Un héritage indicible du constitutionnalisme octroyé ? La doctrine constitutionnelle éclectique des cathédocrates sous l’État Nouveau portugais
Si l’État repousse la conception païenne de l’État totalitaire, et préfère reconnaître les droits essentiels de la personnalité humaine et les fonctions que les autres institutions, comme la famille, les municipalités locales et les associations professionnelles, doivent se voir attribuées, il ne cesse pas pour autant d’être un État fort, c’est-à-dire un État qui prétend maintenir assez de force et conserver le prestige suffisant pour disposer, dans des limites qu’il s’est lui-même fixées, des moyens indispensables à l’accomplissement […] de sa fonction suprême de promoteur du bien commun.
D. Fezas Vital, « A ideologia da Constituição de 1933 » (1935)
Cette vulgarisation de l’idéologie de la Constitution portugaise de 1933 par un de ses rédacteurs, le professeur Domingos Fezas Vital (1888–1953), suscite nombre d’interrogations. En la présentant comme aussi éloignée de « l’individualisme qui divinise l’individu que de toutes les conceptions hégéliennes qui divinisent l’État », Fezas Vital brocardait en partie la pensée juridique et le constitutionnalisme modernes, fondés sur la promotion et le respect des droits subjectifs de l’homme ; le constitutionnalisme ancien, représenté ici par la référence à la notion médiévale de bien commun et par le respect (au moins tacite) des postulats chrétiens, aurait ainsi pu obtenir sa préférence, si Fezas Vital n’avait pas fait l’effort de rédiger un texte constitutionnel, obéissant à ses canons stylistique et définitionnel modernes. Dans ces conditions, faut-il accorder du crédit à la thèse de l’éclectisme de la Constitution de 1933 avancée par les professeurs de droit salazaristes ? Doit-on lire ce texte à la lumière d’œuvres encensant l’apparition d’un constitutionnalisme d’un nouveau genre, à la fois moderne et ancien, libéral et chrétien, « nationaliste et humain » ?
Depuis la révolution des Œillets, la question du constitutionnalisme salazariste peine à s’émanciper du débat idéologique centré sur la nature d’un régime tantôt présenté comme fasciste, tantôt vu comme autoritaire et conservateur. La genèse de la Constitution de 1933, définie comme brumeuse, ne permet pas de s’en faire une idée précise : elle fut enfantée dans le secret par un comité d’experts antiparlementaires, ne souhaitant guère soumettre leur projet à l’approbation d’une assemblée constituante. Si la voie plébiscitaire adoptée justifie le parallèle avec les régimes autoritaires, les politologues retiennent surtout l’influence des milieux catholiques, en n’omettant pas que le salazarisme abrite une pensée démocrate-chrétienne inspirée par Léon XIII et ses encycliques Rerum Novarum (1891) et Graves de Communi (1901). Les références du texte au droit et à la morale, censés faire plier l’État (art. 4 de la Constitution de 1933), et l’omniprésence des mots juste et justice, en particulier dans sa première partie dédiée aux garanties fondamentales, se présentent ainsi comme un héritage thomiste issu tant de l’ancien parti politique de Salazar, le Centre Catholique Portugais (Centro Católico Português), que de l’Intégralisme lusitanien, un mouvement né en 1914 au sein de l’Université de Coimbra, vite lié à l’Action française.
En vérité, si le processus d’élaboration ne donna pas naissance à des procès-verbaux, les mémoires rédigés par Marcello Caetano (1906–1980), le successeur de Salazar au poste de Président du Conseil, dépeignent la mainmise des professeurs et des diplômés de la Faculté de droit de Coimbra, soutenus par des centres académiques locaux liés à la démocratie chrétienne. Élaboré à partir d’un premier projet confectionné par Quirino Avelino de Jesus (1865–1935), le texte final s’apparente à une œuvre de mandarins, à l’invitation d’un de leurs pairs : le propre Salazar, titulaire des chaires d’économie politique et de finances publiques à la Faculté de droit de Coimbra. À en croire Caetano, qui assume alors le secrétariat de ce comité de rédaction, Salazar s’érigea en maître d’œuvre du texte final, secondé par ses amis coimbriens, des chevilles ouvrières qui, à l’instar de Fezas Vital, de Mário de Figueiredo (1890–1969), d’Armindo Rodrigues de Sttau Monteiro (1896–1955), de Manuel Rodrigues Júnior (1889–1946), de José Alberto dos Reis (1875–1955), de Martinho Nobre de Melo (1891–1985) et du propre Caetano, lui prêtent leur expertise constitutionnelle.
Cette mainmise s’accentuera avec le temps : le personnel ministériel de l’État Nouveau (Estado Novo) affiche une nette surreprésentation du professorat de Coimbra, soit une élite d’une trentaine de personnes qui n’hésitera pas, en retour, à soutenir le régime et à appuyer avec vigueur le constitutionnalisme salazariste qu’elle contribua à enfanter. Cet « empire du professeur » explique l’usage d’un néologisme curieux pour désigner le régime, qui ne trouve aucun équivalent français : catedocracia. Le mot est forgé à partir de deux termes grecs : kathèdra (καθέδρα : siège ou, de façon plus précise, chaire) et kratein, dérivé de kratos (κράτος), qui implique l’idée d’un pouvoir qui a sa source en lui-même et détenu en conséquence de façon absolue. Un moyen de dire que le pouvoir souverain est remis à une classe à la fois savante et sage, qui offre comme gage de garantie sa profession, celle de professeur d’université, et son grade, celui de docteur, le plus souvent en droit. Cette sophocratie platonicienne d’un genre particulier dicte ainsi, depuis Coimbra, sa vision de la politique, de la morale et du droit. Par conséquent, analyser le constitutionnalisme de l’État Nouveau revient à étudier au plus près les positions doctrinales de ce corps professoral homogène devant prêter serment d’allégeance à l’ordre social issu de la Constitution de 1933 (décret-loi no 27 003 du 14 septembre 1936) ; ce véritable mandarinat constitue un ensemble uni par une éducation, un sentiment d’appartenance à une élite et des convictions religieuses, politiques et juridiques communes, transmises de génération en génération au moyen de leur action politique et de leurs cours.
Si cette singularité justifie quelques incartades vers d’anciens étudiants de Coimbra qui, à l’instar d’Avelino de Jesus, restèrent proches de la « maison mère », les principales figures examinées seront les professeurs de droit ayant participé au texte constitutionnel et ceux gravitant autour du pouvoir et lui fournissant ses assises idéologiques, à commencer par les philosophes du droit Luís Cabral de Moncada (1888–1973) et Afonso Rodrigues Queiró (1914–1995). Ces derniers, maître et disciple, ne présentent pas la même formation : le premier est historien du droit, le second est publiciste ; mais leur trajectoire est similaire : versés dans le néokantisme de l’école de Baden, celle de Windelbrand et de Rickert, afin de livrer une vision objective de l’histoire du droit portugais et des valeurs qu’elle porte, ils se rapprocheront progressivement du jusnaturalisme scolastique.
Au rebours de notre idée initiale, nous ajouterons Salazar à cet ensemble. Les structures de l’État Nouveau et les caractéristiques doctrinales du Président du Conseil nous l’imposent : dans les années 1920–1930, Salazar est en effet un des quatre membres du comité de rédaction du Boletim da Faculdade de Direito de Coimbra, l’une des principales revues juridiques portugaises. De surcroît, Salazar exposa ses convictions constitutionnelles, annonciatrices (pour ne pas dire plus) de l’opinion de la cathédocratie. Il faudrait enfin ajouter son attitude obligeante de « parrain » de thèse... Ce constat touche aussi son successeur à partir de 1968, Marcello Caetano, directeur d’une autre grande revue juridique, O Direito, entre 1947 et 1974.
Si l’histoire constitutionnelle ne nous importe pas ici, de nombreux analystes soutiennent qu’une rupture évidente existe entre les représentations intellectuelles du professorat, sublimant un régime à la moralité chrétienne vigoureuse permettant d’abriter un État de droit ou plutôt une « dictature du droit », et une réalité politique décevante, laissant entrevoir un État policier. En vérité, les deux acceptions semblent liées, en tant que produits d’une perception de la constitution et du constitutionnalisme qui diffèrent en partie des canons modernes. Sans renouer avec la monarchie, bien que nombre de ses cadres en préservent un souvenir ému, la cathédocratie s’érige en héritière de diverses tendances du constitutionnalisme. Legs du « constitutionnalisme octroyé » en premier lieu : déduit de l’octroi de la Charte de 1826 par D. Pedro IV, cet oxymoron associerait une approche libérale du droit public et un procédé d’édiction normative autoritaire, voire absolutiste. Héritage du constitutionnalisme ancien, en second lieu, dans la lignée de la pensée contre-révolutionnaire incarnée au Portugal par José Agostinho de Macedo, contemporain et lecteur de Bonald et de Maistre.
En s’ingéniant à dégager une « troisième voie », la cathédocratie ne partait pas d’une page blanche ; en elle se retrouve cette singularité portugaise présente au xixe siècle : l’ouverture aux droits et aux concepts étrangers, dans la lignée de la loi de la « bonne raison » de 1769, qui a favorisé l’essaimage de l’éclectisme en droit politique comme en droit civil. En ce sens, le professorat lusitain peut déjà être suspecté d’avoir tenté une alliance que d’aucuns annoncent inutile, voire impossible : le projet d’unir, d’un côté, le constitutionnalisme moderne, adossé à une conception libérale du droit politique où les pouvoirs publics sont limités par des mécanismes juridiques (séparation des pouvoirs, hiérarchie des normes…) et où les droits individuels sont garantis (peu importent ici les hésitations à l’égard du contrôle de constitutionnalité) ; et, de l’autre, le constitutionnalisme ancien et médiéval, appréhendant une série de limitations de diverses natures (Dieu, tradition, coutume, mœurs…) dans le but d’assurer le règne aristotélico-thomiste de la justice ou encore le règne de la loi.
Cette dernière approche serait devenue obsolète avec le développement de la première, l’État s’octroyant le pouvoir de dicter la norme, même en droit public, sans tenir compte des limitations traditionnelles. Un sentiment d’autosuffisance du droit incompatible avec la période et le lieu envisagés, surtout si l’on préserve l’idée, avancée par J.-M. Denquin, que « le constitutionnalisme désigne un mouvement qui vise à mettre en œuvre un idéal par les moyens propre du droit constitutionnel ». En ce sens, l’obsolescence annoncée, voire constatée, du constitutionnalisme ancien provient moins de ses limitations techniques que d’un changement de valeurs ; l’idéal chrétien, fondé sur la propagation et la protection de la communauté des chrétiens vivant ensemble pour préparer leur salut, n’a plus vocation à être véhiculé par nos États modernes, laïcisés ou tenant à préserver la sécularisation de leur droit.
