Les multiples dimensions de la critique marxienne du droit
1. Prémisses
Une réflexion sur la critique marxienne du droit doit faire face à une situation plutôt paradoxale. En effet, d’un côté, le thème du droit traverse l’ensemble de l’œuvre de Marx, et le marque en profondeur. De l’autre côté, Marx survole toujours très rapidement les questions juridiques, et il n’est pas facile de dégager une vision cohérente et systématique de ses textes. Les premières réflexions de Marx sur le droit remontent à l’époque où il était étudiant, inscrit à la faculté de droit ; mais on trouve des raisonnements beaucoup plus articulés dans les écrits libéraux et progressistes qu’il publie en 1842 et 1843 dans la Rheinische Zeitung. La critique qu’il adresse, en 1843, à la Philosophie du droit de Hegel touche à de nombreuses questions de droit public et de droit privé. Avec La Question juive qui, à notre avis, est un véritable point d’orgue dans le parcours de la formation de Marx, il affronte de nouveau et de façon énergique la question des droits, en développant une critique sévère des Déclarations des droits de l’homme et du citoyen élaborées pendant les années de la Révolution française, à partir de 1789.
Dans cette contribution, en laissant de côté tous les textes qui précèdent La Question juive, nous entendons nous arrêter sur les différentes approches du droit que l’on trouve dans l’œuvre de Marx depuis La Question juive jusqu’aux dernières années, en particulier la Critique du programme de Gotha : notre objectif n’est pas de procéder à une reconstitution exhaustive de la réflexion de Marx sur les questions juridiques, mais d’illustrer brièvement les différentes approches qui caractérisent la confrontation du penseur de Trèves avec ce sujet difficile.
Les points fondamentaux sur lesquels nous avons jugé opportun de nous concentrer et auxquels seront consacrées les prochains paragraphes sont les suivants : la critique de la conception libérale du droit, l’interprétation historico-matérialiste du droit en référence aux rapports de production, le rapport entre société bourgeoise et droit égal, la thèse du dépassement du droit et la réflexion sur le sens que prend, dans la société capitaliste, la lutte pour les droits. L’hypothèse de départ est que chez Marx cohabitent différentes approches du droit, qui ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles. L’objectif de l’article sera précisément de distinguer ces approches et de les illustrer rapidement.
2. Critique de la conception libérale du droit
Une première approche marxienne de la problématique du droit se trouve dans La Question juive. Faisons abstraction des nombreux problèmes que pose ce texte, pour n’examiner qu’un seul point : la critique des droits de l’homme et du citoyen énoncés par les révolutionnaires français de 1789 à 1795. Marx ne s’intéresse pas à une analyse historique des différentes Déclarations ni même aux différences, pourtant importantes, qui existent entre elles. Ce qui compte vraiment pour lui est de se concentrer sur une certaine idée du droit qui peut être dégagée de ces Déclarations, peut-être avec un certain forçage, et d’expliquer pourquoi cette idée de droit est erronée et ne le convainc pas. Ce que Marx fait, fondamentalement, lorsqu’il étudie les Déclarations, est, selon nous, d’essayer d’expliquer pourquoi la conception des droits de type libérale et lockienne est erronée. Il ne se soucie pas des autres dimensions de ces Déclarations, ce qui compte pour lui, c’est de mettre au jour une certaine vision du droit et d’en montrer les limites.
Voyons donc quelles sont les caractéristiques de la vision du droit que Marx réfute. Nous le répétons : la question (pour nous, dans le présent texte) n’est pas de savoir si Marx interprète exactement la pensée des révolutionnaires français, mais d’identifier les grandes lignes d’une certaine vision du droit (rejetée par Marx) et les critiques qu’il lui adresse. Une caractéristique de cette vision est, avant tout, la distinction entre les droits de l’homme et ceux du citoyen, et la manière dont ils sont articulés. Les droits de l’homme sont les droits de la personne privée ; les droits du citoyen sont les droits politiques : selon la vision libérale, ces derniers n’ont pas d’autre fonction que de garantir les premiers. La politique (dans la perspective de l’État lockien) ne peut pas remettre en cause les droits des personnes privées, mais doit se limiter à en assurer et en garantir le respect.
