La doctrine de Vichy. Penser la légalité et la légitimité autour de l’autorité
L
a première moitié du xxe siècle constitue un terreau fertile pour les doctrines autoritaires du droit constitutionnel. Le gouvernement qui prend place à la suite de la loi du 10 juillet 1940 et qui se concrétise par les actes constitutionnels du chef de l’État, Philippe Pétain, dont les trois premiers datent du 11 juillet, n’échappe pas à cette règle. Une partie des juristes français de cette époque se rangent derrière l’idéal promu par le chef de ce qui sera plus tard nommé le gouvernement de Vichy, que l’on peut trouver résumé dans cette citation issue d’un discours du 11 octobre 1940 : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des “chances” données à tous les Français de prouver leur aptitude à “servir” ».
Si nous affirmons volontiers qu’un certain nombre d’auteurs ont contribué à essayer de systématiser le régime qui était en train de se construire, tout en cherchant activement à le légitimer – ce qui nous permet de parler d’une doctrine de Vichy –, il n’en demeure pas moins qu’il convient de nuancer cette affirmation avec deux éléments. D’une part, la période durant laquelle prennent place ces écrits est assez réduite, si bien que l’élan doctrinal qui se constitue prend rapidement fin avec le gouvernement qu’il esquisse. D’autre part, malgré de grands principes autour desquels ces auteurs se fédèrent, il existe, dans le détail, de nombreux antagonismes dans les débats portant sur leur traduction concrète.
Les débats dont nous allons traiter portent tout d’abord sur l’origine, légale ou non, du gouvernement de Vichy. Loin d’un consensus unanime, il existe d’importantes divergences sur l’appréciation de la légalité dans l’origine du pouvoir du gouvernement. Par la suite, pour dépasser ces désaccords, ces auteurs traitent de leurs conceptions de la légitimité qui, si elles diffèrent certes sur certains points, visent cependant toutes le rehaussement du gouvernement. Cette légitimité se place en amont de la légalité, car elle repose sur le principe qui constitue, selon ces juristes, l’essence du gouvernement de Vichy : le principe autoritaire. Enfin, pour que le principe autoritaire puisse permettre de justifier la légitimité du gouvernement, qui, elle-même, permet de repenser la légalité à partir du sommet de l’État, tous les auteurs se retrouvent sur un point : le rôle du peuple, cantonné à une acceptation passive – et imparfaitement définie – de la puissance du gouvernement.
Déconstruire le discours de ces auteurs nous amène à étudier l’engagement politique sous-jacent au propos juridique. Mais surtout, cela nous permet de comprendre la volonté, pour ces derniers, de dépasser les considérations légalistes pour promouvoir un idéal constitutionnel autoritaire. Indépendamment de toute considération morale, l’analyse de cette prétention à l’élaboration d’un système autoritaire permet justement d’en déceler les apories. Au travers d’une part active de légitimation ce discours décrit, la plupart du temps, un régime non pas tel qu’il est, mais tel que ses juristes souhaiteraient qu’il soit. C’est en se demandant en quoi le principe autoritaire autorise, pour ces auteurs, à dépasser la légalité et sur quoi cette prétention repose, qu’en définitive, on fait émerger une question latente : les arguments avancés sont-ils réellement convaincants sur le plan juridique ?
Ainsi, il faut voir comment les différents doctrinaires du régime de Vichy reprennent les concepts classiques de légalité et de légitimité (I), pour finalement les habiller différemment, autour de la notion d’autorité – colosse aux pieds d’argile – qui sert dès lors de clef de lecture pour en cerner le sens et les implications (II).
I. Le squelette théorique : légalité et légitimité
Pour dépasser leurs divergences à propos de l’examen de la légalité de l’origine du gouvernement de Vichy (A), les doctrinaires rehaussent le concept de légitimité gouvernementale (B).
