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a formule « démocratie autoritaire » peut surprendre, elle est cependant attestée dans l’histoire et, de nos jours, correspond assez bien à la Hongrie de Viktor Orbán ou à la Turquie de Erdogan : restriction des libertés modernes, pressions diverses sur les médias et sur la justice, personnalisation du pouvoir issu des urnes, lui-même centré sur la personnalité du leader. En fait, la démocratie autoritaire apparaît comme la figure inversée du schéma démocratique classique ; au lieu que le peuple contrôle le pouvoir de façon constitutionnelle et selon des moyens d’expression publique (presse, réunions, etc.), c’est le pouvoir gouvernant qui entend contrôler le peuple en usant de tous les moyens – manipulation des institutions, corruption, intimidations et répression. De ce fait, le souci du pouvoir sera (1) de veiller attentivement sur sa légitimité au sein des masses, (2) de pratiquer un degré de violence qui néanmoins ne fasse pas basculer dans la dictature, le parti unique, et, en fin de compte, le système totalitaire. Nous verrons, en premier lieu, que la quête de légitimité dans ces conditions requiert d’établir une identité présumée entre gouvernants et gouvernés : c’est un thème récurrent des pouvoirs autoritaires qui affirment être la traduction directe de la volonté populaire, contre tous les systèmes de médiations ou de représentation. Ensuite, on pourra comparer avec l’État totalitaire, dans le fascisme italien ; le rapport société–État est bouleversé car le mécanisme autoritaire (le gouvernement contrôle le peuple) est cette fois poussé à bout. En dernier lieu, je voudrais poser la question de la démocratie athénienne au temps de Périclès : c’est pour le moins, une démocratie d’autorité, sinon autoritaire, illustrant la puissance du demos, ce qui nous renvoie finalement au grand problème non de la souveraineté, mais de l’autorité en démocratie.

 

Démocratie autoritaire et recherche d’identité

 

L’appellation ici examinée, la « démocratie autoritaire » peut sembler un oxymore, puisque la démocratie est associée à la jouissance de la liberté à travers la souveraineté du peuple. D’ailleurs, les critiques de la démocratie ont souvent comparé cette dernière à l’anarchie, par l’instabilité ou versatilité de l’opinion publique mise en coupe réglée soit par les orateurs (antiquité) soit par les médias (règne de l’opinion publique et de l’opinion sondagière). Dans des passages remarquables de De la Démocratie en Amérique, Tocqueville compare la « puissance du public », selon son expression, et le règne de l’opinion à une nouvelle religion : la croyance démocratique dans la justesse de l’avis majoritaire va jusqu’à inhiber l’individu en désaccord avec le collectif.

La « démocratie libérale » est ce dispositif qui depuis les trois révolutions (Angleterre, France, Amérique) soumet la puissance de la volonté populaire à des filtres (la représentation selon Sieyès ou Madison) et à des limitations (constitutionnalisme, séparation des pouvoirs). La liberté démocratique, de ce fait, est une liberté réglée par la loi commune dont le souverain est supposé être l’origine et (selon le constitutionnalisme développé) le contrôleur, tout comme le pouvoir gouvernant doit être sanctionné ou confirmé par la voix du souverain.

Au début de la Troisième République, un républicain socialiste comme Louis Blanc affirme que « le suffrage universel a pour résultat l’identification d’une minorité éclairée avec le pouvoir d’une majorité convaincue ». Le terme important, nodal, est « identification » ; la légitimité démocratique tient à cet effet réussi du vote : il transfère magiquement la personnalité des uns dans celle des autres – contrairement aux propos de Rousseau, pour qui la volonté ne se transmet pas, car « elle est la même ou elle est autre ». Mais que devient alors la puissance du peuple, ce kratos originel qui fait que le peuple (politique) est le peuple, qu’il règne comme un roi en majesté ? Eh bien, répond Louis Blanc, ce vote « met la force au service de la lumière », c’est-à-dire qu’il opère une transmutation heureuse, il projette, dit-il encore, « la légitimité dans la puissance » de l’État. Belle formulation, qui semblerait résoudre l’épineuse question du souverain qui ne gouverne pas. Car si le souverain monarchique prouve sa puissance par les ordres qu’il donne et par l’autorité qu’il incarne, qu’en est-il du peuple souverain qui n’agit pas mais délègue ? Épineuse question encore que celle de la minorité qui veut pour la majorité ou pour la totalité.

