On réduit le plus souvent le rapport de Marx au droit à sa dimension critique. Celui qui avait étudié le droit à Bonn se serait ensuite, dans son œuvre, violemment retourné contre sa formation initiale. Dès 1843, le jeune Marx prend une série de notes critiques sur les Principes de la philosophie du droit de Hegel, et bien que le propos concerne peu la sphère juridique en tant que telle, il dénonce déjà l’application du droit privé de la propriété à la sphère de la souveraineté dans la légitimation hégélienne de la monarchie héréditaire. Mais cette même année, dans La question juive, il s’en prend directement et pour lui-même au principe de la propriété privée comme base fondamentale des droits de l’homme modernes. Par la suite, à partir de L’idéologie allemande (1845), qui affirme que « le droit privé se développe en même temps que la propriété privée », Marx réinscrit sa critique du droit dans une critique de l’idéologie. C’est ainsi que dans l’Avant-propos à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), il classe les « formes juridiques » dans les « formes idéologiques » qui dérivent de la base économique et expriment les idées de la classe dominante dans le but de légitimer et d’exercer sa domination. Cette critique culmine dans la fameuse formule du Capital qui énonce que, dans l’Éden des droits de l’homme et du citoyen, « ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. » Loin d’opposer au droit bourgeois un droit alternatif, la Critique du programme de Gotha (1875) semble indiquer que la société communiste, caractérisée par l’abondance et par le respect des singularités individuelles de chacun, s’émancipe de la forme juridique et pose que « tout droit » est un droit de l’inégalité par nature, reléguant toute interrogation à son sujet aux « sornettes d’une idéologie juridique ».

Il paraît dès lors légitime de considérer que, face à la question « transformation ou suppression du Droit ? », Marx aurait opté pour « le second terme de l’alternative ». Si l’on devait synthétiser, par-delà ses évolutions, la critique marxienne du droit, on dirait que, à ses yeux, 1o le droit n’a aucune autonomie, puisqu’il dépend de rapports économiques plus fondamentaux, auxquels il doit son existence, son contenu et ses transformations ; 2o le droit est un instrument de domination de la classe dominante ; 3o le droit disparaîtra donc avec la révolution prolétarienne ; 4o par conséquent, seuls les idéologues bourgeois, et notamment Hegel, ainsi que tous les contractualistes (Hobbes, Pufendorf, Locke, Rousseau, etc.), ont pu penser le droit pour lui-même et le situer au cœur de leur analyse politique. On peut considérer que c’est là la compréhension la plus répandue de l’analyse marxienne du droit. On la retrouve aussi bien chez les juristes qui, comme Alain Supiot, font du marxisme l’un de leurs adversaires principaux, que chez les marxistes qui, à la manière de Louis Althusser, prolongent la voie tracée par Marx lui-même en répétant fidèlement que « tout Droit est par essence, en dernier ressort, inégalitaire et bourgeois ».

C’est pourtant cette idée communément admise que nous voudrions nuancer ici. Il ne s’agit pas pour nous de faire de Marx un théoricien du droit et de mettre au jour une conceptualisation en bonne et due forme de ce que serait, pour lui, un droit socialiste ou communiste. Notre intention est de montrer qu’il y a, chez Marx, sinon une théorie, du moins une pensée du droit, qui ressort non des textes de philosophie ou de critique de l’économie politique, mais des textes historiques, et notamment de son écrit consacré à La guerre civile en France, rédigé juste après la Commune de Paris. Nous verrons que cette pensée du droit peut s’exprimer en trois thèses, qui mettent en valeur un héritage hégélien trop souvent oublié lorsqu’on disserte sur le sujet : Marx pense le droit à partir d’une théorie générale de l’institution ; il place le droit du travail, et non uniquement le droit civil (auquel appartient le droit de propriété), au centre de ses analyses ; il subordonne la question juridique à la question politique, niant ainsi la neutralité présumée du droit. Cette étude est consacrée à mettre en évidence cette pensée du droit chez Marx lui-même (I), puis à la comprendre dans la perspective d’un dialogue avec Hegel (II).

