A

ujourd’hui qualifié de « cabinet noir », « comité secret » ou « war room », le Conseil de défense et de sécurité nationale (cdsn) est décrit comme la plus récente expression d’un hyperprésidentialisme décomplexé voire d’une conception monarchique du pouvoir. Ses réunions se multiplient à mesure que la « défense » intervient dans de nouvelles matières, tant sanitaire qu’écologique et bientôt peut-être, entre autres possibilités, alimentaire ou numérique. Plus encore, les réunions de cet organe étant couvertes par le secret-défense, elles s’attirent des critiques parfois empruntées à celles de la raison d’État et de la concentration du pouvoir. Pratique présidentialiste, direction de la défense et domaine du secret ne sont cependant pas de simples dérives, mais dépendent des choix réalisés dans les dispositions constitutionnelles. En cela, ils s’inscrivent dans le large sillon d’une question ancienne, celle de la « formalisation » du pouvoir Exécutif, entendu comme la détermination juridique et constitutionnelle de l’organisation et du fonctionnement du pouvoir Exécutif. Cette perspective rattache le Conseil de défense à une double genèse, contenant sans doute ses hypothèses d’étude les plus pertinentes si ce n’est les clefs de sa compréhension.

Une genèse parlementaire : la transformation des organes exécutifs. – La première genèse renvoie à l’histoire générale des régimes parlementaires, témoignant de la transformation constante des organes exécutifs selon deux variables politiques : le rôle, prépondérant ou en retrait, des exécutifs monarchiques d’une part et la forme, unifiée ou coalisée, des forces politiques en présence d'autre part. Ainsi les origines anglaises du parlementarisme ont-elles connu différentes formes de cabinets, des plus larges (Grand Cabinet) aux plus restreintes (conciliabulum), ne rassemblant qu’un petit nombre autour du ministre le plus puissant. Ces dernières étant les moins formalisées, elles présentent l’intérêt de s’adapter efficacement à « l’état des forces politiques au niveau de l’Exécutif ». Cet avantage stratégique décisif leur permet de s’imposer comme une instance efficace de décision au détriment des instances officielles (conseils élargis), reléguées à un rôle plus formel, lorsqu’il existe « un degré élevé de connivence et d’informalité » dans l’Exécutif, soit une unité politique certaine en son sein. La France témoigne d’un phénomène similaire aux origines de son histoire parlementaire. L’unité politique de l’Exécutif y résulte toutefois d’une très forte dépendance envers le monarque (qu’il s’agisse de Louis XVIII, Charles X ou Louis-Philippe), dont le rôle prépondérant va jusqu’à empêcher la formalisation d’un cabinet ou d’un gouvernement. Là encore, le centre de gravité politique de l’Exécutif nuit à la formalisation des organes Exécutifs, au profit d’un fonctionnement restreint à son centre et essentiellement informel.

Une genèse contemporaine : le présidentialisme sous la Cinquième République. – La seconde genèse renvoie bien sûr à l’histoire de la Ve République elle-même et à l’évolution de son régime politique. Depuis 1958, en effet, l’intention constituante de « rationalisation » du parlementarisme fut très tôt supplantée par un régime présidentialiste. Sans entrer dans le détail de ce dernier, l’on peut néanmoins préciser qu’il repose sur des rapports subtils entre ce qu’exigent des contraintes politiques contingentes et ce que permettent les dispositions formelles suprêmes. La doctrine y a consacré une attention soutenue, y compris en recourant à des outils d’analyse juridique complexes tels que les conventions, les coutumes ou les changements informels. En revanche, la « formalisation » du présidentialisme, c’est-à-dire la création de dispositions formelles destinées à consacrer ou conforter la pratique présidentialiste, possède une histoire plus modeste. Certes, les deux révisions constitutionnelles de l’article 6 de la Constitution dérogent notablement cette affirmation puisqu’elles ont contribué à fonder ce présidentialisme : celle de 1961, instaurant l’élection présidentielle au suffrage universel direct et celle de 2000, instaurant un mandat quinquennal – de facto synchronisé avec les élections législatives. Cependant, l’écrasante majorité des révisions constitutionnelles y est restée formellement indifférente si ce n’est opposée, à l’instar de la révision de 2008 destinée à « revaloriser » le Parlement.

Au regard de cette évolution constitutionnelle, le Conseil de défense présente deux caractéristiques singulières, c’est-à-dire à la fois particulières et remarquables. Premièrement, le Conseil n’étant pas organisé par la Constitution, il permet l’examen d’une voie « extra » et « infra » constitutionnelle de formalisation du présidentialisme. Son étude met donc à l’épreuve la détermination du régime politique par et dans le texte constitutionnel. Deuxièmement, cet organe étant dédié à la défense et la sécurité nationales, il permet également d’évaluer l’importance actuelle de ces concepts au sein du droit public et du Gouvernement. Ces domaines régaliens sont en effet censés être restreints et déterminés au cœur de l’État, et non lui fournir une sorte de modus operandi utilisé par toute action publique.

La défense représente pourtant, si ce n’est une source historique, du moins un modèle tentateur pour l’action et l’administration de l’État. Les organes collégiaux restreints dans cette matière constituent d’ailleurs, dès leurs origines historiques, l’exact inverse d’un inefficace « comité théodule » suivant la formule du Général de Gaulle. Seule varie leur organisation à travers l’histoire, selon qu’ils furent rattachés à l’Exécutif au Parlement. Durant la Révolution française, la Convention nationale en fournit différents exemples, dont notamment le comité de défense générale, le comité de salut public et le comité de sûreté générale. Plus récemment, l’organisation de la défense en comité se donne à voir au sein du régime parlementaire de la IIIe République. Apparaissent ainsi progressivement au fil des constitutions et de la pratique des « comités », organes primoministériels, par opposition aux « conseils » présidentiels, et aux « commissions », quant à elles parlementaires. Ce vocabulaire, certes employé de manière insuffisamment rigoureuse, suffit à indiquer la révolution (au sens copernicien) subie par le Conseil de défense et de sécurité nationale depuis ses origines.

Le Comité de défense nationale. – En effet, tandis que les institutions de la France libre sont en exil durant la Seconde Guerre mondiale, c’est à la création d’un « Comité » de la libération nationale que le décret du 16 décembre 1943 procède. La nature collégiale de cette institution ne satisfaisant pas le Général de Gaulle, ce dernier le relègue d’abord à un rôle consultatif avant d’y intégrer des ministres ainsi que les commandants en chef des forces armées. La constitution du 27 octobre 1946 conserve un Comité de défense nationale, organisé par décret et présidé par le chef de l’État « en sa qualité de chef des armées » (article 33). Durant cette période originelle, allant de 1943 à 1958, il se réunit irrégulièrement une dizaine de fois par an afin d’évoquer des questions internationales d’ordre militaire, nucléaire et politique. Le Constitution de 1958 conserve encore ce comité, dont l’organisation (par l’ordonnance du 7 janvier 1959) témoigne d’une certaine continuité avec celle antérieure. Néanmoins, le changement de constitution intervenu place cet organe au centre d’un régime parlementaire entièrement repensé et rationalisé, susceptible d’en modifier le fonctionnement en profondeur. La pratique gaullienne ainsi qu’un décret de 1964 ne tarderont pas à transformer le « Comité » en « Conseil », ce dont témoigne sa forme actuelle.

Le Conseil de défense et de sécurité nationale. – À titre liminaire, l’on peut préciser sur ce Conseil méconnu – sans préjudice des développements ultérieurs relatifs à son organisation – qu’il est un organe collégial rattaché à l’Élysée et en cela éminemment exécutif, possédant trois types de formations – plénière, restreinte et spécialisée – et pouvant accueillir toute personnalité convoquée par le chef de l’État (articles R. 1122-1 et suivants du code de la défense). Il est par ailleurs assisté par un service interministériel, le Secrétariat général de défense et de sécurité nationale (sgdsn), quant à lui rattaché à Matignon.

Il faut également préciser que les réunions du Conseil de défense sont couvertes d’un absolu secret-défense pour une durée de 50 ans. Or, la forme actuelle du Conseil de défense étant issue de réformes survenues en 2004 et en 2009, aucune archive ne peut être consultée à son sujet. Par ailleurs, lorsque des archives plus anciennes s’avèrent consultables, elles ne contiennent généralement que des notes préparatoires ou des communiqués de presse. Il faut donc distinguer entre deux périodes : entre 1958 et 1970, les archives du Comité et du Secrétariat général de la défense nationale furent versées au ministère de la défense et peuvent être directement consultées ; en revanche, de 1970 à 2020, il faut se contenter des textes positifs et des débats parlementaires existants, ainsi que des sources indirectes composées de communiqués officiels, d’articles de presse nationale, de témoignages et, enfin, d’une bibliographique assez rare.

Une institutionnalisation problématique. – Malgré le secret qui entoure son fonctionnement, les réunions de ce Conseil sont devenues hebdomadaires et décisives sur de nombreux sujets que les crises militaires, terroristes et sanitaires ont sans cesse contribué à étendre. Tant et si bien que sa compétence a été récemment mise en cause par des critiques transpartisanes. Derrière cette évolution se joue donc la généralisation de la compétence d’un Conseil restreint dépendant de la présidence de la République. Le « Conseil de défense » est-il devenu le lieu ordinaire des plus hautes décisions politiques, permettant une formalisation de la pratique présidentialiste ? L’institutionnalisation du Conseil en organe présidentiel efficace témoigne d’un mouvement asymétrique : tandis qu’il traduit la présidentialisation, formelle, d’un organe de défense (I), il n’étend qu’indirectement le domaine présidentiel (II) et procède à une relégation informelle des responsabilités parlementaires (III). La contribution du Conseil de défense à la formalisation du présidentialisme s’avère donc imparfaite ou plutôt volontairement « incomplète », offrant ainsi au chef de l’État de nouveaux moyens d’accentuer un déséquilibre fonctionnel du régime à son profit, ce que le texte constitutionnel permet sans toutefois l’imposer.

 

I. La présidentialisation formelle d’un organe de défense

 

La dépendance organique du Conseil de défense envers la présidence de la République est d’abord historique, puisque les sources de son organisation témoignent d’une forte initiative exécutive (A), largement déterminée par les chefs de l’État successifs. La dépendance envers le Président est également illustrée dans l’actualité par son ascendant décisionnel (B).