À côté de Louis Blanc, on peut aussi évoquer Alfred Fouillée, l’un des pères de l’école républicaine et du socialisme libéral. Dans Philosophie du suffrage universel, lui aussi relève le mariage de « l’esprit d’un peuple » – selon son expression – avec l’élite minoritaire, mais ceci à condition que la raison et la justice soient bien ce qui s’exprime dans l’esprit de ce peuple : « Le sort de la démocratie est subordonné à l’existence d’un véritable esprit général et impersonnel dans la majorité des individus ; si cet esprit n’existe pas, le suffrage universel n’est plus qu’une lutte d’intérêts particuliers ».

Une certaine inquiétude est sensible chez Fouillée, mais Louis Blanc, dix ans auparavant n’en était pas exempt non plus, quant à Durkheim, il traitera abondamment de la difficulté à admettre l’individualisme moderne dans le cadre de la République. Sa recherche est une illustration de la tension entre autorité et liberté qui s’exprime notamment lors de l’affaire Dreyfus, à propos de laquelle il écrit L’individualisme et les intellectuels (1898). Considérant qu’il a trop donné à l’autorité du collectif, Durkheim tord le bâton dans l’autre sens de façon à asseoir les droits de l’homme :

Ainsi l’individualiste, qui défend les droits de l’individu, défend du même coup les intérêts vitaux de la société ; car il empêche qu’on n’appauvrisse criminellement cette dernière réserve d’idées et de sentiments collectifs qui sont l’âme même de la nation. Il rend à sa patrie le même service que le vieux Romain rendait jadis à sa cité quand il défendait contre des novateurs téméraires les rites traditionnels.

L’argument est pour le moins surprenant : contre le boulangisme qui menace, il s’agit de réintégrer les droits de 1789 à une tradition française. C’est l’autoritarisme qui est nouveau, pas l’individualisme libéral, mais Durkheim ne restera pas sur ces positions, comme indiqué en note.

Les auteurs républicains ici évoqués partagent les questions (autorité et liberté, individu et collectif, démocratie et délégation) que les tenants d’une démocratie autoritaire ont prétendu dans le passé ou prétendent aujourd’hui résoudre – à leur façon. Citons Louis-Napoléon Bonaparte, qui, dans sa proclamation du 14 janvier 1852, en tête de la nouvelle Constitution, déclare : « La Constitution actuelle proclame […] que le chef que vous avez élu est responsable devant vous […]. Étant responsable, il faut que son action soit libre et sans entraves ».

La légitimité du prince-président (puis de l’empereur) réside donc dans le tête-à-tête toujours possible (plébiscite) entre le gouvernant et le peuple français. L’identification dont parlait Louis Blanc est réaffirmée, toujours par le suffrage universel, mais nourri des pressions administratives les plus diverses, tant sur les électeurs que sur la presse, les associations, etc. Une brochure bonapartiste écrit : « L’Empereur ! C’est l’homme qui résume la France, non pas avec l’égoïsme absorbant et superbe d’un Louis XIV, mais avec la grandeur de la souveraineté populaire ».

Le bonapartisme se désigne comme « démocratie impériale », une démocratie où l’autorité a été rétablie en vue du développement économique et pour la satisfaction du peuple contre les notabilité orléanistes ou légitimistes. Le rédacteur de la proclamation salue l’œuvre de centralisation et de radicalisation égalisatrice que le peuple a accompagnée depuis 1789 : « Aussi, écrire en tête d’une charte que ce chef est irresponsable, c’est mentir au sentiment public, c’est vouloir établir une fonction qui s’est trois fois évanouie au bruit des révolutions ». Ainsi 1789, 1830, 1848 ont donné pour résultat un régime qui doit éteindre toute révolution à l’avenir : Napoléon a ouvert la voie, l’édifice est maintenant terminé, l’Empire sera héréditaire.