 

I. Institutions, droit et politique dans La guerre civile en France

 

C’est essentiellement dans la troisième partie de La guerre civile en France que se fait jour un intérêt marxien profond pour le droit, qui en ce lieu précis de l’œuvre n’est nullement critique, mais est éloge de l’apparition d’une forme juridique fondamentalement nouvelle et originale : la commune. Après avoir rappelé, dans les deux premières parties, les circonstances historiques de la proclamation de la Commune de Paris, Marx en arrive à décrire pour elle-même l’innovation absolument centrale, au regard de l’histoire de l’humanité, qu’a constitué la Commune de Paris. Il inscrit immédiatement sa réflexion dans l’horizon de l’institutionnalisation d’un état de fait qui avait consisté en la prise du pouvoir par les ouvriers :

Ce qui avait rendu possible la résistance de Paris, c’est que, après le siège, il avait été débarrassé de l’armée et l’avait remplacée par la Garde nationale, en grande majorité composée d’ouvriers. Il fallait maintenant transformer ce fait en une institution.

En thématisant l’institution dans La guerre civile en France, Marx poursuit en réalité une réflexion de longue haleine sur la critique de l’individu bourgeois, qui s’illusionne sur son autonomie et ne voit pas que, en réalité, sa volonté et son existence subjectives sont médiatisées par le tissu institutionnel et normatif qui l’entoure. Ainsi, dans l’Introduction aux Grundrisse, Marx critique les « robinsonnades » et insiste sur le fait que l’illusion bourgeoise de l’individu autonome est elle-même un produit social et historique :

Plus on remonte loin dans l’histoire, plus l’individu, et donc également l’individu producteur, apparaît comme non autonome, comme appartenant à un tout plus grand : tout d’abord sous un mode tout à fait naturel dans la famille et dans la famille élargie en tribu ; plus tard dans la communauté, sous ses différentes formes, née de l’opposition et de la fusion des tribus. […] L’homme est un zoon politikon au sens le plus littéral, non pas seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut se faire individu singulier que dans la société. La production de l’individu singulier singularisé en dehors de la société […] est une chose tout aussi absurde que le serait le développement du langage sans des individus vivant ensemble et parlant ensemble.

Dans La guerre civile en France, le terme d’institution résume précisément cette médiatisation de l’individu par un ensemble de structures sociales réglementées qui lui préexistent (famille, communauté, langage, mais aussi État, usine, droit, etc.) et dans lesquelles il est intégré à la manière d’une partie dans une totalité plus grande.

Dans ce texte, la question de l’institution est tout à fait fondamentale, compte tenu du fait que Marx a précisé que « la classe ouvrière ne peut se borner à s’emparer de la machine toute montée de l’État pour la faire fonctionner à son profit. » Le pouvoir étatique bourgeois est constitué d’une série d’institutions, qui datent certes de la monarchie absolue, mais que l’avènement au pouvoir de la bourgeoisie a transformées en intensifiant leur fonction instrumentale au service de la classe dominante dans le but de favoriser l’exploitation maximale de la force de travail, recourant de plus en plus à cette fin à la violence répressive :

Au fur et à mesure que l’industrie moderne développait, agrandissait et rendait plus intense l’antagonisme entre le capital et le travail, le pouvoir central prenait de plus en plus le caractère de pouvoir national du capital sur le travail, d’un engin de despotisme de classe. Après chaque révolution qui marque une phase progressive dans la lutte des classes, le caractère purement répressif de l’État s’accuse de plus en plus.

Face aux institutions bourgeoises, Marx ne valorise pas l’abandon de la sphère institutionnelle, il ne prône nullement l’invention de formes politiques non institutionnalisées et non institutionnalisables. Tout au contraire, il analyse la manière dont le pouvoir ouvrier communard est parvenu à inventer des institutions en rupture avec celles de l’État bourgeois. À cette fin, il commence par souligner la suppression de l’armée permanente au profit du peuple armé et, plus loin, il affirme la suppression du clergé, la transformation de l’instruction publique ainsi que la soumission des agents de police à un strict contrôle du peuple. Il est remarquable pour notre problématique que Marx mette également l’accent sur la question de la représentation politique. Il note que, dans la Commune, les élus du peuple sont en permanence responsables devant celui-ci, ce qui signifie qu’ils sont révocables au cas où ils trahiraient leur mission. Il insiste en outre sur le dépassement que donne à voir la Commune de la traditionnelle division du travail entre travail manuel et travail intellectuel, entre citoyens passifs et professionnels de la politique, qui caractérise le fonctionnement bourgeois de la représentativité politique :

La Commune fut composée de conseillers municipaux choisis par le suffrage universel dans les différents arrondissements, responsables et révocables à court terme. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune n’était point un corps parlementaire, mais travailleur, législatif et exécutif en même temps.