A. L’examen de la légalité du gouvernement par les doctrinaires de Vichy
L’un des principaux débats des constitutionnalistes du régime de Vichy est centré autour des questions entourant la légalité de la loi du 10 juillet 1940 et, conséquemment, du gouvernement de Philippe Pétain. « Dans l’esprit de ses rédacteurs, la loi du 10 juillet 1940 doit permettre que s’effectue dans la légalité cette révolution politique » explique Georges Berlia en 1944. L’objectif est d’arguer d’une transition continue, c’est-à-dire ne rompant pas la permanence de la licéité constitutionnelle. Cette loi, pour rappel, est votée par l’Assemblée nationale réunie à Vichy et, selon la lettre de son article unique,
donne tous pouvoirs au Gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées.
La question de la régularité de la loi n’est pas – comme on pourrait le croire – uniquement l’apanage des juristes de la France libre ; il est en effet possible de dégager quatre lectures différentes de la valeur juridique de cette loi dans les débats des juristes du régime de Vichy.
La théorie de la déconstitutionnalisation – Il s’agit d’une adaptation de la théorie de la délégalisation à la matière constitutionnelle, voulant que certains domaines aient été déconstitutionnalisés, c’est-à-dire qu’ils ne relèvent plus du domaine constitutionnel, mais pas tout à fait non plus du domaine de la loi ordinaire. La loi du 10 juillet se placerait, selon ces vues, au sommet d’une hiérarchie modifiée des normes ; à sa suite se trouveraient les Actes constitutionnels et les trois lois constitutionnelles de 1875, puis les lois et enfin les décrets. Cette théorie, qui ne semble pas avoir de partisans connus parmi les doctrinaires du régime, est assez largement rejetée par ces derniers, notamment en ce qu’elle permettrait à l’Assemblée nationale de révoquer les pouvoirs du chef de l’État.
La théorie de la délégation des pouvoirs – Julien Laferrière, en 1942, dit initialement que la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 est une délégation de la compétence constituante de l’Assemblée Nationale au profit du maréchal Pétain. Or l’Assemblée Nationale est titulaire du pouvoir constituant par délégation du peuple via la constitution de 1875. Dès lors, elle n’est pas qualifiée pour transmettre ce pouvoir en tout ou partie à une autre autorité, car c’est « un principe certain du droit public [selon lequel] l’autorité à laquelle la Constitution ou la loi confère certaines attributions doit les exercer elle-même et ne peut pas charger une autre autorité de les exercer à sa place ». Cette loi est donc inconciliable avec la constitution de 1875, et par là, illégale.
Cette théorie est rejetée par les autres auteurs vichystes. Selon Georges Burdeau elle ne tient pas, dans la mesure où il n’est pas certain que l’autorité constituante soit soumise à un principe d’impossibilité de déléguer une compétence qu’elle tiendrait de la constitution. Il ne s’agirait alors que d’une révision des modalités de révision de la constitution de sorte qu’il réfute la distinction entre pouvoir de révision – limité et exercé par un organe constitué – et pouvoir constituant originaire, exercé par le peuple souverainement. Roger Bonnard, pour sa part, rejette également cette théorie, sur l’argument selon lequel l’Assemblée nationale possèderait un pouvoir constituant institué. C’est-à-dire qu’elle n’est pas titulaire du pouvoir constituant lui-même mais elle est simplement délégataire de son exercice. En somme, elle bénéficierait de la compétence sans être titulaire du droit qui s’y rattache. Dès lors, si délégation il y a dans la loi du 10 juillet 1940, ce ne peut être que celle de l’exercice du pouvoir constituant. Or, cela se heurte à la thèse selon laquelle une compétence – au contraire d’un droit – ne peut être déléguée ; elle ne peut être exercée que par son titulaire.
