On ne tombe jamais deux fois dans le même abime. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi.

É. Vuillard, L’ordre du jour (2017).

La « Belle Époque » est aussi celle du droit administratif. Des débuts de la Troisième République jusqu’à la Première Guerre mondiale, les grandes « cathédrales » doctrinales du droit administratif sont élevées. La période consacre des architectes, Hauriou, Duguit, Michoud notamment. Elle forge aussi des outils du savoir juridique – revues, format de thèse, notes de jurisprudence, manuels – dont l’hégémonie ne sera jamais vraiment inquiétée au xxe siècle. Cela dit, cet « âge d’or » connaît ses évolutions internes. La jurisprudence du Conseil d’État devient progressivement l’objet central puis exclusif de la science du droit administratif. De proche en proche, l’analyse se technicise jusqu’à en « oublier l’État ».

Cet oubli de l’État qui se dessine dès le début de la Première Guerre mondiale et qui se confirmera après, marquera profondément la constitution du savoir juridique sur le rôle de l’État. La subtile combinaison de différents éléments de la culture juridique d’alors occultera la composition idéologique de la jurisprudence administrative à ce sujet. Non seulement le mythe du juge-automate produit un véritable déni de la création du droit par le juge, mais en plus, la prétention à la scientificité conduit à refuser la dimension politique du droit. Si bien que les décisions du Conseil d’État pourront être analysées et décortiquées dans leur moindre détail sémantique sans que ne soit jamais fait explicitement référence à leurs contenus idéologiques.

Pourtant, si les institutions de la Troisième République n’ont pas réellement été remises en cause après la Première Guerre mondiale, l’État traverse une véritable crise existentielle quant à son rôle. Si l’on tient l’idéologie pour « l’ensemble des valeurs et des règles qui justifient et/ou dirigent l’activité de création et d’application ou d’interprétation du droit », la guerre a profondément interrogé l’ensemble des valeurs et des règles en ce qui concerne le rôle de l’État. Comme le résument Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, « traditionnellement, l’État jouait un rôle assez faible dans la vie matérielle du pays. Les circonstances conduisirent à une véritable “exubérance” de l’État  ». Le ministre du Commerce et de l’Industrie durant la Guerre, Etienne Clémentel, écrira sans détour en 1931 :

une des grandes leçons que le monde économique doit tirer de l’histoire de la guerre, c’est que toute crise mondiale entraînera désormais fatalement, en dehors des pertes sanglantes en hommes et des destructions innombrables de richesses de toutes sortes, la mainmise de chaque État sur son activité nationale, la réquisition et la mobilisation de toutes les usines et de tous les ateliers : en un mot cette ingérence de l’État, cette dictature économique qu’industriels et commerçants sont unanimes à combattre pendant les années de paix. […] La guerre moderne n’est plus seulement une catastrophe pour les individus, c’est aussi le bouleversement de l’économie normale […].

En effet, les exemples de l’ampleur de l’interventionnisme économique de l’État durant la guerre ne manquent pas : blocage des prix, des salaires, contrôle de la production, etc. Toutes justifiées sur le registre des circonstances exceptionnelles, ces mesures n’en poseront pas moins aux institutions de la Troisième République une question dont la difficulté n’a d’égale que la simplicité : Quel est le rôle normal de l’État auquel il faut revenir ?

Partant, la séquence qui suit la Première Guerre mondiale est celle d’un travail de définition de ce qu’est le rôle de l’État, en fonction de systèmes de croyances et de valeurs au sujet de ce qu’il doit être. Ce travail de définition n’a pas lieu seulement à l’occasion de périodes exceptionnelles. Mais les crises présentent l’immense avantage de reconduire en surface les arbitrages idéologiques qui d’habitude se jouent dans la profondeur silencieuse du fonctionnement institutionnel ordinaire. L’État répond constamment à la question de son rôle par sa pratique de lui-même, mais la crise reporte à sa conscience cette interrogation. La réponse n’est évidemment pas fournie par un seul homme ou même une seule institution. Ce que l’on nomme « État » est en réalité un ensemble d’institutions particulièrement composite dont les options ne sont pas monolithiques et exemptes de contradictions. De ce fait, la réponse au sujet du rôle de l’État est produite dans une interaction systémique qui met en jeu différentes institutions aux missions et intérêts différents. Cette interaction fait toutefois la part belle au Conseil d’État dans la mesure où le rôle de l’État se définit en droit essentiellement en termes de compétences et de pouvoirs. Or, par la multitude de ses décisions rendues en excès de pouvoir, le juge élabore une jurisprudence du rôle de l’État dans le réseau croisé des textes juridiques qu’il interprète et des concepts de la culture juridique qu’il emploie dans ce but. La jurisprudence administrative de l’entre-deux guerres constitue dès lors un poste d’observation particulièrement privilégié d’un travail idéologique qui ne dit pas son nom, mais qui a bien lieu au sein de la technique juridique.

Ce travail idéologique ne dit pas son nom ; c’est sa difficulté et son intérêt. Il ne prend pas les apparences d’une doctrine revendiquée par le Conseil d’État dans une ou plusieurs de ses décisions. Ainsi, aucune ne prévoit, figé dans le marbre de sa rédaction, quel est le rôle normal de l’État. Les conseillers d’État et les commissaires du gouvernement n’évoluent pas dans un monde éthéré et statique d’idées pures relatives au rôle de l’État. C’est la raison pour laquelle il serait par exemple grossier – au sens littéral – de prétendre sans précaution que la jurisprudence du Conseil d’État est ou n’est pas libérale. Non seulement, au sein d’une même période la jurisprudence n’est pas un bloc à angles droits, mais en plus, entre périodes successives, elle connaît des inflexions, des écarts, qui peuvent échapper à ceux-là mêmes qui rédigent les décisions. Au surplus, même dans le monde éthéré des idées, il existe au sein d’un même courant idéologique des variations significatives qu’il serait tout aussi illusoire de regrouper abusivement sous un même adjectif qualificatif. Il n’existe pas un libéralisme dont un auteur pourrait s’attribuer la vérité incontestable de la théorie. Si les joutes idéologiques peuvent parfois prendre ce genre d’allures, il n’en demeure pas moins que les idées n’ont d’existence que dans la relativité des hommes qui les élaborent. Quoi qu’il en soit, la composition idéologique d’un système institutionnel n’est jamais la version pure d’une philosophie politique. Elle est toujours une version, unique, située, abâtardie par les compromis nécessaires, les désaccords, et même les malentendus. Les idéologies se frayent ainsi un chemin dans les institutions en se déformant pour en épouser les circonstances au gré des hommes qui les portent, et de leurs positions de pouvoir.

Pour ces raisons, l’analyse du travail idéologique que réalise la jurisprudence administrative durant l’entre-deux guerres au sujet du rôle de l’État ne peut revenir à baliser des périodes strictement définies exprimant des idéologies parfaitement explicitées, cohérentes et assumées. Au contraire, l’analyse de ce travail idéologique, et c’est tout son intérêt, revient à détecter les idées en action, à l’œuvre, qui se frayent un chemin, dans la multitude des décisions du Conseil d’État. Ces idées en action n’ont pas le souci du découpage historique, elles n’ont même pas celui de l’absence de contradictions. À cet égard, il semblerait que dans la jurisprudence, il n’y ait pas une idéologie en position, mais des idéologies – parfois contradictoires – en mouvement constant dans l’enchevêtrement des faits et de l’interprétation du droit. Cela dit, la jurisprudence ne s’élabore pas non plus selon un anarchisme qui ne permettrait pas de discerner des lignes qui apparaissent, persistent et parfois disparaissent. Ainsi, ce ne peut être qu’entre l’impressionnisme de la jurisprudence et son souci de cohérence que l’analyse d’un travail idéologique peut naviguer. Modestement, l’ambition de la recherche est d’identifier dans la multitude des décisions, la manière dont certains systèmes de valeurs ou de croyances relatifs au rôle de l’État ont été mobilisés par les membres du Conseil d’État.

Les intérêts d’une recherche de ce type ne sont pas négligeables.

Premièrement, il s’agit de refuser la coupure entre technique juridique et idéologie, non pas seulement du point de vue de la théorie du droit comme cela est admis désormais, mais bien du point de vue de la pratique de l’analyse du droit administratif. Replacer l’analyse idéologique au cœur de l’étude de la technique juridique permet d’aller chercher les idées à l’un des endroits où s’élabore la définition juridique du rôle de l’État. Paradoxalement, la technique juridique peut ainsi donner à voir, selon qu’on s’en empare d’une manière ou d’une autre, un droit asséché ou bien un droit richement situé.

Deuxièmement, admettre qu’il n’y a pas d’homogénéité idéologique complète dans la jurisprudence met en mesure de regarder différemment l’objet en étudiant comment se « comportent » ces idées, et pourquoi. Au lieu de rechercher la certitude d’un principe jurisprudentiel, il s’agit de chercher les mouvements, les écarts, les superpositions qui témoignent de la manière dont se définit juridiquement, dans la diversité des affaires, une « manière d’être de l’État », toujours provisoire. Si cette approche contrevient aux impératifs contemporains de la professionnalisation du savoir universitaire, elle formule néanmoins une promesse plus tenable que celle de la certitude d’un droit artificiellement géométrique prêt à l’emploi technique.

Troisièmement, l’entre-deux guerres constitue une période souvent ombragée par cet âge d’or des années 1900. Pourtant, elle est le moment où l’État français recherche douloureusement cette manière d’être qui serait apte à surmonter le terrible choc guerrier infligé à une société désormais traumatisée. Le droit administratif de l’entre-deux guerres est celui de la quête difficile, dos au mur du désastre, d’un nouvel art de gouverner. Léon Aucoc a pu écrire que « les leçons de l’histoire sont trop souvent perdues pour les hommes et pour les peuples [mais] il ne faut pas cependant se lasser de les leur remettre sous les yeux ». Sans doute une période de crise si intense recèle-t-elle de leçons que chacun pourra tirer selon sa lecture. De ce point de vue, l’appellation de la période elle-même donne à réfléchir. Elle est dite « entre-deux guerres ». Si elle est effectivement balisée de deux guerres, elle n’est pas plus entre-deux qu’une autre période de l’Histoire. C’est même sans doute l’éternel glissement du temps que de ne placer le présent qu’entre un passé qui n’est plus vraiment et un futur qui n’est pas encore. Un présent qui articule les deux, une transition continue que le droit imprime inévitablement par son mouvement idéologique permanent.

À cet égard, la jurisprudence administrative de cette période est le puissant reflet de l’entre-deux idéologique qui se joue au sujet de la réflexion sur le rôle de l’État, impérieusement réactivée par la Première Guerre. Dans ses décisions concernant notamment la création de services publics, la gestion du domaine public, les pouvoirs fiscaux des personnes publiques, le Conseil d’État juge pendant deux décennies les pouvoirs dont disposent les personnes publiques et, se faisant, définit par touches jurisprudentielles successives le rôle de l’État. Cette définition relève du mouvement de l’entre-deux, entre un passé qui n’est plus vraiment et un futur qui n’est pas encore. Dans ce mouvement, se côtoient, se contredisent, et se suivent, à la fois un libéralisme qui persiste (I) et un néolibéralisme qui émerge (II).