Le pouvoir législatif se maintient par conséquent dans le modèle communard, et reste indexé à la forme représentationnelle, mais il ne constitue plus un « corps » propre. Il désigne bien plutôt le gouvernement des travailleurs par des travailleurs élus, qui changent régulièrement et sont constamment soumis à la vigilance du peuple. Marx précise à cet égard que tous les fonctionnaires, du poste le plus bas aux fonctions les plus élevées, sont « payés au taux du salaire du travailleur », et que cela s’accompagne de la disparition de toute forme de privilège pour les élus.

Loin d’être limitée à la seule échelle locale, cette forme de représentativité propre à la Commune était destinée à être étendue à une échelle nationale qui en reprendrait les principes de fonctionnement à un niveau plus large :

Dans une esquisse d’organisation nationale que la Commune n’a pas eu le temps de développer, il est dit clairement que la Commune était destinée à devenir la constitution politique du plus petit hameau et que dans les districts ruraux, l’armée serait remplacée par une milice nationale dont le temps de service serait très court. Les communes rurales de chaque arrondissement administreraient leurs affaires communes au moyen d’assemblées de délégués réunis au chef-lieu et ces assemblées enverraient à leur tour à la délégation nationale à Paris des délégués révocables et liés à leurs électeurs par un mandat impératif.

Marx va jusqu’à considérer que « l’unité de la nation » serait renforcée du fait de la « destruction du pouvoir central », puisque, au lieu d’être confisquée par un gouvernement isolé, elle marquerait enfin l’expression de toutes ses constituantes au niveau local des communes. Il ne se limite cependant nullement au niveau national et, fidèle à la vocation internationaliste du Manifeste du Parti communiste, il rappelle la portée internationale de la Commune de Paris et la nécessité d’une émancipation du travail à l’échelle mondiale.

Ce qui se joue dans ces lignes de Marx consacrées aux organes révolutionnaires de la représentation politique est l’idée paradoxale d’une forme communale indépendante de tout pouvoir central, l’exigence inouïe de penser la nation (entendue comme corps politique et social, et non comme corps racial) sans l’État, et la rigoureuse nécessité d’articuler les organisations locales et nationales à l’échelle internationale pour thématiser l’organisation mondiale des travailleurs. On parvient ici à l’idée d’un corps législatif disséminé à différents niveaux de l’existence sociale et qui serait chargé de voter les lois sans pour autant être réductible à une armée de fondés de pouvoir du capital. Se dégage alors la possibilité d’un droit qui soit autre chose qu’une simple idéologie et l’expression d’un rapport de domination.

Cette insistance de Marx sur une nouvelle forme de représentativité politique destinée à assurer un pouvoir législatif plus légitime apparaît ainsi comme le corollaire de sa remarque sur la transformation de l’instance judiciaire :

Les fonctionnaires judiciaires devaient être dépouillés de cette fausse indépendance qui masquait leur abjecte servilité envers tous les gouvernements successifs auxquels ils prêtaient des serments de fidélité successivement violés. Comme tous les autres serviteurs publics, les magistrats et les juges devaient être électifs, responsables et révocables.

C’est l’idée d’une justice réellement indépendante qui s’exprime ici, c’est-à-dire d’une justice qui, au lieu de servir les intérêts des classes dominantes, se contente d’appliquer la loi et qui, si elle dévie de sa mission, est elle-même justiciable devant le peuple.

Un pouvoir législatif véritablement représentatif des travailleurs d’un côté, une justice réellement indépendante de l’autre, telles sont les bases institutionnelles décrites par Marx pour l’exposition des changements profonds du droit sous le régime communard. Dans cette perspective, il est tout à fait significatif que l’auteur du Capital mette au premier plan les modifications du droit du travail. Il faut ici citer longuement Marx, qu’on a trop souvent lu comme un tenant de l’anti-juridisme, prônant l’abolition pure et simple du droit, alors qu’il se montre profondément admiratif des lois et décrets votés par les représentants du peuple lors de la Commune :

La grande mesure sociale de la Commune fut son existence même. Ses mesures spéciales ne pouvaient qu’indiquer les tendances d’un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l’abolition du travail de nuit des garçons boulangers ; la défense, sous diverses peines, aux patrons de réduire le salaire de leurs ouvriers en leur infligeant des amendes sous divers prétextes, pratique par laquelle le patron se fait législateur, juge, receveur pour escamoter l’argent ; la remise aux associations ouvrières, moyennant indemnité, de tous les ateliers ou fabriques en chômage, soit que leurs capitalistes respectifs se fussent enfuis, soit qu’ils eussent préféré se mettre en grève.