 

A. Une organisation d’initiative exécutive

Les Conseils supérieurs de défense issus de la Constitution du 4 octobre 1958. – La première mention d’un conseil de défense sous la Ve République figure dans l’article 15 de la constitution du 4 octobre 1958, investissant le chef de l’État du titre de « chef des armées » et de « président des conseils supérieurs de défense ». Il faut souligner à ce sujet les hésitations présentes dans les travaux constituants quant au rapport entre ces deux titres. D’un côté, les notes préparées pour le comité interministériel affirment qu’être « chef des armées » n’a rien d’honorifique mais incarne, à la différence des régimes passés, une fonction décisionnelle concrétisée par la présidence des conseils : « fonction réelle [dont] il résulte que le président de la République sera le chef de la défense nationale, au même titre qu’il sera, en vertu de l’article 11, le chef de la diplomatie française ». D’un autre côté, le Comité constitutionnel consultatif affirme l’absence de lien causal entre les deux, distinguant avec netteté les domaines de l’armée et la défense. Il obtient leur séparation en deux phrases distinctes. Cette divergence entre le premier Comité, d’obédience gaulliste, et le second Comité d’obédience parlementaire résume presque à elle seule la différence de conception initiale relative à la fonction présidentielle dans la constitution de 1958. Elle se traduit ici concrètement par deux conceptions d’un haut collège de défense, l’une présidentielle et l’autre primoministérielle, néanmoins « mises en sommeil » dans un texte de compromis, neutralisant cette opposition. Et, puisque la question du rôle exact du conseil exécutif de défense n’est pas explicitée par la constitution, il revenait logiquement aux normes inférieures de la préciser.

Le Comité de défense issu de l’ordonnance du 7 janvier 1959. – La concrétisation de la constitution prit la forme d’une ordonnance portant organisation générale de la défense, préparée par les services de l’État-major et adoptée le 7 janvier 1959, faisant partie de cette longue liste des ordonnances « ayant force de loi » prévue par l’article 92 de la constitution. Elle prévoit l’existence d’un « Comité de défense » chargé de prendre les « décisions en matière de direction générale de la défense » (article 7) et ayant pour particularité de ne pas limiter sa composition à des ministres (article 10). Ce comité se réunit « à la diligence du Premier ministre » (article 11, alinéa 2) mais, néanmoins, invariablement sous la présidence du chef de l’État (articles 10 et 11). La « diligence » prévue par le texte semble a priori conférer au chef du gouvernement l’initiative des réunions et faire de ce comité un organe gouvernemental, nonobstant la présidence du chef de l’État. L’on sait, bien sûr, la contrainte que la présidence sera amenée à exercer sur les initiatives et les pouvoirs du Premier ministre mais force est d’admettre que la conception originelle du comité dépend des textes initiaux et non de la pratique ultérieure. Or, à ce stade, les comités de défense ne sont pas conçus pour décider mais pour conseiller, le Premier ministre. Pourtant, ni le contexte fondateur des années postérieures à 1958 ni la valeur législative conférée à ce texte ne peuvent effacer son origine politique – gaulliste – et juridique – exécutive : il traduit une organisation spontanée de l’Exécutif ainsi que la volonté du Général de Gaulle, dont on sait qu’elle fut chargée de concessions mesurées au début de la Ve République.

Le Comité de défense issu du décret du 18 juillet 1962. – Sa première réforme, par le décret du 18 juillet 1962, ne modifie rien de moins que les compétences du Comité et en Comité : désormais, la direction de la défense revient aux « conseils ou comités de défense » et non plus au Premier ministre, auquel le décret retire par ailleurs la compétence de réunir les conseils ou comités pour l’attribuer explicitement au Président de la République. Il en résulte une double restriction de la compétence primoministérielle, qui tend à favoriser un ascendant présidentiel nouveau sur le Comité de défense, conforme à la pratique gaullienne.

La présidence du Conseil de défense aménagée par le décret du 7 janvier 1964. – Cette construction réglementaire d’initiative gaullienne se vérifie encore lorsque le chef des armées se voit confier la maîtrise de la force de frappe nucléaire par un décret de 1964. Les décrets ne donnent naturellement pas lieu à un débat parlementaire, mais celui de 1964 fit cependant irruption à l’Assemblée nationale durant les questions au gouvernement. Plusieurs députés – dont François Mitterrand et Paul Coste-Floret – y ont interpellé le Premier ministre – Georges Pompidou –, pour soutenir que les dispositions du décret relevaient des principes généraux de la défense nationale et, au titre de l’article 34 de la constitution, du domaine législatif. Le Premier ministre y répond par une définition des « principes fondamentaux de la défense nationale » à laquelle le législateur aurait déjà satisfait en ratifiant l’ordonnance de 1959, ayant depuis lors valeur de loi :

Qu’est-ce donc que les « principes fondamentaux de la défense nationale » ? Le premier, c’est de fixer les lignes générales de la mission permanente de nos forces en définissant ce qui doit être défendu et selon quelles grandes options politiques ; le second, c’est l’orientation de notre politique militaire, c’est-à-dire les décisions sur le système d’armes ; le troisième, c’est la définition des grandes structures de défense. Sur tous ces points le pouvoir législatif s’est exercé et continue de s’exercer. […] Quant aux structures générales de la défense, elles ont été arrêtées par un texte à valeur législative, l’ordonnance du 7  anvier 1959 sur l’organisation générale de la défense.

Ce décret concerne donc le Conseil de défense à deux titres. Premièrement, en prévoyant que s’y trouvent « arrêtées » les missions, l’organisation et les conditions d’engagement (article 1er) de la défense, il en fait le « lieu » obligé de ces décisions. Deuxièmement, en confirmant que l’ordre d’engagement est donné par le « Président de la République, président du conseil de défense et chef des armées » (article 5), le décret de 1964 achève explicitement la présidentialisation du domaine nucléaire et c’est là l’essentiel. Par ailleurs, ces débats parlementaires soulignent la naissance d’une caractéristique dominante de la défense « suprême » : sa nature régalienne paraît impliquer une initiative exécutive, si ce n’est une organisation réglementaire, dont le Parlement et la procédure législative ordinaire sont généralement tenus éloignés. De manière révélatrice, ce décret est le premier à utiliser le terme « Conseil » de défense.

Le Conseil de défense issu de l’ordonnance du 20 décembre 2004. – Ce changement sémantique lourd de sens sera consacré et codifié par une réforme à nouveau menée par voie d’ordonnance en 2004 et complétée par décret. Comme en 1959, 1962 et en 1964, la procédure législative ordinaire est délaissée, cette fois en raison d’un objectif particulier et respecté, puisque cette ordonnance réalise une « simplification » et une « codification à droit constant » de sources jusqu’à présent éparses. Il faut néanmoins préciser ce qui sépare bel et bien cette codification d’une simple compilation : tout d’abord, les anciennes dispositions sont mises en ordre et certaines abrogées, notamment celles restées en vigueur malgré leur contradiction (l’on songe notamment à l’ordonnance de 1959 et au décret de 1962 quant à la compétence du Comité de défense) ; par ailleurs, l’organisation du nouveau Conseil s’insère dans un nouveau titre, à la valeur symbolique même si elle n’est pas normative, relatif au « Président de la République, chef des armées » – ce que prolonge le changement du « Comité » en « Conseil ». Pour ces deux raisons, la codification de 2004 s’avère clarifier et consolider l’ascendant présidentiel sur le Conseil de défense.

Le Conseil de défense et de sécurité nationale issu de la réforme de 2009. – La forme actuelle du Conseil de défense « et de sécurité nationale » résulte d’une réforme engagée en 2009, au sujet de laquelle trois observations peuvent être formulées.

Tout d’abord, les dispositions réformant le Conseil de défense sont contenues dans une loi de programmation militaire (2009–2014). En tant que telle, elle a normalement pour finalité la planification pluriannuelle des dépenses liées aux armées et l’on pourrait seulement s’attendre à y trouver, au surplus, le rappel des orientations stratégiques définies au préalable dans le Livre blanc de la défense (2008). C’est pourtant cette voie qui fut choisie pour réorganiser le Conseil de défense, désormais « Conseil de défense et de sécurité nationale » (nous insistons). Ce choix formel expose ainsi la réforme de 2009 à une première critique : celle de constituer une sorte de « cavalier législatif » à l’intérieur d’une loi de programmation militaire, introduisant des dispositions étrangères ou à tout le moins distantes de son objectif.

Par ailleurs, le contenu de ces dispositions prévoit une nouvelle « stratégie » de défense fondée sur le concept naissant de sécurité nationale (article 5 de la loi de 2009), dont la définition paraît refléter les attributions présidentielles prévues par la constitution (article 5 de la constitution de 1958), en correspondance naturelle avec elles : tandis que « la stratégie de sécurité nationale a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République », le Président veille quant à lui « au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ». Plus avant, cette stratégie s’avère confiée au « pouvoir exécutif » (article L. 1111-2) et arrêtée en Conseil de défense, lesquels sont tous deux présidés par le chef de l’État et dominés par son autorité politique. L’on peut donc en conclure que la réforme de 2009, sans procéder à une attribution explicite de nouvelle compétence sécuritaire au Président, organise néanmoins implicitement mais sciemment l’attraction d’un nouveau domaine par le pouvoir présidentiel. Une simple loi ordinaire semble donc prévoir, si ce n’est une nouvelle compétence, du moins un nouveau pouvoir d’influence directe et certaine du président. Une telle réforme est-elle pourtant licite au regard de la constitution ? Ne contient-elle pas une ébauche de répartition du pouvoir entre les deux organes principaux de l’Exécutif ? En d’autres termes, l’étendue de la compétence présidentielle appartient-elle au domaine de la constitution ou à celui de la loi ? Certes, l’article 34 de la constitution confie au législateur la détermination des principes fondamentaux de la défense nationale. Néanmoins, la question des pouvoirs présidentiels dans cette matière peut être interprétée différemment en 2009 à la lumière du rapport précédemment rendu par le comité Balladur. Celui-ci a, en effet, déjà affirmé la nature constitutionnelle de ce problème en proposant une révision de l’article 15, d’ailleurs rejetée sur ce point par le Parlement. En d’autres termes, non seulement l’extension du domaine présidentiel semble devoir être réalisée par voie constitutionnelle, mais ce projet a par ailleurs été explicitement écarté en 2009. La loi de programmation militaire commet donc l’exploit de procéder, la même année, à une « déconstitutionnalisation » de cette compétence et à sa réattribution au profit du chef de l’État, ce que l’opposition parlementaire résume : « la Constitution n’est pas officiellement et légalement modifiée, mais sa pratique le sera ». Naturellement, il faut observer que la constitution demeure inchangée et que l’application de la loi pourrait être encadrée et modérée, dans ses effets, par les dispositions constitutionnelles, mais on sait que la pratique ne tiendra pas cette promesse.