Dans des contextes différents, les démocraties autoritaires reviennent toujours à ce thème de l’identité trouvée entre gouvernants et gouvernés, voire à la métaphore (ou au fantasme social) du peuple au pouvoir. Elles veulent répondre à la difficile équation que nous avons définie : dans la démocratie représentative, le peuple est souverain mais ne gouverne pas. On sait que, dans sa Théorie de la constitution, Carl Schmitt, rejetait la procédure même de représentation, afin que l’identité entre le peuple qui « acclame » et le chef qui gouverne s’opère sans médiation. Dès 1928, il appelait à « débarrasser la démocratie de sa gangue libérale ». En d’autres termes, la puissance du peuple exige de refuser les médiations institutionnelles que le libéralisme établit, de façon à promouvoir, telle un diamant débarrassé de sa gangue, la pure volonté du peuple. Cependant, comme Schmitt l’écrit, la dictature n’est pas, selon lui, contradictoire avec la démocratie. Sa pensée allait vers l’État totalitaire italien (lo Stato totalitario) dont il suivait attentivement les évolutions.

 

Le renversement propre au fascisme

 

Le cas du fascisme est intéressant car il entendait pousser plus loin le renversement que j’ai évoqué entre le leader au pouvoir et le « contrôleur » (comme disait le philosophe Alain dans la même période), qui devient le contrôlé. Selon Mussolini (en dialogue avec E. Gentile), l’individu n’est pas ce qui fait face à l’État dans sa personnalité, ses droits et sa vie en société, mais ce qui résulte de l’État, source première de la société : « Le libéralisme niait l’État, dans l’intérêt de l’individu ; le fascisme réaffirme l’État comme la véritable réalité de l’individu ».

Le grand juriste pénaliste Alfredo Rocco, ministre de la justice, expose le renversement total que le fascisme opère par rapport au libéralisme, au socialisme réformiste et à la démocratie elle-même ; ces conceptions ont tenu l’individu pour finalité de l’État moderne qui devait veiller au bien-être et au bonheur des membres de la société ; alors que « pour le fascisme, la société est [une] fin et l’individu un moyen ». Mais cette société existe par l’État qui la réorganise et par la discipline dans les corporations, l’enseignement, etc. Rocco affirme que « pour le fascisme, le problème prééminent est celui du droit de l’État et du devoir de l’individu ».

Mussolini, Gentile, divers auteurs affirment que l’individu est l’État lui-même par intériorisation et incorporation au dit État. B. Brunello écrit :

La révolution contemporaine, en effet, touche l’homme dans son for intérieur […], [elle] entend que l’âme de l’homme lui appartienne dans ce qui est mœurs, adéquation de la pensée à l’idéal révolutionnaire, sacrifice permanent à la cause, etc. L’individu appartient donc tout entier à l’État et devient lui-même État, car chacune de ses pensées, chacun de ses actes n’a de valeur qu’en tant qu’il traduit le principe pour lequel l’État lui-même existe.

Cette mystique de l’identification homme-État devient extatique, lorsque l’auteur ajoute : « Cette immanence parfaite de la vie individuelle à la vie sociale constitue l’essence de la révolution totalitaire ». Le phénomène est « parfait » !

Sans vouloir rouvrir le débat des années 1960 sur le totalitarisme (autour de H. Arendt), il faut noter ici le passage de la démocratie autoritaire au système totalitaire – un débat qui a d’ailleurs lieu en Italie sur le phénomène fasciste. Je dirais que, dans le premier cas, il ne s’agit pas de détruire les institutions démocratiques mais de les débarrasser des freins et des contrepoids de la tradition libérale. Dans le cas totalitaire, il est licite d’affirmer que doit être sans limites l’intervention de l’État, ou bien l’action du parti-État. La formule connue de la Révolution culturelle chinoise, « Changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond » est une réplique exacte du propos de Brunello : toucher l’homme dans son for intérieur.

La démocratie autoritaire reconnaît le problème de la légitimité engendré par la séparation de l’homme et du citoyen, de la société civile et de l’État. Ces séparations sont issues de la vision libérale, qui se constitue à partir de la Renaissance, avec le concours notamment de la Réforme protestante. Or, le système totalitaire nie ces séparations, pour le service de l’État, de la race ou de la dictature du prolétariat.

