entre le droit et la science politique fournit davantage de précisions. Toute séparation stricte entre le droit et de la science politique est considérée comme « arbitraire » et comme étant l’une des causes décisives de l’appauvrissement du droit constitutionnel. Si Jean-Marie Denquin se prononce contre cette frontière disciplinaire artificielle, il la rétablit ailleurs. Car pour l’auteur, se rapprochant ici de Kelsen, la science politique suppose d’avoir préalablement défini le droit : les questions de la science politique « ne peuvent se poser qu’à partir d’éléments juridiques ». La spécificité de l’objet juridique doit donc être maintenue afin de distinguer la question de l’illégalité en droit de celle de la raison, au sens de Jennings, des pratiques politiques. Certaines conclusions en découlent : la coutume contra legem, invoquée à propos de la crise du 16 mai, lui semble un argument bien faible lorsqu’il est confronté à la « survivance » des lois constitutionnelles de 1875, tandis que le concept de « majorité » n’est tout simplement pas considéré comme « juridique ». La frontière entre droit et politique dépassée sur le terrain disciplinaire est rétablie ici, au sein même de l’objet constitutionnel.

Pourtant, Jean-Marie Denquin est très loin d’être un « normativiste » convaincu. Il suffit pour s’en convaincre de lire certains passages, comme celui relatif au référendum : « Les décisions politiques ne sont à aucun degré déterminées par les règles juridiques ; ce sont au contraire celles-ci qui sont déduites des comportements politiques », et de façon plus générale l’affirmation selon laquelle « Seuls les hommes peuvent garder les normes, il est illusoire de prétendre confier aux normes la garde des hommes ». En outre, Jean-Marie Denquin est profondément hostile à toute forme d’« hyperpositivisme », qui conduirait à justifier le droit par lui-même, en neutralisant son interaction avec le contexte social et politique dans lequel il s’inscrit. Il écrit : « le droit ne peut se penser qu’en relation avec autre chose que lui. Il faudrait construire, sans tomber dans le pur sociologisme qui supprime l’objet pour l’expliquer, un positivisme au sens faible ». Ce positivisme au sens faible, qui n’est pas développé explicitement dans cet ouvrage, permettrait sans doute, tout en intégrant le contexte politique et social, de préserver uneidée du droit.

Mais comment comprendre cette idée du droit, si le droit ne se réduit ni aux normes, trop figées, ni aux textes, trop indéterminés, ni à leurs interprétations politiques, trop élastiques ? Que reste-il du droit au-delà de son idée ? L’attachement de Jean-Marie Denquin à penser le droit comme un« donné » préexistant, ne semble pas relever d’une obsession scientifique, tournée sur elle-même, dont l’unique but serait de fonder la spécificité de l’objet juridique. Jean-Marie Denquin avance un autre développement : le droit devrait être pensé comme « relation », puisque le droit existe d’abord « à travers des références au droit ». Ces relations sont celles qui existent entre les acteurs constitutionnels, mais ce sont aussi celles qui relient ces acteurs avec les citoyens. Sous cet angle particulier, le maintien d’une « idée du droit », doit être rattaché à la question de l’exposition politique et sociale du discours du droit. C’est en tout cas en ce sens qu’il faut comprendre l’insistance de l’auteur sur la cohérence de ce discours. Le droit constitutionnel doit en effet demeurer « intelligible pour le plus grand nombre ». S’il insiste sur l’« usage commun » du sens des mots c’est parce que cet usage commun détermine « la possibilité de la communication » et conditionne « le maintien d’un lien ténu entre le droit et le citoyen quelconque ».

La pensée du droit constitutionnel de Jean-Marie Denquin est intrinsèquement liée à une pensée de la démocratie. « Les mots ne désignent pas n’importe quoi […]. La démocratie passe pour avoir un sens », elle n’est pas une notion « disponible ». Ainsi, le « projet » de la démocratie ne peut renier son principe général, pour sombrer dans la tautologie la réduisant au droit dit par le juge. Le droit constitutionnel doit bâtir une théorie juridique de la démocratie et forger des concepts cohérents de manière à ce que les citoyens puissent se penser comme « acteurs de leur propre histoire constitutionnelle ». Le risque est important : « réduite à des platitudes, voir à des tautologies, la doctrine française ne sait plus donner une réponse claire, argumentée et cohérente à des questions aussi fondamentales que celles-ci : qu’est-ce que la représentation ? Qu’est-ce que la démocratie ? »

Il ne s’agit pas pour l’auteur de sauver la discipline, au nom de quelque instinct de survie institutionnelle, mais de prendre conscience de ce que ces concepts conditionnent, au-delà de l’univers académique, sa compréhension sociale et politique. L’ouvrage de Jean-Marie Denquin dessine ainsi l’horizon des impensés du droit constitutionnel, murés dans une mémoire vide, ne conservant que les mots à défaut de leurs significations juridique et politique.

 

Manon Altwegg-Boussac

Professeur de droit public à l’Université Paris-Est Créteil, Membre du mil, Membre associé de l’Institut Michel Villey et du Centre de théorie du droit.