 

I. La persistance d’un libéralisme

 

En 1919, l’année d’avant est 1913 ; entre les deux, l’exception clôturée de 1914-1918. Kuisel note qu’« une guerre gagnée tend à consolider le statu quo, alors que la défaite paraît plutôt stimuler la rénovation ». La France d’après-guerre n’échappe pas à cette inclinaison des vainqueurs. Globalement, le consensus dans l’opinion publique se concentre autour du désir d’un retour à l’ordre normal interrompu en 1914, sans en remettre en question ni la structure ni les principes, au contraire. Politiquement les élections législatives de 1919 consacrent, avec 55 % des suffrages exprimés, le « Bloc national », parti de coalition des droites, dont l’unité programmatique est la promesse implicite d’un retour à l’âge d’or de la Belle Époque. Il s’agit ainsi de combattre le Bolchevisme, retrouver la liberté de la presse, de l’enseignement, la laïcité, restaurer la liberté du commerce et de l’industrie, et enfin, soigner les finances publiques en imposant le respect du Traité de Versailles à l’Allemagne, en particulier concernant ses obligations financières envers la France.

Institutionnellement, le ton est à la décrue de l’État dans tous les domaines qu’il avait exceptionnellement investis. À cet égard, la théorie des circonstances exceptionnelles bâtie par le Conseil d’État, d’abord en fonction consultative durant la Guerre, puis en fonction contentieuse en 1918 et 1919, confortera cette « approche suspensive » de la normalité de 1914, laquelle devient donc l’objectif politique et juridique de l’immédiat Après-guerre.

Cette approche perdurera tout le long des années 1920 mais devra rapidement se confronter à la réalité dévastée de l’Après-guerre, que le mythe de la « Belle Époque » ne suffira pas à surmonter. Becker et Berstein indiquent que

c’est dans cette dialectique entre une volonté viscérale de retour au passé pour oublier la guerre et l’impossibilité pratique de ce retour du fait des bouleversements dus au conflit que réside pour l’essentiel, l’histoire de la France des années vingt, et c’est par elle que s’expliquent les aléas de la vie politique comme les transformations de la société et des mentalités.

Durant cette séquence où le puissant désir de retour à un supposé âge d’or se confronte progressivement aux irrémédiables effets du conflit, l’attitude du Conseil d’État est particulièrement intéressante. Dans un premier temps, il s’inscrira dans le concert du retour à l’ordre d’antan. Ainsi, massivement, le libéralisme économique d’avant-guerre fera retour dans la jurisprudence administrative (A). Mais lorsque, dans un second temps, la pertinence de ce retour à l’ordre d’avant-guerre s’effritera et que les institutions politiques, poussées par les faits, changeront le cap en s’affranchissant progressivement du passé, le Conseil d’État maintiendra sa position conservatrice (B).

A. Le retour jurisprudentiel du libéralisme économique d’avant-guerre

La France d’avant-guerre est traditionnellement présentée comme libérale tant politiquement qu’économiquement. Ainsi, « la France de 1900 était fière de réaliser l’union d’une république libérale et d’une économie libérale. Ordre politique et ordre économique relevaient d’un commun héritage, qui provenait de la Révolution française». Sans démentir cette affirmation, cette réalité mérite d’être nuancée dans le détail. Si les institutions centrales emploient des catégories de pensée du libéralisme économique, certaines municipalités d’avant-guerre sont le creuset du développement d’une idéologie adverse, le socialisme municipal, dont le lieu d’endiguement sera la jurisprudence du Conseil d’État. Et ce sont ces matériaux idéologiques et juridiques du libéralisme économique d’avant-guerre que le Conseil d’État va continuer d’employer pour engager la décrue de l’État après-guerre.

Si le libéralisme économique est composite et variable, suivant les auteurs qui l’ont inspiré jusqu’à nos jours, le pivot idéologique reste invariablement la doctrine du laissez-faire établissant les limites de l’action de l’État. « Les particuliers constituent la limite de l’action gouvernementale, puisqu’elle ne doit pas venir entraver ce que les individus entendent réaliser, pas plus qu’elle ne doit faire à leur place ce qu’ils font volontiers par eux-mêmes […]. » Une nette coupure et un strict principe de subsidiarité entre l’État et le marché structurent la définition du rôle de l’État libéral. En 1891, l’influent Paul Leroy-Beaulieu écrira ainsi, dans un vocabulaire d’une étonnante modernité, que les entreprises privées

en vertu de la flexibilité dont elles jouissent, de la rapidité aux adaptations successives, de la part plus grande qu’elles font à l’intérêt personnel, à l’innovation, de leur responsabilité mieux définie à l’égard de leur clientèle, de la concurrence aussi qu’elles subissent et qui les stimule, doivent être préférées à l’État pour tous les services qui sont susceptibles d’être défrayés tant par celui-ci qui par celle-là.

Selon lui, « l’État est une collectivité rigide, qui ne peut agir qu’au moyen d’un appareil compliqué […]. Une pareille machine ne peut rien inventer. L’État n’a rien inventé et n’invente rien ». Cette position inspirera la décision Casanova en ce qu’elle vise les circonstances exceptionnelles de l’absence d’initiative privée pour justifier l’intervention économique d’une commune. Hauriou condense alors en une formule tout ce que cette décision avait de libéral : « la vie et l’activité publiques sont l’exception, la règle c’est la vie privée ». Il ajoute que « les organisations administratives ne doivent se présenter que comme des remèdes aux défaillances ou aux insuffisances de l’initiative privée ». Cette doctrine de non-intervention publique, sa cristallisation dans le rapport communes/Conseil d’État, se redéployera dans de nombreux contentieux après 1918.

Dès une décision du 3 mai 1918, le Conseil d’État réaffirme le crédo libéral. Dans cette affaire, en 1898, la société Schneider s’interrogeait sur le lieu le plus approprié pour édifier un établissement métallurgique. Parallèlement,

à l’époque, l’économie portuaire cettoise est moribonde. Site de transit pour le commerce des vins, Cette décline sous l’effet conjugué des mesures protectionnistes engagées dans le secteur agricole et par le changement d’orientation des vins espagnols dont l’écoulement se fait désormais dans la région parisienne, via le port de Rouen. De la nécessité de renouveler les marchandises naît la volonté de créer un centre d’industries lourdes susceptibles de diversifier l’économie tout en fournissant au port un trafic assuré de matières pondéreuses.

Cette volonté se manifestera par une délibération du 19 novembre 1898 par laquelle le Conseil municipal va abandonner à la société Schneider, jusqu’à concurrence de 300 000 francs, des droits d’octroi sur les matériaux des constructions de ladite société. « Cette a été retenue grâce à la politique volontariste menée par les acteurs sociopolitiques locaux. Mise en concurrence avec d’autres cités méditerranéennes, elle obtient les faveurs d’Eugène [Schneider] grâce aux importants sacrifices financiers qu’elle consent ». Par la suite, le 2 février 1911, le préfet de l’Hérault déclare nulle de droit la délibération du Conseil municipal de Cette. La société Schneider conteste la décision du préfet devant le Conseil d’État afin qu’il se prononce sur la légalité d’une remise d’impôt en faveur d’une entreprise privée. Une telle appréciation ne pouvait se fonder que sur une doctrine d’intervention économique de l’État par l’incitation fiscale. Or, par sa décision du 3 mai 1918, le Conseil d’État va censurer la délibération cettoise. Il estime qu’

il est interdit d’accorder à un redevable aucune remise de l’impôt et, par conséquent, aucune remise des droits d’octroi, ni aucun remboursement de ces droits, si ce n’est lorsque ce redevable se trouve associé à un service public : que tel n’était pas le cas de la société Schneider, dont l’entreprise avait un caractère privé.

La décision s’inscrit clairement dans la continuité d’une autre décision en date du 6 mars 1914, dans laquelle Conseil d’État avait considéré « qu’il ne rentre pas dans les attributions du Conseil municipal d’allouer des subventions sur les fonds communaux à une entreprise privée, pour la favoriser dans la concurrence qu’elle soutient contre les autres commerçants de la localité ». L’intervention d’une commune ne peut donc avoir lieu que dans le périmètre du service public, et non dans celui de l’entreprise privée. Ainsi, quels que soient les motifs pour lesquels la commune a adopté la délibération litigieuse, l’intervention par l’incitation fiscale était illégale en raison du caractère strictement privé de l’entreprise qui en bénéficiait. Le Conseil d’État rechausse le libéralisme économique du laissez-faire qu’il appliquera à de nombreuses reprises, au-delà du contentieux fiscal, dans les contentieux relatifs à la création et à la gestion des services publics.

Ainsi, en 1921, les juges réactualisent la décision Casanova au sujet de la création, par le Conseil général sur le territoire de Belfort, d’une caisse départementale dont l’objet était d’assurer, dans une certaine limite, le tout-venant contre les risques d’incendie. Le syndicat des agents généraux des Compagnies d’assurances du territoire de Belfort s’était pourvu au Conseil d’État. Ce dernier devait donc juger de la légalité d’une telle intervention de l’État dans le champ de cette activité. Dans ses conclusions sur l’affaire, le commissaire du gouvernement Corneille positionne très clairement le fondement même du service public dans la doctrine non-interventionniste. Il écrit :

si, par suite de l’activité de l’initiative privée, de l’initiative des industriels et des commerçants, chacun de ces intérêts particuliers reçoit satisfaction, et satisfaction dans des conditions (pécuniaires ou autres) qui ne soient pas prohibitives pour aucun membre de ce groupement, il n’y a plus d’intérêt collectif à satisfaire, il n’y a plus de base légale au service public.

Le commissaire reprend ainsi à son compte la synthèse d’Hauriou selon laquelle l’intervention privée est de principe, alors que l’intervention publique est l’exception. Le Conseil d’État n’en ajoutera pas plus en jugeant dans cette affaire que : « s’il peut appartenir exceptionnellement aux administrations locales d’intervenir pour la satisfaction des besoins essentiels de la collectivité en cas de défaillance ou d’insuffisance manifeste de l’initiative privée, cette circonstance extraordinaire n’est aucunement celle de l’espèce ». Ce principe de subsidiarité appliqué aux domaines de compétences des personnes privées et des personnes publiques sera de nombreuses fois rappelé. Il en va ainsi par exemple en 1924, 1926, 1928.

Parallèlement, ce qui sera plus tard considéré comme l’apparition de la catégorie de « service public industriel et commercial » relève également d’une approche libérale, mais selon un raisonnement renversé. Si une personne publique créée un service qui relève de l’initiative privée, elle ne pourra le mener que selon les règles du jeu des activités privées. P. Matter est clair dans ses conclusions en 1921 :

cette distinction s’impose : certains services sont de la nature, de l’essence même de l’État ou de l’administration publique ; il est nécessaire que le principe de la séparation des pouvoirs en garantisse le plein exercice, et leur contentieux sera de la compétence administrative. D’autres services, au contraire, sont de nature privée, et s’ils sont entrepris par l’État, ce n’est qu’occasionnellement, parce que nul particulier ne s’en est chargé, et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ; les contestations que soulève leur exploitation ressortissent naturellement de la juridiction de droit commun.