Enfin, le recours à cet instrumentum législatif peut sembler artificiel au regard de son contenu. La réforme de 2009 entretient en effet l’emprise réglementaire sur l’organisation du Conseil de défense puisque la partie législative – l’article L. 1122-1 – se contente de renvoyer, lapidairement, l’organisation du Conseil à un « décret en conseil des ministres ». Ce renvoi paraît ainsi procéder, à la suite d’une « déconstitutionnalisation » apparente, à une sorte de « délégalisation » au profit du pouvoir réglementaire. En prévoyant seulement l’existence de cet organe et non les principes de sa composition, de sa réunion et de son fonctionnement, la réforme de 2009 s’expose ainsi à une ultime critique : celle d’un « abandon de compétence » ou « incompétence négative » du législateur, laconique dans un domaine attribué par l’article 34 de la constitution. Il en résulte concrètement que l’Exécutif se voit, à nouveau, confier sa propre organisation interne, dès lors discrétionnaire ou, pour emprunter un vocable au xixe siècle, « purement administrative ».

L’initiative discrétionnaire des réunions. – En effet, dès 1958, nonobstant la mention de la « diligence » primo-ministérielle, c’est bien le président qui détient en réalité l’initiative discrétionnaire des réunions. Cela conduit le Général de Gaulle à biffer les premiers communiqués de presse du Comité de défense en 1961 afin de signaler explicitement qu’il en est l’autorité convocatrice, ce que le décret de 1962 viendra consacrer textuellement. Il est surtout important de souligner que cette initiative est laissée libre – ni obligatoire ni régulière – par les textes, permettant ainsi au président d’y gagner un pouvoir discrétionnaire exercé ad nutum, même indépendamment des circonstances. Cette faculté a conduit leur nombre à croître de manière spectaculaire en trois étapes : depuis 1958 jusqu’aux années 2000, on dénombre entre 10 et 15 réunions annuelles, irrégulièrement réparties au fil de l’année ; durant les années 2000 à 2015, leur nombre n’augmente pas mais l’activité de son secrétariat général croît progressivement ; enfin, à partir de 2015, les réunions deviennent hebdomadaires et dépassent même la cinquantaine pour l’année 2020. Elles ont généralement lieu le mercredi, qui voit souvent se succéder un rendez-vous avec le Premier ministre (30 minutes), un Conseil de défense (1 heure) et un Conseil des ministres (1 heure environ). La régularité de cet enchaînement paraît refléter une certaine conception du processus décisionnel, à l’intérieur duquel la décision est d’abord élaborée puis formalisée progressivement dans des cercles de plus en plus larges – bien qu’elle soit parfois politiquement « retenue » dans le premier cercle, présidentiel. L’écart entre les textes et la pratique est ici frappant et, de ce point de vue, le Conseil semblait fournir à l’Exécutif un organe extraordinaire de défense, mais il s’est mué en institution ordinaire. Cette évolution est à situer au cours du mandat de François Hollande, lorsqu’une série d’attentats terroristes a confronté l’Exécutif à une menace considérée depuis comme omniprésente et permanente.

Le choix discrétionnaire des formations. – Les réunions du Conseil de défense ne se reproduisent cependant pas de manière identique, mais selon trois types de formation. Premièrement, la formation plénière comprend le chef de l’État, le Premier ministre et les ministres de la défense, de l’intérieur, de l’économie, du budget, des affaires étrangères (article R. 1122-2 du code de la défense). Deuxièmement, la formation restreinte limite la présence des ministres aux seuls intéressés par l’ordre du jour, aux côtés des chefs militaires d’État-major. Troisièmement, des formations spécialisées permettent de dédier une réunion à un domaine précis (conseil national du renseignement, des armements nucléaires et, plus récemment, conseil de défense sanitaire, écologique…). Il reste surtout à préciser qu’en tous cas et pour chaque réunion, le président de la République dispose de la faculté d’y convoquer toute personnalité qu’il estime compétente et qu’il souhaite faire intervenir (article R. 1122-5 du même code). Le Conseil présente ainsi deux caractéristiques décisives : d’une part, il fait l’objet d’une composition à la taille modulable autant que de besoin ; d’autre part, il peut accueillir des personnes extérieures au gouvernement. La pratique a confirmé l’intérêt de ces deux caractéristiques ainsi que la préférence du chef de l’État pour le Conseil restreint, devenu ordinaire, tandis que les formations spécialisées ne sont utilisées qu’occasionnellement et celle plénière exceptionnellement. Cette utilisation asymétrique n’est rendue possible qu’en raison, là encore, d’un silence voulu des textes quant à l’obligation ou la faculté de recourir à telle ou telle formation plutôt qu’à une autre – à l’exception de l’article L. 1111-3 du code de la défense, dont la portée est étudiée infra. Il faut en conclure que la formalisation de cet organe n’a pas emporté pas la prévision de formalités supplémentaires, susceptibles de nuire à son utilisation par la présidence.

 

B. Un ascendant décisionnel du chef de l’État

Dans le texte constitutionnel, tandis que le Président est investi du titre de « chef des armées » (article 15), le Premier ministre est quant à lui « responsable de la défense nationale » (article 21). Le Conseil de défense regroupant ces deux autorités, il faut donc préciser leurs rôles et ce en quoi consiste le rôle confié au président, compte-tenu de celui attribué au Premier ministre.

Le rôle du « chef des armées ». – Le titre de chef des armées a longtemps été accordé de manière honorifique au chef de l’État afin de traduire la nature exécutive des missions militaires et la soumission des forces armées aux autorités civiles. La Ve République marque-t-elle une rupture à cet égard ? La réponse est incertaine à la lecture de la constitution originelle, dont il faut souligner qu’elle « ne dit pas quelles sont les compétences que le Président exerce à ce titre [de chef des armées] ». L’opinion du Général de Gaulle ne laisse pourtant que peu de doute à ce sujet :

Il va de soi, enfin, que j’imprime ma marque à notre défense, dont la transformation est tracée suivant ce que j’indique et où le moral et la discipline de tous font partie de mon ressort ; cela pour d’évidentes raisons qui tiennent à mon personnage, mais aussi parce que, dans nos institutions, le Président répond de « l’intégrité du territoire » [cfart. 5, al. 2], qu’il est « le chef des Armées » [cfart. 15], qu’il préside « les conseils et comités de défense nationale » [cfart. 15].

Le titre de chef des armées revêt encore une fonction décisionnelle si l’on en croit la systématique actuelle des dispositions en matière de défense, l’opinion majoritaire de la doctrine, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ainsi qu’une pratique constante des chefs de l’État y compris en période de cohabitation. Il faut néanmoins préciser quelle est la portée de cette fonction décisionnelle. Le code de la défense, en des termes issus de sa codification volontariste de 2004, s’est en effet borné à inclure les dispositions relatives au Conseil dans un titre consacré au « Président de la République, chef des armées », sans expliciter si ce titre lui vaut de siéger ou de présider le Conseil. Existe-t-il un lien causal et juridique précis entre la qualité de chef des armées et celle de président des conseils supérieurs de défense ? Les travaux constituants le considèrent faible et non causal, la défense étant un « tout autre domaine » – plus large – que celui des armées stricto sensu :

La défense nationale est d’un tout autre domaine que celui des forces armées. Il n’y a donc pas un rapport de cause à effet entre le fait d’être le chef suprême des armées et de présider à ce titre les conseils de la défense nationale.

Les armées ne constituent, en effet, qu’une part réduite de la défense ; or, être à la tête d’un domaine restreint ne saurait valoir d’être à la tête d’un domaine (plus) étendu. Ce rapport correspond d’ailleurs à l’inversion hiérarchique de ces domaines survenue depuis la IVe République : en 1946, la défense étant essentiellement conçue de matière militaire, le chef des armées préside à ce titre les conseils de défense ; depuis 1958 et a fortiori depuis 2009, la défense dépasse les seules armées, ce pourquoi le titre de chef des armées n’est plus le fondement nécessaire de la présidence du Conseil de défense. Néanmoins, il paraît inconcevable d’isoler pour autant le militaire de la défense et d’exclure le Président de ces conseils. En peu de mots, ses compétences ne sont pas connexes mais corrélées et il faut en conclure que, de jure, le titre de chef des armées lui vaut de siéger au Conseil de défense mais non de le présider. L’ascendant décisionnel du Président doit donc trouver un autre fondement que celui de l’autorité militaire.

L’introuvable « chef de la défense » ? – Si le domaine de la défense excède celui des armées, les textes prévoient-ils l’existence d’un « chef de la défense » ? En aucun cas de manière explicite, le rendant a priori introuvable. Le Comité interministériel chargé du projet de constitution en 1958 entendait subordonner la défense aux armées, de sorte que :

Ce titre de chef des armées qui apparaissait en 1946 comme la conséquence de la présidence des conseils intéressant la défense nationale, devient, dans le projet qui nous est soumis, le motif de cette présidence.

Or, cette rédaction et cette interprétation furent écartées : ce n’est pas au titre de chef des armées que l’on est chef de la défense. Une large doctrine tend dès lors à considérer que l’ordonnance de 1959 confère implicitement cette fonction au Premier ministre, puisque ce dernier exerce la « direction générale et la direction militaire de la défense » (article 9) et que c’est en Conseil des ministres qu’est « définie la politique de défense » (article 7). Il faut néanmoins remarquer qu’un « titre » ne saurait se présumer ni se reconnaître implicitement, a fortiori lorsqu’il revêt une telle importance. C’est dans ces circonstances que la réalité organique prolonge les textes, qui attribuent en 1962 la « direction d’ensemble de la défense nationale » aux conseils ou comités de défense. Si ce texte réglementaire n’a pas été codifié, la pratique ne s’est en revanche pas modifiée. Le Conseil de défense et de sécurité nationale revêt à cet égard une importance décisive : c’est en son sein, dans la personne de son président, que se situe de facto le « chef de la défense ». Cette interprétation s’avère bien sûr appuyée sur son propre statut de chef de l’Exécutif et de chef de l’État, mais c’est le titre de président du Conseil qui, augmenté et amplifié, en fait d’abord le chef suprême de la défense et de la sécurité nationale.