Ce rôle central accordé aux transformations du droit du travail n’est nullement un hasard, puisque c’est la raison d’être de la Commune elle-même que de renverser l’exploitation économique bourgeoise :

Oui, messieurs, la Commune prétendait abolir cette propriété spéciale à une classe qui fait du travail de tous la fortune de quelques-uns. Elle voulait exproprier les expropriateurs, elle voulait faire de la propriété individuelle une vérité par la transformation des moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui instruments tout-puissants d’asservissement et d’exploitation du travailleur, en de simples instruments de travail libre et associé.

C’est parce que la domination que prétend mettre en cause la Commune est de nature économique que le droit du travail se situe au centre des mesures juridiques énoncées par Marx comme révélatrices de la dimension enfin représentative du pouvoir ouvrier.

Il faut néanmoins être sensible à l’inflexion qu’implique cette mise en avant du droit du travail par rapport à une lecture traditionnelle des textes de Marx. Une part du marxisme officiel et dogmatique, qui systématise les énoncés de Marx sur la primauté de la base économique réelle par rapport à la superstructure idéologique, n’a eu de cesse de réduire les sphères politiques et juridiques aux seuls effets de transformations économiques tenues pour plus profondes et plus déterminantes. Ainsi Plekhanov, l’un des principaux représentants du marxisme mécaniste et économiciste, a pu écrire que Marx « demande quelles sont les causes déterminantes de la société civile, et il répond que c’est dans l’économie politique qu’il faut chercher l’anatomie de la société civile. Ainsi c’est l’état économique d’un peuple qui détermine son état social, et l’état social d’un peuple détermine à son tour son état politique, religieux et ainsi de suite. » On retrouve ici l’idée classique d’un anti-juridisme marxiste, reléguant le droit à une sphère dérivée du fait de son inefficience et de son caractère idéologique. Force est pourtant d’admettre que tel n’est pas le portrait dressé par La guerre civile en France.

Dans cet écrit, ce n’est pas tant l’évolution des forces productives et des conditions économiques de la production de la vie matérielle qui s’avère déterminante que la prise de pouvoir politique et les transformations juridiques que cette prise de pouvoir a permis d’obtenir. Marx énonce tout à fait clairement cette efficience de la politique et affirme que l’émancipation du travail ne saurait se jouer au seul niveau de l’économie :

La Commune était essentiellement le gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte entre la classe qui produit et celle qui exploite, la forme politique enfin découverte grâce à laquelle on arrivera à l’émancipation du travail. […] La Commune devait donc servir de levier pour renverser les fondements économiques sur lesquels repose l’existence des classes et par là leur gouvernement.

L’économie ne libère et ne se libère pas seule, elle dépend d’une action politique, qui elle-même, comme on l’a vu, agit au niveau du droit pour émanciper le travail et le libérer des chaînes capitalistes. Cette prise en compte du juridico-politique – sans doute plus marquée, il est vrai, dans les textes proprement historiques de Marx que dans d’autres écrits plus théoriques qui exposent une philosophie de l’histoire davantage centrée sur le déterminisme économique – donne assurément de la pensée marxienne une image moins traditionnelle et l’ouvre à un rapport inédit au droit.

Dans La guerre civile en France le droit acquiert un statut intermédiaire en jouant en quelque sorte le rôle de médiation entre, d’un côté, la politique et ses institutions et, de l’autre, le travail émancipé. L’indépendance de la justice, sur laquelle on a vu que Marx insistait, ne signifie donc pas une neutralité du droit. Ce dernier est mis au service de l’émancipation des travailleurs, dans une perspective de lutte contre l’organisation bourgeoise du monde. De là, on l’a noté, la centralité du droit du travail, puisque c’est en ce lieu précis de la législation que se joue cette médiation entre la politique et le travail émancipé.

On en arrive, finalement, à trois grands principes qui formeraient les bases d’une pensée marxienne du droit : 1o la réinscription de la réflexion sur le droit dans une pensée des institutions ; 2o la dépendance et la subordination du droit envers un objectif politique émancipateur qui est plus fondamental, certes, mais par la subordination auquel le droit trouva sa légitimité comme droit émancipé et émancipateur ; 3o la centralité du droit du travail, compte tenu de l’indexation de la politique émancipatrice sur l’émancipation du travail. Ces idées – une compréhension du droit depuis une pensée plus générale de l’institution, une surdétermination politique de la sphère juridique et judiciaire, et un lien consubstantiel entre administration du droit et société du travail –, n’indiquent-elles pas cependant un certain legs hégélien chez Marx, en particulier du Hegel des Principes de la philosophie du droit ? Malgré la critique radicale que Marx a proposée de ce texte hégélien dans sa jeunesse, et malgré toutes les différences qui peuvent exister entre les pensées politiques de Marx et de Hegel, peut-on déceler une orientation commune quant à leur conception du droit ?

