Ces écrits rassemblés dans ce volume ne pouvaient pas trouver meilleur accueil avec le titre qui a été conféré à celui-ci, Penser le droit constitutionnel, tant il définit avec justesse la manière dont Jean-Marie Denquin nous a transmis, tout au long de sa carrière, la connaissance de l’objet sur lequel il a toujours fixé une attention aigüe. Il l’a pensé en même temps qu’il l’enseignait, c’est-à-dire sans tenir ce qu’il savait pour des certitudes définitivement acquises. L’œuvre de notre auteur est une œuvre critique qui se tient rigoureusement à distance de deux travers préjudiciables de la pensée juridique : elle n’est ni une fastidieuse description du droit positif ni une idéologique prescription de ce que celui-ci devrait être. Telle est la subtile démarche de Jean-Marie Denquin vis-à-vis du droit constitutionnel qui, au fond, s’avère très kantienne : ni décrire ni prescrire. Voilà les deux écueils qu’il aura veillé à ne pas heurter en se préservant à la fois d’un empirisme sceptique qui pouvait le conduire à ne produire qu’un récit purement factuel et d’un dogmatisme intransigeant nous invitant à croire aux « vraies » essences du droit constitutionnel. Il faut, au contraire et en toute humilité selon lui, penser l’objet en question sans cesser de l’interroger.

Jean-Marie Denquin ne fait pas partie de ces auteurs qui adoptent une démarche « prescriptive » qu’on pourrait qualifier d’épistémologie « profil bas », c’est-à-dire peu rigoureuse mais très humaine, et par conséquent fréquente dans l’histoire de la pensée juridique, consistant à juger le droit positif à l’aune d’un idéal éthico-politique, tout en revendiquant pourtant une démarche scientifique. Mais il ne remplit pas non plus les rangs de ceux qui se contentent de restituer, sous la forme d’un discours narratif, le fruit d’une série d’observations exclusivement tirées de l’expérience et du savoir au risque de ne produire qu’un récit historique. S’appuyant sur une riche connaissance de l’histoire constitutionnelle, notre collègue nanterrois n’écrit pas explicitement pour enrichir celle de son lecteur ni pour l’écraser de son érudition mais, de façon beaucoup plus stimulante et désintéressée, pour s’en servir à des fins analytiques. Je ne dis pas que Jean-Marie Denquin avance sous la bannière de la philosophie analytique même s’il pourrait y prétendre sans rougir, compte tenu de son vif intérêt pour le langage et son usage en politique. Je voudrais plus exactement souligner le tropisme analytique de sa plume au sens, encore une fois, kantien du terme. Les longs et intenses raisonnements qui sont les siens se présentent, au fond, comme des jugements analytiques par opposition à ce que le penseur de Königsberg appelait des jugements synthétiques. Rappelons en quelques mots le sens de cette distinction.

En termes kantiens, le jugement synthétique est un jugement dans lequel le prédicat ajoute quelque chose au concept du sujet. « Ce mur est blanc » est un jugement synthétique car la notion de blanc n’est pas nécessairement contenue dans le concept de mur. Mais si le jugement synthétique enrichit la connaissance, il n’est pas scientifique dans la mesure où il n’est ni nécessaire ni universel puisqu’il existe des murs colorés différemment. Émis a posteriori, le jugement synthétique résulte platement de la seule expérience. Tel est le cas du discours exclusivement historique. À l’inverse, un jugement est dit analytique lorsque le prédicat ne fait que mettre en relief ce qui est déjà impliqué dans le sujet. Par exemple, « les corps sont étendus » est un jugement analytique car la notion d’étendue (le prédicat) est impliquée dans le concept de corps (le sujet). Logiques, les raisonnements analytiques n’enrichissent pas la connaissance du monde et ne nous apprennent rien de nouveau du point de vue factuel. Mais ils ont l’immense mérite d’être nécessaires et universels. Dans les sciences sociales, ces raisonnements déploient la logique qui se cache derrière l’apparence des phénomènes historiques et traduisent exactement l’effort que réalise Jean-Marie Denquin dans ses écrits. Celui-ci ne cherche pas spécifiquement à augmenter notre savoir sur de tels phénomènes car il ne revendique indûment ni le statut d’historien ni celui de sociologue mais, sous sa plume, nous découvrons bel et bien en quoi consiste l’effort théorique dans la littérature universitaire : comme l’indique l’étymologie du terme (theo orao), il s’agit de révéler le logos qui anime la chose dont la seule observation empirique ne permet pas d’aboutir à des raisonnements scientifiques et universels mais à des récits purement contingents qui ne résistent pas à la patine du temps. Les textes de Jean-Marie Denquin sauront relever le défi de l’obsolescence car l’auteur creuse à l’intérieur de ces récits qui ont alimenté avant lui notre connaissance historique tirée d’une abondante littérature et auxquels il ne dédaigne pas nous renvoyer, des galeries souterraines dans lesquelles il nous invite à réfléchir indéfiniment. Je voudrais à l’occasion de cette recension collective des principaux écrits de Jean-Marie réunis dans ce volume, poursuivre la réflexion que l’auteur a entamée en revisitant deux problématiques qu’il a soulevées tout particulièrement. Elles renvoient au débat théorique des constitutionnalistes sur les mutations contemporaines de leur objet, débat auquel notre auteur s’est lui-même mêlé : il s’agit de l’évolution du droit constitutionnel en tant que discipline académique (I) et de la question philosophique que soulève la notion contemporaine de « démocratie par le droit » (II).