La théorie de l’attribution de compétences – Afin de contourner l’écueil qu’il relève concernant la théorie de la délégation, Roger Bonnard avance cette théorie de l’attribution de compétence, qui constitue une interprétation autoritaire de la loi du 10 juillet 1940. Pour Bonnard, la loi constitutionnelle ne délègue pas, mais attribue le pouvoir constituant au maréchal Pétain. Un pouvoir constituant a priori borné par les termes de la loi (création d’assemblées législatives, respect des droits du travail, de la famille et de la patrie, et ratification par la Nation). Et puisqu’il s’agit d’une attribution, et non d’une délégation, le doyen de Bordeaux en tire toutes les conséquences, en expliquant que le chef de l’État n’est pas limité par les conditions posées par cette loi, elles constituent davantage un cadre, qu’il est libre de modifier.
Cette théorie est critiquée par Julien Laferrière en ce qu’elle serait « trop éloignée des faits » et elle est réfutée par Georges Berlia, sur le motif que si la délégation conduit à un abandon de l’exercice du pouvoir constituant, mais en préserve la « jouissance », l’attribution va plus loin puisqu’elle conduit à l’abandon à la fois de l’exercice et de la jouissance de la compétence en question. Selon cette logique, s’il est admis par la doctrine que l’Assemblée nationale ne peut pas abandonner l’exercice d’une compétence, il lui est encore moins permis de se démettre également de sa titulature.
La théorie de la fraude à la constitution – Cette dernière opinion est celle de Georges Liet-Veaux, exposée dans sa thèse et dans la Revue du Droit Public de 1943. Elle repose sur l’idée d’un changement de « l’esprit des institutions », malgré le respect apparent des formes constitutionnelles en vigueur. La loi du 10 juillet, selon son avis, est d’apparence légale, cependant elle procède d’une violation matérielle. Liet-Veaux affirme que malgré l’absence de violation formelle, « l’esprit de nos institutions, la structure même de l’État ont été bouleversés. Au point de vue matériel, il y a bien eu révolution ». Cette révolution tiendrait alors dans le rejet des institutions et des idéologies inhérentes à la Troisième République.
Ces divergences interprétatives conduisent à deux sortes de conclusions pour les auteurs : une partie de ceux-ci, comme Roger Bonnard, Georges Burdeau, Joseph Barthélémy ou encore Louis Delbez, concluent à la légalité du gouvernement et, donc, à l’absence de révolution du point de vue juridique. Les autres, parmi lesquels Julien Laferrière, Georges Berlia ou encore Georges Liet-Veaux, ne reconnaissent pas la valeur juridique de la loi du 10 juillet. Puisque la loi est illicite, les Actes constitutionnels ne sont pas juridiquement valides de ce point de vue, et certains concluent que le gouvernement de Philippe Pétain pourrait être envisagé comme un gouvernement de fait. Il y a bien, pour eux, une rupture juridique, qu’elle consiste soit en une violation des principes constitutionnels par une délégation de compétence, soit en une violation de l’esprit même de la constitution.
Néanmoins, et il est important de le préciser, bien loin de chercher un affaiblissement ou une condamnation quelconque du régime, la plupart de ces théories – en dépit de leurs divergences – visent au contraire irrémédiablement à avancer la preuve d’un pouvoir plénipotentiaire et autoritaire du gouvernement de Vichy, et donc à en affirmer l’autorité. Cela se remarque chez Georges Burdeau, par exemple, pour qui la théorie de la délégation est à rejeter car elle induit qu’il n’y a que par le biais d’une révolution populaire que peut s’exercer le pouvoir constituant originaire ; tandis que la Révolution nationale n’est pas le fait d’un renversement politique par le bas, mais au contraire par le haut. Dans le même ordre d’idée, Georges Liet-Veaux, en arguant du caractère de facto du gouvernement et du caractère frauduleux de la loi du 10 juillet, ne souhaite pas affaiblir les bases du régime, mais au contraire consacrer un pouvoir illimité à ce dernier : puisque la loi est nulle, les limites que l’Assemblée nationale impose au chef de l’État le sont également. C’est exactement par le même procédé, mais par des voies différentes, que Roger Bonnard tire argument de la théorie de l’attribution pour avancer l’absence de bornes juridiques à l’action du chef de l’État.