Mais quels sont ces droits de la personne privée auxquels la politique doit se soumettre et quelles sont leurs caractéristiques ? Tout d’abord, ils prétendent être supra-historiques, étant en l’occurrence déclarés « naturels et imprescriptibles ». En second lieu cependant, ils expriment des contenus très précis et qui ne sont pas du tout supra-historiques ; autrement dit, ils expriment, selon Marx, la manière de concevoir les rapports entre les individus caractéristique d’une société qui compte parmi ses institutions fondamentales la propriété privée, le marché et la concurrence entre les hommes. Les droits « naturels et imprescriptibles » de l’homme sont « l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété » (Marx cite la Constitution française de 1793). Mais comment sont-ils définis ? La liberté, l’un des points les plus importants, « consiste – selon la Déclaration de 1791 – à pouvoir faire tout ce qui ne nuit [pas à] autrui ». La liberté, ainsi, entendue comme le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, est la liberté égale pour chacun de jouir de la même liberté que celle dont jouit autrui. La loi universelle égale pour tous est l’instrument qui met en œuvre cette égalité de liberté comprise comme une limitation réciproque et égale. L’égalité, en effet (selon la Constitution de 1795 citée par Marx), « consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». En vertu de la loi universelle et de l’égalité juridique, la sûreté de la personne et de la propriété est garantie à chacun : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés ». Alors que le droit de propriété est défini comme le droit « qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
Qu’y a-t-il d’erroné dans cette conception « libérale » des droits fondamentaux ? Tout d’abord, pour Marx, la plus grande limite de cette vision réside précisément dans la manière dont le concept de liberté est compris. Deux points doivent être soulignés. Premièrement – c’est l’aspect sur lequel insiste le plus Marx –, la liberté de chacun est mise en opposition avec la liberté des autres : ma liberté se termine là où la vôtre commence. Entre les différentes libertés de chacun, il existe un lien de limitation réciproque, et non de promotion et de solidarité. C’est l’aspect le plus évident de la critique marxienne du concept libéral de liberté, mais c’est peut-être aussi le plus controversé, car s’il est vrai, comme le pense Marx, que ma liberté a besoin de la liberté d’autrui, il est également vrai, comme le prétendent les libéraux, que ces libertés peuvent entrer en conflit, et donc le concept de « limite » ne peut pas être évacué aussi facilement que le fait Marx.
En second lieu, même si cet aspect apparaît de façon plutôt implicite dans La Question juive, la limite de la conception libérale de la liberté réside dans son caractère, dirait-on aujourd’hui, « négatif ». Or, pour être libre, selon Marx, il ne suffit pas de disposer d’un espace « privé » protégé contre l’ingérence d’autrui et de l’État, mais il faut aussi disposer des moyens de jouir effectivement de cette liberté. C’est précisément ce concept de liberté « positive » qui reste étranger à la vision libérale de la liberté que Marx soumet à la critique. Pour Marx, la vision libérale des droits fondamentaux est donc affectée par des limites nombreuses et évidentes : elle subordonne les droits politiques aux droits « privés », réduisant ainsi, de fait, la souveraineté politique des citoyens ; elle défend un concept de liberté profondément limité et insuffisant ; elle absolutise comme « naturels » et supra-historiques des droits qui, comme la propriété privée, constituent en réalité des institutions historiques spécifiques, propres à un type de société déterminé, mais non à toute société possible.