Le rôle du président du Conseil de défense. – De manière révélatrice, la présidence du Conseil de défense par le chef de l’État est réaffirmée à six reprises dans l’ordonnance originelle de 1959 (articles 8, 10, 11). Ses pouvoirs ne sont néanmoins pas explicités, à l’exception de sa faculté de convoquer n’importe quelle personnalité compétente en formation restreinte. La seule « présidence » de cet organe ne comporte donc pas d’attributions spéciales mais, en l’absence de dispositions contraires, elle paraît confier la direction des débats au Président et, à avec elle, les facultés de provoquer, de limiter, d’empêcher et d’achever la procédure décisionnelle, fût-elle collégiale. De facto, le président acquiert un ascendant décisionnel que le Général de Gaulle a nettement explicité dès ses Mémoires de guerre :

Au cours du débat, j’insiste pour que les opinions soient exprimées sans réserve. En fin de compte, je fais connaître ma propre manière de voir. Souvent, il s’est établi entre les membres une sorte d’accord général. J’en prends acte et tout est dit. Sinon je formule la décision que je crois bonne ; de ce fait, elle est celle du conseil.

L’on en trouve par ailleurs la confirmation lors de son deuxième discours à Bayeux en 1952, rappelant que « le président […] arrête des décisions prises dans les conseils ». Les plus récents livres blancs et témoignages attestent également de l’ascendant présidentiel, voulant que « chacun des participants autour de la table s’exprime, et le président tranche ». Une pratique délibérative et a fortiori un vote des participants sont donc très nettement exclus. De manière réaliste, les décisions ne sont pas prises par le conseil mais seulement en son sein car, de manière connexe, le rôle du président du Conseil est indissociable de celui du Président en Conseil de défense.

Cette « suprématie » n’est effectivement rendue possible que par le statut exogène du Président qui cumule, en dehors de cet organe, les fonctions de chef de l’Exécutif et de chef de l’État. La concentration de ces rôles apparaît nettement dès l’ordonnance de 1959 : malgré les renvois au Premier ministre mis en exergue par la doctrine, il en est d’autres plus largement en faveur du Président. Ainsi des premiers articles de l’ordonnance, prévoyant que la défense est confiée, dans sa direction et son organisation à « l’Exécutif » (articles 1 et 2), dont le chef n’est autre que le Président de la République ; ainsi des articles évoquant le Conseil des ministres (articles 4, 6, 7), qui renvoient eux aussi à un organe « présidé par le Président » en vertu de la constitution (article 9). Au-delà de ce texte originel, le statut présidentiel a par ailleurs déterminé sa primauté quant à la conduite de la guerre par le décret de 1962, puis quant à la force de frappe nucléaire par un décret de 1964, que l’on considère depuis, rétrospectivement, comme le paroxysme de la direction de la défense. Ces textes réglementaires ne font en réalité que prolonger la conception gaullienne suivant laquelle :

L’autorité indivisible de l’État est déléguée tout entière au Président par le peuple qui l’a élu, et […] il n’y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne puisse être conférée ou maintenue autrement que par lui.

La présidentialisation du domaine de la défense. – Cependant, la direction de la défense et de la sécurité nationale étant censée relever de l’Élysée, son domaine est « un de ceux qui font le mieux ressortir la dualité des interprétations possibles de la Constitution de 1958 », pour l’une en faveur du Premier ministre et pour l’autre en faveur du Président. Tant et si bien que l’efficacité des textes est parfois ruinée en pratique, ce que relève Bernard Chantebout au sujet de la défense dès 1966 :

réglementairement, sous la Ve [République] depuis le décret du 18 juillet 1962, c’est le Gouvernement qui définit la politique de défense, et un organisme collégial, le Conseil de défense, qui exerce la direction générale de la défense. Or, ces textes ne reflètent aucune réalité.

La modification apportée par la réforme de 2009, semblant à certains égards réduire le Conseil à un lieu de décision (voir infra, l’article L. 1111-3 du code de la défense à rapprocher de l’article R. 1122-1 du même code, prévoyant encore des attributions propres au Conseil), ne résout pas cet écart entre textes et pratique. Au contraire, elle semble conforter l’ambiguïté de la répartition des compétences au sein de l’Exécutif (articles 15 et 21). Celle-ci avait d’ailleurs retenu l’attention du « Comité Vedel » pour la révision de la constitution en 1993, lequel a proposé sans succès de distinguer plus nettement « direction » présidentielle et « organisation » primo-ministérielle. La proposition du Comité Vedel s’inscrivait en réalité dans le large sillon creusé par la pratique : les affaires militaires, étrangères et intérieures constituent le cœur des missions régaliennes que le chef de l’État entend diriger, créant par là même un domaine « suprême » qui lui est propre selon l’expression du Général de Gaulle, si ce n’est « réservé » selon l’expression reniée de Jacques Chaban-Delmas. Si cette dernière expression paraît inadéquate, c’est bien parce que le système de gouvernement de la Ve République, fondé sur le fait majoritaire, paraît avoir « envahi la totalité de la sphère d’activité gouvernementale. De manière plus concrète et explicite, il faut en conclure que la pratique a mis à mal les subtiles distinctions constitutionnelles ainsi que les niveaux de décision en matière de défense explicitement prévus par l’article L. 1111-3 du code de la défense qu’il faut citer :

[Alinéa 1er] La politique de la défense est définie en conseil des ministres. [Alinéa 2] Les décisions en matière de direction générale de la défense et de direction politique et stratégique de la réponse aux crises majeures sont arrêtées en conseil de défense et de sécurité nationale. [Alinéa 3] Les décisions en matière de direction militaire de la défense sont arrêtées en conseil de défense et de sécurité nationale restreint.

Ces dispositions, héritées – intactes – de l’ordonnance de 1959 (article 7) et codifiées par l’ordonnance de 2004, prévoient ainsi trois niveaux de décision distincts : le conseil le plus large se voit confier la décision politique tandis que la formation la plus restreinte est chargé de la direction militaire. Or, ces trois niveaux de décision, ainsi que la correspondance prévue entre conseils et compétence, s’avèrent mis à mal par la pratique politique qui, depuis les origines de la Ve République, les rend de facto indissociables. Sauf à se satisfaire de distinctions formelles et artificielles, l’article L. 1111-3 paraît donc inefficace et peut-être anachronique, tandis que la pratique politique semble s’approcher dangereusement de l’illicéité. L’on se bornera à constater, quant à la détermination de la politique de défense, que le Gouvernement paraît avoir cessé d’exister en tant qu’organisme politique et collégial, car « des comités et conseils restreints mettent au point les décisions à prendre ; le chef de l’état les prend ; le conseil des ministres les entérine ».

Le Conseil de défense contribue ainsi à accentuer l’ascendant décisionnel du président de la République. Il en accomplit une formalisation organique partielle, dont la particularité est de se situer à un niveau infraconstitutionnel. Néanmoins, cette formalisation reste incomplète : c’est de manière indirecte que le Conseil permet l’extension du domaine des décisions présidentielles (II).

 

II. L’extension indirecte du domaine présidentiel

 

Si le Conseil a été formellement rattaché au président de la République, qui en dirige le fonctionnement, il est à craindre qu’il n’étende indirectement sa « magistrature d’influence » jusqu’à l’ensemble des domaines dans lesquels le Conseil est compétent. Et dans cette enceinte furent prises des décisions parmi les plus graves, concernant l’arme nucléaire (le 12 juin 1995, quant à la reprise des essais), mais aussi parmi les plus étonnamment dérisoires (le 20 mai 2020, quant à la réouverture d’un parc d’attraction). Quelle est donc exactement l’étendue de la compétence du Conseil de défense ? Elle s’avère d’une part initialement attribuée en matière de défense et de sécurité nationale (A) et, d’autre part, récemment généralisée à toute crise ou menace (B).

 

A. Une spécialisation initiale : la défense et la sécurité nationale

La spécialisation militaire originelle par l’ordonnance de 1959. – Le Conseil est en premier lieu compétent en matière de défense nationale, afin d’en « fixer les priorités » et de définir « les orientations en matière de programmation militaire, de dissuasion, de conduite des opérations extérieures » (article R. 1122-1 du code de la défense). Il s’agit là de sa compétence originelle et l’on peut préciser que, durant le xixe siècle, le droit public conçoit la défense de manière militaire. Néanmoins, au seuil de la Ve République, la conception gaullienne de la défense paraît plus fondamentalement attachée à l’État et singulièrement plus large qu’auparavant. L’article 1er de l’ordonnance du 7 janvier 1959 dispose à cet égard que « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». Néanmoins, cet élargissement demeure conditionné par une « agression » et une référence au « territoire », dont on sait qu’il s’agit d’éléments centraux pour l’appréhension militaire d’une crise. Par ailleurs, dans la pratique, les sujets de défense sont cantonnés au cœur des activités régaliennes de l’État : les « affaires » étrangères, intérieures et militaires. Jusque dans les années 1990, les réunions du Conseil se consacrent en effet aux questions internationales, liées à l’affrontement des deux « blocs » et à l’édification de la société internationale, ainsi qu’aux questions nucléaires subséquentes. À partir des années 1990, les Conseils interviennent plus sobrement dans la programmation militaire pluriannuelle, depuis ses orientations fondamentales jusqu’à ses aspects budgétaires. C’est d’ailleurs à ce titre que les interventions militaires à l’étranger ont été décidées en Conseil de défense depuis 1958.