 

Les fragilités internes de la démocratie

 

Faut-il penser que l’idéal démocratique est justement le meilleur antidote à ces conceptions qui organisent un asservissement du « peuple souverain » ? La démocratie directe sous sa forme pure serait-elle, comme à Athènes, la seule garantie à l’illusion du politique, spécifiquement l’illusion du « peuple au pouvoir » ?

D’une part, l’exemple athénien nous montre une société qui vante le règne des lois, où le peuple connaît l’identité, non entre société et État, mais entre la puissance et le droit de décider. Mais, à Athènes, il existe quatre classes censitaires (au moins du VIIIe au Ve siècle acn) : le tirage au sort ne donne les magistratures qu’aux plus riches. La liberté égale de parole (isegoria) est théorique : seuls les plus pauvres viennent généralement à l’Ecclesia et ce sont les leaders des factions qui parlent. En effet, toute prise de parole court le risque de la terrible inculpation de graphe paranomôn, par laquelle on peut être mis en jugement (devant un tribunal populaire), et parfois très sévèrement puni, pour avoir remis en question des lois antérieures.

La surveillance et la dénonciation vis-à-vis des riches pour insuffisance de contribution (liturgies, armement de la cité) est permanente et pesante. D’ailleurs, la dénonciation (eisangelia), considérée comme preuve de civisme, est fortement encouragée : elle peut être portée devant l’Ecclesia, contre un citoyen présent dans l’Assemblée, ou devant la Boulè, contre les magistrats pour mauvaise administration.

Le texte de la loi autorisant la dénonciation en Assemblée du peuple est singulièrement extensif : « Quiconque tente de renverser la démocratie […]. Quiconque, en tant qu’orateur, ne prend pas la parole pour servir les intérêts du demos d’Athènes ».

Si l’on ajoute la pratique de l’ostracisme (dix ans d’exil) contre les personnalités trop populaires, on voit que la démocratie athénienne ne manquait pas d’outils pour l’autorité du corps des citoyens, y compris sur le plan des inégalités sociales. Mais il existe le cas célèbre de certains gouvernants, comme Périclès, réélu quinze fois de suite à la fonction de stratège ; l’art de mobiliser le peuple, de calmer ses emportements ont rendu célèbre Périclès, malgré les moqueries des auteurs comiques ; lui, qui, figure de proue de la démocratie, était issu d’une noble et ancienne famille.

Il faut noter que la surveillance de tous sur chacun, et réciproquement, n’était pas le fait du pouvoir administratif – pour ne pas employer ici le mot État – mais du peuple lui-même, dans sa vie politique comme dans sa vie sociale (surveillance du voisinage sur les riches, par exemple). Ce pouvoir populaire était par ailleurs contesté, l’épisode des Trente Tyrans montre comment la démocratie pouvait être haïe.

Peut-être faudrait-il conclure ce bref exposé par l’idée suivante : on ne peut pas dire que la démocratie en général ou dans l’absolu constitue par elle-même la solution à ses problèmes et à ses dérives ; la « démocratie autoritaire » ne doit pas être considérée comme un oxymore, elle fait partie de la matrice démocratique dès lors que le culte de la puissance du nombre prend le pas sur la modération, le respect des limites données à la puissance. On sait que Tocqueville considérait que, prise en elle-même, la démocratie n’est pas une garantie de liberté(s).

Les modernes ont appelé démocratie libérale ce type de régime où le peuple apprend à se méfier de ses propres démons. Mais déjà Aristote traitait d’une forme de monarchie du peuple-roi (pambasileus), où les décrets remplacent les lois et où il n’est plus question de préserver la stabilité et l’ancienneté : « Le pouvoir suprême appartient aux masses et non à la loi, et cela a lieu quand ce sont les décrets (psêphismai) qui décident souverainement et non la loi (nomos). Pareil état de choses est dû aux démagogues ». Le décret du démagogue prétend exécuter sans détours et sans délais « ce que le peuple veut » (comme on dira ensuite, en 1793, chez les sans-culottes de la Révolution française).

Concluons que la démocratie de la modération institutionnelle est sans cesse observée, et souvent menacée, comme aujourd’hui, par sa rivale jalouse : la démocratie des autoritaires.

 

Lucien Jaume
Normalien (Saint-Cloud), agrégé de philosophie, docteur d’État en science politique, directeur de recherche émérite au cnrs (cevipof et Sciences Po).