Précisément, l’ambiguïté des écrits de la cathédocratie tient à la volonté d’entériner une dualité, motivée par ce besoin de créer un État fort, sûr de son pouvoir normatif, sans pour autant admettre les dérives de la toute-puissance de l’homme (ou du Léviathan), qui le détournent de l’Au-delà. Un constitutionnalisme « libéral » en découle, certes, mais aussi autoritaire et catholique, au nom d’un éclectisme sachant faire la part des choses : le détenteur de l’autorité, de l’auctoritas, se cherche bien plus du côté du prêtre, et donc du prêtre de la Justice, que de celui du politique ou de l’administrateur.
Le constitutionnalisme de l’État Nouveau ne pouvait, dans ces conditions, que préserver une part de mystère, contaminant à terme son droit constitutionnel, jamais totalement mature. Alliance improbable d’ancien et de nouveau, il devait adhérer à certains canons épurés de la pensée constitutionnaliste moderne (II), sans pour autant mettre de côté sa matrice intellectuelle chrétienne, lui offrant ainsi des éléments puisés dans le constitutionnalisme classique (I).
I. Deo juvante : éléments ostensibles de constitutionnalisme classique
« L’État, dans la mesure où il est souverain, ne peut être lié par le droit positif ; seuls les préceptes éthiques et le droit naturel le limitent ». Dans sa glose de l’article 4 de la Constitution de 1933, Caetano assumait une position bodinienne de la puissance de l’État : quoique délié des lois positives, le souverain doit cependant respecter les droits divin et naturel, et ce qui en découle. Si d’aucuns ont vu dans cette hétérolimitation l’aveu de la faiblesse voire de l’inefficacité du texte constitutionnel positif, de tels propos reflètent au mieux les convictions éclectiques des professeurs sous l’État Nouveau. Conscients d’un ordre supérieur qui s’impose au pouvoir politique, ils offrent ainsi une assise tangible, quoique jusnaturaliste, à la théorie de l’autolimitation de Jellinek.
Ce problème de philosophie politique sera appréhendé en 1939 par Rodrigues Queiró dans un article de jeunesse sur les finalités de l’État. Il reconnaît la puissance symbolique des dispositions de l’article 4, et de toute considération éthique d’une façon générale, mais n’admet pas la force effective d’une telle restriction. Toute « limitation technique, rigoureuse » ne peut appartenir, selon ses propres mots, qu’aux
normes constructives (adoptant ici, avec une certaine liberté, la dénomination connue de L. Duguit), c’est-à-dire au système de droit positif dans son ensemble. Mais ce dernier, à son tour, est lui aussi, ou devrait être, vivifié dans sa structure normative par l’idée active des fins de l’État.
Cet emprunt exprès de la célèbre distinction effectuée par Duguit entre règles de droit normatives, qui imposent « à tout homme vivant en société une certaine abstention ou une certaine action », et normes constructives ou techniques, établies de leur côté « pour assurer, dans la mesure du possible, le respect et l’application des règles de droit normatives », s’avère ambigu, en raison de la posture métaphysique de l’auteur. Rodrigues Queiró, après tout, se propose de critiquer ce qu’il nomme le « relativisme philosophique moderne » de Kelsen, Radbruch et Duguit ; ainsi remet-il sur le devant de la scène le problème du droit idéal et absolu, autorisant les juristes à observer, éventuellement à évaluer, le droit positif : les hommes de lois ne sauraient être absorbés par la seule recherche du quid juris (solutions du droit sur des cas particuliers) pour mieux définir le quid jus (définition et objet du droit et de la justice). En ce sens, le droit comprend un devoir être, respectueux de valeurs jugées indispensables à la « construction d’un Weltanschauung, et d’une représentation du Cosmos ».
Communément partagée, cette position interpelle : la cathédocratie appréhende-t-elle la Constitution écrite de 1933 comme un texte normatif à part entière, ou l’insère-t-elle dans le cadre d’un complément voire d’un supplément aux garanties offertes par le constitutionnalisme ancien ? De surcroît, quelle force offre-t-elle réellement à ces considérations éthiques puisées chez Aristote ? Enfin, en faisant mention du Weltanschauung (« conception du monde » ou, plus exactement, « intuition globale d’ordre religieux de l’univers et de l’homme »), ces juristes ne sont-ils pas tentés par une approche globalisante du droit (d’aucuns diraient « totalitaire »), qui embrasse et caractérise tout ?
Nous serions tentés, a priori, de pourfendre cette dernière idée en raison des postulats chrétiens qui animent l’ensemble du corps professoral. En plus d’ordonner le rejet de la violence étatique en tant que succédané de la domination machiavélienne, l’humble soumission de l’État au droit et à la morale représente une tentative de reconsidérer la place respective des pouvoirs temporel et spirituel, et l’envie de redonner une effectivité au moins symbolique aux droits divin et naturel (A). Car le recours aux concepts de Weltanschauung et de cosmos sert manifestement la cause d’une vision architecturale du monde, avec un Dieu créateur à l’origine de son ordonnancement. La création étant, comme dans la pensée contre-révolutionnaire, vue comme un domaine réservé du Tout-puissant, il ne fallait pas s’étonner de rencontrer des hésitations quant aux contours du pouvoir constituant ; elles auront au moins pour conséquence de proscrire tout esprit d’innovation en matière constitutionnelle (B).
A. Une humble soumission au droit et à la morale : la renaissance du numinosum en droit constitutionnel ?
« Il répugne à l’État Nouveau le recours à la violence, selon la conception très discutée de Georges Sorel. Nous vivons sous l’empire de la loi et du droit ; tous les actes politiques se règlent par le critère de juridicité ». Docteur en droit de Coimbra, Artur Àguedo de Oliveira annonçait de la sorte l’aube de la « nouvelle constitutionnalité » [sic] du régime tenu par son « parrain » de thèse.
Car même si Reis Torgal a cru trouver des traces de témoignages de professeurs de Coimbra en appui aux régimes fasciste et nazi, il importe malgré tout de se prémunir contre toute équivoque : la pensée constitutionnaliste portugaise rejette fermement le concept d’État totalitaire et son usage révolutionnaire de la violence. Elle s’inscrit dans le prolongement de discours nets de Salazar, quoi qu’en ait dit Afonso Costa. Ainsi, l’État n’est pas vu comme une valeur suprême, une divinité dont l’autel mérite les sacrifices des libertés et des consciences des individus. Cette approche de l’État est assimilée à un méfait du césarisme païen et de la doctrine de Hegel, incompatible avec les valeurs éthiques et juridiques de la civilisation chrétienne. Le rejet en sera total, tant en vertu de la morale catholique, qu’au nom d’une sphère inviolable de libertés que Salazar et ses soutiens défendront toujours en considération de leur foi chrétienne. Le professeur Mário de Figueiredo, ami de longue date de Salazar depuis leurs études communes au petit séminaire de Viseu, se chargea de théoriser la différence de nature entre « l’État totalitaire, divinisé, païen » et l’État Nouveau corporatiste, qualifié « d’État chrétien ». Ce dernier ne cherche pas à rendre l’homme esclave de l’intérêt national ou communautaire, mais tend au contraire à assumer un rôle « d’arbitre des conflits entre intérêt individuel et intérêt national », se présentant, pour l’essentiel, comme un moyen d’atteindre une fin supérieure ultime, et estimant, de ce fait, que « la vérité, la justice, le bien valent aussi contre l’intérêt national, je veux dire, qu’ils ne peuvent lui être subordonnés ». Cette croyance, sans doute sincère, contraste autant avec les thèses de Carl Schmitt qu’avec le discours officieux des nazis esquissé par Martin Bormann en 1938 : la brochure du dignitaire du Troisième Reich se montre en effet insensible à la loi naturelle ou à tout succédané de droit divin encore tenus pour guides par nombre de catholiques, au Portugal comme ailleurs.
Ici réside une curiosité souvent mal comprise. En affichant son hostilité aux États totalitaires, la cathédocratie refuse toute soumission au pouvoir temporel, offrant ainsi un espace de liberté à l’Église. Pour autant, nul ne souhaite renoncer à la souveraineté de l’État et à l’affirmation du pouvoir civil, y compris en matière matrimoniale. Soucieuse d’encenser la libertas ecclesiae, hissée au rang de mère de toutes les libertés (n’est-elle pas vue comme une des limites posées par le « constitutionnalisme médiéval » ?), l’élite constitutionnelle espère éviter une transformation de l’Église en instrument de gouvernement, suivant les considérations politiques d’athées ne retenant que l’utilité sociale de la religion. La critique s’accentuera en 1931, suite au conflit entre le régime italien et le Pape au sujet de l’Action Catholique : c’est toute la presse représentative du catholicisme social (abritant bon nombre de professeurs de droit) qui, en appui à Salazar, s’érige contre la divinisation de l’État.
La cible, pourtant, n’est pas uniquement fasciste. Au vu du contexte portugais, la thématique tend plutôt à défendre les libertés de la communauté catholique face aux attaques qu’elle a subies sous la Première République. En ce sens, s’il semble évident que le « libéralisme » arboré dans le domaine de la foi vise à préserver le soutien du clergé, il n’est pas possible de minorer la sincérité de leurs convictions religieuses et encore moins de passer sous silence leurs cibles intellectuelles. Car tous les rédacteurs de la Constitution de 1933 et, à leur suite, les professeurs de droit liés au régime, ont exhibé leurs liens avec la doctrine sociale de l’Église en vue de réprimer les maux frappant l’humanité ; des maux que le constitutionnalisme de l’État Nouveau devait endiguer.
Un cas caractéristique se rencontre chez le professeur Fezas Vital ; l’épisode a lieu en 1940, lors du premier cours des Semaines sociales portugaises, bâties selon le modèle français initié par Marius Gonin et Adéodat Boissard suite à la réception de Rerum Novarum. Or, les cibles exposées par Fezas Vital sont, certes, le fascisme italien, en ce qu’il divinise la Nation (ou la race) au détriment de la dignité humaine, et le communisme, en ce qu’il déifie la classe prolétaire ; mais ses premières victimes sont bien plus proches des considérations politiques et sociales portugaises : ce sont le libéralisme et la pensée juridique moderne, en ce qu’ils ont abouti à la divinisation de l’homme, source du droit, et de la « liberté », au détriment du respect du bien commun. Ainsi s’expose le rejet du « surhomme » nietzschéen « libéré de l’obéissance aux règles morales auxquelles les hommes doivent se soumettre ».
Fezas Vital professe le jusnaturalisme thomiste, suivi par ses collègues universitaires (Mário de Figueiredo, José Gabriel Pinto Coelho) et les clercs qui les accompagnent dans cette publication. Le père Paulo Durão instruit à dessein le procès du positivisme juridique, un positivisme « sans horizon », c’est-à-dire sans éthique et sans perspective eschatologique. De son côté, Artur Bívar prend à parti Georg Jellinek et Rudolf von Jhering, tant en raison de la prétendue lutte pour le droit et de la violence qu’elle engendre au détriment de la paix (celle du Christ esquissée dans l’évangile de saint Jean, chap. XIV, en vue du salut du chrétien), qu’à cause de leur refus de reconnaître l’existence d’un droit naturel qui viendrait réellement limiter l’action de l’État dans ses relations avec les entités de moindre envergure. La théorie de l’autolimitation est couverte d’opprobre, en ce qu’elle repose sur un postulat de départ impossible à garantir : le respect de la parole donnée. Seule une acception morale, autrement dit une hétérolimitation fondée sur les droits divin et naturel comme sous l’Ancien Régime, peut offrir une assise tangible à une limitation imposée à la puissance terrestre.