La conception française de la sécurité nationale (1994-2008). – Néanmoins, la forme actuelle de cet organe a ajouté la « sécurité nationale » à la défense. Sur un plan doctrinal, cette dernière consiste dans une conception globale de la sécurité en société – aujourd’hui traduite dans le terme de « résilience » – soit in fine et latissimo sensu : sa capacité de persister dans les caractères de tous ordres qu’elle considère être essentiels. La première étape dans l’élaboration de cette notion fut franchie par le livre blanc de 1994, qui n’en prononce pas encore le nom mais prête toutes ses caractéristiques à la défense nationale. L’évolution doctrinale est alors justifiée par celle des conflits contemporains alliant moyens militaires et civils, dilution sociale, coordinations internationale et électronique, autant de caractéristiques qui rendent les distinctions classiques inopérantes et nécessitent une appréhension globale suivant la doctrine des livres blancs. Sa première traduction concrète se trouve dans l’utilisation des armées aux fins de sécurité intérieure à la suite des attentats de 1995, ayant prouvé l’insuffisance des plans « Pirate » (1981) puis « Vigipirate » (1991), tandis d’une nouvelle série d’attentats débutée en 2001 aux États-Unis pressera d’achever un véritable changement du paradigme sécuritaire.

La tentation du modèle américain : le National Security Council. – C’est pour cette raison qu’il est d’abord survenu aux États-Unis, sous l’administration du président républicain George W. Bush, où le National Security Council fut mobilisé afin de fournir à l’État américain un instrument de lutte contre le terrorisme idoine, doté d’une correspondance naturelle avec l’objet qu’il doit combattre : si la menace est diffuse, alors son régime juridique ne peut être qu’adaptable et réglementaire ; si le risque matériel est mixte, à la fois civil et militaire, alors ses moyens de prévention et de résolution ne peuvent être que mixtes à leur tour ; enfin, si la commission des actes est certaine mais imprévue, alors l’État doit être capable d’une réaction rapide et donc unitaire. Au surplus, le terrorisme contemporain se déployant à l’échelle internationale, les moyens d’y faire face ne sauraient exclure ce niveau de décision : le concept et les principes structurants de la sécurité nationale ont ainsi été importés au sein des organes des Nations-Unies, depuis lesquels ils ont exercé une influence certaine auprès de ses États-membres. En France, cette implantation dut attendre l’achèvement du second mandat de Jacques Chirac, dont la politique internationale rechignait à subir exactement l’influence de l’onu, et la présidence de Nicolas Sarkozy. Son intégration en droit français a d’abord été envisagée par une réforme du Conseil de défense en 2007 suivant la référence – incantatoire – du National Security Council américain, lequel incarnait un modèle notoire et tentant de réforme depuis la période de sa direction par l’influent Henry Kissinger (1969-1975). Cependant, prenant acte de l’hostilité parlementaire à l’égard de ce projet, le concept de sécurité intérieure fut versé ailleurs.

La programmation normative de la sécurité nationale (2008–2014). – Le livre blanc de la défense de 2008, explicitement intitulé « Défense et sécurité nationale », procède à la véritable consécration du néo-concept de sécurité nationale. Consécration néanmoins sujette à controverse puisqu’elle s’inscrit dans une « littérature grise » ne bénéficiant ni d’une délibération ou d’un vote parlementaire, ni même d’une apparence d’indépendance puisque ses rapporteurs – Patricia Adam pour l’Assemblée Nationale et Didier Boulaud pour le Sénat – ont démissionné en protestant contre l’ingérence présidentielle dans le travail de leur commission. De manière générale, les livres blancs de la défense ne bénéficient par ailleurs d’aucune force obligatoire mais participent seulement à la définition des orientations stratégiques de la défense. En théorie, ils constituent donc de simples documents de travail sans portée normative, proches en cela des rapports parlementaires. Leur invocation insistante durant l’adoption de la loi de programmation militaire (lpm) des années 2009 à 2014 ne va donc pas sans provoquer l’ire parlementaire : d’un côté, ses rapporteurs font valoir la nécessité de « conformer [sic] nos institutions avec ce qui a été débattu [sic] dans le cadre du Livre blanc » ; d’un autre côté, certains députés déplorent l’absence d’» un vrai débat démocratique dans le pays, notamment au sein du Parlement » et appellent à repousser une adoption entière et inconditionnelle des principes du livre blanc. En d’autres termes, l’opposition s’élève contre un processus para-législatif, permettant au président d’imposer ses vues au législateur par le truchement d’un livre blanc – pourtant dénué de force obligatoire et en tous cas de caractère délibératif et « consenti ».

L’absorption de la défense par la sécurité nationale. – Le nouveau concept de sécurité nationale emprunte donc un itinéraire long et tortueux mais parvient à l’emporter sur le fond, allant même jusqu’à ignorer les avertissements contenus dans le livre blanc. À titre général, les politistes y voient l’affirmation d’un « continuum » défense–sécurité, qui procède en réalité à une absorption de la défense par la sécurité. En effet, le rapport fait au nom de la commission de la défense affirme que :

La sécurité nationale s’organise autour des axes suivants : la politique de défense doit répondre à une agression armée et participer à la lutte contre les autres menaces justifiant une contribution des forces armées (terrorisme, crise sanitaire…).

Plus encore qu’une absorption de la défense nationale, désormais conçue comme simple pourvoyeuse de moyens, ou qu’une « désectorisation » de la sécurité nationale, la portée de cette dernière semble en autoriser la généralisation, puisqu’elle a désormais « pour objet d’identifier les menaces et les risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation et d’apporter les réponses adéquates ». En peu de mots, à compter de 2009, le cloisonnement entre défense et sécurité n’est plus une réalité fonctionnelle : s’il reste possible de discerner deux domaines d’action dotés d’organes distincts, ils possèdent désormais un centre névralgique et décisionnel unitaire, le « Conseil de défense et de sécurité nationale ».

La compétence en matière de sécurité nationale instaurée par le décret de 2009. – La réforme du Conseil de défense, cinquante ans après sa création, constitue en réalité une révolution quant à sa compétence. Celle-ci n’est pas contenue dans la partie législative de la loi de programmation militaire mais introduite par sa partie réglementaire, au moyen d’un décret d’application du 24 décembre 2009 dont il faut citer le premier article :

[Art. R. 1122-1 du code de la défense] Le conseil de défense et de sécurité nationale définit les orientations en matière de programmation militaire, de dissuasion, de conduite des opérations extérieures, de planification des réponses aux crises majeures, de renseignement, de sécurité économique et énergétique, de programmation de sécurité intérieure concourant à la sécurité nationale et de lutte contre le terrorisme. Il en fixe les priorités.

À la lecture de ce nouvel article, quelle est la compétence ratione materiae du Conseil de défense ? Elle s’étend très largement, comme l’avait souhaité leurs rapporteurs de la loi, qui mentionnent tout à la fois : « terrorisme, missiles, cyber-attaques, espionnage et stratégies d’influence, trafics criminels, risques naturels, sanitaires et technologiques ». L’ensemble de ces aspects sont néanmoins rattachés aux risques principaux, « concernant le plus directement la politique de défense, c’est-à-dire le terrorisme d’inspiration djihadiste et le développement de missiles balistiques de longue portée par de nouvelles puissances ». Il en résulte naturellement un « élargissement des thèmes abordés en conseil de défense et de sécurité nationale ».

 

B. Une généralisation récente : les crises et les menaces

Certaines interventions du Conseil de défense s’étendent néanmoins jusqu’aux domaines écologiques et sanitaires. L’appréhension de ces nouveaux sujets au prisme de la « défense » témoigne d’une volonté mal assurée d’étendre cette dernière, par l’intermédiaire concret de notions indéterminées.

L’indétermination des « crises majeures ». – Au-delà même de toute délimitation matérielle, le Conseil de défense et de sécurité nationale planifie désormais les réponses aux « crises majeures », notion qui menace de réduire à néant la spécialisation accomplie par le reste de l’article et, par là-même, de lui confier une compétence générale. Qu’est-ce, en effet, qu’une crise majeure ? Premièrement, une interprétation volontariste de cette expression, fondée sur l’intention du législateur de 2009 et sur le concept de sécurité nationale, en élargit la portée jusqu’à la rendre indéterminée par essence. Les crises majeures pourraient alors être de toute nature et il serait vain de tenter d’en dresser une liste exhaustive ou illustrative. Une approche catégorielle sera néanmoins suivie dans la littérature parlementaire ultérieure puisqu’en 2010, un rapport consacré à l’utilisation des réserves militaires en temps de crise en propose une classification quadripartite : les « crises majeures » seraient militaires, terroristes, naturelles et sanitaires. Deuxièmement, l’étude du rapport fait au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées plonge dans la perplexité lorsqu’on y lit que « la notion de crise majeure est caractérisée par le constat d’un dérèglement important [sic] du fonctionnement des pouvoirs publics ». Cette notion ne renverrait donc pas à une situation objective et matérielle, mais à l’appréciation des difficultés qui en résultent pour l’État, et par l’État lui-même. La qualification stato-centrée de la crise tend ainsi à devenir discrétionnaire même si elle exprimera à chaque fois un aveu de dysfonctionnement, voire d’inefficacité des institutions. Dans cette perspective, l’on ne peut qu’être tenté de voir dans le Conseil de défense un mécanisme de résolution des crises et des services de l’État. De manière paradoxale donc, cet organe permettrait à l’État d’invoquer son propre dysfonctionnement pour hyperfonctionner.

La militarisation des réponses aux crises. – Il faut regretter que ces développements relatifs à la notion de crise ne puissent être précisés et délimités, car il en dépend l’utilisation ordinaire de représentants, d’organes et de moyens militaires tels que le sont respectivement les chefs d’État-Major, le Conseil et les administrations de la défense ainsi que les personnels militaires dans le cadre des opérations de sécurité intérieure. Cette évolution n’est pas sans suggérer une certaine « militarisation » des réponses aux crises, problématique à trois égards.

Premièrement, elle tend à modifier la conception du pouvoir exécutif en y ajoutant une dimension militaire hétéroclite. Nul ne peut nier que le traitement « exécutif » des crises a marqué la naissance de la Ve République, concentrée dans ce que le Général de Gaulle a nommé le « pouvoir d’État ». Nul ne saurait nier, non plus, que l’incarnation et l’exercice militaire de ce pouvoir peut constituer un atavisme gaullien. En revanche, la banalisation du recours aux armées s’éloigne du fonctionnement normal des institutions de la Ve République, qui en fait encore aujourd’hui seulement un moyen subsidiaire – voire complémentaire en pratique – de maintien de l’ordre et non une partie intégrante de toute action de l’État.