 

I. L’évolution contemporaine du droit constitutionnel comme discipline

 

La « situation » du droit constitutionnel en France, n’a pas laissé l’auteur indifférent. Dans certains de ses travaux, il nous invite à reposer la question méthodologique de l’évolution de la discipline. Jean-Marie Denquin est de ceux qui ont été sensibles à la mutation progressive du regard que portent les constitutionnalistes sur un objet dont ils ont peu à peu relégué les aspects politico-institutionnels en privilégiant sa dimension contentieuse. Ainsi écrit-il :

Les constitutionnalistes aspiraient à être enfin considérés comme de vrais juristes dont la pratique ne se limiterait plus à d’innombrables controverses doctrinales, mais édifierait, en commentant les décisions d’un juge, une authentique jurisprudence. L’adjonction des « institutions politiques » à l’intitulé du cours avait été un progrès : leur suppression allait en être un autre. Les conséquences intellectuelles de ce choix sur le droit constitutionnel en tant que discipline ont-elles été heureuses ? Avec le recul il semble que non.

Ce sévère jugement porté sur le changement de paradigme imputable à la montée en puissance de la justice constitutionnelle est néanmoins assorti, chez l’auteur, du subtil constat selon lequel nous assistons, paradoxalement, à une promotion institutionnelle de la discipline et, dans le même temps, à sa banalisation académique. Si cette promotion institutionnelle résulte de l’élévation définitive de la Constitution au rang de norme opposable et justiciable devant les juridictions constitutionnelles, les constitutionnalistes peuvent en effet être tentés de revendiquer le primat de leur discipline sur toutes les autres branches du droit en invoquant la suprématie, au sein de l’ordre juridique, de la norme qui constitue l’objet premier de leur attention. Je me souviens des propos d’Olivier Cayla qui avait non sans humour teinté d’ironie, à l’occasion du quarantième anniversaire du Conseil constitutionnel, suggéré que les professeurs de droit constitutionnel puissent revendiquer la présence, au sein du jury d’agrégation de droit (public comme privé), d’un membre du Conseil constitutionnel en lieu et place d’un conseiller d’État ou d’un conseiller à la Cour de cassation, si tant est qu’une telle présence ne porte pas atteinte, ce dont il doutait fortement, au principe constitutionnel d’indépendance des professeurs d’université. Où l’on voit que la promotion du droit constitutionnel imputable à l’objectivation normative de la Constitution, louable en soi, peut renfermer les germes d’une fâcheuse prétention à l’impérialisme académique dont Georges Vedel avait montré, de façon convaincante, le manque de légitimité dans un article très critique à l’encontre de la notion, chère à Louis Favoreu, de constitutionnalisation des branches du droit.