Les points forts de la critique développée par Marx dans La Question juive sont mis en évidence de façon particulièrement pertinente par un chercheur anglo-saxon, auquel nous donnons raison :
There is much to credit Marx for within his approach to rights, and consequently freedom. First, Marx was right to criticize the liberal approach of his day to rights that stressed the freedom of the individual and paid no attention to the well-being of that individual as both an individual, and as a social animal. Marx’s attack on the conception of Man as something separate from, and opposed to, society as an empirical absurdity is valuable, as is his corresponding approach to freedom. By virtue of his work on rights, Marx formulates a classic criticism of a negative conception of freedom. He realizes that Man is not free, and will not become free by being « left alone ». Marx understood that « true » freedom is a social category, that the freedom of individuals requires not the absence of the interference of others, but the positive involvement of people in the lives of others. Put another way, not only is freedom a social category, but so are those concepts that are intrinsic to Man’s existence. In summary, Marx’s critique of rights is really a critique of the negative right to both non-interference from others or the state, and an absolute right to property. These rights are derived from what Marx thinks is a narrow and unwarrantedly individualistic model of Man which neglects Man’s nature as a social animal.
La critique marxienne laisse également un certain nombre de problèmes en suspens : la critique du droit « libéral » implique-t-elle une critique du droit en tant que tel ? Et comment penser le rapport entre la prétendue universalité du droit et les rapports de domination sociale ? Commençons par la deuxième question, avant de passer à la première.
3. Droit et « droit égal » dans la perspective du matérialisme historique
En acquérant, avec le texte destiné à rester inédit de L’idéologie allemande, un regard plus profond et sophistiqué sur la réalité historique et sociale, Marx approfondit également sa réflexion sur le lien entre le droit et les systèmes économiques et sociaux, réflexion qu’il avait déjà entamée dans La Question juive en montrant comment une certaine conception des droits est liée à un certain mode d’organisation (individualiste et propriétaire) de la société. Dans L’idéologie allemande, ce thème est repris et approfondi dans cette perspective historico-matérialiste que Marx résumera, plusieurs années plus tard, dans la célèbre préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique, récapitulant son itinéraire de pensée :
Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du xviiie siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique.
Marx poursuit en affirmant que, pour cette raison, les rapports de production constituent « la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées ». Comme il l’écrit dans L’idéologie allemande, « les rapports de production antérieurs des individus entre eux s’expriment nécessairement aussi sous forme de rapports politiques et juridiques ».
La thèse selon laquelle le droit appartient à la sphère de la « superstructure » peut sembler problématique à première vue. En effet, les rapports de production qui, pour Marx, constituent la base économique de la société, ne sont en rien différents des rapports de propriété, mais ces derniers ne sont précisément que la codification des premiers dans les diverses formes d’évolution historique du droit. Comme l’écrira Engels dans le Ludwig Feuerbach,
si l’État et le droit public sont déterminés par les conditions économiques, il en est évidemment de même aussi pour le droit civil, qui ne fait, pour l’essentiel, que sanctionner les rapports économiques normaux qui, dans les conditions données, existent entre les individus.
Les formes juridiques que prend la propriété dans les différentes périodes historiques font partie intégrante des rapports de production et, en ce sens, il peut sembler étrange d’attribuer le droit à la sphère sociale de ladite « superstructure ». Cependant, si nous ne prenons pas ces divisions quelque peu scolastiques d’une manière littérale, le sens de la réflexion semble absolument clair. Ce que Marx veut dire, c’est que les formes de propriété, et par conséquent les formes juridiques, changent et évoluent historiquement selon les besoins imposés par l’évolution de la production matérielle : le droit, de même que la philosophie et la religion, n’a pas d’histoire autonome, mais évolue en fonction des changements qui se produisent dans la production matérielle de la vie. Lisons par exemple ce que Marx écrit quand, dans L’idéologie allemande, il entame une polémique avec Max Stirner, qui, pour sa part, ne concevait pas la nécessité particulière et la détermination historique des formes juridiques :
la propriété privée est un mode de relations nécessaire à un certain stade de développement des forces productives, un mode dont on ne peut se débarrasser ni se passer dans la production de la vie matérielle immédiate tant que ne sont pas créées des forces productives pour qui la propriété privée devient une entrave et un obstacle.