Pour dépasser les apories de ces débats sur l’origine légale ou non du gouvernement, les doctrinaires du régime vont davantage justifier la titulature des pleins pouvoir, exécutifs, législatifs et constituants, par le recours à un discours sur la légitimité.
B. Une pensée de la légitimité qui subsume la légalité
Pour les auteurs vichystes qui estiment que Philippe Pétain est à la tête d’un gouvernement de fait, cela ne fait aucun doute, la légitimité prime la légalité. Mais même pour les auteurs qui y voient le pouvoir légal de la France, la légitimité est un facteur capital, distinct de la légalité et qui, au-delà du simple but de rehausser l’État, sert à mettre en évidence « la révolution par le haut » prônée par l’État comme par la doctrine. Tous ces auteurs renversent l’idée voulant que le droit légitime soit, par définition, le droit en vigueur, que la légalité du gouvernement entraîne sa légitimité. Il convient plutôt de considérer celui qui exerce effectivement le pouvoir, de manière avérée, comme celui devant être tenu pour légitime ; et puisqu’il est légitime il participe à l’élaboration du droit, il est donc gouvernement « de droit ». Le régime de Vichy, effectif, est l’autorité légitime de la France. La légitimité, en ce sens, emporte la légalité. C’est là, notamment, l’avis de Georges Liet-Veaux, qui reprend largement les thèses de Carl Schmitt dans Légalité et Légitimité.
Mais ces auteurs ne s’arrêtent pas à la simple question de l’effectivité du gouvernement pour en déduire sa légitimité. Pour Roger Bonnard, qui consacre de longs développements à ce concept dans son article à la Revue du droit public de 1942, il est évident que le « point de vue de nécessité doit être retenu pour l’État français de 1940 » cela parce qu’il « est susceptible de renforcer le pouvoir politique au lieu de l’affaiblir », contrairement aux autres points de vue qu’il théorise à propos de la légitimité. Georges Burdeau, pour sa part, relève que si, juridiquement, la souveraineté appartient aux individus investis par la constitution, cela ne suffit pas, et il faut compléter ce point de vue juridique par un point de vue politique. Cela consiste en la recherche originelle du droit de commander, c’est-à-dire déterminer non pas le pouvoir en droit positif, mais sa légitimité politique. Pour la déterminer, Burdeau affirme qu’il faut se référer à l’idée de droit valable à un moment donné pour une communauté donnée et ainsi pouvoir apprécier la légitimité des gouvernants. De manière plus pratique, Burdeau a pu illustrer cette thèse avec le gouvernement de Vichy. Celui-ci, étant légitimé par la révolution à accomplir, est tenu d’agir, c’est un véritable devoir. « Le régime institué par les Actes constitutionnels de juillet 1940 commence là où, ordinairement, finissent les autres. Il doit fonctionner au milieu d’une révolution qui n’est pas dirigée contre lui, mais dont il assume la responsabilité ». En somme, la situation ne le porte pas, elle le légitime.
Cette idée de nécessité, selon laquelle la situation rend le gouvernement légitime, est accentuée par l’élaboration d’une certaine lecture de l’histoire constitutionnelle – lecture selon laquelle le sens des événements ne peut déboucher que sur la conclusion du caractère impératif et nécessaire du régime de Vichy. Cette tentative d’appuyer une légitimité sur l’histoire est d’ailleurs relevée à titre critique par Raymond Aron, dès mars 1941. Ce dernier affirme que le régime de Vichy s’attachait alors à « écrire l’histoire des vingt dernières années de telle manière qu’elle semble conduire nécessairement à la catastrophe finale ». Plus globalement, ce constat d’une relecture téléologique de l’histoire, s’établit à la simple vue des plans des parties consacrées à ce sujet chez certains auteurs. En effet, il ne diffère guère d’un auteur à l’autre : il s’agit dans un premier temps de présenter la naissance et le développement de la démocratie jusqu’à son apogée, puis dans un second temps, de mettre en avant son déclin, pour conclure, la plupart du temps, à l’idée d’une crise de la démocratie à la fin du régime de la Troisième République.