Francis-Paul Bénoit expliquera plus tard la composition idéologique de la nouvelle catégorie des SPIC qui, selon lui,

manifestait […] une hostilité de ces juges à l’égard de telles activités. Les magistrats, statuant en 1921, étaient des hommes formés au libéralisme tel que celui-ci était conçu au xixe siècle : pour eux, les collectivités publiques ne devaient s’occuper que de police, de route, d’assistance, activités qu’ils considéraient comme des activités publiques “par nature” […]. Ne pouvant s’opposer à la création de tels services, ils trouvèrent ce moyen indirect, pour freiner l’évolution en cours d’affirmer que ces services fonctionnaient comme des entreprises privées afin de leur faire application de la compétence judiciaire, et croyaient-ils, du droit privé. Dans leur esprit il s’agissait par-là de limiter la collectivisation de ces activités en les soumettant au droit des entreprises privées.

À ce sujet, la défiance des juges à l’égard de l’interventionnisme économique de l’État est particulièrement présente dans la formulation que le Conseil d’État retient lorsqu’il emploie pour la première fois l’expression « services publics industriels et commerciaux » en 1921 : « Considérant que, dans l’exploitation des services publics industriels et commerciaux dont il croit devoir assurer la gestion, l’État se trouve vis-à-vis des usagers dans la même situation qu’un entrepreneur ordinaire […] ». Le juge marque nettement une distance vis-à-vis de la pertinence de l’intervention de l’État à travers la formule : « dont il croit devoir assurer la gestion ».

Qu’on ne s’y trompe pas, le type de libéralisme économique ainsi identifié dans la jurisprudence du Conseil d’État ne saurait être considéré comme un libéralisme économique caractérisant toute la structure institutionnelle française. Le libéralisme français est un libéralisme contrarié par les ilots de colbertisme que même le xixe siècle n’a jamais réussi à engloutir. Même discutées en doctrine, les interventions monopolistiques de l’État central relèvent peu du Conseil d’État. Si bien que le libéralisme économique de la jurisprudence administrative s’épanouit dans la technique juridique comme une idéologie dominante mais surtout comme un outil de contrôle des autorités décentralisées qui seraient trop nourries de socialisme municipal. À cet égard, l’opinion de H. Berthélémy en 1921 exprime ce mépris du local et, en creux, de la démocratie communale.

L’interventionnisme n’a pas su se borner. L’État fournisseur normal de justice et de sécurité s’est fait en outre commissionnaire, banquier, armateur, constructeur de navires, bibliothécaire, collectionneur, graveur, placier, maître d’école, entrepreneur de spectacles, marchand d’eaux minérales, médecin, philanthrope, imprimeur, tapissier, sylviculteur, éleveur, fabricant de cigares, marchand d’allumettes, assureur, journaliste, bookmaker, etc. Quand l’administration n’agit pas par elle-même, elle contrôle et réglemente l’action privée. Elle se mêle de tout.

Il ajoute :

Nous redoutons bien sans doute l’incompétence, disons même l’incohérence des autorités décentralisées. Nous comptions pour nous en défendre sur l’exercice du contrôle administratif. Or voici que le plus souvent, par indifférence ou par faiblesse inspirée par la politique locale, la tutelle administrative a manqué son but. Elle a toléré le gaspillage des finances municipales ; elle a couvert la tyrannie des “nouveaux seigneurs du village” d’une mansuétude qu’on a pu prendre pour de la complicité… Nous n’avions pas voulu cela ! Nous comptions enfin sur l’organisation d’une justice administrative prompte, économique, dégagée de toutes les subtilités de la chicane… ! – Et voici que le bénéfice nous en est enlevé par l’encombrement du haut tribunal dont les arrêts, trop lents à venir, cessent d’être efficaces.

En tout état de cause, cette méfiance de la démocratie locale était déjà au fondement de la juridiction administrative elle-même en 1872. Le rapporteur de la loi du 24 mai explique à l’époque :

à mesure que nous avancerons dans la voie de la décentralisation, on reconnaîtra qu’il est indispensable de protéger les particuliers contre les pouvoirs locaux, en leur ouvrant des recours devant une autorité qui sera d’autant plus impartiale qu’elle sera plus élevée […]. À l’avenir, les particuliers qui seront opprimés par les autorités sorties de l’élection ne sont pas obligés de garder le silence ; il faut au contraire les armer du recours pour excès de pouvoir.

G. Chamayou a pu récemment démontrer combien le libéralisme économique sur le versant du laissez-faire était un puissant outil de contrôle de la démocratie. Au niveau local, la jurisprudence administrative des années 1920 illustre cette velléité de contrôle, sur fond de morale budgétaire. Cela dit, l’attitude du Conseil d’État ne saurait, encore une fois, être généralisée à toutes les institutions de l’État français. Dès 1919, mais surtout dans la deuxième partie des années 20, certaines autorités publiques évoluent quant à leur perception de l’intervention économique de l’État. À ce moment de fléchissement du libéralisme économique, le Conseil d’État fera preuve d’une incroyable résistance.

B. La résistance jurisprudentielle du libéralisme économique après-guerre

Dès la toute fin de la guerre, des interrogations sur le rôle économique de l’État éclosent dans les institutions centrales, en particulier ministérielles. Ces interrogations surviennent lorsqu’il s’agit d’élaborer un plan de reconstruction. Certains estiment que la reconstruction doit être menée suivant une coordination étatique de la production. D’autres considèrent au contraire que cette reconstruction doit être remise au libre jeu de l’initiative privée qui serait le plus à même d’y parvenir, et de restaurer ainsi la richesse de la nation. La victoire du « Bloc national » aux élections législatives donnera faveur aux seconds. « Pour quatre ans, le régime se trouvait aux mains de gouvernants attachés à l’orthodoxie libérale. Leur espoir était de revenir très vite à l’économie de marché […] ». Mais la trajectoire économique du pays résultant de cette politique allait reconduire le gouvernement Poincaré à reposer la question de l’interventionnisme public. Cette question allait prendre la forme technicisée des régies municipales, éloignée du débat idéologique auquel elles se rattachent pourtant.

En effet, les régies municipales étaient avant-guerre le levier juridique du socialisme municipal. Une méthode de socialisation de l’offre afin de satisfaire la demande dans des conditions d’intérêt général, à rebours des concessions attribuées à des personnes privées. La technique juridique est si ouvertement socialiste qu’une revue, Les Annales de la régie directe, est fondée en 1908 pour la promouvoir. Le programme de la revue alors exposé est particulièrement éloquent :

Le transfert aux collectivités publiques de la propriété et de l’exploitation d’entreprises industrielles et commerciales est l’un des grands faits sociaux de notre temps. De plus en plus les États et les communes possèdent, produisent, vendent, soit à des particuliers, soit à des collectivités capitalistes, la gestion et même la propriété des services économiques d’intérêt public, et ils en assument eux-mêmes la charge, les gèrent directement, les prennent en régie directe. […] Ce sont d’ordinaire les industries et les commerces constitués à l’état de monopole qui sont nationalisés ou municipalisés : or, il est de l’intérêt évident des masses que les monopoles soient soustraits à la gestion capitaliste et remis à la collectivité.

Quoique combattue ardemment avant-guerre par les libéraux, la régie directe se révélera un amortisseur utile de la Guerre et de ses effets. Le conflit avait ainsi conduit de nombreuses municipalités à créer des régies afin d’assurer à la population certains besoins essentiels. Par exemple à Arcueil-Cachan, « dans la première semaine d’août 1914, la mairie fut assaillie par une foule de femmes que le départ de leur mari laissait désemparées et le plus souvent sans ressources, ainsi que par de nombreux chômeurs et chômeuses que l’arrêt de la vie économique privait de tout moyen d’existence ». C’est la raison pour laquelle la municipalité a créé, sous forme de régie directe, un office d’approvisionnement communal qui intervenait sur un secteur d’activité privée, mais en pratiquant des prix bien moins élevés. Par exemple, là où l’office municipal vendait le kilo de pommes de terre à 19 francs, le prix pratiqué par le commerce privé était de 25 francs. Par ailleurs, à Lyon, la municipalité, confrontée à un chômage féminin massif, créa une entreprise municipale en matière de textile. Ladite entreprise avait obtenu les marchés de confection textile avec l’armée, si bien que cette régie

a enrayé l’exploitation des salaires féminins par les entrepreneurs sans scrupules. Elle a permis aux femmes de mobilisés ou des réfugiés d’ajouter un appoint aux allocations insuffisantes. Elle a donné aux mères de famille le moyen de gagner leur vie et celle de leurs enfants sans quitter le foyer. Enfin, elle a offert le salut à des centaines d’infortunées, privées de toute allocation, victimes de la guerre, par suite de la suppression de leur travail habituel.

Après la guerre, non seulement ces régies fonctionnaient toujours, mais en plus d’autres avaient été créées pour continuer à lutter contre L’augmentation continue du coût de la vie. Pour se figurer ce fléau économique infligé à une population survivante et meurtrie, on peut rappeler qu’« en janvier 1924, le coût de la vie est quatre fois supérieur à celui de 1914 ». Le journal Le Petit Parisien, dans un article titré « Le coût de la vie » explique que sur la période 1914-1920, le prix du sucre a été multiplié par 6, celui du veau par 7, celui des œufs par 7.6. Là encore, de nombreuses régies municipales auront pour fonction d’amortir le choc économique de l’Après-guerre.

Le développement et le maintien de ces régies directes, qui interviennent dans de nombreux domaines d’ordinaire réservés à l’initiative privée, placent le gouvernement Poincaré dans une situation délicate. D’un côté, non seulement ces régies sont utiles socialement mais elles permettent aussi à certaines municipalités de tirer quelques financements. D’un autre côté, elles ne s’élaborent dans aucun cadre légal clair, ce qui se traduit par l’absence de règles budgétaires garantissant le contrôle de la dépense publique. De plus, beaucoup d’entre elles sont contraires à la jurisprudence du Conseil d’État réservant traditionnellement l’activité commerciale aux personnes privées par principe, et ne la permettant aux personnes publiques que par exception.

Dans un contexte politique particulièrement délicat, le gouvernement Poincaré entreprit des réformes administratives et fiscales à travers plusieurs décrets. Parmi eux, le décret du 28 décembre 1926 traitait des régies municipales. L’ambition de ce texte était très claire : donner aux régies un cadre légal en en permettant l’existence, tout en encadrant le fonctionnement, notamment budgétaire. Les visées du texte sont suffisamment explicites dans le rapport précédant le décret du 28 décembre 1926 pour ne pas avoir à les paraphraser :

L’intervention des communes en matière industrielle et commerciale proprement dite, distincte par conséquent du domaine ci-dessus, endiguée jusqu’à ces dernières années à la fois par la tutelle administrative et par la jurisprudence contentieuse, s’est imposée en quelque sorte au cours de la période de guerre, où un très grand nombre de communes ont été amenées à ériger en services municipaux la fourniture au public de diverses denrées ou marchandises nécessaires à ses besoins essentiels tels que l’alimentation, les vêtements et le chauffage. Ces initiatives se sont expliquées soit par la raréfaction des produits, soit par la défaillance du commerce libre, soit enfin par la hausse des prix qui était le plus souvent la résultante de cet état de choses. […] Aucune loi n’est jusqu’ici intervenue et l’on s’en tient dans la pratique aux règles découlant d’une jurisprudence, qui, en dépit de son évolution, demeure encore en arrière des nécessités actuelles.