Ce type de récriminations, déjà tenues en 1936 par Figueiredo dans une langue juridique moins aboutie, n’offre aucune originalité dans un pays ouvert, depuis la « loi de la bonne raison », aux influences doctrinales françaises. En effet, ce discours, récurrent sous les plumes professorales, recycle autant les réflexions des contre-révolutionnaires du xixe siècle portées à l’encontre du positivisme juridique, que les dires des jusnaturalistes français de la Belle Époque. Il s’agit toujours de mettre en exergue les « mésaventures du positivisme juridique », selon l’expression de Danièle Lochak, en soulignant la supériorité d’une vision jusnaturaliste de type aristotélico-thomiste, supposant un ordre cosmique fondé par Dieu. Le droit public présente ainsi une dimension politique et morale, à même d’endiguer le développement d’un droit néfaste, justifiant de ce fait la présence de passages extrajuridiques dans la Constitution ; une entreprise que les positivistes ne pourraient assumer en raison de leur neutralité axiologique, depuis résumée par la « formule de Radbruch » esquissée en 1946 après le désastre du Troisième Reich.
Pour autant, ce trait de personnalité ne dépend pas entièrement d’une doctrine étrangère : il se nourrit de l’échec du constitutionnalisme octroyé du xixe siècle, à une époque de doute faisant suite aux promesses inaccomplies du constitutionnalisme moderne. Or, le constitutionnalisme de l’État Nouveau puise ses racines dans ce climat de déception, invitant à retrouver le langage, la morale et les garanties du constitutionnalisme médiéval fondées sur la convention et le respect de la parole donnée. Aussi fut-il question d’insérer une référence à Dieu dans le préambule de la Constitution afin de redonner du poids à la parole politique et de restaurer la légitimité du pouvoir ; le rejet d’une telle proposition en 1959, par 43 voix contre 37, provoqua l’ire de Mário de Figueiredo, et de Miguel Baptista Pereira (1929–2007), autre professeur de Coimbra. La réforme constitutionnelle du 16 novembre 1971 leur donnera gain de cause, en introduisant une référence explicite au sein de l’article 45 de la Constitution : l’État est désormais « conscient de ses responsabilités devant Dieu ».
Le dessein ainsi exposé pourrait être éclairé par le concept de numinosum, employé par le philosophe Rudolf Otto dans Le Sacré (1917) : la référence à Dieu, posée dans le texte constitutionnel, permettrait de conditionner le sujet de droit, indépendamment de sa volonté ; sa foi invite, voire force, sa conscience à suivre un certain comportement, étant entendu que la peur terrifiante de déplaire à Dieu et de subir son châtiment, le tremendum, n’est qu’une des composantes de ce conditionnement. C’est dire les hésitations de ce constitutionnalisme de l’État Nouveau qui se veut certes en partie moderne, mais sans savoir, au fond, s’il convient de revenir au sacré ou s’il vaut mieux rester profane.
Une chose est sûre : la matrice idéologique de l’État Nouveau ne se veut pas athée. Assurément chrétienne, sans cesser d’être en partie laïque, elle s’inscrit dans la continuité de l’éphémère Centre Catholique Parlementaire, motivée par l’encyclique Inter Sollicitudines de 1892 et, de façon générale, par la doctrine sociale de l’Église. Lassée par les querelles et le cynisme des politiques modernes, qui louent le constitutionnalisme moderne tout en foulant au pied la Charte de 1826, la communauté de fidèles ne pouvait plus tolérer un gouvernement doté d’une morale évolutionniste, comprendre « sans Dieu ». Le constitutionnalisme de l’État Nouveau ne saurait, à son tour, faire l’économie de ces ressorts anciens qui assuraient les droits des chrétiens, dans la mesure où il sera conçu par des maîtres d’œuvres issus de ce courant catholique. Ainsi, à l’image de Quirino Avelino de Jesus, le catholicisme social lusitain tend à réfuter la « conception païenne » de la vie publique et de la vie privée, mais aussi à nier la frontière trop étanche entre société civile et État posée par les libéraux : les valeurs fondamentales du christianisme, marquées par l’insubordination de l’Église à l’État et par la réforme intérieure de l’Homme, doivent, en toutes circonstances, enserrer la moralité des gouvernants et leur pratique institutionnelle. Confectionné à partir d’un premier projet signé par Avelino de Jesus, la Constitution de 1933 en portera le témoignage direct en son article 4, où la morale (chrétienne) et le droit sont censés contenir la souveraineté de l’État.
Toutefois, la démonstration la plus puissante provient de Rodrigues Queiró, qui en appelle à une réconciliation de la morale et du droit en tant « qu’expression de la même idée éthique ». Il convient, selon lui, de revenir à la différence néoplatonicienne posée par Augustin d’Hippone dans La Cité de Dieu : l’État est à la fois civitas Dei (royaume de Dieu ou royaume en prévision de la cité céleste) et civitas terrena. Ces deux systèmes sont certes distingués, mais ne sauraient maintenir une frontière étanche : ils sont réciproquement influençables. L’intérêt de cette reprise, guère originale au Portugal, provient de son actualisation. Selon Rodrigues Queiró, l’idée aurait été reprise, sous un vocable différent, par Hegel, les publicistes allemands Gerber, Laband et Jellinek, et les tenants italiens de l’État éthique, la plupart tentés par le fascisme, tels Ugo Redano, Sergio Panunzio, Alessandro Ravà, Benedetto Croce, Giorgio Del Vecchio et Giovanni Gentile. Ce type de récupération peut laisser perplexe, mais le propos vise à dégager deux visions de l’État : la première la perçoit comme une création de l’homme dans le but de mener à bien certaines fins, une « œuvre de Culture », qui veille notamment à réaliser l’homme en tant qu’animal politique et sociable, autrement dit à l’aider à accomplir son éthique ; la seconde la décrit comme une « œuvre de Civilisation », comme un instrument permettant à l’homme de lui procurer les éléments matériels nécessaires à sa survie. En somme, Rodrigues Queiró distingue l’État de Culture (ou civitas Dei) qui veille à nourrir l’esprit, à ouvrir la voie vers Dieu grâce à la transmission de valeurs, de l’État de Civilisation (ou civitas terrana), cantonné aux besoins prosaïques de l’homme, ceux que lui réclame son corps mortel.
Simple espoir d’accomplissement du premier sur Terre ou, au moins, d’une réception du message du Christ par le pouvoir temporel ? De prime abord, Rodrigues Queiró semble surtout en vouloir aux auteurs modernes, nommément à Machiavel, Hobbes et Spinoza, pour avoir banni cette dualité de l’État en lui retirant toute velléité « culturelle ». Certes, l’École moderne du droit naturel, et sans doute aussi sa descendance libérale, est également flétrie, non pour avoir nié la « Culture », mais pour l’avoir insérée dans le domaine réservé des individus ; Rodrigues Queiró reprend ici à son compte l’interprétation que Carl Schmitt livre à propos du mouvement enclenché par Grotius. Là réside l’équivoque des démonstrations lusitaines, du moins entre 1926 et 1945 : elles font toujours état d’une maîtrise des sources antiques et chrétiennes, mais livrée au prisme des publicistes et des philosophes modernes, et en particulier allemands… Il est ainsi symptomatique de voir Rodrigues Queiró chercher à corriger l’État de Civilisation au moyen des trois préceptes du droit du Digeste, connus pour leur inspiration aristotélicienne et stoïcienne : il met notamment en valeur la justice distributive, dans l’espoir de redonner du sens et de la légitimité à la recherche, parfois vide de sens, de nourriture et de protection des corps. Mais il est tout aussi caractéristique de le voir prendre parti dans un débat purement « allemand », quoi qu’il l’étende à Duguit, dans sa critique du « relativisme philosophique moderne » de Kelsen et de Radbruch. Rodrigues Queiró n’hésite d’ailleurs pas à s’inspirer de la pensée de l’ordre concret de Carl Schmitt. Imprégné de culture germanique, quand bien même le fonds culturel portugais pouvait se suffire à lui-même ou en tout cas faire valoir son originalité, le fond de l’argumentation se devine aisément : l’auteur n’apprécie pas l’abandon, par les positivistes, de toute recherche d’un droit idéal, absolu, au même titre qu’une mise de côté des finalités de l’État, sous prétexte que ceci relève du domaine de la croyance personnelle, de cette « Culture » réservée à l’individu depuis l’École du droit naturel.
Le débat se solde par un vœu que l’État Nouveau se dispose à accomplir, et qui justifie d’ailleurs l’adjectif que la cathédocratie lui accola : la réconciliation des deux approches de l’État dans une perspective idéaliste devait conduire à la fondation d’un « État corporatif ». Ce débat mérite approfondissement ; cependant, nous devons souligner une curiosité qui nous retiendra dans un premier temps : au rebours des discours politiques, plutôt enclins à invoquer René de La-Tour-du-Pin, Léon XIII et Pie XI, les appels des juristes à une nouvelle fondation étatique corporatiste s’appuient plus volontiers sur des philosophes allemands, en particulier Heinz Heimsoeth et Max Scheler. L’usage des guillemets ne doit d’ailleurs rien au hasard puisque « l’État corporatif » en question n’est autre, selon Rodrigues Queiró, que l’expression la plus adéquate pour traduire le « gegliederte Einheit » de Julius Binder… Les pistes étant, de la sorte, quelque peu brouillées, un regard sur la méthode constitutionnelle ne nous paraît pas inutile, en ce qu’il va permettre de mettre à jour les racines idéologiques de la cathédocratie et la raison de cette improbable « chasse aux sorcières » ; l’autodafé des positivistes ne faisait que commencer.