Quoi qu’il en soit, la célèbre formule de ce dernier, selon qui la politique est désormais « saisie par le droit », traduisait, en contrepartie de cette promotion institutionnelle, une considérable banalisation que déplore Jean-Marie Denquin. Si l’irrationnelle souveraineté du politique se trouve reléguée dans l’ombre nouvelle du règne réputé objectif et rationnel de la norme, bien des années après le déclenchement de la querelle doctrinale entre Hans Kelsen et Carl Schmitt sur la question du gardien de la Constitution, ce néo-constitutionnalisme traduit la victoire, dans le droit positif, de la conception objectiviste et kelsénienne sur l’approche décisionniste et schmittienne de l’ordre juridique. Dès l’instant où toutes les grandes démocraties européennes, dont la France de la Ve République, confient à un juge plutôt qu’au chef de l’État la charge de régler les conflits d’interprétation de la Constitution, le droit constitutionnel parvient inéluctablement à se libérer de l’emprise du politique. Et la situation génère un paradoxe dont seule l’expérience américaine du contrôle de constitutionnalité des lois nous permet de lever le mystère. C’est qu’en élevant la Constitution au rang de norme suprême, l’État de droit assure d’un même geste la promotion et la banalisation du droit constitutionnel. Il en garantit la promotion car à l’évidence, ce droit devient le droit des droits, la source normative d’habilitation des organes de l’État d’où coule le fluide de la validité juridique, le distributeur ultime des compétences tant internes qu’internationales de ces organes et par conséquent le plus haut des droits tant dans l’ordre interne que dans l’ordre international. Mais en même temps, fût-elle suprême, pareille opposabilité conduit la Constitution, par cela seul qu’un juge en assure l’entretien exclusif, vers l’ordinaire destinée que vit n’importe quelle norme juridique dans l’univers du procès. Parce que le règlement des conflits qu’occasionne l’application de la Constitution ne s’opère plus systématiquement à nu dans le cadre du rapport de forces direct entre les politiques mais se conclut, de façon médiate, dans le prétoire du juge, la vie politique est maintenant rythmée par des enjeux juridiques dont la technicité prétorienne, analogue à celle qui irrigue les autres champs de la vie sociale, lui ôte sa part de romantisme et de gravité. Soumise au regard du juge, la vie politique se déploie sur un terrain qui n’a plus rien d’exceptionnel. Tenant le politique en respect, le droit constitutionnel paie son autonomisation en devenant un droit comme les autres. Le paradoxe est d’autant mieux compréhensible qu’il se trouve exacerbé aux États-Unis par la nature ordinaire du contrôle de constitutionalité. Terre d’élection du constitutionnalisme sur laquelle règne imperturbablement une Constitution jamais remise en cause, l’Amérique est pourtant ce pays dans lequel la justice constitutionnelle, exercée de façon diffuse par tous les juges qui appliquent – ou écartent – la loi, n’est pas aussi facilement identifiable qu’en Europe. Là où la Constitution est si ardemment gardée que chaque espèce litigieuse voit sa dimension constitutionnelle prise au sérieux, il ne saurait exister de contentieux constitutionnel dans la mesure où la distinction entre justice ordinaire et justice constitutionnelle y est inconnue. Le droit constitutionnel n’est jamais aussi ordinaire – et peut-être invisible – que lorsqu’il est partout. Mais la banalisation académique n’est pas le vice le plus grave dont le droit constitutionnel peut souffrir en amorçant son tournant contentieux. Le plus redoutable est le piège du juridisme et l’enfermement de la discipline sur fond d’exaltation de l’autonomie du droit. Voici qu’en même temps que la Constitution se voit conférer la signification objective d’une norme suprême, le constitutionnaliste aligne ses méthodes, dans l’intérêt qu’il porte à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sur celles du processualiste. S’il demeure permis, pour espérer un rééquilibrage épistémologique du droit constitutionnel, de compter sur le poids d’une contre-culture privilégiant la dimension politique du droit constitutionnel comme s’évertue à le faire, par exemple, la présente revue (Jus politicum), Jean-Marie Denquin participe incontestablement à cette sorte de résistance.

 

II. La notion contemporaine de « démocratie par le droit »

 

L’autre exploration en profondeur du champ de la discipline auquel nous invite Jean-Marie Denquin dans sa façon de penser le droit constitutionnel est la déconstruction de la notion de « démocratie par le droit » qui, au fond, se présente comme une justification théorique de cette révolution culturelle des constitutionnalistes en faveur de la dimension contentieuse de leur objet. Dans une première acception, Jean-Marie Denquin ne conteste pas la légitimité de cette expression qui ne désigne rien d’autre que l’évidence selon laquelle le peuple, dans une démocratie, ne saurait s’exprimer spontanément sans courir le risque de plonger la société dans le chaos, mais doit être mis en forme par le truchement du droit. C’est en ce sens que « le droit est consubstantiel à la démocratie » comme l’écrit notre auteur qui insiste à juste titre sur l’artificialisme à la lumière duquel doit toujours être compris le peuple. Celui-ci n’existe pas s’il n’est pas juridiquement construit.