Il s’agit donc de dépasser la jurisprudence administrative pour adapter le régime des régies directes aux « nécessités actuelles ». À cet égard, l’article 1er du décret du 28 décembre 1926 dédit le principe jurisprudentiel de non-intervention publique en matière industrielle et commerciale. L’alinéa 1er dispose : « Les communes et les syndicats de communes peuvent être autorisés […] à exploiter directement des services d’intérêt public à caractère industriel et commercial ». L’alinéa 2 précise : « Sont considérées comme industrielles ou commerciales les exploitations susceptibles d’être générées par les entreprises privées […] ».

A priori, le décret devait donc considérablement, dans sa lettre comme dans son esprit, dévitaliser la position d’inspiration libérale de la jurisprudence administrative au sujet de l’intervention économique des communes. La requête déposée au Conseil d’État par la Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers allait donner aux juges du Palais-Royal l’occasion de statuer sur cette tentative d’inflexion profonde du libéralisme de sa jurisprudence. En substance, la Chambre syndicale contestait la décision du préfet de refuser de déclarer nulle de droit différentes délibérations du conseil municipal de Nevers prévoyant l’ouverture d’un service municipal de ravitaillement. Pour répondre à cette requête, le juge devait examiner la légalité de la décision du préfet au regard du décret du 28 décembre 1926, et ainsi vérifier qu’il n’avait commis aucune erreur de droit en estimant légale la création du service de ravitaillement. Les conclusions du commissaire du gouvernement Josse comme le texte de la décision elle-même vont illustrer la ténacité du libéralisme économique du Conseil d’État sur ces sujets.

Le commissaire du gouvernement pose clairement la question au sujet du décret de 1926 : « Les décrets de 1926, sur ce point, emportent-ils une modification du principe ? Les droits individuels, la liberté du commerce et de l’industrie subissent-ils une nouvelle atteinte ? ». La réponse est tout aussi explicite : « Nous répondrons : non. Aujourd’hui comme avant, c’est toujours l’intérêt public qui commande, qui conditionne, d’après les circonstances de temps et de lieu, l’intervention des communes ». La position de surplomb, voire le dédain, adoptée par le commissaire du gouvernement à l’égard des auteurs du décret apparaît lorsqu’il reprend les termes même du rapport du décret :

certes quelques passages des rapports au Président de la République précédant les décrets démontrent que les auteurs de ces textes ont eu de vastes desseins. […] De même, le rapport précédant le décret du 28 décembre déclare que votre jurisprudence “en dépit de son évolution demeure encore en arrière des nécessités actuelles” et que les communes ont vu leur tentative d’intervention quelquefois paralysées.

Le commissaire complète par une interprétation neutralisante du décret de décembre 1926 :

Mais d’une part, l’idée que les auteurs du décret se sont fait de votre jurisprudence n’était peut-être pas très exacte. Ils en sont restés, en effet, à la notion de circonstances exceptionnelles, à coup sûr plus restrictives que vos formules actuelles. D’autre part et surtout, quels que soient les désirs des rédacteurs du décret, les textes ne permettent pas de conclure à une modification profonde, à un bouleversement des principes déjà posés par vous.

Josse trouvera dans l’expression « service d’intérêt public » prévue à l’article 1er, le moyen d’introduire dans l’interprétation du texte les outils intellectuels propres à dévitaliser l’intention exprimée par les auteurs :

la limite de l’activité de la commune […] c’est l’intérêt public, un mot, mais qui est suffisant. Que l’intérêt public puisse être entendu plus largement qu’autrefois, d’accord, mais nous sommes fondés à conclure des textes que les décrets de 1926 ne dérogent pas aux principes.

Partant, l’intérêt public pourra être interprété à l’aune du principe de subsidiarité de l’action publique. Quels que soient les motifs pour lesquels la commune développe une régie directe, cela ne pourra être qu’en cas de carence de l’initiative privée. Le commissaire du gouvernement Josse affirmera alors sans détour que « le désir des municipalités de lutter contre la hausse des prix en faisant concurrence à l’industrie privée n’est pas une de ces circonstances spéciales qui vous font admettre l’intérêt public ». On appréciera qu’il s’agisse d’un « désir » et non d’une nécessité.

Les juges ne retiendront pas une interprétation moins neutralisante du décret du 28 décembre 1926. Ils considèrent que :

[…] les décrets des 5 novembre et 28 décembre 1926, par lesquels [le Président de la République] a réalisé ces réformes, n’ont eu ni pour objet ni pour effet d’étendre, en matière de création de services publics communaux, les attributions conférées aux conseils municipaux par la législation antérieure ; que les entreprises ayant un caractère commercial restent, en règle générale, réservées à l’initiative privée et que les conseils municipaux ne peuvent ériger des entreprises de cette nature en services publics communaux que si, en raison de circonstances particulières de temps ou de lieu, l’intérêt public justifie leur intervention en cette matière.

L’application à l’espèce, quoique plus laconique, n’ajoutera pas au raisonnement de Josse :

Considérant que l’institution d’un service de ravitaillement municipal destiné à la vente directe au public constitue une entreprise commerciale et qu’aucune circonstance particulière à la ville de Nevers ne justifiait la création en 1923 et le maintien, au cours des années suivantes, d’un service municipal de cette nature dans ladite ville.

Le commentaire juridique de l’époque est plutôt technique mais indique toutefois l’attitude du Conseil d’État :

L’ancienne méfiance que la jurisprudence administrative nourrissait à l’égard des Régies municipales ne disparut en aucune façon ; il advint même qu’à de fréquentes reprises, le Conseil d’État, après avoir rappelé la légalité des décrets réglementant les régies municipales, s’empressât aussitôt après, dans l’espèce particulière qui lui était soumise, d’annuler les décisions portant création de ces régies pour des motifs inspirés de l’examen même de la situation particulière des régies incriminées.

La réaction de la presse économique à la décision suffit, quant à elle, pour révéler la composition idéologique de cette jurisprudence. L’hebdomadaire Le Réveil économique titre en première page : « Une victoire du bon sens. Le Conseil d’État condamne le socialisme municipal ». Le ton de l’article est prévenant :

Nous publions ci-dessous le texte des deux décisions, et nous les recommandons particulièrement à l’attention des présidents de groupements commerciaux. Si certaines municipalités s’avisaient d’outrepasser leurs droits il ne faudrait pas hésiter à se servir des arguments présentés par le Conseil d’État pour les attaquer devant les juridictions administratives.

La position du Conseil d’État n’était du reste pas en rupture avec les idées du libéral Clément Colson, son Vice-président de 1923 à 1928. Ce dernier avait pu écrire :

La science économique enseigne que les États sont impuissants à gérer les entreprises individuelles dans des conditions satisfaisantes […]. Les expériences tentées dans les domaines les plus variés, flottes d’État, alimentation générale, usines créées par les administrations, entreprises commerciales ont démontré que l’incapacité commerciale de la puissance publique peut être considérée comme une vérité à peu près sans exception.

La décision Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers jouira d’une postérité encore intacte. Elle est toujours la matrice intellectuelle d’un principe de subsidiarité de l’action publique au profit de l’initiative privée. Partant, elle participe du maintien de ce principe libéral fondamental du laissez-faire. Resituée historiquement, elle témoigne de la résistance du Conseil d’État aux tentatives de l’exécutif d’infléchir ce libéralisme. Elle en constitue d’ailleurs, durant la période, le point le plus élevé. De multiples raisons peuvent être avancées pour l’expliquer. Parmi elles, on peut noter la trajectoire de l’influent Jean Romieu qui fut Président de la section du contentieux de 1918 à 1933. Or, le brillant juriste écrivait déjà en 1901, alors qu’il était encore commissaire du gouvernement, que :

Les conseils municipaux ne peuvent « en principe » exercer un commerce ou une industrie : d’abord parce que cela constitue une modification économique au régime de la liberté du commerce et de la libre concurrence, auquel le législateur seul peut porter atteinte ; ensuite parce qu’il n’est pas sans inconvénient d’engager les finances communales dans les hasards d’une entreprise commerciale.

La trajectoire de Romieu ne saurait bien-sûr expliquer à elle seule la résistance du libéralisme économique du Conseil d’État. Mais elle invite toutefois à réfléchir sur le lien entre continuité idéologique et déroulement de carrière au sein d’une institution. Par ailleurs, sans doute, le Conseil d’État avait-il tenu à rappeler à l’exécutif qu’un décret ne suffisait pas à renverser sa jurisprudence. De surcroît, le rapport qui appelait directement à cet objectif a-t-il pu froisser l’orgueil d’une institution encore soucieuse de se justifier au sujet de son indépendance.

Quoi qu’il en soit, si cette décision est le signe indiscutable d’une résistance jurisprudentielle d’un libéralisme économique pourtant de plus en plus critiqué, elle ne peut pas non plus être perçue comme la manifestation d’une immobilité idéologique de la juridiction administrative. La solution fait jurisprudence, mais elle semble pourtant se situer, dans la masse des décisions, au carrefour idéologique de cet entre-deux guerres. Alors même que le libéralisme économique persiste solidement dans la jurisprudence, dans le même temps, de nombreuses décisions permettent de comprendre que la jurisprudence évolue, et adopte des idéologies de substitution ou de compensation. Sans qu’il ne soit pourtant formulé comme tel, la jurisprudence administrative témoigne de l’émergence d’un néolibéralisme qui ne dit pas son nom.

 

II. L’émergence d’un néolibéralisme

 

Le néolibéralisme est une subversion conceptuelle du rapport entre État et marché. Tandis que le libéralisme prétend que l’État ne doit pas intervenir dans le marché, le néolibéralisme estime, à l’inverse, que seul l’État peut mettre en ordre le marché. Le laissez-faire n’est plus conçu comme un ordre naturel dans lequel l’État ne doit pas s’immiscer. Il revient au contraire à l’État de construire, par une intervention active, le cadre concurrentiel du laissez-faire. Quelles que soient ses variantes, le néolibéralisme a ainsi rompu avec le mythe de l’état de nature du marché, en en reconnaissant son état de Droit. Dès lors, comme l’explique M. Foucault, pour les néolibéraux,

il ne va pas y avoir le jeu du marché qu’il faut laisser libre, et puis le domaine où l’État commencera à intervenir, puisque précisément le marché, ou plutôt la concurrence pure, qui est l’essence même du marché, ne peut apparaître que si elle est produite, et si elle est produite par une gouvernementalité active. […] Le gouvernement doit accompagner de bout en bout l’économie de marché. L’économie de marché ne soustrait pas quelque chose au gouvernement. Elle indique au contraire […] la règle qui va définir toutes les actions gouvernementales.