B. Le rejet de l’esprit de système en droit constitutionnel : querelle des méthodes ou des civilisations ?
« Je confesse ma grande peur des idéologues qui, habitués aux abstractions et aux conceptions géométriques, prétendent refaire des siècles d’histoire sur leurs tables de travail ». En pourfendant « l’esprit de système » typique des périodes révolutionnaires, Salazar n’entendait pas uniquement faire allégeance à « l’esprit des siècles », selon la formule de Portalis affiliée à la théorie des climats de Montesquieu. Certes, en droit constitutionnel, les cathédocrates professaient avec ferveur le respect des mœurs, des traditions et du fonds culturel et historique portugais par opposition à la politique de table rase et aux abstractions juridiques systématiques enfantées par le rationalisme des Lumières et des Constituants français. Point de méthode déductive donc. Rejetant toute idée de régime universel, applicable en tout temps et en tout lieu, et par conséquent tout idéalisme, le programme s’inspire ouvertement de l’Intégralisme lusitain en vue de promouvoir la « continuité dans le développement ». Il tend à défendre une vision nationale et empirique du droit, éloignée de tout modèle étranger et en particulier du régime parlementaire anglais, jugé inadapté. Le projet puise, en résumé, autant dans la nature du pays, selon une approche inductive similaire à celle d’Aristote et de Thomas d’Aquin, que dans l’histoire du droit portugais pour en retrouver les racines, revigorant de la sorte les institutions politiques et sociales lusitaines. Aucun faiseur de la Constitution ne devait donc s’identifier : le pouvoir constituant, sans toutefois être nié, se contente de retranscrire ou de redécouvrir la nature de la Nation portugaise – ce que Caetano nommera la « constitution cognitive ». Ainsi s’explique l’étonnante nomination d’un non-juriste, Pedro Theotônio Pereira, en qualité de rapporteur du texte constitutionnel initial. Mais ainsi se justifie également les multiples révisions de la Constitution, en 1935–1938, 1945, 1951, 1953 et 1971, aux fins de l’adapter à son époque, écoutant pour ce faire la représentation nationale. La révision de la Constitution, prévue tous les dix ans par le propre texte, veille à consacrer l’ancien jusnaturalisme où la nature, toujours variable, doit être secondée par une législation elle-même en mouvement. La Constitution idéale est donc à la fois cognitive et volontariste : c’est la « raison dans une tradition vive ». Par conséquent, il est du devoir du constituant, en tant que juriste, de ne pas « renoncer à sa vocation de sociologue ». On soulignera cependant que ce type de position se conciliait autant avec les thèses hégéliennes sur la mise en conformité de la constitution réelle et de la constitution politique d’un pays, qu’avec le système de « législation à l’essai » introduit par certains ordres religieux ; il sut ainsi séduire le vieillissant professeur silloniste, devenu entre-temps dominicain, Georges Renard.
Pour autant, si cette quête d’un droit constitutionnel « national » faisait sens dans un pays ouvert, depuis 1769, aux influences juridiques étrangères du fait de la loi de la « bonne raison », et si ce programme seconde un projet nationaliste comme en atteste la définition de la Nation de Salazar, une autre cible nous est apparue évidente : le positivisme juridique. Comprendre ce rejet impose une brève incursion dans l’histoire de la pensée juridique ; en elle se dissimule un champ de bataille entre les professeurs républicains qui iront fonder la Faculté de droit de Lisbonne, et les professeurs salazaristes, majoritaires à Coimbra.
Cette histoire, aux allures de traumatisme national, est contée par Cabral de Moncada, lorsqu’il brocarde l’influence des républicains positivistes sur le droit. L’expression s’apparente à un pléonasme dans le second xixe siècle portugais. En effet, le positivisme comtien y fut introduit par Teófilo Braga, futur président du gouvernement provisoire (1910–1911) et président de la République (1915). Son impact au plan politique demeurera cependant nul : à l’image de leur coryphée, les positivistes portugais n’ont adhéré qu’à la vision scientifique, pratique et pédagogique d’Auguste Comte, rejetant l’interprétation mystique liée à la religion de l’humanité, ce qui les différencie de leurs homologues brésiliens. Les juristes vont toutefois être séduits par cette nouvelle méthode à partir de 1869 ; elle devient dominante dans les années 1880 sous l’égide de Manuel Emidio Garcia (1838–1904), titulaire de la chaire de droit administratif à Coimbra.
Principalement républicains, les rangs professoraux comprennent de nombreux enseignants qui iront fonder la Faculté de droit de Lisbonne en 1913 ; leur chef de file, Afonso Costa (1871–1937), deviendra même la figure centrale de la Première république. L’état d’esprit de ces jeunes professeurs, souvent anticléricaux, les conduit à associer positivisme juridique et esprit de système, mais aussi à brocarder toute approche jusnaturaliste : cette métaphysique, dans laquelle ils enferment également la méthode juridique de Laband, Meyer, Zorn et Jellinek, se voit ainsi condamnée au nom de la loi des trois états de Comte mais aussi en raison de son inefficacité chronique à contenir les poussées autoritaires. En témoigne le « constitutionnalisme octroyé », alliance contre nature entre principes anciens et nouveaux qui finalement s’annulent ; ce faisant, il devait abriter les dictatures de caciques comme João Franco, au point de dicter la chute de la monarchie. Le Portugal cultive ainsi sa singularité : si les salazaristes ont repris l’argumentation résumée aujourd’hui par la « formule de Radbruch », ce sont bien les positivistes lusitains qui exploitèrent en premier cette soumission à l’ordre normatif établi en pointant du doigt les failles du jusnaturalisme (moderne), parfois proche du positivisme « naïf » selon l’expression d’Alf Ross. Un argumentaire que Caetano dénoncera comme fallacieux lorsqu’il reviendra, 40 ans plus tard, sur le problème de la méthode en droit administratif.
Un symbole choquant pour les futurs professeurs salazaristes, au demeurant suspendus de leurs fonctions pour offense à la République, retient ici l’attention. En arrivant au pouvoir en 1910 après leur coup d’État, les positivistes républicains insèrent, parmi leurs premières mesures, la suppression de la chaire de Sociologie générale et de Philosophie du droit à Coimbra : il s’agissait, depuis la réforme de l’enseignement juridique du 24 décembre 1901, du nouveau nom de la chaire de droit naturel, instituée par le marquis de Pombal en 1772. Le propos des positivistes se veut clair : il importait de saper les fondements moraux et religieux du droit, en tant que soutiens de la monarchie. Or, la chaire de philosophie du droit était vue par les positivistes comme le théâtre suranné d’un enseignement non scientifique et traditionaliste, encensant l’ordre établi : ils l’assimilaient à un reliquat du stade métaphysique décrit par Comte. Son extinction accompagna de ce fait la consécration, selon une lecture anticléricale inspirée par Émile Combes, de la séparation des Églises et de l’État.
Dans ces conditions, la restauration de la chaire de philosophie du droit en 1936, offerte à Cabral de Moncada, devient à son tour emblématique de l’état d’esprit des nouveaux dirigeants et du triomphe du néothomisme : ainsi renaît l’âme du droit portugais. En bref, si la nouvelle Faculté de droit de Lisbonne sut abriter les professeurs acquis aux idées républicaines et positivistes, la vieille Faculté de Coimbra, une fois vidée de ses éléments progressistes, devait se braquer du côté monarchiste et jusnaturaliste. La réaction anti-positiviste, initiée dès 1910 par une conférence de l’historien du droit Paulo Merêa, devait ainsi obtenir gain de cause après avoir longtemps vécu dans le cadre restreint de la revue Dyonisios où collaborèrent de nombreux professeurs de droit, en place ou en devenir, comme Caeiro da Mata, Magalhães Collaço et Cabral de Moncada.
La nouvelle génération de professeurs coimbriens forme ainsi un groupe en apparence uni, mené, du point de vue idéologique, par un guide qui ne s’assume pas, Salazar, et par un intellectuel sûr de lui, Cabral de Moncada. Mais nous ne saurions y voir l’équivalent lusitain d’un Führer : la fonction de « guide actif de la nation, responsable des destinées du peuple » s’inscrit dans une autre logique, résolument chrétienne et royaliste. Salazar l’offrira au chef de l’État, un poste dénué de force institutionnelle qu’il refusa d’endosser, car destiné avant tout à satisfaire les soutiens nostalgiques de la monarchie comme le furent Fezas Vital et Caetano. Ainsi s’esquisse un paradoxe perturbant : la magistrature suprême se conçoit volontiers sous les traits du rex errantium, du guide de ceux qui errent dans la modernité, au point de devenir sourds au message du Christ ; mais elle n’a jamais été exercée par des professeurs, étant toujours remise à des militaires fantoches – certes au terme d’élections au suffrage direct (décret no 15063 du 25 février 1928) afin que son titulaire soit « oint par la nation », même si ceci présente des airs de plébiscite du régime.
Cette singularité, propre à attiser le rapprochement avec De Gaulle et le régime « semi-présidentiel » de la Constitution de 1958, s’inscrit malgré tout dans l’histoire du christianisme : certains conquérants, à l’instar de Charlemagne, n’étaient-ils pas qualifiés de rex errantium par le clergé ? En ce sens, ce choix étonnant de chef d’État vise à préserver l’analogie : les juristes remplacent alors les clercs dans leur mission d’aide et de conseil, en leur offrant un modèle de vertu à suivre, sous-entendu biblique, reprenant la tradition du miroir des princes. Tout ceci peut s’apparenter à de la manipulation, avec l’idée que les professeurs sauront influencer voire contenir les soldats : cesserunt arma togæ disait déjà Cicéron… La croyance se greffe sur l’idée d’Empire portugais et le modèle alternatif qu’il incarne, une curieuse réminiscence du sébastianisme, mue par l’envie de propager le catholicisme dans le monde, car telle est la « mission historique » du peuple portugais et du Quint-Empire (Quinto Império). La poésie en est le cœur, le droit en sera l’outil : à l’ombre de l’épée, la Constitution servira de phare à ceux qui se sont perdus en chemin. La soumission du Léviathan au droit et à la morale exprime ainsi le retour de l’ancienne perception des choses, sur fond de querelle de civilisation : le rappel, au sein de la Constitution de 1933, de principes tenus pour évidents, tient ainsi à la volonté de stabiliser les sociétés modernes, fragilisées car attaquées dans leurs fondations.
En vertu même de son éclectisme, le texte constitutionnel devait pourtant être interprété de diverses manières afin de réconcilier officiellement deux camps, néothomiste d’un côté, positiviste (repenti ?) de l’autre. M. Caetano s’y emploiera jusqu’au bout, en ne recueillant en héritage que le positivisme sociologique de Duguit ; plusieurs idées du professeur bordelais (méthode expérimentale, solidarité sociale, « sentiment de justice », limitation de l’État par le droit…), conciliables avec le jusnaturalisme thomiste, sauront ainsi plaire à la pensée constitutionnelle salazariste, au rebours du strict positivisme juridique :
Le texte correspondait aux souhaits exprimés régulièrement au Portugal, surtout depuis le début des années 1920, et aux modes les plus récentes de la Science politique, où, en particulier dans les Universités portugaises, régnait le positivisme traduit en termes juridiques par Léon Duguit.
Pour autant, sur le terrain de la pensée juridique, et au rebours des convictions de Caetano, la victoire semblait avoir été offerte aux jusnaturalistes lato sensu. Dans son importante étude sur les finalités de l’État, Rodrigues Queiró appelle à la fin du mirage positiviste dans les milieux juridiques portugais, au profit d’une téléologie juridique :
Le recours au droit naturel, c’est-à-dire aux valeurs suprêmes du droit, à l’idée de droit, fut combattu, en pareils cas, par le positivisme juridique du siècle précédent, qui a créé une doctrine différente. Selon elle, les systèmes juridiques positifs sont des organismes fermés, au sein desquels il serait possible, grâce à ce qui s’appelle une jurisprudence conceptuelle, de trouver la solution pour tous les cas. Cette doctrine est aujourd’hui en crise, nous faisant revenir aux idées antiques.