 

II. L’héritage hégélien de la pensée marxienne du droit

 

Remarquons pour commencer que les Principes de la philosophie du droit peuvent être lus dans la perspective d’une théorie des institutions. L’interrogation principale qui guide Hegel dans cet écrit est de comprendre comment la volonté particulière des individus peut s’élever à l’universel, sans pour autant que la volonté universelle soit simplement imposée d’en haut et de l’extérieur aux individus. La solution hégélienne est de thématiser la manière dont les institutions (la famille, les corporations de travailleurs, les parlements, le gouvernement et la bureaucratie, mais aussi le droit et la sphère juridique dans son ensemble) parviennent à éduquer l’individu dans le sens de l’universel. Si Dieter Henrich a pu voir dans cette tentative un « institutionnalisme fort » au sein duquel la volonté subjective était entièrement absorbée par la volonté objective et universelle incorporée dans les institutions, Jean-François Kervégan a bien démontré qu’il s’agissait en réalité d’un « institutionnalisme modéré », qui permettait de donner toute son importance à la volonté subjective – ce que Hegel nomme lui-même « le droit des individus à leur particularité » – et à sa prise en compte par les institutions. Cet institutionnalisme modéré accorde une place fondamentale au droit, et s’il est vrai que Hegel pense que la sphère juridique n’incarne pas le plus haut degré de réalisation de la liberté humaine, cela n’implique pas une critique unilatérale de la juridicité, mais bien plutôt un « anti-juridisme faible », pour lequel la liberté est impossible sans les grands principes de ce que Hegel nomme « le droit abstrait » et leur particularisation dans le droit positif, au sein de la société civile.

Comment comprendre ce point ? Les Principes de la philosophie du droit donnent au terme « droit » une extension qui dépasse largement la sphère juridique, puisque, pour Hegel, le droit concerne la liberté en général. Le droit, écrit-il, est « l’être-là de la volonté libre ». En son sens hégélien, par conséquent, le droit recouvre toutes les sphères d’effectuation de la liberté humaine. Le droit au sens juridique est l’une de ces sphères. Encore faut-il saisir que Hegel traite de ce dernier à deux niveaux dans les Principes, dont l’articulation nous permet de comprendre l’inscription de la pensée hégélienne du droit dans une théorie des institutions.

Hegel consacre d’abord une partie à ce qu’il nomme le « droit abstrait », qui renvoie aux grands principes du droit privé et qui en expose les catégories fondamentales : la personnalité, la propriété, le contrat, le déni et le rétablissement du droit. Il s’agit d’une première étape dans l’objectivation de la liberté : la reconnaissance de la personnalité en chacun légitime le droit à s’approprier les objets du monde comme des propriétés et à les échanger dans le respect mutuel des personnes. Dans cette appropriation du monde, comme l’écrit Hegel, « la personne se donne une sphère externe de sa liberté ». Cependant, un tel droit est dit « abstrait » en deux sens : d’abord, au sens où il en reste à un stade de très grande généralité par rapport aux droits positifs concrets réellement en vigueur, et manque de ce fait de déterminations concrètes, qui seules permettent de le rendre effectif dans une société particulière ; ensuite, au sens où il apparaît comme quelque chose de séparé et de distinct par rapport aux institutions concrètes qui administrent le droit dans les sociétés, donnant ainsi l’illusion qu’un tel droit pourrait avoir une quelconque effectivité indépendamment des institutions du droit, aussi bien des systèmes législatifs qui élaborent les lois particulières que des systèmes judiciaires qui veillent à ce qu’elles soient respectées.