Joseph Barthélémy s’inscrit dans cet ordre d’idée, lorsqu’il explique que les dogmes et mythes doivent toujours être soumis à la discussion et sont faux lorsqu’ils prétendent à l’absolu. Il prend un exemple qui n’est pas anodin : le dogme de la souveraineté du peuple, que l’on justifie par le mythe du contrat social. De l’avis de Joseph Barthélémy, des idées dogmatiques comme le contrat social, si elles peuvent prévaloir à un moment, peuvent se périmer, et donc ne sont pas absolues. Ce qui est le cas en l’espèce. Il rappelle néanmoins, malgré l’apparente contradiction, qu’il y a « des vérités morales qui sont éternelles, de tous les temps et de tous les lieux ». Ces vérités, absolues, incompressibles, valables en tout temps, sont bien entendu celles de la Révolution Nationale.
Enfin, il faut souligner que si la légitimité prime la légalité, cette dernière notion n’est pas absente des écrits de ces auteurs. Cependant, on la cherche moins à l’origine des pouvoirs du gouvernement, que comme conséquence de la légitimité de celui-ci. Ce souci de légalité dans l’exercice du pouvoir – assez peu traité par Roger Bonnard – se retrouve notamment dans les écrits de Joseph Barthélémy. Ce dernier énonce, en s’appuyant sur la doctrine du régime de Antonio de Olivera Salazar, qu’un « régime d’autorité est d’abord un régime de légalité ». Une légalité qui s’impose aux gouvernés comme aux gouvernants, car, précise-t-il à l’instar de Burdeau, les doctrines d’indépendance du gouvernement face à la loi ne peuvent être que des doctrines d’exception. La même idée, sous une forme plus théorique, est exprimée par Georges Burdeau lorsqu’il traite de la dictature, en expliquant qu’elle ne constitue pas une forme autonome du Pouvoir mais un mode d’exercice de celui-ci. En ce sens que, si elle quitte le droit, même provisoirement, elle ne le fait que pour consacrer un ordre nouveau. Elle n’entraîne qu’une rupture passagère avec la continuité de l’État sans rompre systématiquement avec la forme étatique du Pouvoir. Cela implique que la dictature a pour finalité de voir réapparaître l’État, car elle ne le nie pas. En conséquence, il s’agit d’une forme constitutionnelle d’exercice du pouvoir, qui permet de respecter le principe de légalité. Pour ces auteurs, autoritaire ne signifie donc pas arbitraire. Il serait possible d’interpréter cela dans le sens d’un souci, sous-jacent, de chercher à promouvoir un régime qui ne soit ni un régime d’exception, ni un régime arbitraire, mais un régime de légalité autoritaire.
Dès lors, les notions de légalité et de légitimité telles qu’elles sont avancées par les doctrinaires du régime de Vichy, ne peuvent pas se passer d’une clef de lecture particulière : le principe autoritaire. « En 1940, le problème était le même qu’en 1852, écrit Julien Laferrière : renforcer l’autorité de l’État ; donner au gouvernement les moyens d’action nécessaires pour faire face à une situation anormale. »
II. L’habillage organique : autorité et peuple
En pratique, cette recherche de la légitimité prend pour base le principe d’autorité qui sert à définir le nouveau régime et constitue la clef de voute du système élaboré par ces auteurs (A). Mais pour justifier ce principe autoritaire et l’animer, les auteurs vichystes s’appuient sur une théorie confuse des devoirs du peuple (B).