La référence à la Begriffsjurisprudenz n’est guère fortuite dans une étude destinée à faire pièce à toute forme de positivisme et à tout conceptualisme : la « jurisprudence des concepts » s’était en effet introduite au Portugal grâce au professeur de droit privé Guilherme Alves Moreira (1861–1922), bien qu’elle suscita une levée de boucliers de la part des publicistes dont Alberto dos Reis et Cunha Saraiva. En s’appuyant autant que possible sur les réflexions de Savigny et plus encore de Stammler, Rodrigues Queiró invite les juristes à saisir le sens culturel des normes juridiques, essentiel à l’interprétation, dans le but de « recourir au droit fondamentalement juste, qui n’est pas autre chose, selon nous, que la fin du droit (ou son “idée”) et donc de l’État ». L’obéissance du citoyen ne saurait de toute façon se concevoir sans une adhésion au but poursuivi par l’État, impliquant son intelligibilité ; ainsi s’explique son opposition frontale à Jellinek, désireux, pour sa part, de dissocier l’obéissance à l’État et la compréhension de sa finalité.
De façon plus précise, le procès du républicanisme positiviste se livre d’abord sur le terrain méthodologique, en n’omettant guère son impact politique et éducationnel. Sont ainsi pris pour cible les juristes séduits par le positivisme logique de Rudolf Carnap, à commencer par José Hermano Saraiva, qui cherchait à exclure de la science du droit la logique classique aristotélicienne, « prédicative et substantialiste ». Toutefois, cet effet de mode, vite contré au Portugal, dissimule la menace d’un autodafé touchant tous les positivistes. L’esprit de système, corollaire d’une méthode déductive héritée de la pensée juridique moderne, corrompt ainsi la recherche du juste selon Salazar ; conséquemment, il empêche la découverte de la vérité, permise par la seule méthode inductive, inhérente à la pensée aristotélico-thomiste :
La politique partisane fait perdre aux individus le sentiment national. […] De nombreuses générations se sont formées ainsi ; M. le docteur Afonso Costa forma de la sorte son esprit : il est demeuré attaché à sa méthode déductive, à son argumentation abstraite, à l’absolutisme de certaines de ses propositions, à l’incapacité d’observer les faits et de corriger, grâce à eux, l’une ou l’autre de ses attitudes mentales.
La solution passe ainsi par une rééducation intellectuelle de la jeunesse portugaise, où l’observation et l’expérience prennent le pas sur la déduction et les constructions systématiques. Le droit naturel ancien, et ses ressorts méthodologiques longtemps perdus, prendront de nouveau leur essor et chaque Portugais deviendra « sans même le savoir, un petit Thomas d’Aquin ». Encore convient-il d’interpréter ce regain de la méthode inductive à la lumière nationaliste. Car le Stagirite et l’Aquinate ne sont invoqués qu’en raison de leur possible récupération partisane et traditionaliste, du fait même du relativisme induit de leur méthodologie. Ainsi procède le recteur de l’Université, António Luís de Morais Sarmento :
L’Université de Coimbra, temple séculaire votif à la Patrie et vieille école de formation du caractère, a eu dans l’actuelle urgence des responsabilités particulières. Pour cela, il lui incombe de sonner l’alarme et d’initier […] une véritable campagne nationaliste. Il importe que les universitaires actuels soient portugais dans leurs idées, portugais dans leurs actions, portugais dans le sens de Salazar. Déjà Aristote a dit : « l’éducation doit servir l’État ». Les étudiants du Portugal, du Portugal restauré, doivent être éduqués à l’école de la tradition et à l’ombre de la Croix.
Restaurer le droit « portugais » perverti par le positivisme ne présente pourtant pas le même objet qu’en Allemagne : la thèse d’un droit national gommé par le « légalisme juif » ne pouvait pas rencontrer d’écho dans un pays ayant expulsé ses israélites depuis déjà quatre siècles et s’étant assuré de la bonne conversion des « nouveaux chrétiens » par l’entremise de la Sainte Inquisition. En d’autres termes, la religion catholique garantissait l’homogénéité de la population ; les salazaristes ne chercheront pas l’unité ethnique ou « naturelle » comme les nazis, mais seront sensibles à l’unité spirituelle, en prélude à une unité normative qui s’accomplira au fil du temps.
Les considérations raciales importent donc moins que les aspects juridiques en vertu d’un héritage : l’ouverture pluriséculaire et continue du droit portugais aux influences étrangères, au moins depuis l’âge d’or des droits savants, en fit un terreau propice à une synthèse de la culture juridique européenne, en partie entérinée par le rédacteur du Code civil de 1867. L’entreprise de l’État Nouveau ne saurait entièrement le rejeter ; après tout, l’influence germaniste est aussi le résultat de cette ouverture, accueillant l’avant-garde de la science juridique, principalement française jusqu’à 1870, puis allemande, à la suite de la bataille de Sedan. La séparation houleuse de l’Église et de l’État, menée par les républicains, semble de surcroît replonger le Portugal de Salazar au temps de la Reconquista, à une période où les contrées ibériques cherchaient à exposer leur vigueur chrétienne après des siècles de domination mauresque. Par conséquent, l’objectif de restauration se confond volontiers avec un désir de reconquête ; il explique l’attrait exercé par l’histoire du droit, utilisée à des fins idéologiques. Caetano et Cabral de Moncada la concevaient comme une leçon de morale destinée à régénérer le pays en lui faisant retrouver ses racines doctrinales, son propre génie.
Cette restauration a un impact sur le droit constitutionnel. En effet, à l’origine, d’aucuns souhaitaient une simple adaptation de la Constitution de 1911 ; renouer les chaînes du passé passait par l’acceptation du récent héritage républicain. La date du texte constitutionnel fournit d’ailleurs un précieux indice quant à la mentalité des nouveaux gouvernants : même si Salazar et les professeurs de droit n’intègrent définitivement leurs rangs que de façon tardive, un écart de sept ans sépare le coup d’État militaire de la promulgation de la Constitution. Cet interrègne constitutionnel offre une place considérable à l’interprétation, source potentielle de dissensions : le droit, après tout, est toujours un « lieu vide », ouvert à un travail de remplissage conceptuel dans lequel s’engouffrent les juristes.
En filigrane, l’interrègne peut donc se voir autant comme un moment d’hésitation intellectuelle (les professeurs de droit et les juges unis autour de Salazar ne peuvent-ils pas, de leur propre autorité, infléchir le droit constitutionnel républicain ?) que comme le procès du constitutionnalisme moderne, avec l’idée sous-jacente que les constitutions écrites sont, sinon inutiles, du moins aisément escamotables. La permanence supposée des (apocryphes) lois des Cortes de Lamego de 1143, présentées comme une constitution médiévale vivant dans les cœurs portugais, entérine même cette thèse… Une telle opinion s’appuie sur la succession de décrets qui, entre 1926 et 1930, ont apporté des modifications substantielles au droit constitutionnel. La Constitution de 1911, officiellement en vigueur durant cette période, se vit de la sorte concurrencée par de multiples dispositions réglementaires : les pouvoirs et fonctions du Président du Conseil, l’élection du président de la République au suffrage direct ou encore les relations entre la métropole et ses colonies, furent tous modifiés de la sorte. Fezas Vital évoquera ainsi l’existence d’une constitution souple insérée dans un « régime constitutionnel atténué » [sic].
En toute hypothèse, la pensée constitutionnelle portugaise se démarque de leurs homologues des États totalitaires : tous les professeurs portugais se sont résignés à accorder de l’importance, autant dire de la normativité, au texte constitutionnel ; tous ont finalement admis la publicité des débats. Les révisions constitutionnelles sont pour le coup nombreuses, débattues de manière ouverte, voire virulente, même si elles semblent se tenir dans un théâtre d’ombres où s’époumonent en vain de vieux prêtres du droit. Les révisions ont bien sûr une portée réelle en infléchissant le régime : à terme, le mouvement de libéralisation de ce dernier, que tenta d’esquisser la grande réforme constitutionnelle de 1971, permettra la révolution des Œillets… Mais la foi du professorat paraît moins authentique concernant les aspects du constitutionnalisme moderne ; la doctrine portugaise de l’État entretient surtout une image, en endossant une persona qui exprime son refus de se placer à la remorque de la science juridique européenne : elle aussi se devait d’être à la pointe et consacrer, aussi vite que possible, les avancées modernes, sans jamais renier ses fondements chrétiens.
II. Iter impius : principes émergents de constitutionnalisme moderne
« La Constitution de 1933 était un document plus préoccupé par l’image que par la réalité du système politique ». Le constat des détracteurs de l’État Nouveau au lendemain de sa chute mérite d’être nuancé ; il contient cependant une part de vérité : l’apparence se situe au cœur des considérations des dignitaires du régime, au point de corrompre les analyses constitutionnelles. En effet, les mandarins veillent à propager, urbi et orbi, l’image d’un constitutionnalisme moderne concrétisé au Portugal, indépendamment de leurs convictions profondes qui les conduiraient volontiers à critiquer le triptyque libéral « constitution écrite, séparation des pouvoirs, libertés publiques ». Nous ne reviendrons pas sur la réalité peu glorieuse d’un pays placé sous le joug policier de la pvde puis de la pide ; les professeurs de droit se taisent sur ces questions, n’y voyant que propagande d’adversaires aigris. Ils nourrissent ainsi « cette dichotomie entre la réalité et la fiction, entre l’image réelle et l’image officielle, maintenue par la censure ». Censure ou plutôt autocensure : les correspondances, publiées ou inédites, entre les membres de la cathédocratie et Salazar attestent d’une bonne lecture de la pratique du pouvoir, qu’il convient cependant de taire, y compris dans les écrits juridiques.
L’accent sera ici mis sur le discours professoral tenu sur des emblèmes de la pensée constitutionnelle moderne. Le thème central de la Nation, en premier lieu, devait servir la cause du corporatisme, dans un langage faussement moderne qui reprend en vérité des thématiques esquissées par le libéralisme autoritaire du xixe siècle (A). La défense des libertés publiques et des droits fondamentaux, en second lieu, mérite toute l’attention, en ce qu’elle résume toutes les difficultés doctrinales de l’alliance entre l’ancien et le moderne (B).
A. La Nation organisée par le « droit totalitaire » : corporatisme contre ochlocratie
« Nous avons constitué un régime populaire mais non un gouvernement de masses, influencé ou dirigé par elles ». Antienne de la pensée politique et constitutionnelle portugaise depuis Pinheiro Ferreira, l’ochlocratie incarnait un repoussoir dont il importait de se défaire. Longtemps assimilée au régime des factions, à la Convention française puis à la Commune de Paris, l’ochlocratie avait trouvé deux nouveaux visages dans les années 1920 : le césarisme païen de l’Italie fasciste et la dictature du prolétariat de l’urss. En assimilant ces régimes à des négatifs de la démocratie, la cathédocratie s’inscrit dans la tendance intellectuelle qu’incarnera Raymond Aron ; il est en tout cas certain que les professeurs portugais n’y voyaient pas une nouveauté absolue, portée par une dynamique particulière comme le fera Hannah Arendt.