C’est dans une seconde acception que Jean-Marie Denquin entend, en l’évaluant de manière éminemment critique, cette expression « démocratie par le droit ». Elle désigne cette fois la tendance, contemporaine de l’exaltation du rôle du juge dans nos démocraties, à réduire la démocratie à la garantie des droits fondamentaux. Sans vouloir remettre en cause, bien évidemment, la nécessaire protection des droits de l’homme dont toute démocratie libérale doit assurer le principe, Jean-Marie Denquin nous met en garde contre une illusion qu’a pu entretenir un tel réductionnisme au profit des droits fondamentaux dont chacun sait qu’ils ont contribué à démonétiser la notion de loi pour offrir à celle de norme, plus conforme aux exigences conceptuelles de l’État de droit, une plus grande visibilité : cette illusion se manifeste dans l’idée que les normes, par essence, préserveraient les hommes de l’arbitraire. Or, « seuls les hommes peuvent garder les normes », écrit-il et « il est illusoire, ajoute-t-il, de prétendre confier aux normes la garde des hommes ». Cette mise au point de l’auteur signifie qu’à ses yeux, rien n’est constitutionnel par nature – pas même les droits fondamentaux – dès l’instant où le contenu des normes, y compris constitutionnelles, dépend de ce que les hommes veulent y graver. D’où l’évidente vanité, selon Jean-Marie Denquin, de toute tentation d’insérer dans la Constitution une clause matérielle tendant à limiter le pouvoir de révision. Mais s’il n’y a pas de valeur qui soit ontologiquement constitutionnelle, il est néanmoins nécessaire, selon lui, « qu’existe un droit matériellement constitutionnel (puisque sinon, il n’y aurait rien, et notamment pas de hiérarchie des normes) ». Cette prise de position éminemment positiviste, qui nie toute ontologie constitutionnelle, est néanmoins le reflet d’un esprit heideggerien qui ne peut pas penser l’être du droit sans l’existence du droit constitutionnel : « le droit constitutionnel est comme l’être, qui est impliqué par tous les étants, mais n’implique aucun d’entre eux ». L’être du droit constitutionnel, par opposition à ses étants qui ne dépendent que de ce que les hommes désirent en faire, fait de Jean-Marie Denquin un auteur qui aurait saisi, peut-être malgré lui, toute la signification pratique que revêt la théorie kelsénienne de la Grundnorm. L’auteur l’écrit lui-même : « la norme suprême hypothétique est un postulat logiquement nécessaire, bien qu’inobservable, tout comme la liberté constitue dans la philosophie de Kant un postulat de la raison pratique ». La Constitution est cette norme qu’il faut, dans l’univers juridique, postuler comme norme inconditionnée à la lumière de la façon dont est appréhendé le libre-arbitre au sein du monde moral : nul ne peut éviter de la présupposer originaire pour pouvoir penser le droit constitutionnel.