A. Le concept d’autorité comme clef de voute du système
Ce qui donne la légitimité au gouvernement, en dernier ressort, c’est son autorité, comme l’expriment les mots de Philippe Pétain dans un discours du 11 octobre 1940 : « L’autorité est nécessaire pour sauvegarder la liberté de l’État, garantie des libertés individuelles, en face des coalitions d’intérêts particuliers ». C’est ce que traduisent juridiquement nombre d’auteurs, dont Roger Bonnard, en se basant sur les Actes constitutionnels nos 1 et 2 du 11 juillet 1940. Ce dernier affirme la mise en place d’un régime dont le principe autoritaire serait la pierre angulaire. Dans un article intitulé « La reconstruction de la France », dans la Revue du Droit Public de 1940-1941, il exprime l’idée suivante :
Nous sommes invités à reprendre le sens de l’acceptation de l’autorité. Nous devons donc nous dégager de cette vieille idéologie, qui s’est perpétuée comme un dogme depuis J.-J. Rousseau : le préjugé démocratique qui veut que, dans tous les domaines, les individus se gouvernent eux-mêmes, de façon à ce que, n’obéissant ainsi qu’à eux même, ils restent aussi libres qu’avant.
L’auteur s’inscrit, selon ses propres mots, contre le libéralisme qui incite à l’anarchie et pousse à rejeter toute autorité.
Mais surtout, Bonnard nous invite à repenser le concept même d’autorité : il s’oppose à la démocratie, il réunit le chef et la Communauté dans un rapport hiérarchique, où le chef est titulaire de la Souveraineté, sans qu’il ne l’ait reçue du peuple. Les gouvernés ne se gouvernent plus eux-mêmes mais sont gouvernés par le chef. L’autoritarisme est donc ce principe qui, pour la doctrine vichyste, cimente les relations entre le peuple et les dirigeants. Il entraîne trois conséquences sur la nature du pouvoir politique, la transcendance, le caractère monocratique et la concentration des pouvoirs.
Tout d’abord, en ce qui concerne la transcendance, il s’agit d’arguer de l’exercice d’un pouvoir extérieur et supérieur aux gouvernés. Le chef bénéficierait d’un pouvoir originaire, car il s’est révélé l’homme nécessaire que la situation imposait. Par conséquent, les agents ont un pouvoir qui procède du chef et les citoyens y sont soumis, sans participer directement à ce pouvoir, n’en étant pas à l’origine.
Ensuite, le second caractère de ce pouvoir autoritaire est d’être monocratique, en ce qu’il n’appartient qu’à un seul individu, le chef. Cependant, si l’exercice du pouvoir se confond avec la qualité personnelle de celui qui l’exerce, il convient pour la doctrine autoritaire d’établir une théorie qui dépasse cette simple valeur inhérente au titulaire du pouvoir. En témoigne cet avis de Burdeau, selon lequel : « La mise sur pied d’un régime d’autorité exige plus que la consolidation provisoire de l’État par le prestige d’un homme : il faut des institutions durables ». La notion d’autorité ainsi vantée, en définitive, n’est pas tant celle d’un chef qui l’exerce sur ses sujets, que celle qui irrigue toute la communauté, et qui n’est donc pas à sens unique. L’autorité du régime déborderait de la simple valeur personnelle du maréchal Pétain pour englober la société toute entière.
Enfin, la dernière caractéristique de ce pouvoir est la concentration. Ce dernier n’est plus partagé ou fractionné entre plusieurs organes, mais est détenu en totalité dans les mains d’une seule autorité. Pour ces auteurs, un État autoritaire qui prendrait pour base une division des pouvoirs est théoriquement envisageable. Cependant cela ne pourrait conduire inéluctablement qu’à un affaiblissement des pouvoirs, tandis que la concentration permet au contraire un renforcement de ces derniers. Cette captation des pouvoirs se fait par conséquent au profit du chef, au sens où, comme l’exprime Joseph Barthélémy, « un État fort postule un chef fort ». Sur le plan pratique cependant, le caractère monocratique et concentré du pouvoir est à relativiser grandement – malgré le silence ou la discrétion des auteurs à ce sujet – à mesure que le régime glisse vers la diarchie, à partir du 18 avril 1942.
Le principe autoritaire fonde ainsi la légitimité du régime, mais de lui découle également sa légalité. En effet, et c’est le constat que fait Georges Burdeau, sans autorité le gouvernement ne peut agir, l’État est paralysé. Si l’État peut légiférer, s’il en a les moyens, c’est parce qu’il est autoritaire ; et son action est légale car elle découle de ce pouvoir rehaussé, concentré et exercé par le chef.