En plus de Pinheiro Ferreira, le rejet des masses provient de deux lectures complémentaires. La première puise dans la Rome antique, dans l’idée de flétrir le clientélisme politique nourrissant cette masse urbaine, sordes urbis et faex, qui causa la chute de la République puis des Césars. La seconde s’avère plus récente : les professeurs salazaristes admirent la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. L’information ne présente en soi rien d’insolite : le sociologue français a inspiré bien des dirigeants de régimes totalitaires et autoritaires. Toutefois, son utilisation par la cathédocratie présente des contours moins attendus, modernisés de surcroît par le recours à Schumpeter, à Walter Lippman et aux sociologues allemands Ferdinand Tönnies et Max Weber. Ainsi, le programme professoral conçu par Caetano vise moins à enfanter des démagogues, qu’à tenir compte des difficultés rencontrées par les masses pour mieux les structurer et les redresser. Les concepts de Gemeinschaft (communauté conçue comme entité organique et naturelle) et de Gesellschaft (que Caetano propose de traduire par « association », et non par « société », pour bien marquer sa nature volontaire et artificielle) lui servent à saisir les caractères et le cadre de vie de l’animal social perdu dans les affres de la modernité et non à brocarder l’homme-masse d’Ortega y Gasset ; ce seront les infrastructures sur lesquelles doit s’appuyer le droit constitutionnel.
Le résultat de cette rencontre porte un nom : l’État sans partis. La proscription des partis politiques, au moins fruit d’une convention de la constitution, vise à sabrer l’ochlocratie, en attaquant les démagogues et les factions à la source. Mais cela heurte aussi l’idée de parti unique, prépondérant dans les régimes totalitaires. Car voici ce que l’Union Nationale n’est pas et ne pouvait prétendre à être, selon ses statuts et ses exégètes : un parti doté d’une doctrine et d’une autorité singulière, à même d’influencer ou de définir le cap du gouvernement. Ce dernier doit pouvoir agir sans perturbation extérieure, ni foule ni factions, porteuses d’intérêts particuliers souvent opposés à l’intérêt général ; l’Union Nationale est une Gesellschaft qui se limite ainsi à donner corps aux masses « afin que tout se rationalise sur le terrain du droit public ». Dans la lignée de Salazar, et au rebours de l’État de partis de Radbruch, les constitutionnalistes portugais en conviennent : la république vit mieux sans luttes partisanes, pourvu qu’une place à la critique soit préservée au sein du parlement. C’est le démos, non l’okhlos, qui doit maintenir son espace d’expression : le temps n’est plus à « l’anarchisant féodalisme d’intérêts » engendré par la domination des partis et par la figure méprisable du « politique professionnel ». Cabral de Moncada tentera d’introduire deux néologismes, démocratisme et démoïsme, pour exposer cette dissension. Le premier est un excès de démocratie, un « démo-libéralisme » lié au triomphe inconséquent de la pensée rationaliste : ce nouveau dogmatisme consacre la toute-puissance de l’homme et le prive, in fine, de tout garde-fou, étant entendu que les mécanismes modernes de protection des libertés (représentation, parlementarisme, libertés abstraites…) ne peuvent être qu’une « fausse garantie ». Le second est en revanche un bienfait, sis sur une conception expérimentale et réaliste : c’est une démocratie perçue comme un « sens de la vie » ou plus exactement un « amour », permettant à l’homme de s’épanouir à l’abri des mensonges qui le détournent de son éthique. Ainsi s’explique le contrôle de l’opinion publique que se réserve l’État au sein de la Constitution, légitimant par avance le rôle tenu par une bureaucratie envahissante, désireuse de « bien guider » ; ainsi se justifie également la présence d’une chambre corporative, conçue comme un lieu d’expression des intérêts collectifs et réels, dans l’idée de les transmuer en intérêt commun.
La réflexion constitutionnelle va aussi de pair avec une critique économique et sociale, flétrissant l’expansionnisme de l’État. Le professeur d’économie politique donne encore le ton : toute volonté gouvernementale visant à satisfaire une clientèle est dangereuse et stérile. L’analyse ressemblerait à celle de libéraux comme Bastiat, si Salazar ne fustigeait pas en même temps le « ploutocrate » : ce capitaliste, dénué de morale, accroît ses richesses au détriment du bien commun, tout en abreuvant la population de choses inutiles et luxueuses, donc vicieuses. Car, afin de refondre l’ordre constitutionnel sur de bonnes bases, Salazar ne voit qu’une solution : en finir avec la philosophie matérialiste pour mieux remodeler l’assise spirituelle propre à la Nation portugaise. Le constitutionnalisme de l’État Nouveau portera donc la trace de ce programme spiritualiste de type platonicien car il est inutile d’offrir les meilleures lois à une population dépravée. Il importe d’abord de renouveler l’éducation et la formation organique de la Nation, ses mœurs en un mot, en vue d’asseoir la nouvelle constitution et les lois qui en découleront : « l’exercice des libertés publiques, comme le fonctionnement normal des institutions, présupposent un niveau d’éducation civique, un esprit de tolérance, une notion de responsabilité et un sens de la justice qui ne s’équivalent pas dans tous les pays. La liberté ne se mesure pas par les textes, mais par les mœurs ». Libertés modernes, sans doute, mais interprétées selon un mode classique que n’aurait pas renié Tacite : conformément au regimen morum, la place accordée aux mœurs était centrale.
Le paradoxe de la réflexion provient du choix opéré en aval par les constitutionnalistes portugais : tous encensent l’État corporatif qui, en jetant ses bras sur tous les aspects moraux, culturels et économiques, en bref sur « toutes les activités sociales », fait œuvre d’expansionnisme. En 1936, Mário de Figueiredo hasarde ainsi l’expression de « droit totalitaire ». Cette locution désigne le droit constitutionnel d’un bon « État chrétien » : il s’agit d’un droit qui s’occupe de tout (politique, morale, société, économie), soucieux de respecter et de diffuser la doctrine sociale de l’Église et l’ordre corporatif de la société traditionnelle. Les encycliques de Pie XI, Casti Connubii et Quadragesimo Anno, servent d’appui aux multiples articles de la Constitution de 1933 abordant la famille, l’éducation et les structures organiques de la société. La constitution politique ne peut décemment se concevoir sans une constitution sociale ; ceci pour une raison évidente puisée chez Aristote : en tant qu’animal politique, l’homme a besoin de ses semblables pour accomplir sa nature, ce qui implique de régenter et de réguler sa vie sociale, en prélude à son entrée en politique. Proposée par Caetano, la « théorie intégrale des fonctions de l’État » renforce l’idée afin de pallier les lacunes des conceptions de Jellinek, Duguit et Kelsen. L’État ne peut se résumer à la création et à l’application du droit en vue de réguler la conduite de l’individu ; le pur État de droit est une chimère, car tout part de lui et tout revient à lui. Exacerbant son éclectisme, Caetano juge que l’État est aussi culture (Kulturstaat), bien-être (Welfare State), éthique (Stato etico) et social (Estado social).
Ainsi s’initie le curieux mélange des genres et les frontières poreuses entre le droit constitutionnel et le droit corporatif. En substance, le juridique, le social et l’économique ne font qu’un au nom des valeurs que doit porter l’État. Les publicistes font du droit constitutionnel la superstructure juridique de toute vie au Portugal ; des décrets-lois le complètent aux fins de concrétiser la « République corporative ». La solidarité et la justice en seront les maîtres-mots, sans doute inspirés par Duguit, permettant à la liberté des Anciens de reprendre vie dans un cadre moderne : le « citoyen de l’ère moderne », tout en sachant obéir aux lois de l’État, doit ainsi recevoir son dû, en prenant part aux choix politiques locaux et en pesant dessus. Le « suffrage corporatif » en sera l’instrument, permettant de gratifier les « éléments socialement utiles », effectivement impliqués dans les associations naturelles et artificielles.
Par conséquent, le projet éducatif de l’État Nouveau présente des connexions avec son programme constitutionnel : ils ne peuvent être dissociés sous peine d’une mésentente, le titre IX de la première partie de la Constitution de 1933 étant là pour nous le rappeler. Si le mal ploutocratique est déjà bien ancré, si les mœurs ont été viciées, il n’en est pas moins vrai que « Dieu a fait des nations curables », grâce à l’éducation véhiculée par le gouvernement et l’administration. La solution passe par un redressement moral et intellectuel du pays, par la formation d’une Nation vue comme « une unité morale, politique et économique » : cette définition de l’article 1 du Statut du Travail National, promulgué dans la foulée du plébiscite de 1933 et modérément influencé par la Carta del Lavoro de Bottai, ouvre de nombreux travaux sur le corporatisme, en particulier ceux de Figueiredo. Caetano fera de même dans ses écrits de droit politique, expliquant que le Statut du 11 septembre 1933 « doit être considéré comme un élément complémentaire et interprétatif du texte constitutionnel ».
En vertu du « rôle éducatif du droit positif », la pédagogie se place ainsi au cœur du nouvel ordre constitutionnel ; il se présente comme la garantie de la stabilité de tout l’ordre politique. Bien des manuels de droit comportent ainsi des passages éloquents glorifiant les valeurs de l’État Nouveau, n’hésitant pas à gloser voire à paraphraser ce discours de Salazar :
Dans le cadre général du nouvel ordre constitutionnel figure cette pensée : réunir au progrès économique indispensable, la restauration et le développement des valeurs spirituelles. […] Nous devons travailler […] pour la juste compréhension de la vie humaine, avec les devoirs, sentiments et espérances dérivés de leurs fins supérieures […], nous libérant définitivement d’une philosophie matérialiste condamnée par les propres maux qu’elle a déchaînés. C’est ici que se trouve la vérité, le beau et le bien – vie de l’esprit. Pas seulement ça : c’est là que réside la garantie suprême de l’ordre politique, de l’équilibre social et du progrès digne de ce nom.
Le projet présente cependant une envergure singulière. Si la Constitution de 1933 préserve une neutralité de façade et approuve la liberté des cultes, les mandarins entendent délivrer le pays des méfaits de la laïcité, en acceptant l’interdépendance et l’interpénétration de la vie publique et de la vie privée. Caetano en précisera l’idée : l’État, vu comme « expression politique de l’unité nationale », doit servir « d’instrument de la réalisation de sa mission œcuménique » ; bref, si l’État peut, à certains égards, demeurer neutre, il doit faire en sorte d’accompagner son « support sociologique », la Nation portugaise, dans son catholicisme.