Un déplacement conceptuel d’une telle ampleur emporte une restructuration complète du fondement et de la limite de l’action de l’État. Le néolibéralisme déploie « cette idée d’une fondation légitimante de l’État sur l’exercice garanti d’une liberté économique ». Dès lors, « l’économie produit de la légitimité pour l’État qui en est le garant. Autrement dit, […] l’économie est créatrice de droit public ».

L’Histoire de la pensée économique désigne traditionnellement le Colloque Walter Lippmann organisé à Paris du 26 au 30 août 1938 comme le « moment fondateur » de cette nouvelle construction idéologique. Enjoués par l’ouvrage La Cité libre, vingt-six économistes, hauts fonctionnaires, juristes, y ont effectivement élaboré cette nouvelle conceptualité pour rénover le libéralisme pris dans la tourmente de l’Histoire. Plus encore, c’est aussi durant le colloque Lippmann tenu au 2, rue Montpensier, que le terme de « néolibéralisme » prend la consistance idéologique qui fera sa marque de fabrique. Cela dit, à une encablure, la jurisprudence du Conseil d’État avait déjà mené un travail idéologique, certes innomé, mais qui portait en germes et en hésitations, les fondamentaux conceptuels de ce néolibéralisme à venir. Il semblerait que les idées se soient frayées un chemin dans les institutions avant de recevoir leur mise en forme théorique.

Ainsi, alors même que de nombreuses décisions du Conseil d’État marquent son attachement au libéralisme économique traditionnel, d’autres, durant la même période, témoignent de l’émergence d’une nouvelle idéologie que l’on peut qualifier a posteriori de néolibérale. L’émergence de cette idéologie n’a pas les allures d’un traité, ou d’actes de colloques. Elle réside dans la multitude des solutions qui convergent progressivement vers la reconnaissance du rôle de l’État dans la construction du marché. En subversion avec le fond conceptuel du libéralisme de sa propre jurisprudence, peu à peu le Conseil d’État admet et justifie non seulement le soutien (A) mais aussi la régulation (B) publics de l’initiative privée.

A. Le soutien public à l’initiative privée

En 1918, la décision Schneider marquait le refus sans appel du soutien public à l’initiative privée. Il n’était pas question qu’une commune accorde un avantage public à l’installation d’une entreprise privée. Le développement économique ne relevait d’aucun intérêt public qui aurait justifié un quelconque accompagnement. Le libéralisme du laissez-faire prenait ainsi dans cette décision une forme intransigeante. À l’immédiat après-guerre, les conseillers d’État pouvaient encore croire à l’indifférence de l’intérêt public à la prospérité économique, voire même à l’intérêt public de ne pas intervenir dans le jeu de l’initiative privée. En 1918, les conseillers d’État pouvaient encore, dans le souvenir d’une Belle Époque, reproduire les catégories de pensée qui l’avaient façonnée. Le chômage de masse, l’inflation, la hausse des prix, la crise des finances publiques n’avaient pas encore frappé si dur qu’il faille modifier dans la précipitation les habitudes idéologiques. Mais les crises des années 20 allaient remuer les certitudes. Au niveau collectif, entre 1919 et 1926, la valeur du franc est divisée par 10. Le nombre de billets en circulation représente en 1919 « 35 milliards contre 6 en 1913 ». En 1922, le service de la dette publique est de 2.5 milliards et demi contre 1.3 millions en 1913. Au niveau individuel,

le charbon est rare, le beurre introuvable, il est difficile de se procurer des œufs ; le sucre est un objet de luxe, la viande renchérit sans cesse et tout est hors de prix. On ne trouve rien ou presque aux Halles. C’est le triomphe du commerce clandestin, de la corruption, de l’accaparement, du péculat. La crise des transports est aiguë à ce point qu’on n’arrive pas à ravitailler les régions libérées. Le désordre règne partout !

Après avoir monté les marches du grand escalier, les membres du Conseil d’État devaient sans doute trouver les journaux le matin dans les salles feutrées de l’institution. Ceux mentionnant « une catastrophe sociale et économique », « une terrible crise de chômage par suite du ralentissement et même de l’arrêt de certaines usines » ou encore « le désastre économique et financier du pays », ont dû infuser dans la manière d’envisager le rapport entre l’intérêt public et le développement de l’initiative privée. À cet égard, loin de l’esthétique de la théorie, les idées ont pu être amendées, sans mot dire, dans le souci d’un pragmatisme opérationnel. C’est en tout cas ce dont témoignent plusieurs décisions du Conseil d’État qui reviennent sur l’impossibilité du soutien public de l’initiative privée.

La première d’entre elles concerne un contentieux noué dans le port du Havre. Au début du xxe siècle, le développement de ce port est tel qu’il sera bientôt l’un des ports les mieux équipés du continent européen. Parmi les entreprises qui y prospèrent, les Chantiers et Ateliers Augustin Normand fondés en 1816 est l’une sociétés les plus liées « aux grandes transformations survenues dans la construction navale au xixe siècle : substitution du fer au bois, adaptation de la propulsion à vapeur, adoption de l’hélice (mise en chantier en 1841 du premier navire à hélice construit en France) ». En 1914, l’entreprise emploie 1200 ouvriers et ouvrières. Compte tenu de la taille des bâtiments construits, l’activité nécessite un usage élargi des abords des quais. Dans le but de faciliter cette activité, le Conseil municipal du Havre a prononcé le déclassement partiel de certaines voies publiques en vue de les vendre à la Société des Chantiers et Ateliers Augustin Normand. Le sieur Mariole, habitant de l’une des rues concernées, conteste devant le Conseil d’État le refus du préfet de déclarer nulles de droit les délibérations litigieuses. En application d’un libéralisme traditionnel, comparable à celui de la décision Schneider, le Conseil d’État aurait dû accueillir le recours en estimant que le développement d’une entreprise privée n’était pas au nombre des intérêts qu’une commune pouvait favoriser dans le cadre de ses attributions. Le dogme du laissez-faire n’aurait pas pu conduire à regarder comme légitime l’avantage d’une décision de déclassement partiel en faveur d’une entreprise clairement identifiée. Pourtant, le Conseil d’État va s’affranchir d’une approche de ce type. Il considère qu’en prononçant le déclassement partiel de certaines rues, « le Conseil municipal du Havre n’a eu en vue que la prospérité commerciale et industrielle de la ville et l’intérêt général de la population ». Il ajoute que « qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne s’oppose à ce que le déclassement de rues et places publiques soit prononcé dans un intérêt général autre que celui de la voirie ». En rejetant ce recours au terme de cette argumentation, les juges enrichissent la notion d’intérêt général en y adossant la prospérité commerciale et industrielle. L’intérêt général ne se réduit plus à la seule activité directe ou indirecte des personnes publiques. Il recouvre également les effets positifs résultant exclusivement de l’initiative privée, ce qui justifie qu’une commune puisse adopter des mesures en vue de la soutenir et la favoriser.

En dépit de son apparente modestie, la décision Mariole – dont on ne dispose pas des conclusions – constitue un point de bifurcation dans la définition libérale de l’intérêt général. À l’intérêt général du libéralisme qui se tient hors du marché succède un intérêt général de type néolibéral qui comprend le développement du marché. La solution n’avait pas échappé à Hauriou qui aura sur ce point un commentaire à la fois court et clairvoyant : « notre décision est un des multiples symptômes qui prouvent que nous sommes en train d’évoluer de la conception d’utilité publique vers celle d’utilité sociale ». Le soutien à l’initiative privée devenait en effet une affaire d’utilité sociale, dont l’État ne pouvait plus, en l’état actuel de la société, se détourner au nom du laissez-faire. Hauriou s’était montré réservé quant à l’évolution d’une solution ainsi composée idéologiquement. La « grande transformation » ne s’annonçait effectivement qu’à petits pas au détour de ruelles portuaires. Elle s’est pourtant amplifiée dans les forges de Douai en 1927.

En effet, dans le but que la société Établissements Arbel édifie des ateliers de forge et d’ajustage sur le territoire de la commune de Douai, le Conseil municipal a voté, premièrement, la cession de terrains, et, deuxièmement, le remboursement à ladite société des sommes qui auront été perçues par le service de l’octroi sur les matériaux employés soit à la construction de l’usine et de ses dépendances, soit, postérieurement, à son entretien. Les terrains ont été cédé pour 50 centimes les 5 hectares alors que leur prix aurait dû être de 1 fr le mètre. Parallèlement, la société s’était engagée à employer rapidement ces terrains en s’interdisant de les vendre tant qu’elle n’aurait pas dépensée 500 000 frs de constructions et d’installations industrielles. Respectant son engagement, pendant trente ans, la société bénéficia d’un système de remboursement des droits d’octroi qui lui permit d’obtenir, durant toute la période, une remise de 219 000 frs. Dans les termes mêmes du contrat conclu avec la société Etablissements Arbel, la commune précise qu’elle contracte « dans le but de déterminer la société à s’installer à Douai et de donner ainsi au commerce local l’activité qu’apporte avec elle une grande industrie ». La commission du Conseil municipal qui s’était occupée du contrat avait ainsi présenté le projet en précisant alors qu’elle : « pense qu’une industrie aussi importante employant un assez grand nombre d’ouvriers compensera largement le peu d’élévation du prix offert [et] que ce genre d’industrie sera une occasion sérieuse d’engager d’autres industries similaires à se grouper à Douai et d’augmenter ainsi la prospérité de la ville ». L’un des adjoints déclare à l’époque que « la ville doit accueillir à bras ouverts une industrie qui devra comprendre de 300 à 500 personnes ».

Alors que la convention n’avait posé aucun problème, par un détour institutionnel anecdotique, le préfet prit un arrêté prononçant l’annulation de la délibération qui avait permis ce dispositif. La société Établissements Arbel engagea donc un recours au Conseil d’État afin que soit annulé cet arrêté du préfet.

Les conclusions prononcées par Latournerie sont à n’en point douter un grand moment du droit administratif. Si l’on accepte que le néolibéralisme donne à l’État compétence pour soutenir la constitution du marché, ces conclusions constituent un point de passage explicite d’un libéralisme à un néolibéralisme – sans le nommer. Comme le résume le commissaire du gouvernement à l’orée de son raisonnement : « la question touche à celle des rapports que peuvent soutenir les personnes morales de droit public avec les entreprises privées ». Pour y répondre, Roger Latournerie va faire passer la notion d’intérêt public d’une idéologie à une autre. Il commence évidemment par rappeler au Conseil d’État la position initiale :

Sur l’appui qu’ils trouvaient, d’une part, dans la vieille loi sur la liberté du commerce, de l’autre, dans le principe de spécialité de ces personnes morales de droit public, vos arrêts ont, depuis vingt ans, édifié sur cette question une jurisprudence aujourd’hui classique, et qui peut se résumer ainsi, suivant les termes mêmes de vos décisions : la liberté de s’immiscer dans les activités privées […] n’est reconnue à ces personnes que dans les cas de défaillance ou d’insuffisance manifeste de l’initiative privée, sur un point d’intérêt général.