Au fond, si la critique de la « démocratie par le droit » qu’entreprend notre auteur est une mise en garde très ferme contre toute dérive possible de sacralisation du droit à laquelle peut conduire ce qu’on appelle, à la faveur du tournant contentieux de la discipline, le « nouveau droit constitutionnel », elle ne saurait atteindre le postulat essentiel dont nous instruisent les enseignements du normativisme : l’idée de constitution originaire, affranchie de toute condition normative, n’est pas déduite de l’observation du monde juridique mais se présente comme l’expression d’un idéal régulateur sans lequel il n’est pas possible d’envisager l’existence de l’ordre juridique. Toute la dimension métaphysique de la Théorie pure du droit réside dans cette fiction. Une fiction qui n’est pas l’œuvre de la raison théorique mobilisée au service de la connaissance, sachant qu’il n’existe pas de norme supra-constitutionnelle positive, mais un postulat qui relève de la raison pure pratique. Pour supposer valide la Constitution historiquement originaire d’un ordre juridique, Kelsen s’était en effet égaré en revendiquant dans un premier temps une théorie qui énonce les conditions de possibilité de la connaissance dont le promoteur historique, Emmanuel Kant, revendiquait l’usage uniquement pour livrer une interprétation des faits donnés à nos sens à travers les lois formulées par les sciences de la nature. On sait en effet que le penseur de Königsberg prit ses distances avec l’empirisme sceptique de Hume pour conclure, en conférant à la métaphysique une fonction heuristique, qu’il fallait faire comme si la nature était régie par un Dieu ou par cet agent invisible qu’est la causalité. Nous y sommes : faire comme si. Sauf qu’en présence du droit, qu’il est impossible de connaître empiriquement sinon en adhérant à des théories totalement étrangères au normativisme, Kelsen utilisait cette méthode transcendantale au service d’une toute autre perspective qui est celle de la justification : il ne s’agit pas de connaître le droit, empiriquement insaisissable dès lors qu’on le réduit à un ensemble de normes, mais de rendre possible son existence tout en sachant que la validité (ce fameux « mode spécifique d’existence des normes » pour reprendre les termes de Kelsen) est une régression à l’infini. Faire « comme si » est alors un geste qui ne relève pas de la raison théorique mais de la raison pratique. C’est ici que la philosophie du comme si de Hans Vaihinger, à laquelle Kelsen eut ensuite recours pour énoncer la Grundnorm, est très utile car elle mit en lumière toute la dimension pratique de l’idéalisme transcendantal qui permit à Kant de déterminer, de façon a priori, indépendamment de toute connaissance, des idéaux régulateurs qui ne sont rien d’autre que des fictions. Le mérite de Vaihinger est d’avoir attiré notre attention sur la seconde critique d’Emmanuel Kant, la Critique de la raison pratique là où Kelsen nous égarait en croyant d’abord se servir avec bonheur de la Critique de la raison pure. Faire comme si un méta-pouvoir constituant imaginaire nous prescrivait d’obéir à la Constitution originaire est une démarche pratique qui s’adresse moins au savant juriste qu’au citoyen que chacun de nous est susceptible d’être. Cela fait partie de ces fictions que Vaihinger évoque, à l’instar de celle du libre arbitre sans laquelle nos lois n’auraient jamais pu instaurer le principe de responsabilité. C’est pourquoi, en invoquant à tort la théorie de la connaissance d’Emmanuel Kant avant de se raviser et de renvoyer à juste titre à des aspects de la raison pratique que Vaihinger range dans l’univers des fictions – que le législateur et le juge ont l’habitude de fabriquer tous les jours – Kelsen commettait un détournement de la raison. Je reste persuadé que la Grundnorm est un détour transcendantal qui relève de la raison pratique, et non de la raison théorique comme Kelsen le prétendait à tort, dans un premier temps, avant de revendiquer utilement l’héritage de Vaihinger. Elle fonctionne de manière analogue aux théories du contrat social et consiste à dire aux citoyens que nous sommes : « Faisons comme si le droit naturel existait ». Assumons ce mensonge – cette fiction – sans laquelle nous n’aurions aucune motivation d’obéir à la Constitution.

Mais le fait d’en inférer que les droits fondamentaux relèvent par nature du domaine constitutionnel alors que nul ne saurait, au demeurant, en proposer une définition objective et définitive, constitue un saut qualitatif de type substantialiste dont Jean-Marie Denquin n’est pas dupe, comme il l’a montré en soumettant à son examen la notion contemporaine de « démocratie par le droit ». Au fond, s’il est inconcevable, selon lui, de ne pas penser le droit constitutionnel et de ne pas recourir, pour ce faire, à la fiction de la norme fondamentale, il est irrecevable d’en prescrire une définition a priori. Mais penser le droit constitutionnel sans lui attribuer un contenu définitif en termes axiologiques, n’est pas, pour autant, frappé du sceau du nihilisme : c’est aussi, indépendamment de toute démarche intellectuelle, refuser d’envisager que la démocratie puisse s’en passer. Penser le droit constitutionnel est lui-même un geste a priori et n’est donc pas une entreprise purement spéculative.

 

Alexandre Viala

Professeur à l’Université de Montpellier. Directeur du cercop.