Sans qu’il soit opportun de ressusciter l’État confessionnel, la religion est de nouveau invoquée à l’appui d’un projet constitutionnel mu par le bien commun, impliquant une « collaboration spirituelle » entre l’Église et l’État : seul le catholicisme permettra de faire renaître le véritable Portugais et sa nature singulière qui le démarque des autres Européens à l’identité religieuse plurielle, voire fluctuante ; seule l’unité religieuse garantira la soumission de la population et de ses gouvernants envers Dieu, cette part de constitutionnalisme ancien que tenta de préserver Gama e Castro au siècle précédent. Tel sera l’objectif affiché du Concordat de 1940, sorte de baume vulnéraire venant couvrir les plaies d’une loi de séparation menée par les anticléricaux : libérer l’Église en lui donnant « la possibilité de se reconstruire et même de récupérer en quelques temps son ascendant dans la formation de l’âme portugaise », afin de « réintégrer la Nation dans la ligne historique de son unité morale ». Un dessein anticipé par la propre Constitution : la révision constitutionnelle opérée par la loi no 1910 du 23 mai 1935 se contente d’ajouter une seule phrase au texte, à savoir que l’enseignement d’État doit être « orienté par la doctrine et la morale chrétiennes traditionnelles du pays ».
Rééduquer le citoyen, c’est aussi lui faire entendre l’erreur du faux concept de souveraineté nationale, en tant qu’attribut inhérent à chaque individu. Ici se voit la part la plus évidente laissée au constitutionnalisme ancien sous couvert d’une doctrine « moderne » : le pouvoir remis aux groupes naturels comme la famille. Car, au rebours des thèses contractualistes, en particulier de Renan, la Nation s’apparente pour les constitutionnalistes de l’État Nouveau non comme une collection d’individus appelés à donner leur consentement, mais comme une entité morale, une « communauté culturelle transpersonnelle » formée par l’histoire et guidée par une conviction commune : celle de devoir endosser une mission providentielle, visant à propager la civilisation chrétienne dans le monde. En ce sens, le pouvoir n’est jamais remis à des individus ou à des foules, mais à des groupements identifiés de personnes incarnant et reproduisant l’ethos portugais ; eux seuls peuvent traduire progressivement l’intérêt particulier en intérêt général. Comme l’analyse Caetano, le propos vise ainsi à réconcilier tous les Portugais en leur offrant un espace démocratique purgé de ses modes d’expression néfastes. Sa référence classique au gouvernement mixte, panacée universelle contre l’anakyclosis et les discordes depuis Polybe, ne se propose donc pas uniquement de rassurer des républicains familiers de ce type de régime ; elle le conçoit aussi comme un lieu d’échange bienvenu, appelant chaque corps de métier, chaque groupe, à discuter en vue de réconcilier l’ensemble de la population. Seule cette « Nation » peut, finalement, jouir de la souveraineté (art. 71 de la Constitution).
Le principal dispositif pour raffermir la Nation résidait donc dans le corporatisme ; il justifie le flux ininterrompu de travaux en provenance de la cathédocratie. La définition de la république corporative se fonde sur trois éléments : le rejet du centralisme dirigiste, d’abord, ce qui implique le respect des associations naturelles et artificielles, chacune étant libre d’exprimer ses intérêts collectifs particuliers en vue de la formation de l’intérêt général ; l’existence d’un État social, ensuite, en imposant au pouvoir la promotion du bien commun ; l’acceptation d’un pluralisme normatif, enfin, en provenance des autarquias (municipalités) et des organismes corporatifs.
Caetano n’est pas le seul à opposer la société de corps à la nouvelle société d’individus surveillés par une machine bureaucratique ; Pires Cardoso loua tout autant le projet portugais, qui aurait réussi à consacrer un « corporatisme d’association » (ou autonome) et non un « corporatisme d’État » (ou dépendant). Toutefois, nous devons admettre que le projet « constitutionnel » mis en œuvre sombre dans le défaut dénoncé : en encensant les associations artificielles, Caetano et consorts s’efforcent de construire et d’encenser une organisation administrée par l’État, depuis la base jusqu’au sommet. La liberté d’association, au cœur des revendications des corporatistes catholiques du xixe siècle, est en fait niée par les décrets-lois organiques du 23 septembre 1933. Mais rares sont ceux à s’en offusquer. Qu’importe : les cathédocrates continuent sur leur lancée, professant l’existence de garanties juridiques théoriques mettant à contribution les mécanismes constitutionnels.
B. Les libertés chrétiennes garanties par un écrin moderne : une protection juridique offerte à tous les habitants de l’Empire
La présence des droits et libertés modernes dans le texte de 1933 surprend ; les sources revendiquées, nommément la Constitution de Weimar pour sa liste de droits sociaux, également. Les conférences du jeune professeur Salazar exposent en effet un rejet résolu de toutes les libertés modernes, des « erreurs » libérales qui, à l’image de la liberté des cultes et des excessives libertés d’expression et d’enseignement, font fi du seul socle possible aux véritables libertés ; ces dernières doivent en effet être offertes et soutenues par l’union solide entre l’Église et l’État.
Ces propos, influencés par l’encyclique Libertas Praestantissimum de Léon XIII (1888) et participant du rejet de tout État athée, sont repris par la cathédocratie en son ensemble. En 1934, dans une conférence au Centre d’études corporatives, Caetano se plaît ainsi à séparer les libertés politique et économique, simples « formules qui intéressent principalement l’activité sociale des individus » et pouvant par conséquent être limitées, de la liberté civile, qui « intéresse la dignité naturelle et la personnalité humaine elle-même », autrement dit une liberté nécessaire que la société doit toujours préserver en raison de sa propre finalité, celle d’un « simple moyen de réalisation des fins que Dieu a assignées à l’homme ». Cette dichotomie, une fois mûrie, deviendra la summa divisio de son manuel de droit constitutionnel : les « libertés essentielles », en tant qu’attributs de la personne offerts par le droit naturel, se voient ainsi complétées par des « libertés instrumentales », vues comme un instrument de défense et de garantie des précédentes. Caetano tente de revenir aux libertés de l’être humain, des libertés concrètes, objectives et de « racine chrétienne », non ces droits subjectifs modernes faisant fi de la juste mesure. Sa construction se fonde sur des postulats que l’on peut croire empruntés à Jacques Maritain, précisément sur la dissociation entre la personne, un être sui juris doté de droits inaliénables offerts par le Tout-puissant, et l’individu, uniquement conçu comme la partie d’un tout (famille, corporation, municipalité, Nation). Des libertés en toute hypothèse enserrées : la vraie liberté, inscrite par Dieu dans la raison humaine, s’exerce dans le but d’accéder à la Vérité, non dans l’idée de nous en détourner. L’eschatologie réapparaît ainsi naturellement, Rodrigues Queiró allant jusqu’à dire que l’État « doit tenir compte des exigences de la fin surnaturelle de l’homme » ; son action sert donc à préserver la paix en ce qu’elle offre aux hommes la possibilité de travailler pour leur salut, ce qui lui impose de respecter les libertés de la personne. Les troubles du monde moderne, et sa propension à nous aveugler, imposent ainsi des restrictions censées nous protéger.
La thématique des libertés publiques se présente, dès lors, sous des traits tantôt classiques, conformes à la pensée contre-révolutionnaire initiée par Burke, tantôt modernes, en reprenant à bon compte les développements du Traité de droit constitutionnel de Duguit portant négation des droits subjectifs et défense d’une conception solidariste de la liberté, d’une liberté conçue comme un devoir et non comme un droit. La cathédocratie se contente ici de taire l’agnosticisme métaphysique du Doyen de Bordeaux, mais joue volontiers sur sa thèse d’un être social impliqué dans la vie collective où il se doit d’endosser une véritable fonction sociale. La leçon démontre, de façon attendue, la faiblesse de la garantie des droits abstraits, mais aussi leur puissance démesurée en cas d’interprétation extensive. La théorie de l’abus de droit saura donc séduire, étant entendu que les droits individuels doivent toujours être limités par l’intérêt social et par les principes de la morale. Dans le droit fil de l’Antiquité, la liberté ne saurait se confondre avec la licence et se résume à l’obéissance aux lois ; encore convient-il d’ajouter que parmi ces lois figurent aussi des lois naturelles que la « Raison éclairée (illuminée par la Révélation) » permet de découvrir : le droit naturel contient ainsi des préceptes immuables, car divins. Cette précision les éloigne du relativisme d’Aristote et témoigne d’une lecture plus rarement nommée, celle des jusnaturalistes catholiques de la Belle Époque, à commencer par Joseph Charmont.
Ceci n’en demeure pas moins construit à la lumière des libertés modernes et dans un vocabulaire destiné à rassurer les puissances internationales tentées par le droit d’ingérence. Les thématiques conservatrices seront certes à l’ordre du jour et s’épanouiront à la lumière du concept de libertés essentielles de Caetano : en témoigne le projet de constitution annoté par Salazar et Fezas Vital qui remplace le « droit d’existence et d’intégrité physique et morale » par le « droit à la vie et à l’intégrité personnelle » (art. 8), aujourd’hui prisé des traditionalistes. Aussi en va-t-il des prétendues innovations. De nature axiologique, le « nouveau droit naturel » proposé par Cabral de Moncada fait l’effort de proposer un ensemble de principes de base saisissables via l’observation des valeurs du droit, en s’imprégnant de la philosophie existentialiste ; cependant le résultat ne paraît guère neuf et recycle un vieux fonds d’idées chrétiennes. Mais après tout, n’est-ce pas là leur but ? En étant persuadés que « seul le droit naturel explique et fonde de manière satisfaisante la limitation du pouvoir politique », les professeurs de droit ne pouvaient que s’en remettre aux leçons du passé. Au demeurant, leurs études s’échinent à démontrer que tous les constitutionnalistes, pourvu qu’ils soient de bonne foi, se sont rendus à cette vérité, soit en l’admettant comme Radbruch, soit en proposant des théories faussement nouvelles : l’idée de droit de Burdeau ou la juridicité naturelle du pouvoir, attribuée à Jellinek, ne feraient que reproduire la thèse mise en scène par Sophocle dans Antigone. L’ancienne garantie de nos « droits » vaudra toujours mieux que toutes les audaces du rationalisme.
Soutenu par la doctrine, l’effort de se mettre au diapason de la modernité paraît donc factice. Ce flatus vocis trouve toutefois voix au chapitre : si les mœurs sont plus importantes que les textes pour garantir nos droits, le système constitutionnel moderne n’en demeure pas moins le cadre juridique le « plus parfait jamais conçu », ce qui explique le choix de constituer un « État de droit » purgé des défauts de son modèle positiviste. Le contrôle judiciaire de constitutionnalité est ainsi discuté abondamment. Tous s’inscrivent dans la continuité républicaine : précurseur en ce domaine sur le sol européen, le Portugal avait adopté la voie juridictionnelle dans sa Constitution de 1911 (art. 63) grâce aux interventions des professeurs positivistes, en particulier Afonso Costa.