La thèse selon laquelle le droit appartient à la superstructure ne signifie donc pas qu’il est peu important dans la construction de la structure sociale, mais que les formes qu’il prend et les changements auxquels il est soumis dépendent de la manière dont, compte tenu des circonstances dans lesquelles ils vivent, les individus organisent (obéissant à des nécessités objectives) la reproduction de leur vie matérielle. Selon Marx, cela est vrai tant pour le droit privé que pour l’organisation de l’État et le droit public. Un passage de l’autodéfense de Marx dans le procès contre le Rheinischer Kreisausschuß der Demokraten, publié dans la Neue Rheinische Zeitung du 25 février 1849, permet d’éclaircir ce point :
la société ne repose pas sur la loi. C’est une illusion de juristes. C’est au contraire la loi qui repose sur la société, qui doit être l’expression de ses intérêts et des besoins communs issus chaque fois du mode de production matériel contre l’arbitraire individuel. Voici le Code Napoléon, je l’ai à la main, il n’a pas engendré la société bourgeoise moderne. Bien au contraire, la société bourgeoise, née au xviiie siècle, trouve dans ce Code son expression légale. Dès qu’il ne correspondra plus aux rapports sociaux, il ne sera plus qu’un tas de papier. Vous êtes aussi peu en mesure de faire des anciennes lois la base de la nouvelle évolution sociale que ces lois anciennes l’ont été de faire l’ancienne situation sociale.
Mais revenons à la controverse avec Stirner. En ce qui concerne la question du droit, elle contient également d’autres considérations instructives, qui nous aident à mieux situer la perspective de pensée du philosophe de Trèves à ce sujet. Tout d’abord, Marx salue ces théoriciens « bourgeois » mais réalistes qui ont mis l’accent sur la source du droit dans le pouvoir ou la force. Marx rappelle que,
depuis Machiavel, Hobbes, Spinoza, Bodin, etc., dans les temps modernes, sans parler des auteurs anciens, on a présenté la force comme le fondement du droit […]. Plus tard en France, au xviiie siècle, en Angleterre au xixe, on réduisit le droit tout entier au droit privé, […] et ce droit lui-même à une puissance bien déterminée, celle des propriétaires privés.
Quelques pages plus loin, Marx revient sur ce point, lui donnant un développement plus large et plus intéressant :
Si on fait de la puissance, de la force, le fondement du droit, ainsi que Hobbes et d’autres, alors le droit, la loi, etc. ne sont que le symptôme, l’expression d’autres rapports sur lesquels repose la puissance de l’État. La vie matérielle des individus, qui ne dépend nullement de leur seule « volonté », leur mode de production et leurs formes d’échanges, qui se conditionnent réciproquement, sont la base réelle de l’État et le restent à tous les stades où sont encore nécessaires la division du travail et la propriété privée, tout à fait indépendamment de la volonté des individus. Ces conditions réelles ne sont pas du tout créées par le pouvoir d’État, ce sont au contraire elles qui créent ce pouvoir.
Que veut dire exactement Marx ? La signification de son discours est parfaitement explicitée par la suite. Les rapports que les individus construisent pour reproduire leur vie matérielle, rapports qui ne dépendent pas de leur volonté mais sont largement induits par les circonstances naturelles et historiques dans lesquelles ils vivent, impliquent toujours, dans l’histoire telle que nous l’avons connue jusqu’à présent, des formes de domination (et cela depuis la domination la plus ancienne et ancestrale, celle de l’homme sur la femme). Mais, ajoute Marx, et c’est là que le discours devient plus intéressant,
les individus qui exercent le pouvoir dans ces conditions ne peuvent donc, abstraction faite de ce que leur pouvoir doit se constituer en État, que donner à leur volonté déterminée par ces conditions précises, l’expression générale d’une volonté d’État, d’une loi, – et le contenu de cette expression est toujours donné par les conditions de leur classe, comme il ressort très clairement de l’examen du droit privé et du droit pénal.