La rhétorique juridique est toute tournée vers cette idée, et Barthélémy affirme qu’il est un indice qui ne trompe pas, et qui vient prouver cela de façon indubitable. Pour cela, il fait appel au sens de l’histoire. « Notre époque est celle des chefs », c’est-à-dire celle de meneurs d’hommes autoritaires au pouvoir fort, qu’il s’agisse de l’Allemagne d’Hitler, de l’Italie de Mussolini, de l’URSS de Staline, du Portugal de Salazar, mais également des grandes démocraties occidentales « qui sont conduites par des meneurs de peuples non moins personnels, non moins autoritaires et non moins marqués ». Néanmoins, tout en vantant ce principe d’autorité, Barthélémy met en garde contre sa précarité. Car l’État autoritaire est un État fort, et l’État fort est celui qui obtient l’adhésion du pays, sans sombrer dans la bureaucratie, c’est-à-dire une situation où le chef serait sous domination d’une administration pléthorique, et non l’inverse. Cela met en avant une idée cardinale pour le garde des Sceaux du régime de Vichy, que l’on retrouve également chez d’autres auteurs : l’importance de la notion de confiance du peuple liée à l’idée de devoir.
B. Le peuple et la notion de devoir, assise incertaine de la théorie
Ce qui constitue la garantie de l’État autoritaire, et donc sa légitimité, selon ces auteurs, c’est l’acceptation du pouvoir par le peuple. Cependant, cette acceptation se traduit, dans la doctrine autoritaire, de manière passive, et surtout pas active, en ce sens que
l’État autoritaire exclut ainsi toute origine populaire du pouvoir. […] La valeur, l’autorité et la légitimité du pouvoir ne résultent pas d’une délégation du peuple ; elles procèdent essentiellement de la personne même du chef, de ce que vaut le chef par lui-même. C’est là le point essentiel dont il faut bien se pénétrer pour comprendre le régime autoritaire et le distinguer du régime démocratique.
Bonnard insiste d’ailleurs sur cette idée, et explique qu’il faut surmonter cette « difficulté à concevoir que le pouvoir puisse posséder autorité et légitimité en dehors de toute origine populaire ».
C’est la même idée que décline Joseph Barthélémy, lorsqu’il évoque une jonction nation/État, peuple/gouvernement, dans un circuit confiance-autorité, autorité-confiance, bien qu’il soit assez peu aisé de comprendre ce qu’il entend effectivement par-là. Il exprime simplement l’idée qu’il « faut le concours de la nation elle-même, un concours enthousiaste fait d’abnégation, de culte de la grandeur ». Georges Liet-Veaux n’évoque rien de moins semblable dans les longs développements de sa thèse relatifs à un concept d’opinion publique qu’il élabore, et qui consiste, en somme, à considérer que « le droit en vigueur dans un État donné à un instant donné n’est que l’accumulation des désirs successifs de l’opinion publique ». Il concède cependant que la détermination de cette opinion n’est pas aisée à établir. On retrouve également une parenté avec le traitement de l’obéissance des gouvernés chez Georges Burdeau dans son ouvrage de 1943, où l’auteur dit qu’il faut plus qu’une simple obéissance passive, il faut une « manière d’exécuter les ordres en collaborant avec leurs auteurs par une initiative intelligente et spontanée ». Selon Burdeau, cela ne peut reposer que sur la « conscience d’un devoir ». Cette notion de devoir semble donner sa substance à la place du peuple dans l’État nouveau. Dans cet ordre des choses, l’individu à des devoirs envers l’État. Et l’État, s’il a des devoirs, ne les a qu’envers la société – et non l’individu.