Deuxièmement, l’on peut se demander si l’utilisation de moyens militaires s’avère adéquate aux fins de sécurité intérieure, et si elle a conduit à assouplir le régime juridique applicable à l’usage de la force. Les débats parlementaires relatifs au Conseil de défense sont ponctués de cette inquiétude aux effets trop discrets : ainsi du rappel, entre autres exemples, de la formation inadéquate des armées à une réaction graduelle en milieu civil et de l’inefficacité des moyens militaires envers les origines des crises envisagées. Le droit positif a répondu à ces préoccupations de manière nuancée : d’une part, s’est opérée une uniformisation des règles d’usage de la force sur un mode militaire, reflétée par la création d’une nouvelle excuse pénale pour cause d’état de nécessité, afin que l’ensemble des forces de l’ordre puissent affronter efficacement les nouvelles menaces – terroristes notamment, mais non exclusivement ; d’autre part, les dispositions en vigueur conservent au recours aux armées sa spécificité, en étant toujours soumis au principe de réquisition et en maintenant une interprétation stricte des contraintes opérationnelles à l’intérieur du territoire national. Si la spécificité du recours aux armées s’avère donc formellement préservée, leur utilisation croissante entraîne une évolution à surveiller des conditions de maintien de l’ordre.

Troisièmement, sur un plan purement constitutionnel, l’élargissement des compétences du Conseil n’est pas à l’abri des critiques en ce qu’il tend à rapprocher les moyens armés et policiers. La séparation traditionnelle, pour ne pas dire républicaine, des forces de l’ordre implique pourtant d’en confier le commandement à des autorités constitutionnelles distinctes. En d’autres termes, la doctrine d’emploi et les conditions de recours aux forces armées tendent à maintenir une distinction qui, du point de vue de leur direction, n’est qu’imparfaitement observée. Et l’opposition parlementaire d’arguer par exemple, durant l’adoption de la loi de programmation militaire de 2009, de l’inconstitutionnalité d’une loi consistant à placer un « Conseil de défense et de sécurité nationale » sous la présidence du chef de l’État. Les débats témoignent sur ce point du soutien rétrospectivement étonnant de Bernard Cazeneuve, futur ministre de l’Intérieur et Premier ministre, affirmant que : « le fait que deux autorités de sécurité soient sous l’autorité d’un même ministre alors qu’elles étaient sous l’autorité de deux ministres différents pose un problème de démocratie ». En vain insistent-ils sur ce point à grand renfort d’amendements, y compris en soulignant le danger de cette inclination pour « la nécessaire adhésion de la nation à notre politique de défense ».

La normalisation des états de crise. – Enfin, la référence aux crises n’est pas davantage limitée temporellement qu’elle ne l’est matériellement. Sans aller jusqu’à évoquer, à l’instar de certains membres de l’opposition, les risques aggravés de « peur permanente » et de « guerre larvée » déjà véhiculés par chaque évènement traumatique, cette double absence de limites semble permettre au Conseil d’intervenir à titre normal – pour ne pas dire permanent – dans le Gouvernement de la France. La pratique présidentielle des cinq dernières années tend à vérifier cette hypothèse puisqu’au-delà de la périodicité hebdomadaire des réunions, les sujets traités en Conseil « restreint » se sont considérablement élargis. Entre autres exemples, durant le mandat présidentiel en cours, y ont notamment figuré l’incendie et la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’épidémie « Covid-19 » depuis la carte de circulation du virus jusqu’aux mesures de levée du confinement, en passant par le déclenchement du « plan bleu » pour les ehpad, la réouverture d’un parc d’attraction vendéen, des écoles et des plages.

Or, cette liste non exhaustive peut continuer de surprendre le juriste à maints égards. Premièrement, elle contient des décisions particulières, certes rattachées par l’Exécutif à la gestion de la crise sanitaire mais néanmoins adoptées au sein d’un organe normalement limité à des décisions de nature générale. L’adoption de décisions individuelles en son sein ne peut que heurter le fonctionnement normal de l’administration. Sous ce premier aspect, la compétence du Conseil paraît critiquable. Deuxièmement, cette liste s’étend de manière continue dans le temps depuis 2015 à un rythme hebdomadaire : faut-il en déduire a contrario que la France connaît depuis lors une « crise majeure » ininterrompue, devenue permanente voire définitive ? Sous ce second aspect, la compétence du Conseil paraît encore exposée aux critiques. Troisièmement, ces sujets ont été évoqués au sein de la formation « restreinte » du Conseil, que l’article L. 1111-3 du code de la défense destine normalement à la « direction militaire de la défense ». Sauf à considérer que cette compétence est moins limitative qu’indicative, moins attribuée que mentionnée, elle s’expose donc à une troisième critique.

L’indétermination des « menaces ». – Une telle extension se poursuit partout où apparaît une « menace », notion qui achève de normaliser la désectorisation initiée par la référence aux crises. L’ordonnance originelle de 1959 se montre déjà elle-même ambiguë à ce sujet, puisqu’elle renvoie non seulement à des « agressions » (article 1er), mais aussi à des « menaces » (articles 2 et 6) voire à des « nécessités de la défense » (article 5). La portée juridique des menaces était initialement limitée par leur objet, conçu de manière restrictive en tant que territoire (article 6), ou qu’installations militaires et stratégiques (article 17, alinéa 7). Si ces termes n’ont pas été codifiés – à l’exception de la « menace terroriste » (article R. 1122-8-1 du code de la défense) –, leur interprétation extensive depuis la réforme de 2009 rend cependant le Conseil théoriquement omnicompétent, en dehors de tout élément matériel et de toute réalisation concrète d’une crise, a fortiori compte tenu de l’imprécision des textes quant à l’autorité chargée de déterminer ces menaces : est-ce le Conseil des ministres ? Le Conseil de défense lui-même, ou encore son président ? Rien n’est moins sûr que la réponse du droit à ces questions et, partant, rien n’est plus certain que le bénéfice pratique de ces questions au Conseil et à son président.

Au terme de cette évolution des compétences du Conseil, l’affirmation du Général de Gaulle selon laquelle « la défense, [est] en effet la première raison d’être de l’État » s’avère prophétique : en tant que raison, elle permet d’en justifier l’intervention jusqu’à la prévention de menaces quelles qu’elles soient ; plus encore, en tant que moyen, la défense a fourni à l’État son organe décisionnel, en forme de conseil restreint. Et il revient naturellement au chef de l’État d’assurer la détermination de cette raison ainsi que la direction de ces moyens. En cela, le Conseil a permis l’extension indirecte du pouvoir présidentiel jusqu’à la sécurité nationale et aux crises de toutes sortes qui pourraient la menacer. Néanmoins, cette formalisation reste encore incomplète : c’est de manière informelle que l’hyperactivité du Conseil procède à une relégation politique des instances parlementaires (III).

 

III. La relégation informelle des responsabilités gouvernementales

 

L’hyperactivité récente du Conseil de défense, motivée par la lutte contre les crises et les menaces de toutes sortes, a contribué à une captation des décisions gouvernementales (A) d’une part et, d’autre part, à un affaiblissement du contrôle parlementaire (B). La formalisation du présidentialisme s’avère ainsi volontairement incomplète, de manière à ne pas heurter textuellement la nature parlementaire de la Ve République.

 

A. Une prédétermination des décisions gouvernementales

La présidence concomitante, par le chef de l’État, des conseils de défense et des conseils des ministres n’a pas pour seule conséquence de renforcer son « poids » décisionnel, il en résulte également une concurrence fonctionnelle entre organes.

La concurrence des instances interministérielles. – Le Conseil des ministres est bien sûr présidé par le chef de l’État, qui en maîtrise par conséquent l’ordre du jour (article 9), mais présente l’inconvénient d’une composition trop rigide : non seulement il réunit les ministres et les secrétaires d’État – dénombrables par dizaines –, mais il est en principe limité à la réunion de ses membres. À l’inverse, le Conseil de défense possède une composition restreinte et discrétionnaire, laissée entre les mains de son président. Cette souplesse organique paraît susceptible de retenir l’attention du chef de l’État car elle conduit à une prise de décision simplifiée, en même temps qu’elle assure une bonne exécution des décisions. Elle s’inscrit plus largement dans un mouvement d’une institutionnalisation croissante des liens et des services interministériels. Dans cette perspective, le Conseil de défense présente surtout l’avantage d’être soutenu par un très efficace Secrétariat général de défense et de sécurité nationale (sgdsn) rattaché à Matignon. D’une part, les cohabitations lui ont permis de renforcer son rôle de « pont » entre l’Élysée et Matignon, et d’asseoir son expertise au soutien des décisions politiques. D’autre part, à la tête du sgdsn, les hauts fonctionnaires issus du Conseil d’État et de la Cour des comptes ont succédé aux officiers généraux depuis 1995, et la réorganisation du Conseil de défense en 2009 a également provoqué celle du secrétariat général. De manière similaire, son domaine compétence s’est accru en même temps que celui du Conseil.

Si le sgdsn a prouvé son efficacité en matière de défense et de gestion de crise, son fonctionnement emporte néanmoins trois conséquences sur le plan constitutionnel. Premièrement, le développement de moyens interministériels paraît motivé par des « impératifs gestionnaires », indexés sur la célérité et l’efficacité des décisions qu’une séparation organique des pouvoirs, des directions et des services menace de compromettre. La traduction organique de la « désectorisation » que permet la sécurité nationale réside dans cette instance interministérielle. Deuxièmement, le développement des organes tels que le sgdsn ajoute une strate administrative aux processus de décision – sans préjudice des actions transversales pouvant être considérées comme simplifiées. En cela, les cellules de crise, les comités et les conseils, ainsi que les instances délibératives contribuent à déplacer le lieu de la décision politique. Troisièmement, le déplacement de cette dernière est d’autant plus avéré que les services sont politisés, et les secrétariats généraux sont d’ailleurs emblématiques de cette mutation. Sans évoquer ici celui de l’Élysée ou du gouvernement, l’on se bornera à constater que le sgdsn voit placé à sa tête une personnalité civile « liée » au ministre de la défense (Jean-Claude Mallet à Jean-Yves Le Drian par exemple, de 2012 à 2017) ou au Premier ministre (Louis Gautier à Lionel Jospin par exemple, de 1997 à 2002). Il ne peut donc être épargné ni par la politisation ni, désormais, par la présidentialisation.