Les préférences pour le contrôle politique sont malgré tout patentes, quoiqu’elles rompent avec le modèle monarchique où le Roi endossait le rôle de gardien de la Constitution. En effet, il appartient à l’Assemblée Nationale d’assumer cette surveillance en qualité « d’organe constituant ». En fonction de l’avancement de la construction de l’État corporatif, elle était même appelée à abandonner son pouvoir législatif au profit de la chambre corporative, pour mieux se recentrer sur ses missions de contrôle (légalité, moralité et opportunité des actes du gouvernement et de l’administration) renforcées par la réforme constitutionnelle de 1945. Paradoxalement, cette perspective d’évolution esquissée par Caetano l’aurait privée de son arme : l’abrogation, expresse ou tacite, de toute loi inconstitutionnelle.
Pour autant, le contrôle judiciaire ne cessa pas de charmer, à titre complémentaire. En raison de l’immaturité des juridictions d’outre-mer, les colonies se situaient ici à un stade plus avancé que la métropole. Le Conseil de l’Empire colonial, puis le Conseil d’Outre-mer, assumait en effet le rôle de tribunal spécial, dont la décision s’impose erga omnes. En métropole, en revanche, la Constitution obligeait certes les tribunaux à ne pas exécuter les textes qui lui sont contraires, mais sans plus de précision. Les décisions judiciaires n’étaient a priori valables que pour le cas d’espèce ; la loi ou le règlement jugé inconstitutionnel demeurait du droit positif. La situation présente certes des avantages, en laissant planer le regard vertueux du juge. Caetano l’estime en tout cas rassurant : selon lui, l’exception d’inconstitutionnalité doit pouvoir être soulevée par les parties en litige, par le ministère public et par le tribunal ex officio. Au nom de la sécurité juridique, Caetano milite toutefois en faveur d’une jurisprudence unique sur ces questions : chaque tribunal ne doit pas faire valoir son interprétation personnelle. Aussi s’inspire-t-il du fonctionnement du Conseil d’Outre-mer pour appuyer l’apparition d’une entité chargée, seule, de statuer sur la constitutionnalité ; son choix se portera dans un premier temps sur le Tribunal des conflits, à même d’imposer une vision unie du droit aux juridictions administratives et judiciaires.
Les professeurs de droit pouvaient afficher leur satisfaction ; leurs discours et avis devant les chambres constituent une vitrine où ils n’hésitent pas à affirmer qu’en matière de garantie et de contenu des droits, la Constitution se trouve « en pleine conformité avec ce que le monde connaît de mieux et de plus avancé dans les courants modernes du droit constitutionnel ». Le texte de 1933 ne consacre-t-elle pas la plupart des droits économiques et sociaux dans le but de soutenir le programme corporatiste ? Les professeurs de droit, en particulier Mário de Figueiredo, se chargeront de les interpréter de manière extensive, afin de repousser les réformes en matière de libertés, étant entendu que chaque droit dit de la seconde génération est déjà présent dans la Constitution.
Surgit, en dernière analyse, la superstructure constitutionnelle dans laquelle se meut le Portugais sachant faire un usage raisonné de ses libertés. Or, paradoxalement, ce n’est pas la notion d’État, même nouveau, qui inspire le plus les professeurs de droit, du moins après la Seconde Guerre mondiale. Prenant appui sur Vattel, Mme Tourme Jouannet exposa la disparition du concept d’Empire dans la littérature juridique européenne au xviie siècle, au profit de celui d’État. Ce constat affecte aussi le Portugal de Salazar ; cependant, le « rêve d’Empire », assimilé à une forme de messianisme, continua de nourrir la pensée constitutionnelle lusitaine lorsqu’elle se plaît à gloser l’étonnant article 133 de la Constitution (ancien art. 2 de l’Acte colonial). En effet, bien qu’expulsé d’Amérique latine depuis le cri d’Ipiranga, le Portugal continuait de s’affirmer comme une entité unie et indivisible, présente ou représentée dans le monde entier. Martelée jusqu’au crépuscule du régime, l’unité étatique portugaise, conçue sous les traits du Quint-Empire, abrite une conception messianique de la Nation, appelée par la Providence à propager la civilisation chrétienne sur Terre. De façon plus cynique, elle justifiait aussi le refus de toute décolonisation : ainsi que le présente le professeur de droit Armindo Rodrigues de Sttau Monteiro, la métropole ne se voit pas comme le maître de colonies éparses, mais comme le centre d’un pays morcelé par le corps, mais uni par l’esprit, en vertu d’une histoire longue de quatre siècles légitimant le contour de ses immenses frontières.
En substance, l’Empire portugais se démarque de l’impérialisme ségrégationniste, car l’assimilation des populations locales par le biais du christianisme constitue l’objectif avoué. C’est dire à quel point il se singularise de ses correspondants européens, en s’efforçant de suivre le modèle impérial romain postérieur à l’édit de Caracalla de 212, d’après l’interprétation favorable livrée par les Pères et les docteurs de l’Église. L’Empire portugais tend ainsi à l’unité et refuse toute distinction entre ses membres ; mais ceci n’implique pas une uniformisation institutionnelle et juridique immédiate : la personnalité des lois, qui se rencontre encore au xixe siècle au Brésil (et au-delà dans d’autres colonies), ne doit pas s’interpréter comme une forme de discrimination, mais comme une phase transitoire et respectueuse du mode de vie d’autrui. Le cadre constitutionnel des colonies le démontre : simple annexe à l’origine, l’Acte colonial de 1930 fut intégré à la Constitution en 1951, devenant le Titre VII de sa seconde partie (art. 133 à 175) ; dans son discours du 2 décembre 1970, Caetano défendit la réduction de ce Titre VII, qu’il désire limiter à quatre articles, afin de prendre en compte l’adaptation plus poussée de l’Outremer au droit de la métropole.
Cette propension à considérer l’indigène comme une personne dotée de droits subjectifs et de garanties spéciales et à admettre que des variétés locales n’infirment pas l’unité du genre humain, n’a pas attendu les travaux des anthropologues brésiliens Herbert Baldus et Gilberto Freyre pour figurer dans les pages des constitutionnalistes. La tradition juridique se suffisait à elle-même. Or, il était entendu, de longue date, que les autochtones baptisés deviennent automatiquement Portugais et que les nouveaux chrétiens sont soumis au droit national. Les droits locaux, utilisés à titre subsidiaire par les juges portugais installés dans les colonies, devaient aussi respecter la souveraineté portugaise, dont sa fiscalité et son ordre public : le droit portugais et les valeurs chrétiennes portées en lui servirent ainsi de mètre étalon, en gommant voire en censurant petit à petit les particularismes locaux, en particulier les plus gênants comme le rite du sati (immolation des veuves) présent à Goa. Les Ordenações endossaient ainsi le rôle assumé par le ius civile dans l’Empire romain. À ceci près que le projet impérial universaliste était presque accompli au xxe siècle : l’Empire portugais aurait à peu près conclu son œuvre, dépassant Rome, sauf à promulguer, ici ou là, des statuts spéciaux – ce qui revient, malgré tout, à admettre la pleine souveraineté portugaise sur le territoire, en se présentant désormais comme la source de ce droit particulier.
Par conséquent, les mandarins ne pouvaient entièrement fonder le droit constitutionnel sur une base relativiste, à moins de saper les fondements de leur conception impériale. Certes, le ton des thèses de Caetano défendues dans Portugal e o direito colonial internacional (1948) a pu paraître proche de celui des conférences du jeune Salazar : en 1909, ce dernier entendait faire jouer le critère géographique pour repousser l’appel à « l’anglicisation » des pays latins par Edmond Demolins, un disciple de Le Play. Pour autant, le changement est déjà patent et se perçoit dès la défense de l’Acte colonial en 1930 : le relativisme juridique, typique de la pensée aristotélico-thomiste (y compris pour sa vision du droit naturel), se mêle avec une approche patristique voire stoïcienne de la loi naturelle. Leur rencontre forme ainsi un ensemble visant à régenter localement la vie du chrétien, mais comprenant toujours, à sa base, des principes moraux communs à toute l’humanité.
Pour déroutante qu’elle soit, la vision de l’organisme de la cathédocratie, ainsi qu’en témoigne son idée d’empire, diffère substantiellement de celle de leurs homologues fasciste et nazi. L’organicisme lusitain est de type spirituel et éthique : mû par la volonté de faciliter l’accomplissement de l’animal politique, il respecte les « libertés instrumentales », mais en les adaptant aux conditions de vie modernes, dans l’idée finale de nous faire parvenir à la cité céleste grâce à un bon usage de nos « libertés essentielles ». La diversité, la décentralisation et le pluralisme, admis et encouragés, protègent une pyramide d’organismes multiples : ceux-ci partent en général de l’individu, comme dans l’organicisme libéral du xixe siècle ; toutefois, les mandarins préfèrent mettre l’accent sur d’autres entités complexes, comme la famille, la commune, la corporation et, en fin de compte, la colonie.
⁂
Le constitutionnalisme éclectique de l’État Nouveau explique sans doute la pérennité du régime enfanté par le mandarinat de Coimbra. Car, au fond, seule sa matrice aristotélico-thomiste demeurera intacte durant son demi-siècle d’existence ; son éclectisme ne joue qu’en surface, fluctuant au gré des modes, de la conjoncture et des rapports de force du concert européen : les publicistes pouvaient aisément adopter, puis rejeter, ces greffes éparses et stratifiées, en prétextant de leur conformité avec des théories antiques et/ou chrétiennes dont ils ne seraient qu’une actualisation. Ce jeu de publicistes aguerris, adaptant prudemment le discours constitutionnel pour préserver, longtemps avec succès, les intérêts politiques du Portugal, explique l’étonnante vitalité des écrits juridiques de Caetano et de Rodrigues Queiró, toujours édités, figures de proue de cette cathédocratie aspirée et inspirée par Salazar. Tout au plus peut-on qualifier ce constitutionnalisme de naïf, voire de cynique, compte tenu de la réalité du régime et de sa législation spéciale, au point d’illustrer à merveille la prose d’Eça de Queirós : « Sobre a nudez forte da verdade, o manto diáfano da fantasia ». Mais le cynisme n’explique pas tout. Depuis leurs débuts, ces constitutionnalistes tentèrent de restituer des valeurs chrétiennes au droit en élaborant un syncrétisme improbable entre l’ancien et le moderne ; en résulte l’union des mécanismes perfectionnés du constitutionnalisme récent (dont le contrôle judiciaire de constitutionnalité) à la morale constitutionnelle d’antan, fondée sur la puissance et l’action du Verbe. Les hésitations des constitutionnalistes portugais d’aujourd’hui peuvent dès lors se comprendre : faut-il jeter la pierre à ces constructions doctrinales cherchant à faire redécouvrir les vertus civiques, cardinales et théologales à cette génération de 1880–1890 qui se croyait perdue au milieu des vitraux de l’Apocalypse ?
Oscar Ferreira
credespo – Université de Bourgogne.