On comprend que le droit abstrait devra être rendu concret à travers des institutions et des contenus particuliers, propres à une société déterminée. De là sa limite, selon Hegel, qui ne critique pas pour eux-mêmes les grands principes dont est porteur le droit abstrait, mais qui souligne, en particulier contre le jusnaturalisme d’un Locke, d’un Rousseau ou d’un Kant, leur incapacité à instaurer, par eux-mêmes, une société concrète, dans laquelle ces principes sont toujours particularisés et dépendants d’institutions déterminées. Bien que Marx soit plus sévère envers le principe de propriété que ne l’est Hegel, qui ne remet jamais en cause sa légitimité, il n’est pas impossible de rapprocher la critique marxienne des droits de l’homme des limitations que Hegel pointe au sujet du droit abstrait : dans les deux cas, il s’agit de remettre en cause la pertinence de principes abstraits qui vaudraient pour eux-mêmes (la liberté, l’égalité, la propriété) et d’exiger leur réalisation effective à travers un droit concret, soit en raison d’une exigence de réalisation plus aboutie de la liberté, chez Hegel, soit dans la perspective d’une théorie de l’idéologie et d’une critique de la domination, comme c’est le cas chez Marx.

La particularisation du droit abstrait est traitée par Hegel dans la troisième partie des Principes de la philosophie du droit, à l’intérieur de la section consacrée à la société civile. Ses principes sont alors repris à l’aune de l’éthicité, qui désigne la sphère concrète d’objectivation de la liberté, à travers notamment « les lois et institutions » qui donnent un contenu déterminé à la liberté. Ces lois et institutions, Hegel les nomme « les puissances éthiques qui gouvernent la vie des individus ». Comme Marx le dira quelques années plus tard, Hegel affirme ici que l’individu autonome, uniquement régi par la volonté de son libre arbitre, est une illusion et que, en réalité, la volonté des individus est médiatisée par les institutions dans lesquelles ils vivent. Parmi ces institutions, l’administration du droit (Rechtspflege) joue un rôle important. Elle contient, d’une part, la particularisation du droit abstrait dans un droit positif, c’est-à-dire dans des lois au contenu déterminé qui règlementent la vie des individus :

Ce qui est en soi du droit est, posé dans son être-là objectif, c’est-à-dire déterminé par la pensée pour la conscience et admis familièrement comme ce qui est le droit et ce qui a validité, la loi ; et le droit est, par cette détermination, droit positif en général.

Contre les partisans d’un droit coutumier en effet, Hegel défend notamment l’idée d’un droit écrit, ouvert à la nouveauté et surtout consigné publiquement dans un code auquel chacun peut se référer. D’autre part, l’administration du droit repose sur l’institution judiciaire, le tribunal, qui assure la « connaissance » et l’« effectuation du droit dans le cas particulier ».

Bien que Hegel conçoive le tribunal comme une « puissance publique » et qu’il en attribue le bon fonctionnement à des fonctionnaires d’État, il est essentiel pour notre propos qu’il pense l’administration du droit comme une gestion de la société civile par elle-même. La société civile (die bürgerliche Gesellschaft) se détermine d’abord comme « système des besoins », c’est-à-dire comme la sphère de la « satisfaction » individuelle propre à la modernité. Sans doute Hegel insiste-t-il sur le fait que la société civile est régie par le principe de la propriété privée et indique-t-il que l’administration du droit a pour fonction « la protection de la propriété », mais il remarque aussi l’importance du travail en son sein. Le travail est non seulement le moyen par lequel les marchandises sont produites et peuvent être appropriées, ainsi qu’une source de revenu, mais il est aussi, selon Hegel, une objectivation majeure de la liberté, en tant que par le travail l’individu développe « une activité objective et des talents dotées d’une validité universelle ». Dans le travail, en effet, l’individu s’approprie le monde extérieur en le travaillant et par là développe un certain nombre de talents qui font l’objet d’une reconnaissance sociale – une reconnaissance dont Hegel fait des corporations de travailleurs le foyer particulier. Il faut en déduire que, dans les Principes de la philosophie du droit, la vocation du droit positif a certes pour vocation de protéger la propriété, mais que cette protection est indissociable d’une protection des travailleurs. Ainsi, lorsqu’il parle des corporations, Hegel entend montrer que ces associations de travailleurs ont pour tâche d’obtenir un certain nombre de « privilèges » légaux liés à chaque branche de métier, et la vocation des corporations est d’envoyer des représentants pour défendre les intérêts des acteurs de la société civile à l’assemblée législative. Le droit lié à la sphère du travail et aux intérêts de la société marchande constitue par conséquent une dimension essentielle du droit positif dans les Principes de la philosophie du droit, en tant que son administration est essentiellement une manière pour la société civile de s’auto-gérer. On voit, ici encore, comment Marx dialogue de manière critique avec Hegel : cette idée d’une autogestion de la société civile par le droit n’est pas étrangère au texte sur La guerre civile en France, mais là où le droit des communards abolit la toute-puissance de la propriété privée, en particulier la propriété privée des moyens de production comme base de l’exploitation capitaliste, la philosophie hégélienne laisse cette dernière indemne de toute critique.