Le principal vecteur par lequel se traduit cette place du peuple et qui donne corps à la notion de devoir, est une certaine conception de l’ordre social communautaire qui prend la forme d’une doctrine corporatiste. En ce sens, Joseph Barthélémy explique que le temps des constitutions démocratiques au domaine étriqué, qui ignoraient systématiquement les réalités les plus importantes de la vie collective est fini. Son intention est, selon ses propres mots, d’appeler « les individus à participer à la vie publique, non point d’après ce qu’ils sont mais d’après ce qu’ils font », c’est-à-dire des individus qui ne sont plus des sujets de droit, par nature, mais qui sont davantage définis par leur fonction au sein de la corporation. Juridiquement, cela traduit l’idée, selon Louis Baudin – qui consacre un ouvrage sur le sujet en 1941 –, que cet ordre corporatif doit faire primer la liberté collective sur les libertés individuelles. Dans une optique comparable, Georges Burdeau semble aller dans ce sens, lorsqu’il affirme qu’à « la liberté, valeur sociale, se substitue la capacité, valeur juridique » ; la liberté n’est plus absolue, mais relative, en ce sens qu’elle « consiste alors à développer sans entrave une capacité utile à l’association ». L’ordre communautaire occupe alors une importance capitale pour la légalité produite par le régime, puisque l’État a pour objectif, selon Burdeau, de traduire dans l’ordre juridique positif l’idée de droit qui se dégage « des aspirations et des intérêts de la collectivité nationale envisagée dans son originalité et dans l’union spirituelle de ses membres, c’est-à-dire en tant que communauté ».
Cela n’est alors pas anodin, et c’est en ce sens que se conçoit le rôle du peuple dans l’édifice doctrinal autoritaire : l’appartenance à la communauté induit une acceptation passive de l’autorité, et donc de sa production législative. Il convient tout de même de souligner que dans tous ces écrits, les idées d’acceptation, de communion ou encore de confiance de la communauté envers le pouvoir sont mis en exergue, mais sans que leur traduction effective ne soit réellement explicitée. Cette confiance affirmée est une confiance a priori, postulée plus que recherchée, comme si elle devait nécessairement aller de soi. Barthélémy illustre très bien cela en affirmant que « la méthode du doute systématique qui est la base de la philosophie, n’a plus sa place dans la politique ». Ce à quoi il ajoute, en citant José Antonio Primo de Rivera, ce qui n’est rien de moins que le credo de toute la doctrine vichyste à la base du principe d’autorité : « Toute grande politique s’appuie sur l’embrasement d’une grande foi ».
Il s’agit donc ici à la fois de l’élément unanimement reconnu chez les auteurs, mais en même temps de celui qui est le plus nébuleux et friable. Nébuleux, comme nous venons de le voir, car il est très imparfaitement développé et assez peu argumenté. De plus, chaque auteur ayant ses vues, différentes de celles des autres, sur la forme d’organisation communautaire qui convient, et sur ce que cela implique comme devoirs du peuple, il est difficile de dégager plus que les quelques principes sur lesquels ces vues s’accordent. Friable, surtout, car il constitue la base de ce qui donne corps au principe d’autorité, lui-même justifiant la légitimité, qui appuie la légalité du gouvernement et de son action.
Finalement, la meilleure démonstration de ce que constitue le mouvement doctrinal du régime de Vichy se trouve résumé dans une des formules sibyllines, au goût douteux, qu’affectionne tant Joseph Barthélémy :
Dans la catastrophe la France n’est pas morte, mais elle a eu la colonne vertébrale et tous les membres brisés. Elle est encore étendue à la clinique, dans le plâtre et le corset de fer. Elle doit suivre les prescriptions du bon médecin Philippe Pétain, fédérateur des énergies françaises, sauveur de l’unité de la patrie.
C’est vraiment là ce qui traverse la doctrine de Vichy : une confiance aveugle, incontestable, que l’on attend de toute la communauté, sans quoi tout l’édifice doctrinal autoritaire s’effondre.
Louis Terracol
Louis Terracol est doctorant en Histoire du droit et ater à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2). Ses recherches portent sur l’histoire constitutionnelle et plus particulièrement sur les gouvernements de fait.