Il synthétise le lien de cette jurisprudence avec la notion d’intérêt public :

jusqu’à ces dernières années, la jurisprudence donnait à cet intérêt un sens assez strict. […]. La notion d’intérêt public, telle que l’entendait votre jurisprudence jusqu’à une époque toute récente, coexistait nécessairement avec celle de service public : les personnes administratives n’étaient censées, en cette matière, agir dans l’intérêt public que lorsqu’elles pouvaient et devaient le faire, ou lorsqu’elles eussent pu le faire sous la forme d’un service public […] elle excluait dès lors, l’intérêt d’appeler sur le territoire de la commune une entreprise privée.

Latournerie poursuit ses conclusions en s’appuyant sur la décision Mariole. Il la tient pour le premier moment d’inflexion de la jurisprudence sur ces sujets. Il formule la consistance de la décision bien au-delà de ce que le texte même de celle-ci ne l’avait fait :

Il y a là une notion nouvelle […]. Dans l’organisation des services publics, services par définition destinés à l’usage de tous, normalement créés et entretenus sans aucune acception de personnes, la commune peut cependant favoriser par une mesure individuelle un certain intérêt privé. Elle peut le faire, parce qu’il peut arriver que tel soit le moyen le plus direct et le plus efficace de favoriser l’intérêt public. Et elle a cette faculté – c’est en ce point que réside l’innovation – dans un cas où l’on ne conçoit pas, où il n’est même pas allégué que l’intervention administrative puisse se produire sous la forme et par le procédé du service public, ou plutôt, à l’égard d’une entreprise qui ne peut être érigée en service public. Si bien que l’intérêt public reste la condition nécessaire de toute ingérence directe ou indirecte de la commune dans les activités privées. Mais la notion de cet intérêt déborde maintenant celle du service public.

Latournerie cristallise le point de passage : « la commune peut aujourd’hui étendre son intervention sur le domaine d’activités de caractère spécifiquement, obligatoirement privé, mais dont la prospérité individuelle importe essentiellement à la prospérité publique ». Une telle assertion subvertit le libéralisme dans la mesure où la prospérité économique devient un élément de la prospérité publique, ce qui justifie une déformation de la notion d’intérêt public. Latournerie note d’ailleurs le caractère situé de cette évolution : « cette nouvelle conception de l’intérêt public [est] plus réaliste et plus sensible aux nécessités économiques aujourd’hui pressantes ». À travers cette déformation de la notion d’intérêt public, les personnes publiques voient le fondement de leur action déplacé vers des considérations économiques, impliquant désormais une réinterprétation paradigmatique de ce fondement de leur action. Cette réinterprétation est particulièrement éloquente lorsque Latournerie évoque les liens entre la prospérité économique et le développement des villes. Il invite à observer « quel rapport direct de cause à effet peuvent, à l’étage inférieur des personnes morales, exister entre l’intérêt privé et l’intérêt général ». Puis il développe :

De tout temps, l’histoire de beaucoup de villes se résume souvent dans celle de tel commerce ou de telle industrie qui s’était fixée sur son sol. […] Mais la concentration des entreprises et le développement de l’industrie donnent aujourd’hui à cette liaison une force particulière. Plus-value des immeubles, des loyers, des salaires et des fonds de commerce, accroissement aussi de la fortune publique par le rendement des impôts, l’installation de telle puissante société apporte avec elle tous ces avantages, parfois dans de telles proportions qu’on a vu en France, ou ailleurs, des bourgades promues subitement à la dignité de grandes villes par la grâce d’une industrie privée.

Les conclusions Latournerie sont donc aussi celles de l’actualisation en droit administratif de l’industrialisation et de l’urbanisation. L’effet de réinterprétation produit par la déformation de la nouvelle notion d’intérêt public est tel que Latournerie en viendra même à la police :

D’autre part, maintes expériences ont démontré dans quelle étroite dépendance se trouve, par rapport à la prospérité de la communauté des habitants, l’ordre public, devoir essentiel et premier objet de l’administration. Les villes heureuses n’ont pas d’histoires, ni leurs municipalités. Et, peut-être, les conseils municipaux travaillent-ils avec plus d’effet et même plus d’économie à la police de la ville en ouvrant, dans leur budget des dépenses, un chapitre pour subventions aux industries privées qu’en augmentant le crédit prévu pour le traitement de leurs agents et de leurs commissaires, au chapitre du personnel.

Dans un contrepoint qui fait l’identité du Conseil d’État, le commissaire du gouvernement propose toutefois de contrôler attentivement les soutiens que les communes sont susceptibles d’allouer selon cette nouvelle approche des rapports entre personnes publiques et marché.

Peut-être, pour éviter […] toutes les surenchères entre les communes, convient-il de réserver ces mesures pour certains cas exceptionnels, où, par suite de circonstances spéciales, une commune est en mesure d’établir que l’installation de tel commerce ou de telle industrie sur son territoire présente pour elle un intérêt en quelque sorte individuel, excédant nettement l’intérêt ordinaire que pourrait alléguer l’ensemble des communes, et pratiquement équivalent, à l’égard de cette commune, à une véritable nécessité.

Le juge deviendrait ainsi celui de l’aménagement économique du territoire. Appliqué à l’espèce, le commissaire du gouvernement marque la prudence qui préside en jurisprudence quant à l’innovation. Il conclut au rejet de la requête concernant la réduction des droits d’octroi. Fait notable, il ne dit mot au sujet de la dévaluation des terrains vendus à la société. Le texte de la décision reprendra cette ambivalence.

Le texte de la décision Établissement Arbel est délicat à manier et, comme souvent, ne peut s’interpréter qu’à la lumière de ces conclusions. Le Conseil d’État rend une décision à la tradition explicite et à l’innovation discrète. Cette innovation n’en demeure pas moins profonde. Concernant la remise sur les droits d’octroi, les juges n’ont pas dédit la décision Schneider en estimant « qu’il est interdit d’accorder à un redevable aucune remise de l’impôt, et, par conséquent, aucune remise de droits d’octroi, ni aucun remboursement de ces droits, si ce n’est lorsque ce redevable se trouve associé à un service public ». La tradition est apparente. Mais la décision ouvre ensuite une discrète exception dont seules les conclusions Latournerie permettent de comprendre l’ampleur du glissement idéologique : « il n’appartient pas aux conseils municipaux d’allouer sur les fonds communaux des subventions aux entreprises privées ». Le libéralisme reste un principe. Puis les juges ajoutent qu’« il peut être dérogé à cette règle dans les cas exceptionnels ou un intérêt public l’exige ». Le sens de la notion d’intérêt public est furtif mais dans la construction du considérant, cela signifie qu’un soutien aux entreprises privées est possible au-delà de la notion de service public à laquelle s’identifiait jusqu’alors celle d’intérêt public. Les mots n’ont pas changé, mais dans l’interstice du texte, l’idéologie qui y est investie a été déplacée. Cette variation est certes bordée par le mécanisme de l’exception. Mais dans toute sa conséquence, en admettant, ne fut-ce qu’à titre exceptionnel, un soutien public aux entreprises privées indépendamment de leur lien avec un service public, la décision Arbel reconnaît une forme de néolibéralisme comme une possibilité. Le tuilage des idéologies se bâtit ainsi dans l’articulation du principe et de l’exception. La subversion s’accouche par exception. Au surplus, le silence de la décision au sujet des ventes de terrain crédite la reconnaissance du soutien public à l’initiative privée par la décote des prix lors de ventes du domaine. Hauriou ne s’y est pas trompé en commentant la décision :

Ainsi donc, les exceptions à la catégories primitives de l’intérêt public se sont multipliées. Il n’est cependant pas impossible de les enfermer dans une sous-catégorie, qui est celle des entreprises d’intérêt social susceptibles favoriser la prospérité économique d’une ville, d’une commune, de l’État lui-même. C’est la phraséologie politique officielle qui a créé la formule, mais c’est la pratique qui a créé la sous-catégorie.

Sur le fond comme sur la forme, l’ensemble constitué par les conclusions Latournerie et le texte de la décision Arbel tient donc une place centrale dans le passage d’une idéologie à l’autre. Les conclusions augurent ouvertement un néolibéralisme qui n’aura que le statut d’exception silencieuse dans le texte de la décision. Le mouvement idéologique se cristallise en un point de bascule où le passé qui n’est plus vraiment et le futur qui n’est pas encore, s’équilibrent dans une tension éphémère. Les silences de la décision Établissement Arbel ne vont en effet pas tarder à céder. D’autres décisions, au sujet de la régulation publique de l’initiative privée, glisseront de plus en plus ouvertement vers ce nouveau système de valeurs et de croyances au sujet du rôle économique de l’État.

B. La régulation publique de l’initiative privée

Les années 1930 sont celles de toutes les crises, économique, sociale, diplomatique et idéologique. Les exportations chutent de 60% entre 1929 et 1935. Cette même année, le prix du blé est de 60 frs pour 156 frs en 1927. Pour une population de 41,5 millions d’habitants, on compte un million de chômeurs et la moitié des travailleurs en chômage partiel. Face à cette situation, certains libéraux se débattent encore à l’image de J. Rueff qui publie un article au titre évocateur : « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent ». Mais en réalité, la grande question idéologique sous-jacente est : comment dépasser le libéralisme moribond tout en conservant la liberté du commerce mais sans céder au bolchevisme qui terrifie les élites républicaines ? La régulation du marché par l’État s’élabore progressivement comme une réponse possible. Dans un discours prononcé à Alençon, le Président du Conseil André Tardieu explique ainsi : « Pour qu’il y ait régulation efficace, il faut une technique rigoureuse, un bon encadrement, une discipline librement acceptée […] un contrôle des importations et des exportations, sous la direction libérale de l’État ». La régulation ouvre ainsi la voie idéologique à une direction publique non socialiste de la liberté économique.

Si Tardieu évoque « une discipline librement acceptée », la régulation est selon l’indépassable formule du Professeur Jacques Caillosse, une « police de la liberté ». Loin de l’onctuosité de sa sonorité, le mot « régulation » recouvre la réalité d’une capture : celle de la volonté dans une cage faites de possibilités préétablies mais soigneusement indiscutables. L’agent est libre pour peu qu’il choisisse parmi les options qui lui sont proposées. La liberté est conservée par l’existence de possibilités, la police réside dans leur définition préalable. La régulation fabrique ainsi ce monstre politique qu’est la liberté d’obéir. Concrètement, réguler permet ainsi à l’État de répondre à la question : que faire de cette liberté du commerce et de l’industrie ? Au lieu de laisser faire, qu’en faire ?