Ainsi, la pensée de Marx sur la question du droit se formule dans les termes suivants : les rapports de domination établis sur la base des nécessités historico-économiques doivent être traduits en normes universelles derrière lesquelles on peut occulter leur origine, qui est une domination particulière. Les lois traduisent donc les formes de domination existantes, mais, justement parce qu’elles leurs confèrent une forme universelle, elles les font paraître comme rationnelles et « valables pour la généralité ». Plus encore : la traduction de la domination en droit ne produit pas seulement des effets de dissimulation idéologique, mais aussi d’autres conséquences sur lesquelles il convient de s’attarder. Une fois que leur pouvoir a été traduit en loi, les dominants eux-mêmes doivent s’y soumettre ; et cela signifie non seulement qu’ils doivent limiter leur domination (Marx n’insiste pas particulièrement sur ce point), mais aussi (aspect que Marx souligne) que chaque dominant est limité parce que les lois protègent l’intérêt général de la classe dominante, auquel l’intérêt de l’individu dominant doit être subordonné. Marx affirme que c’est précisément l’imposition de la volonté des individus « qui rend nécessaire la négation de soi dans la loi et le droit. L’abnégation est en réalité l’exception, l’affirmation de l’intérêt personnel la règle générale […] ».
La dialectique du droit consisterait donc dans le fait que celui-ci traduit la domination effective en norme universelle en même temps que, justement par cette métamorphose, il la limite. Cependant, Marx a tendance à ne voir qu’un aspect de cette limitation, celui qui concerne le rapport entre l’intérêt personnel de l’individu dominant et l’intérêt général de sa classe, mais ne fait que survoler la limite que la domination, transformée en loi, s’impose à elle-même.
Ces considérations, qui concernent, d’un point de vue très général, le rapport entre droit et pouvoir social, peuvent être complétées chez Marx par des réflexions plus spécifiques liées à la caractérisation particulière du droit dans la société bourgeoise. Le type d’ordonnancement qui, pour Marx, sert à organiser la société caractérisée par l’échange marchand et par la concurrence est ce qu’il appelle le « droit égal », qui s’affirme avec la modernité en supplantant l’ordre médiéval du « privilège ». Comme l’a signalé, entre autres, le chercheur italien Umberto Cerroni, Marx insiste beaucoup sur ce point, des œuvres de jeunesse à celles de la maturité. En effet, dans La Question juive déjà, le problème est précisément celui-ci : dans l’État moderne, il ne doit plus y avoir de privilèges ou de statuts particuliers (par exemple, des statuts différents pour les juifs et les chrétiens), mais tous doivent être égaux devant la loi et participer au même titre à la vie économique et politique ; c’est précisément cette transition du privilège au droit (c’est-à-dire, pour nous, au droit égal) qui marque la transition vers la modernité et qui est symbolisée par la Révolution française et sa dyade de liberté et d’égalité.
Comme Marx le répète à de nombreuses reprises, par exemple dans les pages contre Stirner de L’idéologie allemande, le mode de production médiéval a son « expression politique » dans le « privilège », tandis que l’expression du mode de production moderne « est le droit pur et simple, le droit égal ». La raison de cela – du point de vue de Marx – est très simple : l’économie marchande capitaliste, qui repose sur la vente et l’achat libres non seulement de biens, mais aussi de force de travail, exige que chacun se rapporte aux autres en tant que propriétaire (de capital, de biens ou de force de travail) individuel libre entre lesquels existent uniquement des rapports contractuels volontaires (contrairement à ce qui se passait sous les formes antiques de servitude). Dans la société bourgeoise en effet, tous sont des propriétaires libres juridiquement égaux, des citoyens libres qui entrent en concurrence sur un pied d’égalité pour former la volonté de l’État. Et c’est précisément en soulignant le lien entre la société marchande et le droit égal que Marx conclut la deuxième partie du Premier livre du Capital : « la sphère de la circulation ou de l’échange des marchandises, entre les bornes de laquelle se meuvent l’achat et la vente de la force de travail », constitue un « véritable Éden des droits innés de l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, Égalité, Propriété et Bentham ». Cette image se renverse complètement, cependant, quand l’ouvrier franchit les portes de l’usine, où règne la domination la plus inflexible du capital sur le travail.