Enfin, Hegel et Marx se retrouvent dans la subordination de la sphère juridique à un élément politique plus fondamental, à la différence notamment de la tradition du positivisme juridique et de son expression contemporaine, par exemple, chez Kelsen et ses continuateurs. Seulement, de nouveau, là où la politique se réduit pour l’un à l’existence de l’État, elle se traduit pour l’autre par une expérience démocratique plus radicale, qui prend sa source dans la base sociale des individus, et qui pour cette raison se passe de l’appareil d’État comme sphère relativement autonome par rapport à la société civile. Dans les Principes de la philosophie du droit, s’il est vrai que le droit est l’une des manières par lesquelles la société civile se rapporte à elle-même, la société civile ne saurait pour autant perdurer indépendamment de l’État :

La fin de la corporation, en tant que fin bornée et finie, a sa vérité (…) dans la fin universelle en soi et pour soi et dans l’effectivité absolue de celle-ci ; la sphère de la société civile passe, par conséquent, à l’État.

Seul l’État, pour Hegel, garantit l’existence d’un bien commun dans la société, alors que la société civile, en tant que sphère de la satisfaction, en reste à l’affrontement des intérêts particuliers, même organisés par branche de métiers au sein des corporations. Malgré ses organisations internes et ses ébauches d’intérêts collectifs, les membres de la société civile se détruiraient les uns les autres, comme dans l’état de nature chez Hobbes, s’il n’y avait l’État pour les ramener à un intérêt supérieur commun. Le droit positif, en tant qu’il est l’expression des lois élaborées par le pouvoir législatif et promulguées par le pouvoir princier, est l’un des moyens privilégiés par lesquels cet intérêt commun parvient à s’imposer à la société civile. « Le pouvoir législatif, écrit Hegel, concerne les lois comme telles, pour autant qu’elles ont besoin d’une poursuite ultérieure de leur détermination, et les affaires internes entièrement universelles quant à leur contenu. » Autrement dit, si Hegel pense bien l’administration du droit comme une fonction à part entière de la société civile, il pense que le contenu du droit, les lois, s’il veut être véritablement universel, doit venir de l’État, comme élément politique irréductible à la société civile.

Ce serait là le point d’achoppement le plus important pour tout rapprochement entre Hegel et Marx sur la question du droit et sur la subordination de celui-ci à une dimension politique plus fondamentale. D’un côté, Hegel affirme que « l’État est le rationnel en soi et pour soi » et que pour cette raison il est garant de l’intérêt général. De l’autre, Marx voit dans la destruction de l’État la plus grande réussite de la Commune. Comme le remarque Engels dans sa présentation du texte de Marx, dans un intertexte direct avec Hegel :

Dans la conception des philosophes, l’État est « la réalisation de l’Idée » ou le règne de Dieu sur terre traduit en langage philosophique […]. Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par une autre.

Nous avons vu que la critique de l’État, chez Marx, n’était pas synonyme d’une critique de la représentativité politique en général, pas même d’une représentation à l’échelle nationale. Il rejette en bloc, par contre, l’idée d’une sphère étatique relativement autonome par rapport à la société civile et dont il faudrait attendre l’intérêt général – surtout lorsque, dans la réalité, selon Marx, l’État est accaparé par les intérêts privés. La Commune, dans La guerre civile en France, abolit l’État parce qu’elle instaure le gouvernement des travailleurs par les travailleurs. Cet autogouvernement implique une forme de représentativité très contrôlée, mais elle se passe d’une caste de politiciens professionnels et de toute séparation tranchée entre une sphère sociale et une sphère politique – séparation qui permettrait la confiscation du pouvoir étatique par la classe dominante. Il est certain que, sur la question de l’État, on ne saurait réconcilier Hegel et Marx. Cependant, par-delà ce différend, les deux auteurs se rejoignent dans l’idée d’un primat du politique sur le juridique : primat du bien commun garanti par l’État pour Hegel, primat de la lutte politique pour l’émancipation (du travail) chez Marx.