La hiérarchie des conseils exécutifs. – Plus précisément qu’une multiplication des instances interministérielles, leur concurrence s’est récemment polarisée entre, d’une part, le Conseil de défense et de sécurité nationale et, d’autre part, le Conseil des ministres. Tant est si bien que leur rivalité a fait irruption dans une commission d’enquête sénatoriale, durant laquelle Xavier Bertrand s’interrogeait avec une fausse naïveté : « le haut conseil de défense [sic], c’est ce qui est en train de remplacer le Conseil des ministres, en ce moment, c’est ça ? » De manière prophétique, ce risque de transfert de compétence avait déjà été évoqué dès 1964 au sujet de la défense nucléaire, dont le Conseil des ministres s’était lui-même délesté au profit du Comité de défense. Le paradoxe apparent consiste en effet à ce que le Conseil « s’empare du pouvoir de décision, ou plutôt il s’en trouve naturellement investi par une abdication volontaire de ceux qui en sont légalement chargés, mais qui sont impuissants à l’exercer sans son accord ». Et plus récemment, les transferts de compétence se manifestent par sujets et non par matière : terrorisme, écologie, santé ont été évoqués en Conseil de défense restreint, en amont et au détriment du Conseil des ministres. Mais l’apparence d’un transfert consenti ne doit pas tromper : elle masque une volonté politiquement contrainte par le chef de l’État. Tout se passe donc comme si l’Exécutif était organisé sur le modèle d’une hiérarchie de conseils progressivement élargis, à l’image de cercles concentriques placés autour du Président. En cela, la hiérarchisation à l’œuvre serait le symptôme de la pratique présidentielle du pouvoir, répartissant les services de manière verticale en-dessous du chef de l’État et lui permettant, depuis son sommet, de « capter » le pouvoir réglementaire.

La captation du pouvoir réglementaire. – Une vision réaliste du fonctionnement du Conseil de défense conduit à préciser la portée des décisions qui en émanent. D’un côté, en effet, le Conseil de défense est censé « définir des orientations » et « fixer des priorités » (article R. 1122-1 du code de la défense). Il en résulte qu’aucun acte réglementaire ou juridiquement obligatoire n’en dépend. Le Premier ministre demeure titulaire du pouvoir réglementaire général (article 21), et d’éventuelles décisions nécessitent d’être adoptées et formalisées au sein du Conseil des ministres (article 13) rendu incontournable. D’un autre côté cependant, se trouvent réunis au sein du Conseil de défense : le chef de l’État, le Premier ministre ainsi que les ministres chargés de l’exécution des décisions (article R. 1122-2 du même code). Sur la forme, les décisions continuent de devoir et d’être adoptées suivant les procédures ordinaires et le pouvoir présidentiel demeure une magistrature d’influence insaisissable, enracinée dans la structure politique du régime. Les juristes formalistes n’y verront donc aucune gravité, et les constitutionnalistes habitués à l’extension des pouvoirs présidentiels n’y verront aucune surprise.

D’un point de vue plus réaliste en revanche, les conditions d’élaboration des décisions réglementaires s’avèrent matériellement réunies en amont et en dehors du Conseil des ministres. Dès lors, le centre de gravité de nombreuses décisions, allant de futurs projets de lois à des décrets et des nominations, s’est déplacé en dehors de l’enceinte prévue par les textes – dans un lieu à l’organisation a fortiori discrétionnaire –, et ne laisse au Conseil des ministres qu’un rôle formel, réduit à l’enregistrement d’actes prédéterminés. L’on sait au surplus que, d’une part, le Conseil de défense se réunit durant des crises dont on sait qu’elles nécessitent des réactions plus rapides que celles hebdomadaires. Les annonces gouvernementales ont d’ailleurs suivi avec plus de régularité les conseils restreints que les Conseils des ministres. D’autre part, le Conseil de défense est doté de nombreuses formations spécialisées susceptibles de concurrencer ou déterminer l’action de chaque ministère sous l’autorité directe du Président. En témoigne cette remarque de l’ancien député puis membre du Conseil constitutionnel, Paul Coste-Floret :

Les affaires ne sont plus soumises, pour être discutées, dégrossies, au conseil des ministres ; elles sont soumises à ce qu’on appelle les comités restreints, qui ne sont pas prévus dans la Constitution, mais auxquels la coutume a donné naissance. Les comités restreints prolifèrent. J’ai découvert dans la presse l’existence des comités restreints des affaires algériennes, des affaires extérieures, des affaires économiques, des affaires agricoles. Peut-être ne les ai-je pas tous comptés […]. Au surplus, chaque fois que surgit un problème nouveau, un comité restreint est désigné. J’ai pu lire dans l’index de presse du 15 avril 1954 : « Conseil restreint à l’Élysée, sur la préparation du programme spatial français à long terme ». […] Ce sont évidemment des problèmes fondamentaux. Ils sont soumis à un conseil restreint.

À titre d’exemple, les dispositions habilitant le ministre chargé de la santé à définir la prévention et l’organisation des réponses en cas de crises sanitaire s’avèrent vidées de leur substance en pratique. La préservation des compétences ministérielles – si ce n’est des compétences ordinaires latissimo sensu – ne justifierait-elle pas une limitation des formations spécialisées du Conseil de défense ?

L’absence de décisions formelles. – L’absence de formalisation aboutie de l’activité du Conseil s’avère encore plus manifeste concernant ses décisions autonomes, n’ayant donné lieu à aucun « enregistrement » ministériel. La forme juridique de ces décisions arrêtées en Conseil demeure en effet textuellement indéterminée et leur étude nécessite de s’en remettre à l’étude de la jurisprudence, qui en est parfois saisie a posteriori dans ses domaines de compétence : pour n’en donner que deux exemples, les affaires étrangères (dont les essais nucléaires ne sont pas détachables) ainsi que l’engagement militaire à l’étranger ou tout acte se rattachant à la « conduite de la guerre ». Dans le cas de l’arrêt Greenpeace de 1995, le juge administratif était saisi d’un recours contre « une décision rendue publique », sans pour autant qu’elle revête une forme juridique précise. Il revenait alors au juge de la « qualifier » en acte de gouvernement, mais cette qualification demeure catégorielle et non formelle. Ce détail embarrassant confirme l’origine purement politique des décisions, prises par le président sur le fondement de sa compétence générale ou, plus vraisemblablement, résolue dans un organe dont aucun texte ne précise la forme des décisions et des « ordres ». Si le chef de l’État avait pu adopter des décrets « présidentiels », ou « en Conseil de défense » et flanqués d’un contreseing primoministériel, les actes de gouvernement auraient eu une forme juridique décrétale, mais il n’en est rien. L’on peut à peine présumer qu’un relevé des décisions (à défaut de compte-rendu) est établi mais on ignore quelles signatures y figurent. Il faut en conclure, a contrario, que le Conseil de défense est un lieu de production de décisions informelles et injusticiables, de purs actes de gouvernement.

De manière générale, tant les transferts de compétence que les enregistrements des décisions du Conseil ont ceci de singulier qu’ils sont réalisés par un décret adopté en Conseil des ministres, ce qui peut surprendre l’observateur extérieur. Néanmoins, ces derniers sont en réalité politiquement liés au Président, compte tenu de leur appartenance politique et de leur démission hétéronome. C’est la raison pour laquelle la contradiction ne peut émaner que de l’opposition parlementaire lato sensu qui possède, quant à elle, ses propres intérêts à la critique. En effet, pourquoi des parlementaires, a fortiori membres d’une opposition hétérogène allant de la droite à l’extrême gauche, sont-ils amenés à prendre la défense du Conseil des ministres ? Une première raison voudrait que leur critique se concentrât naturellement sur le chef de l’État, tant il est devenu omniprésent mais demeuré irresponsable. Cette explication paraît néanmoins insuffisante à elle seule. De manière plus large, le fonctionnement élargi du Conseil de défense risque de compromettre le contrôle parlementaire de l’action gouvernementale, à la responsabilité dès lors éludée (B). Partant, il en résulterait une fragilisation de la nature même du régime parlementaire de la Ve République.

 

B. Un affaiblissement du contrôle parlementaire

L’organisation autonome de l’Exécutif. – Dans le prolongement d’une analyse formelle, l’on pourrait considérer avec indifférence le développement de conseils et d’organes interministériels en ce qu’ils relèvent tous du pouvoir Exécutif. Dans les termes sans ambiguïté de Georges Pompidou, alors Premier ministre, adressés au député François Mitterrand :

Je pourrais répondre […] qu’il appartient au pouvoir exécutif d’organiser, à l’intérieur de lui-même, comme il l’entend, le rythme intérieur de ses travaux et que les dispositions qu’il prend ne relèvent que de lui dans la mesure où elles ne portent pas atteinte aux responsabilités constitutionnelles.

Cet argument évoque la liberté laissée à l’administration d’organiser ses propres services, de manière autonome et indépendante, ce que l’histoire du droit administratif nomme pour le milieu du xixe siècle la « pure administration » et, au-delà, l’administration « active » puis la fonction gouvernementale pour partie. Le pouvoir réglementaire du chef de service d’organiser ses propres services en constitue une infime part d’héritage désormais soumise au principe de légalité. Aussi l’invocation de cet argument appelle-t-elle deux séries observations. D’une part, affirmer que l’Exécutif tout entier est dominé par un principe de libre organisation peut tendre à le concevoir comme un « service », administratif et hiérarchisé. Or, le chef de l’Exécutif n’est pas un chef de service : l’organisation de ce pouvoir relève bien de la constitution, et non de son pouvoir réglementaire ou de son autorité, fût-elle suprême. D’autre part, sur le plan historique, l’invocation des théories de la pure administration et de la fonction gouvernementale soutenait l’injusticiabilité de certains actes de l’Exécutif. La transposition de cet argument au contexte contemporain ne peut conduire à une immunité contentieuse, mais ne saurait être entièrement étrangère à départir l’Exécutif d’une part de responsabilité politique pourtant elle aussi prévue par la constitution. En d’autres termes, la liberté d’organisation autonome de l’Exécutif ne peut être exercée que dans le respect des dispositions constitutionnelles et, en l’occurrence, à condition de ne pas soustraire tout ou partie de l’Exécutif au contrôle et à l’évaluation parlementaires.