4. Droit ouvrier, droit socialiste, dépassement du droit
S’il est vrai que le droit dans la société bourgeoise est essentiellement fonctionnel dans la mesure où il sert au maintien de la domination du capital sur le travail, il est également vrai, et Marx lui-même ne peut qu’insister sur ce fait, que le droit est un terrain d’affrontement. La lutte que les travailleurs mènent contre les capitalistes pour limiter leur exploitation, qui est d’abord une lutte syndicale ou industrielle, doit se transformer pour Marx (et se transforme, de fait) en une lutte politique, c’est-à-dire une lutte pour obtenir de l’État des mesures législatives qui fassent obstacle à la superpuissance capitaliste et défendent les travailleurs. Que le droit devienne un terrain d’affrontement, Marx le montre notamment dans le chapitre du Capital consacré à la lutte pour la limitation de la journée de travail. Pour se défendre contre l’exploitation,
les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre eux et leur espèce à la mort et à l’esclavage. Le pompeux catalogue des « droits inaliénables de l’homme » sera ainsi remplacé par une modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi […].
La loi promulguée par l’État n’est donc pas seulement un instrument de domination entre les mains de la classe propriétaire, mais peut aussi devenir un levier pour combattre les rapports de domination. Marx ne manque pas de souligner ce point, mais il ne lui confère certainement pas toute l’importance qui lui est due, car, selon son point de vue, les règlementations de la société capitaliste ne doivent pas être simplement modifiés par une législation progressiste et réformiste, ils doivent être franchement dépassés, parce que leur dépassement est le seul moyen de se libérer vraiment des formes de domination et d’aliénation qui leur sont sous-jacentes.
Marx évite presque toujours de s’attarder sur les formes d’organisation qu’une société post-capitaliste devra se donner, mais c’est justement pour cette raison qu’il convient d’examiner rapidement l’un des textes dans lesquels il propose directement une description de la manière dont fonctionnera, pour l’essentiel, une société socialiste : la Critique du programme de Gotha, écrite en 1875 pour contester les lignes directrices du nouveau parti unifié des ouvriers allemands auquel le congrès de Gotha allait donner vie. Selon le programme alors projeté, la nouvelle société repose sur la propriété collective des moyens de production et les différentes tâches individuelles y sont réparties dans les différentes branches d’activités nécessaires à la reproduction matérielle de la vie, non par la médiation du marché, mais de manière consciente et selon un plan commun. Chaque travailleur fournit à la société un certain nombre d’heures de travail et retire du fonds commun une quantité de biens de consommation proportionnelle aux heures travaillées. Cependant, le producteur, souligne Marx, ne reçoit pas de la société ce que les socialistes vulgaires appellent le « fruit intégral du travail », car, avant de distribuer les biens destinés à la consommation individuelle, tout ce qui est nécessaire à la reproduction générale de la société doit être déduit du produit total, de la fourniture de biens publics aux retraites, l’assistance aux personnes handicapées, etc. Une fois ces déductions effectuées, le produit est réparti entre chaque travailleur à proportion des heures de travail qu’il a effectuées. Par conséquent, dit Marx, même si, ici, il n’y a plus d’échange de biens, le principe qui domine n’est pas différent de celui de l’échange marchand : ce que vous recevez est proportionnel à ce que vous donnez. Même dans la société socialiste ainsi déterminée par le programme de Gotha, il y a donc quelque chose que nous pouvons encore appeler le droit égal, et donc le droit bourgeois : chacun ne reçoit ni plus ni moins que ce qu’il a donné, le principe de l’échange d’équivalents reste la règle. Plus encore : ce principe s’affirme ici réellement pour la première fois, car il n’y a plus de captation capitaliste de la survaleur. Paradoxalement, le socialisme apparaît comme une réalisation du droit égal.