Notre objectif, on le comprend n’est pas de réconcilier à tout prix l’hégélianisme et le marxisme. Certains éléments, en particulier les statuts de la propriété et de l’État, dessinent des trajectoires radicalement différentes, voire opposées. Pourtant, il semble que Marx retienne plus de Hegel que ce que ces divergences pourraient suggérer : une véritable pensée du droit réinscrite dans une pensée de l’institution, une centralité des enjeux liés au travail dans la considération du droit, et enfin une subordination de la sphère juridique à une dimension politique première. C’est sur ce legs que nous voulions mettre l’accent ici, sans faire de Marx un disciple de Hegel, mais sans, à l’inverse, nier un certain héritage.

 

Conclusion

 

Dans La guerre civile en France, Marx revient plusieurs fois sur les incendies produits par les communards : « Le Paris des travailleurs, dans son héroïque holocauste, s’est enveloppé dans les flammes des monuments. » Il rappelle qu’il ne s’agit pas d’une folie incendiaire, mais d’un simple « moyen de défense » face à la trahison versaillaise. Le Palais de justice de Paris, à l’époque, n’a pas échappé au feu. Qui a déjà été dans ses bibliothèques peut encore voir aujourd’hui les livres léchés par les flammes, témoins contemporains de cette bataille passée. Que ces livres aient survécu, que le Palais siège encore, cela n’a pas seulement pour sens la défaite de la Commune et le rétablissement de l’État de droit après l’insurrection prolétarienne. La signification profonde, symbolique au regard de l’histoire, de cette survivance, tient peut-être à ce que le droit ne disparaît pas dans les flammes du monde qui brûle. Nous avons essayé de montrer que Marx restait profondément attaché, non pas sans doute à une théorie, mais au moins à une pensée du droit. Malgré toutes les divergences qui peuvent la séparer de Hegel, nous avons également cherché à mettre en évidence la source hégélienne de cette pensée, qui saisit le droit à l’aune d’une réflexion plus générale sur les institutions, qui le maintient dans l’horizon du politique sans pour autant l’y dissoudre, et qui accorde au droit du travail une place absolument primordiale dans les sociétés modernes.

On pourrait objecter à notre analyse qu’elle néglige le contexte et la conjoncture dans lesquels La guerre civile en France a été écrite. Il est vrai que ce texte marque une « crise » dans la pensée de Marx, qui l’a essentiellement pensé comme un moyen de raviver le cœur des membres de l’Internationale ouvrière après la défaite sanglante de la Commune. Il est également vrai que, après cette crise, dans la Critique du programme de Gotha notamment, Marx a thématisé, dans la perspective d’une conception évolutionniste de l’histoire la dictature du prolétariat comme une phase de transition vers une société communiste qui, elle, serait affranchie du juridique. Tout cela n’hypothèque-t-il pas ce que dit La guerre civile en France du droit, de l’institution, de la représentation, de l’articulation entre les niveaux communal, national et international, etc. ?

Il est probable que notre propos ne puisse tout entier entrer dans une conception systématique de la théorie de Marx et qu’il est difficilement compatible avec d’autres moments de son itinéraire intellectuel. En ce sens, la pensée marxienne du droit est un instantané pris sur le flux ininterrompu d’une vie et d’une œuvre. Elle n’en est pas moins fidèle, selon nous, à un certain Marx, sinon à un certain marxisme. Cela principalement si l’on accorde, avec Étienne Balibar, que le rapport entre la phase de dictature du prolétariat et la phase communiste doit moins être compris comme le passage d’une étape de l’histoire à une autre, que comme une articulation dialectique qui pense ensemble une forme de gouvernementalité socialiste favorable aux travailleurs et la spontanéité politique du peuple indépendamment de toute institution gouvernementale.

Par-delà cette question de fidélité ou d’infidélité à la lettre et à l’esprit des écrits de Marx, peut-être peut-on en tout cas admettre que, dans un monde où les droits longuement et difficilement acquis au fil des deux derniers siècles, en particulier le droit du travail, se voient incessamment remis en cause et attaqué de toutes parts, une telle pensée du droit qui refuse sa neutralité politique et qui entend défendre la protection juridique des travailleurs au sein d’une conception globale des institutions sociales, reste sans doute d’actualité.

Jean-Baptiste Vuillerod

Jean-Baptiste Vuillerod est agrégé et doctorant en philosophie. Sa thèse, préparée sous la direction d’Emmanuel Renault (Sophiapol, Université Paris Nanterre), porte sur « L’anti-hégélianisme de la philosophie française des années 1960 ». Il travaille sur les diverses réceptions de Hegel dans le marxisme, dans l’École de Francfort, dans le féminisme, dans la philosophie contemporaine.