L’intensité réduite du contrôle parlementaire. – Jusqu’en matière de défense et de sécurité nationale, les fonctions gouvernementales sont dominées par la « responsabilité » politique. En témoignent tant la constitution de 1958 (article 20 al. 3 et 21) et l’ordonnance originelle de 1959 (article 1er al. 4, 9 et 10), que le code de la défense actuel (article R. 1122-2). Le fait que l’organisation générale de la défense nationale relève du domaine législatif (article 34) prolonge ce lien politique, et semble induire que les interventions dans cette matière nécessitent l’assentiment des représentants et l’adhésion de la Nation. En d’autres termes, les constituants n’ont pas entendu isoler ce domaine de toute délibération au motif qu’il s’avère régalien ou Exécutif par nature.

Pourtant, le double mouvement étudié supra, pour l’un matériel au travers de la sécurité nationale et, pour l’autre, institutionnel au moyen du Conseil, semble avoir progressivement éloigné la défense et la sécurité nationale du contrôle et de l’évaluation parlementaires. En effet, en confiant leur direction et leur organisation au président de la République, politiquement irresponsable, la réforme de 2009 aurait non seulement étendu les pouvoirs de ce dernier mais, surtout, conduit à dissocier sécurité et responsabilité. Ce point a d’ailleurs été explicitement et très tôt évoqué par François Mitterrand, rappelant au gouvernement :

Nous ne pouvons demeurer indifférent au fait que si le Premier ministre renonce aux compétences que lui accorde la Constitution il n’engage pas que lui-même, il nous engage, nous, Parlement, et il engage avec lui et nous le peuple tout entier, car il fait passer du secteur de la responsabilité qui l’engage au secteur de l’irresponsabilité présidentielle l’essentiel des droits du Parlement.

Cette observation ponctue régulièrement les débats relatifs à la défense nationale jusque dans ses aspects les plus concrets, à l’instar – entre autres exemples – de la détermination des installations « prioritaire de défense » dès les années 70. Le déplacement des décisions depuis les lois et la politique gouvernementale jusqu’aux règlements et à la direction présidentielle élude effectivement : a priori, l’association du Parlement par une discussion et une délibération, évitées ; a posteriori, la soumission à un contrôle politique, quand bien même il ne disposerait plus que d’armes émoussées par le fait majoritaire. Naturellement, il reste loisible aux parlementaires de déposer une motion de censure, d’exprimer leur défiance à l’occasion d’un discours de politique générale, et de soumettre le gouvernement à de nouvelles questions orales ou écrites. Ces démarches se situent néanmoins en aval des décisions gouvernementales et, sur le plan politique, le fonctionnement du Conseil de défense ne peut que provoquer une frustration légitime et l’image décomplexée d’un pouvoir concentré. Il faut par ailleurs préciser, sans développer ici ce point, que l’éloignement du contrôle parlementaire se double d’une mise en retrait du juge constitutionnel en matière de défense et de sécurité nationale, compte tenu de sa nature mais aussi sous le poids de l’urgence.

La complexité de l’architecture institutionnelle de la Ve République ne se contente pas de prolonger les conséquences de l’organisation « interne » de l’Exécutif jusque dans ses rapports avec le Parlement. Elles se développent encore de manière presque systémique au sein du régime, dont la nature même est interrogée par les observateurs du Conseil de défense. En rendant plus lâche le contrôle et la responsabilité du gouvernement, ne conduit-il pas à remettre en question la nature parlementaire de la Ve République ?

Une distribution fonctionnelle des pouvoirs modifiée. – Cet argument revêt une certaine profondeur juridique, même si ses invocations peuvent être politisées. Les débats parlementaires n’en sont pas avares. En 2009, on a pu y estimer que le nouveau concept de sécurité nationale risquait d’aboutir « à concentrer tous les pouvoirs entre les mains du Président de la République » et à un « déséquilibre institutionnel ». Plus encore, aux origines mêmes de la Ve République, l’auteur du Coup d’État permanent a pu interpeller le Premier ministre à ce sujet, arguant que :

Par le transfert continu de vos attributions au Président de la République qui, lui, est irresponsable devant le Parlement, vous [i.e. le gouvernement] abandonnez l’essentiel de vos prérogatives, mais […] ce faisant, vous vous autorisez à priver progressivement le Parlement du droit fondamental de contrôle et de décision politique, hors duquel ce régime parlementaire ne serait plus que l’alibi d’un pouvoir personnel.

L’évolution du régime serait ainsi présidentielle voire « monarchique ». Par ailleurs, le fonctionnement du Conseil de défense menace également d’affecter l’équilibre constitutionnel entre les pouvoirs exécutif et judiciaire. En effet, le secret défense couvrant les réunions du Conseil a pu être considéré par certains comme une entrave au contrôle juridictionnel des actes Exécutifs, ouvrant ainsi une brèche au sein de l’État de droit.

Un changement constitutionnel informel. – L’argument relatif à la « corruption » du régime nécessite néanmoins de souligner l’usage parfois instrumental qui en est fait. Il constitue un topos des débats parlementaires de la Ve République, nécessitant de rendre chaque invocation à son contexte historique et politique. À titre d’exemple, dans les débats précités les plus anciens, la responsabilité gouvernementale incarnait pour l’opposition : à la fois une des promesses ayant conditionné l’investiture du Général de Gaulle le 1er juin 1958, une des cinq « bases » de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, un principe fondamental de la constitution approuvée par référendum le 28 septembre et promulguée le 4 octobre de la même année, ainsi que la traduction concrète de la souveraineté nationale issue de la tradition républicaine française. Comment expliquer que ces arguments n’ont emporté ni le Conseil de défense, ni même sa réorganisation ?

Il serait tentant de répondre à cette question en avançant les arguments tirés du statut présidentiel et de sa légitimité extraordinaire (articles 5 et 6). Plus encore, l’on peut se souvenir qu’il se voit confier le rôle de veiller au fonctionnement régulier des institutions, ce dont il résulte un pouvoir d’interprétation authentique de la constitution, en tant que « gardien politique » de cette dernière. En d’autres termes, tandis qu’aucun texte n’offre de fondement à une délimitation matérielle au pouvoir présidentiel et au fonctionnement du Conseil, aucun organe ne semble en mesure de procéder à un examen fût-il standardisé de ces réunions et de leurs décisions – pas même le Conseil constitutionnel. Il faut donc en conclure que le fonctionnement du Conseil de défense constitue le témoin d’un changement constitutionnel informel que, faute de pouvoir confronter directement à des moyens juridiques, il est peut-être utile d’accompagner en formulant des propositions de changements formels.

 

Conclusion

 

Un fonctionnement présidentialiste. – Le Conseil de défense et de sécurité nationale illustre concrètement et évidemment la présidentialisation de la Ve République. Il l’exprime d’abord sur le plan organique, puisque la forme actuelle du Conseil est davantage l’héritière d’initiatives exécutives survenues en 1959 et 2009, toutes présidentielles, que de ses origines historiques antérieures, d’essence parlementaire. Plus encore, la pratique présidentielle a progressivement effacé la spécialisation de cet organe afin de le muer en conseil restreint de gouvernement, potentiellement compétent de manière ordinaire et, depuis 2015, permanente.

Plus encore, il faut souligner que cette évolution s’est opérée en quelque sorte « à l’insu » de la constitution de 1958, dont l’interprétation présidentialiste s’est accentuée grâce à de faibles interventions législatives. L’architecture en partie réglementaire de ce Conseil ne doit pas manquer de surprendre à cet égard car les équilibres externes à ce pouvoir en dépendent directement. Les exigences du droit constitutionnel et organique sont, à cet égard, largement abandonnées, non seulement aux normes inférieures mais aussi à la sollicitude des acteurs politiques. Il en dépend néanmoins une certaine façon de gouverner que le chef de l’Exécutif a progressivement liée aux formes juridiques de l’urgence et de la défense.

Une formalisation incomplète. – L’institutionnalisation du Conseil restreint en organe de décision présidentiel ordinaire appelle, pour conclure, une série d’observations destinées à parfaire cette évolution sans lui sacrifier les équilibres politiques et juridiques de la Ve République.

Tout d’abord, on peut observer que le discours guerrier dont le Conseil de défense a été l’épicentre et la traduction juridique favorise l’utilisation d’organes et de moyens militaires, et accroît la tentation de dispositifs juridiques d’exception. L’étude du Conseil de défense montre que la banalisation de ce discours s’avère juridiquement utile à la Présidence et à l’Exécutif.

Par ailleurs, l’institutionnalisation du Conseil restreint ne saurait suffire à elle seule, même si elle s’inscrit dans le prolongement des pouvoirs et de la pratique des derniers mandats présidentiels. Elle doit s’accompagner des garanties exigibles d’un organe explicitement opérationnel et décisionnel : la suppression du secret défense au profit de comptes rendus ; la délimitation plus précise de ses domaines d’intervention ; la limitation de ses formations spécialisées ; la clarification de son rôle dans le processus décisionnel réglementaire.

Enfin, de même que la gestion des crises contemporaines a déjà provoqué la création de structures interministérielles, il faut s’efforcer de préserver la mission de contrôle parlementaire et d’en améliorer l’information. Clarifier le partage constitutionnel des compétences au sein de l’Exécutif et réformer le Conseil par voie législative reviendrait sur ce point à tirer les leçons du passé. Le contraire rendrait le gouvernement passible de l’accusation renouvelée de « mépris du législateur », de « déni de démocratie » et pourrait contribuer à accroître la judiciarisation de la responsabilité exécutive, une tentation déjà bien assouvie.

 

Thibault Desmoulins

Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (cnu 02) et en histoire du droit (cnu 03), membre de l’Institut Michel Villey pour la culture juridique et la philosophie du droit. Sa thèse de doctorat consacrée à L’Arbitraire, histoire et théorie. Le pouvoir de surmonter l’indétermination de l’Antiquité à nos jours et dirigée par François Saint-Bonnet, a reçu le prix de thèse de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et se trouve actuellement en cours de publication.