Qu’est-ce qui ne va pas alors ? Pour Marx, la réponse est très simple : dans la société bourgeoise comme dans la société socialiste des ouvriers allemands, le droit égal produit en réalité des conséquences anti-égalitaires et finit par devenir une confirmation de privilège. Sa faute originelle est en effet de traiter comme égaux des individus qui sont, de fait, chacun considéré dans sa singularité, profondément inégaux. En réalité, en vertu de la règle du droit égal, ceux qui ont de nombreux besoins recevront, s’ils ont fourni un travail égal, les mêmes biens que ceux qui ont des besoins plus modestes. Ceux qui sont en mesure de fournir moins de travail recevront une plus petite part des biens de consommation, même s’ils ont plus de besoins, etc. « Pour éviter tous ces inconvénients, écrit Marx, le droit devrait être non pas égal, mais inégal ».
⁂
Nous voici arrivés à la conclusion de notre raisonnement. Une organisation juridique de la cohabitation sociale (et en premier lieu de la production et de l’échange des biens nécessaires à la vie) sera toujours compromise, selon Marx, par son besoin de traiter des individus différents selon des typologies abstraites, donc réductrices et égalitaires, pour le plus grand tort de ces individus. Mais existe-t-il des alternatives ? D’un point de vue purement théorique, on peut dire que, comme nous l’avons vu avec la construction de l’État-providence dans la seconde moitié du xxe siècle, le droit égal n’est pas nécessairement rigide et normalisé, comme il apparaissait au moment où Marx écrivait ; au contraire, les réglementations régissant la distribution des biens, l’accès aux services, la fiscalité ou les allocations de revenu peuvent devenir extrêmement sophistiquées, se différenciant jusqu’à un degré extrême. Le droit égal du xixe siècle est devenu, à l’époque de l’État-providence, infiniment plus différencié et complexe, très semblable au « droit inégal » sur lequel Marx ironisait. Marx, cependant, ne pouvait pas voir et n’imaginait pas ces développements qui peuvent atténuer, mais ne suppriment pas, la nature typifiante et abstraite (donc anti-égalitaire) du droit. De ce fait, les conclusions auxquelles il est parvenu sont très singulières : dans son laborieux processus de développement, toujours marqué par l’héritage de la société bourgeoise, la société socialiste a besoin du droit égal et reste pour cette raison profondément défectueuse. Mais les choses seront différentes lorsque, au cours de son développement, des conditions seront créées pour qu’une organisation juridique rigide ne soit plus nécessaire :
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Le texte ne laisse pas beaucoup de doutes interprétatifs : le but est d’arriver à une société où la coopération sera spontanée (le travail comme premier besoin de la vie) et émancipée du principe « bourgeois » d’équivalence et du droit égal (recevoir autant que ce que l’on donne). Le principe le plus élevé prévaudra, où chacun contribuera selon ses capacités et recevra selon ses besoins. Ce qui est aussi (bien que Marx ne le dise pas, et peut-être ne le pense-t-il pas) le seul principe vraiment égalitaire, parce que la distribution selon les besoins implique que chacun atteigne un niveau égal de satisfaction. Même dans cet ouvrage d’un Marx de la maturité et non « juvénilement » utopiste, la perspective semble être celle de dépasser le droit dans le sens d’une coopération immédiate et spontanée. Mais les difficultés dans lesquelles cette réflexion marxienne reste enchevêtrée sont évidentes : d’un côté, il est difficile de comprendre comment une société moderne, étendue et complexe peut fonctionner sans règles juridiques sophistiquées. D’un autre côté, la réflexion marxienne paraît en proie à une antinomie qui en souligne les limites : la société socialiste raisonnablement concevable reste selon Marx profondément défectueuse ; mais son dépassement dans un véritable « communisme » semble dépendre de conditions extrêmement improbables, de l’avènement d’une sorte de royaume d’Éden de l’abondance auquel il semble difficile d’imaginer que Marx lui-même eût pu croire.
Stefano Petrucciani
Professeur de philosophie politique à l’Université La Sapienza de Rome. Président de la Société italienne de philosophie politique, il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment Introduzione a Habermas (Rome, Laterza, 2000), Modelli di filosofia politica (Turin, Einaudi, 2003), Introduzione a Adorno (Rome, Laterza, 2007), Marx (Rome, Carocci, 2009), Democrazia (Turin, Einaudi, 2014), Marx critique du libéralisme (Sesto San Giovanni, Mimésis 2018).