Dès lors, tandis que le libéralisme du laissez-faire ordonne une abstention normative de l’État, à l’inverse, « le néolibéralisme n’est rien d’autre qu’une couverture pour une intervention généralisée et administrative de l’État, intervention d’autant plus pesante et plus insidieuse qu’elle se masque ». Le passage d’une idéologie à une autre implique de débloquer de solides verrous intellectuels libéraux, notamment en matière de prix. Le prix est en effet la vérité suprême du libre jeu de l’initiative privée. Il s’agit même de l’ambition anthropologique de cette idéologie que de présenter le marché comme le producteur de vérités sur la valeur des choses. Or, après la décennie des années 1920 dont les crises économiques et financières avaient ébranlé les certitudes de la Belle Époque, après les décisions Mariole et Etablissements Arbel, le Conseil d’État avait déjà franchi des caps idéologiques suffisamment significatifs pour qu’il se décide à approfondir son néolibéralisme, en s’autorisant à toucher à la question du prix. Dans les années 1930, le juge allait ainsi dépasser son libéralisme en dérogeant à son principe le plus fondamental, celui de la juridiction du prix par application de la loi de l’offre et de la demande. Josse avait écrit solennellement en 1930 que « le désir des municipalités de lutter contre la hausse des prix en faisant concurrence à l’industrie privée n’est pas une de ces circonstances spéciales qui vous font admettre l’intérêt public ». Il en ira pourtant tout autrement à partir de 1933, par plusieurs décisions qui relèvent sans hésitation des grands arrêts de la jurisprudence du néolibéralisme.

La première d’entre elles est la décision Lavabre en date du 23 juin 1933. Les faits de l’affaire sont particulièrement intéressants parce qu’ils témoignent de la réalité de la lutte politique qui se joue entre l’État et le marché dans le détail de la vie ordinaire. En 1927, de nombreux habitants de la ville de Millau se plaignent auprès de la mairie des pratiques commerciales des bouchers de la ville. Non seulement ils pratiqueraient des prix trop excessifs, mais en plus, ils ne permettraient pas de contrôler le poids et la valeur de la viande servie aux clients. Afin de lutter contre ces pratiques, le maire décide de prendre un arrêté qui n’impose ni plus ni moins aux bouchers que l’obligation de délivrer un ticket de caisse détaillant le poids et la valeur de la marchandise achetée. Si le marché calcule la vérité de la valeur, son opération doit être publique. Pour engager un rapport de force avec le maire, les bouchers de la ville décidèrent – tous – de fermer boutique à l’approche des fêtes pascales. Ils pensaient obtenir ainsi le retrait de la réglementation. François Barsalou, le maire, fut plus audacieux. Le 15 avril 1927, les bouchers allaient apprendre que pour compenser la carence de l’initiative privée ainsi constituée, la mairie avait décidé d’ouvrir en régie directe une boucherie municipale. Humiliés par l’échec du rapport du force, les bouchers n’avaient alors pas contesté la délibération portant création de cette boucherie. Ce n’est que deux ans plus tard, que le syndicat des bouchers de la ville de Millau allait demander par l’intermédiaire de son président, Jules Lavabre, la suppression de cette régie. Le 24 mai 1929, le Conseil municipal refuse la demande du syndicat par une délibération que ce dernier s’empresse de contester auprès du préfet, puis du juge administratif. La question posée au juge était particulièrement délicate puisqu’il ne s’agissait pas d’examiner la légalité de la création mais celle du maintien de la boucherie. La carence de l’initiative privée avait bien présidé à la création de la boucherie, mais une fois cette carence disparue, la boucherie municipale demeurait-elle légale ?

Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement Rivet s’attache en premier lieu à souligner les conséquences financièrement regrettables d’une éventuelle suppression de la régie. Puis, le commissaire du gouvernement ouvre la question en la posant d’une manière habile :

S’il est réellement établi que ces circonstances ont disparu, devez-vous déclarer la régie désormais illégale, et – quelles que soient les preuves que l’on peut vous apporter de la régularité de son fonctionnement, du bénéfice qu’en retirent les habitants et de l’absence de préjudice avouable, du côté d’une concurrence, simplement un peu assagie par la présence d’un organisme régulateur – devez-vous prendre une décision dont la répercussion risquera d’être lourdement ressentie par l’ensemble des contribuables communaux ? Telle est la question que vous avez à résoudre.

La question contient tous les jalons de la réponse. Elle contient aussi une remarquable formulation : « une concurrence, simplement un peu assagie par la présence d’un organe régulateur ». Le commissaire rompt avec le libéralisme le plus traditionnel, celui de Casanova, pour affirmer un nouveau rôle économique de l’État, celui de la régulation. Cela dit, le commissaire devait évidemment conclure en droit. Sur ce point, Rivet ne pouvait ignorer la décision Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers. Alors, pour mieux l’atténuer il l’évoque d’emblée :

Bien qu’elle se soit refusée – par l’arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers du 30 mai 1930 – à voir dans les décrets de 1926 l’énoncé de principes contraires à ceux qu’elle avait personnellement consacrés, votre jurisprudence n’a pas pu ne pas interpréter ces décrets comme une incitation à élargir au maximum la notion des « circonstances particulières de temps ou de lieu », qui, selon vos dernières formules, étaient susceptibles de justifier la création d’une régie municipale.

Et pour mieux déformer le libéralisme de Nevers, il va lui aussi travailler la notion d’intérêt public pour justifier une nouvelle manière d’être économique de l’État.

« Que commandait l’intérêt public ? Telle est, selon nous, la question que vous devez-vous poser chaque fois que vous êtes saisis d’un recours, que ce recours vise la création d’une régie normale ou que, comme en l’espèce, il soit dirigé contre le refus de suppression d’une régie déjà existante ». Puis il ajoute, pour filer son raisonnement, « De quels éléments faire état pour rechercher si “l’intérêt public” justifie le maintien ou exige la suppression d’une ancienne régie ? ». Après à nouveau avoir souligné l’intérêt financier, Rivet en vient aux circonstances de 1927 : « le souvenir des incidents de 1927 eût-il été suffisant pour légitimer le maintien de la boucherie municipale de Millau en 1929, alors que, dès le lendemain de la constitution de la régie, le commerce libre avait rouvert ses portes, en se soumettant à la formalité soi-disant intolérable du bulletin de vente ? ». Pour répondre, Rivet développe :

Mais, si vous faites entrer en ligne la préoccupation d’éviter la fermeture d’un établissement dont les frais d’installation n’étaient sans doute pas encore intégralement amortis, et, dans une certaine mesure aussi, le désir de ne pas rompre un équilibre économique, dont profitait l’intérêt général, et dont les intérêts particuliers parvenaient à s’accommoder, semble-t-il, puisqu’aucune boucherie privée n’a fermé ses portes à Millau, depuis 1927. Si vous appréciez, en un mot la légalité de l’acte attaqué compte tenu de tous les éléments dont le Conseil municipal pouvait légitimement faire état, comme compris, à quelque degré, dans la notion d’intérêt public, vous devez, selon nous arriver à cette constatation que la « nullité de droit » invoquée, n’existait pas dans la délibération du Conseil.

Suivant ces conclusions, le rôle de régulateur assuré par le maire en créant la boucherie municipale ne sera pas dénié par le texte de la décision Lavabre. Dans un premier temps, le juge, alors que rien ne le lui imposait, estime légale la création de la régie. Dans un second temps, le Conseil d’État considère « que c’est également pour un motif d’intérêt public que, par sa délibération du 24 mai 1929, la Ville s’est refusée à opérer la suppression de ce service légitime dans son institution ». Quoique relativement laconique, la décision n’en comprend pas moins tous les éléments de la recomposition idéologique à l’œuvre. Le déplacement de la notion d’intérêt public permet de dépasser le laissez-faire pour légitimer – le mot légitime est dans la décision – l’État régulateur. Cela dit, si le rubicond néolibéral est franchi, certaines circonstances de l’espèce pouvaient encore laisser planer un doute sur la généralisation de cette approche. La décision d’Assemblée rendue le 24 novembre 1933 allait entériner ce déplacement idéologique.

Cette deuxième affaire concernait encore les boucheries, mais cette fois-ci à Reims. Pendant la guerre, la municipalité avait créé une boucherie municipale pour permettre l’alimentation de la ville. Puis, après la guerre, cette boucherie a été maintenue afin d’enrayer la hausse des prix mais aussi pour assurer la vente de viande frigorifiée. À cet égard, si ce n’est qu’en 1876 que l’allemand Carl Von Linde invente le réfrigérateur moderne, il deviendra très rapidement un enjeu majeur de l’alimentation générale, notamment après-guerre. Dans un pays en proie à la pénurie, une nouvelle technologie de conservation des denrées périssables ne pouvait que devenir un enjeu stratégique. À l’époque, on écrit :

Au point de vue général d’abord. Dans un pays comme le nôtre, tant éprouvé par la guerre, et où la cherté de la vie se fait si cruellement sentir, le premier devoir de chacun est d’éviter de perdre ce qu’il est si difficile de produire. Nous avons aussi un autre devoir à remplir, celui de ne se négliger aucun moyen propre à mettre en valeur, sans les épuiser, les richesses de notre sol et à faciliter le développement de notre expansion économique. Or, à ces divers titres, l’industrie du froid peut être un facteur important de notre relèvement national, et un moyen efficace de diminuer la cherté de la vie.

Pour autant, à Reims, les bouchers avaient refusé de vendre de la viande frigorifiée. Et la présence de cette boucherie municipale qui en vendait ne pouvait que justifier un recours au juge administratif pour contester l’existence de cette régie, ce que fit le sieur Zénard. Sur cette affaire, l’ensemble formé par les conclusions du commissaire du gouvernement Detton et la décision des juges est aussi particulièrement intéressant. Detton va prononcer des conclusions à connotations très libérales en proposant l’annulation des délibérations litigieuses. Et les juges ne suivront pas les conclusions en rédigeant une décision en rupture avec ce libéralisme.

L’argumentation du commissaire du gouvernement consiste à recentrer la jurisprudence du Conseil d’État sur la primauté de l’initiative privée et de la liberté du commerce et de l’industrie. Il écrit : « S’il s’agissait de la création d’une boucherie municipale motivée par l’intention de régulariser simplement les cours, vous annuleriez certainement cette mesure ». Il poursuit : « L’intention de lutter contre la vie chère par l’organisation d’une concurrence est une intention louable, vous ne sauriez l’admettre avec trop de prudence, en tout cas jamais de manière absolue ». Et enfin, pour conclure au rejet, il argumente que :

Pour autoriser ce maintien, il faudrait, abstraction faite de toute considération d’espèce, reconnaître à toutes les communes et dans tous les cas le droit d’organiser une concurrence permanente destinée à régulariser les cours. Or, nous ne pensons pas qu’une semblable atteinte à la liberté du commerce soit dans l’esprit de votre jurisprudence, ni que cette dernière doive être encore à ce point bouleversée.

Les conclusions sont relativement courtes mais empreintes d’un libéralisme aux connotations d’avant-guerre particulièrement prononcées. L’effet de contraste idéologique n’en est que plus fort à la lecture de la décision Zénard.

En effet, dans cette décision, pourtant rendue en excès de pouvoir, le juge va statuer au regard de l’évolution de la situation à Reims en rentrant dans un détail remarquable pour l’époque. Les juges énoncent d’abord que « la ville de Reims a été amenée pendant la guerre à créer un service de boucherie municipale afin de pourvoir, notamment après la fermeture des boucheries privées, à l’alimentation de la population » ; puis « que, toutefois, à raison des conditions particulières de la période de reconstitution, le conseil municipal de Reims a pu légalement maintenir pendant cette période de la boucherie municipale ». Le raisonnement du juge est ensuite celui d’une analyse de concurrence :

qu’il résulte de l’instruction que le fonctionnement de la boucherie municipale n’a pas eu pour effet de réduire le nombre de boucheries privées, qui au contraire est allé en augmentant ; que le service municipal ne s’est donc pas substitué aux boucheries privées, et que tout en assurant la fourniture au détail de viandes frigorifiées que les boucheries privées ne vendaient pas, il a simplement permis, en ce qui concerne la viande fraiche, une meilleure adaptation des cours du détail aux conditions économiques et, par suite, la régularisation des prix d’une denrée de première nécessité.

Ce qui permet au Conseil d’État d’estimer que « le maintien de la boucherie municipale par les délibérations attaquées était justifié par un intérêt public local ». Dans cette décision, le juge évalue les effets nocifs de la présence administrative sur le marché, en l’occurrence au regard du développement des boucheries. Plus encore, le juge administratif admet l’intervention de l’État dans la constitution du prix des denrées de première nécessité. Un maire peut prendre une décision afin de garantir « une meilleure adaptation des cours du détail aux conditions économiques ». L’État n’est plus l’étranger du marché, il en est le régulateur bienveillant tant concernant des marchandises qui y circulent – la promotion de la viande frigorifiée – que des prix qui y sont pratiqués.

Dans la décision Zénard, le juge lève ainsi les interdits libéraux pour adopter une approche néolibérale où l’État peut intervenir dans la construction du cadre concurrentiel. A. Mestre notera à l’époque le dépassement des frontières entre l’administratif et l’économique :

La doctrine classique reposait sur une séparation stricte entre l’ordre économique abandonné en principe à l’initiative privée et l’ordre administratif qui tend à l’intérêt général par des moyens de police. Le bouleversement qui a suivi la guerre et le déchaînement de la crise qui frappe les collectivités publiques au même titre que les individus ont ouvert des brèches dans la muraille qui séparait ces deux domaines.

Il explique ainsi que : « l’intérêt public mis au premier plan par l’article 1er du 28 décembre 1926 comprend donc aujourd’hui l’intérêt économique : les citoyens exigeants demandent à l’administration non seulement de l’ordre et de la sécurité, mais encore des facilités pour leur subsistance ». L’État voit donc son domaine de compétence étendu vers le commerce dont les effets peuvent être considérés d’intérêt public. Par voie de conséquence, les pouvoirs du juge administratif sont aussi considérablement élargis : « Le Conseil d’État, qui voit de la sorte ses pouvoirs de juge du fait s’étendre sur une vaste province nouvelle : l’appréciation du juste prix des denrées, n’a pas manqué d’entourer de toutes les précautions qui s’imposaient la formule singulièrement hardie qu’il a adoptée ».

Adam Smith avait écrit au sujet du prix :

Le prix de marché de chaque marchandise particulière est déterminé par la proportion entre la quantité de cette marchandise existant actuellement au marché, et les demandes de ceux qui sont disposés à en payer le prix naturel ou la valeur entière des fermages, profits et salaires qu’il faut payer pour l'attirer au marché.

Les décisions Lavabre et Zénard tiennent en échec cette affirmation. Le prix de marché de chaque marchandise est déterminé par la loi de l’offre et de la demande, sous le regard régulateur de l’État. En acceptant que l’État s’empare du fonctionnement du marché, le Conseil d’État a modifié ainsi le rôle économique de la puissance publique en même temps que la physionomie libérale du marché lui-même. Les deux instances ne sont plus prétendument séparées. Le droit public s’exerce aussi économiquement. Un tel déplacement néolibéral réarticule en profondeur la question de la liberté du commerce et de l’industrie et de son rapport à l’État. M. Foucault avait d’ailleurs désigné le néolibéralisme comme « une réorganisation interne qui encore une fois ne pose par l’État la question de savoir : quelle liberté laisser à l’économie ? mais qui pose à l’économie la question : comment est-ce que ta liberté va pouvoir avoir une fonction et un rôle d’étatisation dans le sens où ça permettra de fonder effectivement la légitimité d’un État ? ». R. Alibert qui ne disposait pas encore du mot néolibéralisme faisait donc figure de précurseur dès 1930 en écrivant :

Si le droit administratif est, au point de vue technique, entièrement soumis à l’idée de puissance publique et à ses dérivés, il doit parfois abandonner un peu de sa hauteur régalienne pour s’adapter aux faits, il le doit, parce qu’il est, dans la nation, non seulement le cadre légal où s’exerce cette puissance, mais encore l’armature juridique de l’organisation économique.

Considérer, comme le fait Alibert, le droit administratif comme l’armature juridique de l’organisation économique consacre cette subversion du rapport État/marché que les décisions du Conseil d’État n’auront de cesse d’approfondir au cours des années 1930. Le libéralisme ne cessera certes pas de s’exprimer durant cette décennie. La notion d’intérêt public est suffisamment amphibie pour se déplacer d’une idéologie à l’autre sans que la cohérence jurisprudentielle en paraisse altérée. Néanmoins, la régulation publique de l’initiative privée ne cessera pas de progresser. En 1935, les juges allaient faire prévaloir l’intérêt public, en la forme du droit de l’urbanisme, sur le libre jeu de l’initiative privée en matière de construction de logements. En 1937, la Haute juridiction ira même jusqu’à adosser l’intérêt général à « l’urgente nécessité pour les finances publiques de mettre fin à la concurrence désordonnée des transports ». Joindre les mots « concurrence » et « désordonnée » marquait l’effondrement de la foi en les vertus du laissez-faire. Le libéralisme perdra ainsi progressivement son emprise, à la faveur de cette nouvelle idéologie qui fait la part belle à l’État dans la direction du marché. Le mouvement idéologique se banalisera dans la culture juridique jusqu’à devenir non subversif pour les plus jeunes générations de juristes au seuil de la Deuxième Guerre mondiale.

C’est ainsi M. Debré, jeune auditeur au Conseil d’État qui écrira en 1938, à l’âge de 26 ans : « Il n’est pas douteux cependant que le contrôle général de l’économie soit à notre époque une partie essentielle de la mission de l’État ». Il affirme sans ambages : « Rappelons d’abord que l’attitude qui refuse à l’État le droit d’intervenir, sauf cas très exceptionnel, dans la vie économique est à l’heure actuelle aussi théorique que périmée, n’est-il pas plus satisfaisant d’améliorer sa pensée et son action ? ». La réflexion de M. Debré est dotée d’une puissante résonnance :

Les régimes démocratiques ne se maintiendront dans les années qui viennent, que s’ils savent adapter l’organisation politique et administrative de la nation à la mission que l’histoire et les circonstances actuelles obligent l’État à accepter. La direction de l’économie entre dans cette mission générale. […] Le problème n’est plus de savoir si l’économie de la France sera dirigée ou ne le sera pas : le choix n’existe qu’entre une direction hésitante, aux mains de nombreux pilotes qui suivent chacun leur voie, et une direction assurée par un seul et bon pilote.

Ces mots du jeune M. Debré traduisaient à la fois l’assimilation de cette idéologie mais aussi l’engagement dans une nouvelle séquence, avec de nouveaux dogmes économiques et politiques qui allaient eux aussi être plus tard tamisés par l’Histoire et l’éternel entre-deux qu’elle fait de nos présents. « Adapter l’organisation politique et administrative de la nation à la mission que l’histoire et les circonstances actuelles obligent » ; voilà donc un entre-deux qui s’éternise.

 

 

Pour P. Bourdieu, une « révolution symbolique » est une « révolution de la vision, des principes de vision et des principes de division ». Le passage d’un libéralisme à un néolibéralisme constitue à cet égard une révolution des principes de vision et de division au sujet du rôle de l’État. Principalement, la division entre l’État et le marché n’est plus assurée. Cette révolution fait leçon à plus d’un titre.

Tout d’abord, elle n’a pas les allures d’une révolution. Elle réalise la subversion des choses sous l’apparente immobilité des mots. La notion d’intérêt public a permis un déplacement silencieux, par petits pas, dont chacun est suffisamment léger pour être acceptable mais dont la somme produit la révolution. Chacun de ces petits pas, de ces petits écarts sémantiques, a été aussi décisif que les autres. Et ils ont été également d’autant plus efficaces qu’ils n’annonçaient pas individuellement le déplacement idéologique qu’ils servaient pourtant. F. Hayek proposait d’imaginer la faculté de revivre l’Histoire avec ce que nous savons d’elle une fois qu’elle a eu lieu. « Les choses nous paraîtraient bien différentes. Et des changements que nous remarquons à peine nous sembleraient très importants et souvent très inquiétants. » De ce point de vue, en droit, aucun écart sémantique n’est négligeable, il porte en lui un déplacement possible que l’étude de la technique juridique permet de montrer, et donc de porter à la discussion. Dans son ouvrage consacré au libéralisme économique, G. Chamayou explique que ce dernier se déploie selon une technologie politique qui permet de « faire en sorte que des micro-choix individuels travaillent involontairement à faire advenir au détail un ordre social que la plupart des gens n’auraient sans doute pas choisi s’il leur avait été présenté en gros ». La jurisprudence administrative contribue à façonner au détail un ordre social que l’analyse juridique permet de voir en gros, pour peu que l’on s’intéresse aux mouvements des petits pas langagiers.

Ensuite, le passage d’un libéralisme à un néolibéralisme ne s’est pas fait sous le patronage d’une théorie conceptuellement élaborée. Au contraire, les fondations théoriques du néolibéralisme n’ont été coulées qu’à partir de 1938. À cet égard, cette année marque la formulation conceptuelle du néolibéralisme, mais la réflexion qui en a accouché travaillait le monde libéral depuis l’immédiat Après-guerre. Au cœur de l’État, les acteurs du droit étaient eux-aussi pris dans ce questionnement et y répondaient depuis leurs positions institutionnelles et selon l’outillage langagier dont ils disposaient. Selon Durkheim, « en chacun de nous […] il y a l’homme d’hier […], nous ne le pensons pas, parce qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie inconsciente de nous-même ». Les juges ont avancé à notions constantes en partant du passé qui n’était plus vraiment vers le futur qui n’était pas encore. De ce point de vue, le droit voyage dans le temps par la magie de l’interprétation qui articule dans la fugace étincelle du présent, l’avant et l’après.

Enfin et plus profondément, la séquence traduit la recherche d’une nouvelle gouvernementalité dans et par le droit administratif. Il s’est agi d’élaborer par la technique juridique une manière d’être de l’État ajustée aux circonstances de l’époque. Le droit administratif n’y apparait donc pas tant comme le droit applicable à l’administration que la définition même de l’administration en fonction du rôle qu’on lui assigne. Si bien que le critère du droit administratif n’est peut-être pas à rechercher dans une notion juridique, mais plutôt dans l’idéologie de l’État à l’œuvre dans l’interaction des rapports de pouvoir dans et entre les institutions. Cette idéologie demeure située, relative, contingente, compromise, et toujours entre-deux.

 

Mickaël Lavaine
Maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale.