La dénonciation vigoureuse du « socialisme de juristes » par Engels et Kautsky ne peut qu’hypothéquer la compréhension que l’on a de la critique marxienne du droit, dès lors qu’on l’appréhende sur la base des postulats du matérialisme historique. Celui-ci, explicitement thématisé par Marx dans la Préface à la Contribution de 1859 comme le résultat de la « révision critique de la Philosophie du droit de Hegel », impose en effet de refuser toute autonomie aux rapports juridiques et aux formes de l’État, et de les considérer à partir des « conditions d’existence matérielles » où ils prennent racine. Mais, par ailleurs, outre qu’il subordonne l’intelligibilité du droit à celle des conditions de la production, le matérialisme historique impliquerait de refuser en bloc toute « conception juridique », dans la mesure où celle-ci, selon l’interprétation d’Engels et Kautsky, ne fait que refléter « les conditions économiques d’une société donnée » : en tant qu’il est une forme idéologique, le droit ne peut qu’être dépassé, et les questions de justice laissées à l’appréciation de l’histoire.

Sur fond d’une telle lecture, qui accorde à la thématisation du matérialisme historique un rôle central dans l’évolution de la pensée de Marx, on comprend aisément que l’on puisse reprocher à celle-ci de n’avoir pas su prendre au sérieux le « moment juridique de l’émancipation », au double sens du rôle pratique du droit dans les luttes politiques, et de son statut normatif au sein de la critique de l’économie politique. C’est d’ailleurs autour de ces deux axes que la discussion contemporaine s’est principalement cristallisée, à travers la question de savoir, d’une part, quelles sont, au regard des politiques d’émancipation, la portée et les limites de la critique des droits de l’homme chez le jeune Marx et, d’autre part, notamment dans le champ du marxisme analytique, s’il est possible de déterminer une théorie de la justice sous-jacente à la critique de l’économie politique. Mais ce faisant, la question de savoir en quoi consiste exactement la critique du droit chez le Marx de la maturité semble éludée. Or, sans refuser ce que Marx affirme lorsqu’il expose en 1859 la démarche propre au matérialisme historique, il semble fécond de revenir sur le statut exact de la critique du droit au sein de la critique de l’économie politique, c’est-à-dire dans Le Capital, afin de la préciser, et ce indépendamment de l’enjeu consistant à mettre au jour ses fondements normatifs, et notamment moraux.

La critique de l’économie politique fait-elle obstacle à la saisie de ce qui, dans le droit, est susceptible de transformer le rapport de classes ? Pour répondre à cette question, il convient selon moi d’identifier précisément ce qui est dénoncé par Marx dans le livre I du Capital comme relevant du droit, et je défendrai la thèse selon laquelle il s’agit avant tout des « rapports juridiques », que l’on gagne à distinguer, comme le fait Marx lui-même dans la Critique du Programme de Gotha, des « concepts juridiques ». Cette critique des rapports juridiques est une critique singulière : elle vise l’incapacité du droit positif à exprimer « l’injustice » ou le tort (Unrecht) qu’est l’exploitation de la force de travail, et elle attribue moins cette incapacité à la forme juridique elle-même, comme le suggère Evgeny Pašukanis, qu’à la façon dont le fétichisme économiste, en affectant le mode de conceptualisation de la propriété, la réduit à exprimer la « loi de l’échange marchand » et à fonder comme équitable le rapport salarial.

 

I. Quelle critique du « droit » ? Le rapport juridique de la propriété privée au centre de l’échange marchand

 

La critique de la philosophie du droit joue, on le sait, un rôle crucial dans l’évolution de la pensée de Marx. Selon l’itinéraire théorique que retrace la Préface à la Contribution de 1859, le matérialisme historique apparaît comme le résultat de la critique du « Droit », tel qu’il est conceptualisé dans l’idéalisme hégélien. La « révision critique de la Philosophie du droit de Hegel » aboutit « à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles » de la société civile. Selon la démarche propre au matérialisme historique, la superstructure juridique et politique (les rapports juridiques et les formes de l’État) n’est intelligible qu’à partir des conditions de la production – c’est-à-dire des rapports de production tels qu’ils entrent, en un moment historique donné, dans un rapport déterminé aux forces productives.

Dans leur texte sur le Socialisme de juristes, Engels et Kautsky en déduisent que, selon « la conception matérialiste de l’histoire », « les concepts juridiques […] de l’homme sont déduits, en dernière analyse, des conditions économiques de son existence ». Dès lors, le droit « ne reflète jamais que les conditions économiques d’une société donnée ». C’est cette place du droit comme reflet idéologique, superstructure déterminée par les conditions économiques ou conditions de la production qui, selon une telle analyse, explique que la « conception juridique » elle-même soit frappée d’inanité, et que la question de la « justice » des conditions de la production cède le pas à celle de la « légitimité historique » des modes d’appropriation. Pourtant, Marx lui-même semble plus nuancé lorsqu’il évoque, dans sa Critique du Programme de Gotha, l’incapacité des concepts juridiques à régler les rapports économiques : si les concepts juridiques ne peuvent transformer les rapports économiques, ce n’est pas parce qu’ils sont leurs produits. Loin d’identifier les concepts juridiques aux rapports économiques, Marx réaffirme la nécessité de penser la façon dont les rapports juridiques (et non les concepts) naissent des rapports économiques. L’interprétation des concepts juridiques comme de simples reflets des rapports économiques dont ils découleraient échoue à saisir une relation plus complexe entre rapports économiques, rapports juridiques et concepts juridiques.

On peut commencer par préciser le lien entre rapports économiques et rapports juridiques, tel qu’il apparaît dans la critique de l’économie politique du premier livre du Capital. Marx y thématise en effet la manière dont le rapport juridique de la propriété privée, tel qu’il se constitue sur la base d’une conception bien spécifique de celle-ci, est la condition de possibilité de l’échange marchand. Il procède en définissant l’échange marchand comme un rapport juridique, puis en reconduisant ce rapport au rapport économique qui lui est sous-jacent.

Au début du chapitre II, « le processus de l’échange », Marx thématise l’échange marchand à partir de trois concepts : la chose, la marchandise, la personne :

Pour mettre ces choses mutuellement en rapport comme marchandises, il faut que les gardiens des marchandises se comportent les uns envers les autres comme des personnes, dont la volonté habite ces choses : si bien que chacun, en aliénant sa propre marchandise, ne s’approprie celle d’autrui que d’accord avec sa volonté, donc par le moyen d’un acte de volonté commun à l’un et l’autre. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés.

Pour que les marchandises puissent être échangées, nous dit-il, étant donné qu’elles sont des choses, elles doivent être mises en rapport à travers des personnes. En tant que choses (Dinge), ce sont des objets sans volonté, et dès lors incapables d’opposer à la violence de l’homme une quelconque résistance. En second lieu, pour que ces choses puissent être échangées comme marchandises, il est nécessaire que les « gardiens de marchandises » se comportent les uns envers les autres comme des « personnes » (als Personen). Le rapport entre « personnes » est donc un rapport de volonté à volonté, médiatisé par la « chose ». Marx emploie ici la summa divisio propre au Code civil entre les « personnes » et les « choses ». Mais il y introduit la catégorie de la « marchandise » comme un tiers terme : le rapport de l’homme à la chose est, dans l’échange, le rapport de la personne à la marchandise. La marchandise n’est telle que parce que son « gardien » se rapporte à l’autre gardien comme à une « personne » dont la « volonté habite » la chose, et parce qu’a lieu la reconnaissance mutuelle de l’un et de l’autre comme personnes dont la volonté habite les choses, comme « propriétaires privés ».

Marx ne part donc pas ici de la division des personnes et des choses pour produire une définition de la propriété (comme droit d’une personne sur des choses matérielles), mais de la relation triangulaire entre la personne, la chose et la marchandise pour donner à voir la marchandise comme cette chose habitée par la volonté d’une personne, c’est-à-dire comme une chose devenue propriété privée en vertu d’un rapport de reconnaissance qui est juridique (Rechtsverhältnis). L’échange est ainsi un rapport de volonté à volonté, en vertu duquel l’appropriation de la chose a pour condition le consentement réciproque à l’aliénation (Veräusserung). Le contrat est quant à lui la forme juridique d’un tel rapport de volonté, la figure même de « l’acte de volonté commun » à l’un et à l’autre. Seul un tel acte rend possible l’échange des choses comme marchandises ; ou encore, l’échange marchand présuppose la reconnaissance d’un rapport juridique, d’un rapport entre propriétaires privés, entre personnes qui « n’existent ici l’une pour l’autre que comme représentants [Repräsentanten] de marchandises, et donc comme possesseurs de marchandises ».

Alors que le raisonnement déductif, orienté par la question « quid juris ? » consisterait à partir du concept de la propriété pour déterminer la sphère légitime de son application, ici, au contraire, l’analyse ne prend pas au sérieux la justification de la propriété par la possession, mais fait de la possession le résultat de la reconnaissance réciproque des « gardiens » de choses comme des propriétaires. Se reconnaître mutuellement comme propriétaire privé et donc comme possesseur d’une marchandise, c’est, selon la phénoménologie de la reconnaissance qui semble ici s’esquisser, considérer que les choses peuvent être investies de la volonté d’une « personne », qu’elles peuvent être représentées par des personnes, et même, que les personnes n’ont d’autre rapport entre elles qu’en tant qu’elles représentent des choses. Dans ces lignes du Capital, le rapport « à » la propriété privée est décrypté comme un rapport « entre » propriétaires qui par-là se reconnaissent comme possesseurs.

Mais Marx va par ailleurs au-delà de l’analyse phénoménologique du rapport juridique. Il affirme en effet que cette reconnaissance réciproque, ce rapport juridique sanctionné ou non par le contrat, « est un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique », et ainsi que « le contenu de ce rapport juridique ou de volonté est donné par le rapport économique lui-même » (durch das ökonomische Verhältnis selbst gegeben). Loin d’en appeler, selon ce qu’on pourrait croire, à une phénoménologie naturelle de l’échange en-deçà du contrat, l’analyse confronte la perception de l’échange à un niveau qui semble la déterminer de façon plus profonde : le niveau du « rapport économique ». Autrement dit, une fois mis au jour le rapport juridique comme premier (et un rapport juridique qui n’est ni un rapport d’interaction entre propriétaires, ni un rapport subjectif de la personne à la chose, mais un rapport triangulaire entre la personne, la chose et la marchandise), est dégagé ce dont il est le reflet : le rapport économique. De quoi s’agit-il ?

L’expression « rapport économique » est peu usitée dans Le Capital. Au chapitre III, à l’issue de l’analyse de la « métamorphose des marchandises », Marx affirme :

On n’a connu jusqu’à présent d’autre rapport économique entre les hommes que celui qu’entretiennent les marchandises, et au sein duquel ils ne s’approprient le produit du travail d’autrui que dans la mesure où ils aliènent leur propre produit.

Si le rapport économique constitue le « contenu » du rapport juridique, et qu’un tel rapport économique n’est autre, dans la formation sociale ici étudiée, que le rapport marchand, il semblerait que la critique du rapport juridique qu’est la propriété est, avant tout, une critique du rapport marchand qu’elle exprime. Mais quel rôle le rapport juridique joue-t-il dans notre perception de ce rapport marchand ? Il faut s’intéresser à présent à l’efficace idéologique attachée au rapport juridique de propriété, en tant que celui-ci, bien qu’il échoue à subsumer le rapport salarial, contribue à masquer l’irréductibilité du rapport salarial à un échange d’équivalents.

 

II. L’effet idéologique du rapport juridique : la relation salariale comme échange d’équivalents ?

 

On trouve chez Marx un certain nombre d’allusions, relevant de ce qu’on pourrait appeler une anthropologie juridique, au fait que le droit bourgeois, à travers la réappropriation du droit romain, a servi la révolution du « système capitaliste » – c’est le cas notamment au chapitre XXIV consacré à l’accumulation initiale. Mais comment l’efficace propre au rapport juridique bourgeois peut-elle se comprendre sur le terrain de cette phénoménologie du rapport marchand dont Marx s’attache à prendre le contrepied ? En d’autres termes, quelle est la fonction, au sein du rapport marchand, du rapport juridique de reconnaissance mutuelle entre propriétaires privés que Marx a analysé au chapitre II ? Cette efficace est-elle du ressort de l’idéologie ?

La fameuse diatribe contre l’« Éden des droits innés de l’homme » joue un rôle stratégique dans le passage à la troisième section, lorsqu’il s’agit de quitter les apparences de la sphère de l’échange pour entrer dans « l’antre secret de la production ». Jusqu’ici, la phénoménologie des formes de la valeur qu’on trouve dans les deux premières sections fonctionnait sur le mode d’une critique immanente, visant à mettre en lumière le fait que les concepts sous lesquels le rapport marchand est thématisé relèvent du fétichisme de la marchandise. C’est ainsi que Marx a montré le caractère erroné de la perspective « atomistique » en vertu de laquelle l’échange est pensé comme un « échange immédiat des produits » s’effectuant dans des « limites individuelles et locales ». Dans le chapitre III consacré à la « circulation des marchandises », il analyse l’écart entre le « point de vue » de l’échange tel qu’il est pratiqué et modélisé sous une forme interactionniste paritaire (je m’approprie après m’être aliéné de mon produit), et la réalité de ce réseau inextricable de circuits formant la sphère de la circulation des marchandises, impliquant tout un « organisme de production » constitutif d’un « système omnilatéral de dépendance ». Mais le passage à la troisième section implique de quitter la sphère de la circulation des marchandises, où ne règnent que « la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham » :

Liberté ! Car l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, par exemple de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Ils passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. Le contrat est le résultat final dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! Car ils n’ont de relation qu’en tant que possesseurs de marchandises et échangent équivalent contre équivalent.

La disqualification des concepts juridico-politiques de la liberté et de l’égalité ici à l’œuvre s’opère sur un terrain dont les coordonnées sont les suivantes : est problématique la détermination de la relation salariale sur la base de la « libre volonté » et de la « parité de droits ». Que cette détermination soit problématique, Marx a commencé à le montrer au cours du chapitre IV, lorsqu’il évoque le rapport du capitaliste et du travailleur dans la continuité de sa description du rapport entre possesseurs de marchandises. L’analyse avait alors pour enjeu de dénoncer la marchandisation de la force de travail.

Rappelons peut-être que c’est au chapitre IV que Marx pose le problème théorique que résout l’introduction du concept de « force de travail » : comment expliquer la formation du capital, c’est-à-dire le « mouvement » en vertu duquel une valeur initiale est susceptible, non seulement de se conserver, mais de s’augmenter, de se valoriser elle-même ? En tant que moyen d’achat et de paiement, la monnaie ne fait que réaliser le prix de la marchandise ; ce n’est pas non plus au cours de la revente de la marchandise qu’est produit l’incrément, puisqu’il ne s’agit là encore que de reconvertir la marchandise en sa forme-monnaie. La seule circulation des marchandises ne suffit pas à produire la survaleur. Mais ne suffit pas non plus le travail d’un producteur qui ne serait pas subordonné à la sphère de l’échange, puisqu’alors est produite une simple valeur d’usage. En revanche, le travail apparaît comme source de cette valeur s’auto-valorisant en tant qu’il est à même d’être consommé comme une valeur d’usage susceptible de produire des valeurs d’échange, c’est-à-dire sous la forme d’une « force de travail » échangeable sur le marché des marchandises. Pour qu’un possesseur de monnaie puisse acheter la force de travail d’un travailleur, trois conditions sont nécessaires.

(i) Il faut tout d’abord que cette force de travail soit constituée comme marchandise sur le marché, ce qui implique que celui qui la possède s’en considère le propriétaire et que, à ce titre, il soit en droit de la vendre :

Pour que son possesseur puisse la vendre comme marchandise, il faut qu’il puisse en disposer, qu’il soit donc le libre propriétaire de sa capacité de travail, de sa personne.

La disposition du travailleur sur sa propre force de travail est ici envisagée à partir de la catégorie de la propriété (de soi, de son corps, et donc de sa force de travail). Le droit de propriété corrèle le fait qu’un être humain est doté d’aptitudes physiques et intellectuelles particulières – d’une « capacité de travail » – et le fait qu’il peut en disposer au titre d’un propriétaire, et donc la vendre.

(ii) Pour ce faire, il faut que le vendeur et l’acheteur de la force de travail soient mis en rapport en tant que « personnes juridiquement égales », entre lesquelles peut s’effectuer l’échange de la force de travail contre de la monnaie. Il faut donc que soit présupposé le rapport juridique de l’échange, tel que Marx l’a esquissé plus haut, à savoir le rapport de deux volontés susceptibles de s’engager dans un lien paritaire, et par lequel l’une aliène une marchandise en faveur de l’autre, selon un commun accord. La condition de possibilité juridique de l’achat et de la vente de la force de travail est double : il faut que soit établi le caractère marchand de la force de travail de travail et que les contractants apparaissent comme égaux dans l’échange.

(iii) Enfin, si certains individus vendent, plutôt que les produits de leur travail, leur force de travail elle-même, c’est qu’ils n’ont pas « d’autres marchandises à vendre ». La condition de possibilité juridique est nécessaire mais non suffisante : pour que le possesseur de la force de travail soit désireux de vendre ce dont il dispose, il faut qu’il y soit contraint. Cette contrainte économique, qui est historique, entre en tension avec le cadre juridique, au point qu’il est nécessaire de rappeler, à partir du rapport juridique de la vente et de l’achat de la force de travail et sa définition propre, l’existence d’une limite absolue. Pour que le propriétaire de la force de travail demeure propriétaire, pour que seule sa force de travail soit vendue comme une marchandise, et non pas lui, il ne peut la mettre à disposition du vendeur que « pour un laps de temps déterminé » :

pour que ce rapport perdure, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même et il se transforme alors d’être libre en esclave, de possesseur de marchandise en marchandise.

Le concept juridique du travail salarié suppose donc de prendre au sérieux la différence du salariat et de l’esclavage. Dès lors que le travailleur considère sa force de travail comme une marchandise, il « ne la met jamais à la disposition de l’acheteur », au sens où il lui en céderait la jouissance absolue. La jouissance qu’il lui laisse est nécessairement provisoire, sans quoi l’aliénation serait totale et le travailleur ne pourrait plus se prévaloir de la propriété qu’il a sur sa propre personnalité vivante. Ainsi, pour que l’échange soit conforme à son concept juridique (le contrat entre deux personnes juridiquement égales), il doit s’effectuer dans des limites qui correspondent à la limitation du temps au cours duquel la force de travail est mise à disposition. C’est là la distinction entre l’aliénation pour un temps déterminé et la renonciation à la propriété sur soi, distinction de l’être libre et de l’esclave.

La distinction posée ici entre l’aliénation définitive et l’aliénation partielle fait écho, ce que Marx explicite lui-même dans la note 40, au § 67 des Principes de la philosophie du droit, où Hegel dégage un concept positif de la relation salariale par opposition au contrat d’esclavage. Hegel explique que « je puis aliéner en faveur d’autrui des productions singulières et un usage borné dans le temps, parce qu’ils reçoivent, d’après cette restriction, un rapport extérieur à la totalité et à l’universalité que je suis », alors que par aliénation de la totalité du temps, je fais de ma personnalité la propriété d’un autre. Hegel mobilise ici une différence entre « la substance de la Chose » et son « utilisation » : cette dernière doit être bornée, sans quoi c’est la Chose elle-même que j’aliène. Il convient donc de distinguer entre mes forces elles-mêmes, qui ne sauraient être aliénées sans que je m’aliène moi-même, et l’usage de mes forces. Si l’aliénation des manifestations de ma force pour un temps limité me permet de rester libre, l’aliénation de la force elle-même est esclavage.

Marx à la fois reprend et va au-delà de cette distinction. D’une part en effet, il confronte l’échange marchand au concept juridique de la relation salariale, en revenant sur le « droit » qu’a l’acheteur, en vertu de la loi de l’échange marchand, de faire travailler le vendeur de la force de travail. En effet, c’est précisément sur la base de ce rapport juridique que peut s’élever face au capitaliste la revendication d’un autre droit. Si l’un cherche à tirer le profit maximal de la valeur d’usage de la marchandise dont il a acquis le droit de la faire travailler, l’autre quant à lui se réclame de « son droit de vendeur » pour imposer des limites à la consommation de sa « substance laborieuse », de cette « unique fortune » qu’est sa force de travail. Parce qu’elle oppose deux droits formellement équivalents (le droit d’acheter et le droit de vendre sur la base du contrat équitable) bien que substantiellement différents (le droit de tirer profit en consommant au maximum face au droit d’auto-préservation), la « loi de l’échange marchand » produit un conflit d’intérêts. On a là l’opposition de deux droits « égaux » (« droit contre droit ») dont la balance a un enjeu précis : la durée de la journée de travail, qui fait l’objet d’une « lutte ». Ce droit du vendeur de la force de travail peut être revendiqué, selon la logique marchande elle-même, comme le droit de préserver une marchandise dont son possesseur veut pouvoir tirer parti et qu’il doit donc ménager. Le combat en faveur de la limitation légale de la journée de travail peut dès lors être lu comme s’inscrivant à l’intérieur du droit positif, dont il prend moins le contrepied qu’il n’en déplie la logique propre, afin de la contraindre à être conséquente. C’est dans le conflit qui oppose le travailleur au capitaliste cynique qu’une telle stratégie peut être mise en œuvre.

D’autre part, il convient de remarquer que Marx utilise les catégories de la vente et de l’achat pour caractériser ce que le Code civil français, dans la lignée d’une culture juridique romaniste, désignait alors comme un contrat de « louage ». Marx explicite ainsi ce que masque la notion de « location d’œuvres », à savoir, le postulat selon lequel « le travail est traité comme une marchandise, c’est-à-dire […] constitue l’objet d’une négociation ». Le paragraphe 67 des Principes peut alors être relu sous une autre lumière : Hegel dit bien qu’il faut distinguer entre l’usage de la force et l’aliénation de la force elle-même. La liberté a pour condition cette restriction qui se traduit par une limitation du temps de travail, mais aussi par une limitation des « expressions » de la force ou des manifestations de la force susceptibles d’être aliénées : « la totalité des expressions-extérieures d’une force est la force elle-même ». Or, Marx, quant à lui, parle bien ici d’une vente (et non d’un louage) de la force de travail elle-même (et non seulement de ses œuvres) : le possesseur de la force de travail est « obligé de mettre en vente comme marchandise sa force de travail elle-même, laquelle n’existe que dans son corps d’être vivant ». Et si le travailleur n’a d’autre choix que de vendre, à défaut de marchandises qu’il aurait produites et qui seraient distinctes de sa force de travail, sa force de travail « elle-même », c’est précisément parce qu’il ne possède ni moyens de production (matières premières, instruments de travail), ni moyens d’existence. Bien que l’aliénation de la force de travail s’effectue dans un temps limité – et ce, en raison des bornes propres à l’usage de la force de travail –, elle est donc bien l’aliénation de la force elle-même.

Ainsi, la limitation temporelle de l’aliénation permet certes de distinguer le salariat de l’esclavage, et le travailleur s’opposant au capitaliste cynique peut et doit mobiliser les ressources du droit bourgeois pour limiter l’exploitation de sa force de travail. Mais, par ailleurs, il s’agit de voir que le salariat est, dans les conditions d’une formation sociale capitaliste, le résultat de l’état de dépossession et de dénuement où se trouve le travailleur : à ce titre, la distinction entre le travailleur libre et l’esclave ne doit pas masquer la réalité de la contrainte existentielle pesant sur le travailleur (salarié). Or, c’est précisément ce que permet la forme idéologique du droit bourgeois, dans la mesure où elle entérine l’idée selon laquelle la relation salariale est une relation équitable, puisqu’elle est fondée sur le principe marchand de l’équivalence. Il est dès lors problématique d’identifier le rapport salarial à un rapport marchand, ce que montre le chapitre V.

Il faut peut-être rappeler pour commencer que la logique du capital est celle d’un « processus de valorisation » consistant pour le capitaliste à produire, non pas seulement une valeur d’usage, mais une valeur d’échange, donc une marchandise, dont « la valeur soit supérieure à la somme des valeurs des marchandises, des moyens de production et de la force de travail nécessaires à sa production » qu’il a achetés. La spécificité de la production capitaliste se situe en effet dans la production d’une survaleur qui résulte de la conversion de la partie du capital servant à acheter de la force de travail en cette partie augmentée d’un incrément. D’où vient cet incrément ? Si la force de travail était une simple valeur d’échange, payée à « sa valeur » (c’est-à-dire ce qui est nécessaire à sa (re)production) par le capitaliste, le travail de filage ajouté au travail de production des broches à filer et de culture du coton serait l’équivalent de la somme des valeurs des marchandises utilisées pour produire des filés de coton. Or, pour qu’une survaleur soit produite, qu’un profit en résulte pour le capitaliste, il faut que la valeur d’échange de la marchandise qu’est la force de travail soit distincte de sa valeur d’usage. En tant qu’elle est une valeur d’échange, la force de travail est payée à sa valeur, mais en tant qu’elle est une valeur d’usage, elle peut produire davantage que la valeur des marchandises nécessaires à son renouvellement. C’est pourquoi, selon la logique du processus de valorisation, le capitaliste fait « toujours fonctionner la force de travail plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour reproduire la valeur de celle-ci ». En achetant de la force de travail, le capitaliste obtient en réalité une « grandeur mobile », une « valeur qui se valorise », ce que masque la relation salariale :

La valeur d’usage de la force de travail, c’est-à-dire le travail proprement dit, n’appartient pas à son vendeur, pas plus que la valeur d’usage de l’huile n’appartient au marchand d’huile qui la vend. Le possesseur de monnaie a payé la valeur journalière de la force de travail ; c’est donc à lui qu’appartient son usage pendant cette journée, à lui qu’appartient la journée de travail. L’entretien quotidien de la force de travail ne coûte qu’une demi-journée de travail alors que la force de travail peut être active, travailler une journée et que, par conséquent, la valeur créée par son usage durant la journée est le double de sa propre valeur journalière : cette réalité est une chance toute particulière pour l’acheteur, mais ne constitue en aucune façon un tort [Unrecht] causé au vendeur.

En vertu de cette qualité propre à la force de travail, le capitaliste peut disposer d’une marchandise qui vaut plus qu’elle ne lui coûte, puisqu’il paie son usage, et que dès lors lui appartient ce qu’elle produit, fût-ce davantage que ce dont elle a besoin pour se reproduire. Ce faisant, précise Marx, « les lois de l’échange marchand ne sont violées en aucune façon. On a échangé équivalent contre équivalent ». On voit bien ici l’écart entre la forme d’équivalence de l’échange, selon laquelle une marchandise et sa valeur d’échange (le prix qu’elle coûte au capitaliste) sont posées comme égales, et le contenu de l’échange. En mettant à disposition du capitaliste la marchandise qu’est la force de travail, le travailleur aliène, non pas une valeur payée à son prix coûtant, mais une valeur d’usage qui produit davantage qu’elle ne coûte : il fournit au capitaliste un « quantum déterminé de travail non payé ». Mais parce que l’échange s’effectue selon la forme de l’équivalence – valeur contre valeur égale – il est équitable : aucun « tort » n’est causé au travailleur.

Ce rapport antagoniste n’est pas seulement un conflit entre deux intérêts à prétention égale, susceptibles d’être arbitrés équitablement à l’intérieur du droit positif existant. Certes, le travailleur doit revendiquer son « droit de vendeur » de la force de travail pour contraindre le capitaliste à respecter les conditions légales de l’exploitation du travail. Mais Marx souligne le caractère propre de ce conflit : il s’agit bien d’une « antinomie ». Qu’est-ce qui, dans l’opposition de ces deux intérêts conflictuels, renvoie à des prétentions inconciliables ? Il faut faire intervenir ici l’analyse, par Marx, d’une contradiction profonde qui se situe au centre du rapport salarial.

 

III. La conceptualisation marchande de la propriété privée à l’épreuve de la logique du capital

 

La contradiction est au cœur du procès de production capitaliste. D’une part, le travailleur entre sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », « agent libre » capable de conclure un contrat avec le capitaliste, « d’égal à égal ». Mais, d’autre part, « le marché une fois conclu, on découvre qu’il n’est pas “un agent libre”, que le temps pour lequel il est libre de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre ». Le hiatus entre le contrat d’achat et de vente – qui suppose l’accord commun de deux volontés libres – et la contrainte existentielle à la vente de la force de travail pesant sur certains, prend une figure spécifique : celle d’une contradiction entre forme et contenu du contrat, entre principe et réalité, ou entre droit et fait. De part et d’autre du contrat, se joue une facette du rapport social entre capitaliste et travailleur : en deçà, dans la sphère de l’échange de marchandises, le rapport d’égalité entre deux individus libres ; au-delà, dans la sphère de la production, le rapport de contrainte inégal entre celui qui peut acheter des marchandises, et celui qui n’a d’autre alternative que de vendre sa force de travail comme une marchandise, et par là se subordonne, nécessairement, au premier. Il n’est donc pas pertinent d’identifier la relation salariale à une relation marchande égalitaire, ou comme le dit Marx, « à parité de droits ».

Mais Marx fait un pas supplémentaire, en montrant aussi que le rapport marchand sous sa forme capitaliste, déterminé par les « lois de l’appropriation capitaliste », est en contradiction avec les lois de l’échange marchand telles qu’elles sont pensées par le droit bourgeois. Lorsque, à partir de la section VII, il entreprend la « macro-analyse de la dynamique du mode de production capitaliste », on découvre la contradiction entre les concepts de l’échange marchand, à travers lesquels est envisagée la production capitaliste, et la réalité de ses lois. Au cours du chapitre XXI, Marx rappelle que « du point de vue qui a été le nôtre jusqu’à présent », nous avons fait l’hypothèse d’une accumulation initiale ayant permis aux possesseurs de monnaie de devenir des acheteurs de force de travail. L’économie politique classique table sur l’hypothèse selon laquelle le capital est, « à son entrée dans le processus de production, une propriété acquise par le travail personnel de son utilisateur », selon une compréhension lockienne de la propriété. Il s’avère toutefois que ce même capital devient « tôt ou tard valeur appropriée sans équivalent », ou « matérialisation […] de travail d’autrui non payé ». Indépendamment de l’accumulation de capital, la reproduction simple du capital suppose en effet la transformation de la survaleur en capital, puisque pour se reproduire, le capital avancé doit être consommé :

quand le capitaliste a consommé l’équivalent du capital qu’il a avancé, la valeur de ce capital ne représente plus que la somme globale de la survaleur qu’il s’est appropriée gratuitement.

Mais c’est lorsqu’il passe à l’analyse de la reproduction élargie qu’il met en évidence un niveau d’analyse que les « chefs de file de l’économie politique » oblitèrent.

Quand bien même le capital originel serait le fruit du travail primitif du capitaliste ou de ses ancêtres, l’accumulation capitaliste se fonde sur la valorisation du capital additionnel en lequel s’est transformée la survaleur à l’issue de chaque cycle de production puis de mise en circulation des marchandises. La survaleur capitalisée ne contient en effet « pas un seul atome de valeur qui ne provienne d’un travail d’autrui non payé » et c’est au moyen de cette survaleur que le capitaliste achète la « machine qui jette à la rue celui qui a produit le capital additionnel » : « c’est la classe ouvrière qui a créé par son surtravail de cette année le capital qui emploiera l’année prochaine du travail additionnel ». Ainsi, sans même entrer en discussion de manière frontale avec l’hypothèse selon laquelle l’acheteur de marchandises est celui qui, sur la base de son travail initial, a accumulé suffisamment pour acheter les moyens de produire et de vendre, Marx analyse la façon dont le capital additionnel, pierre angulaire de l’accumulation dans la mesure où il dérive de la survaleur, résulte de l’appropriation non équitable – car non payée – du travail d’autrui. On aboutit ainsi à ce raisonnement crucial au centre du chapitre XXII :

Dans la mesure où la survaleur dont se constitue le capital additionnel no 1 était le résultat de l’achat de la force de travail par une partie du capital d’origine, achat conforme aux lois de l’échange et qui, du point de vue juridique, ne présuppose du côté du travailleur que la libre disposition de ses propres facultés et, du côté du possesseur de monnaie ou de marchandises, celle des valeurs qui sont à lui ; dans la mesure où le capital additionnel no 2, etc. n’est que le résultat du capital additionnel no 1, et donc la conséquence de ce premier rapport ; dans la mesure où chaque transaction individuelle ne cesse d’être conforme à la loi de l’échange marchand, où le capitaliste achète toujours la force de travail et où le travailleur la vend toujours, y compris lorsqu’il le fait même à sa valeur réelle : alors, manifestement, la loi de l’appropriation ou loi de la propriété privée, fondée sur la production des marchandises et sur la circulation des marchandises, se renverse, par sa propre et inévitable dialectique interne, en son contraire direct. L’échange d’équivalents, qui apparaissait comme l’opération initiale, a pris une tournure telle qu’il n’y a plus d’échange qu’apparent : premièrement, la partie de capital échangée contre de la force de travail n’est elle-même qu’une partie du produit du travail d’autrui approprié sans équivalent ; deuxièmement, son producteur, le travailleur, doit non seulement la remplacer, mais la remplacer en y ajoutant un nouveau surplus. Le rapport d’échange entre le capitaliste et le travailleur n’est donc plus qu’une apparence inhérente au processus de circulation, une simple forme étrangère au contenu proprement dit, dont elle n’est que la mystification. La forme, c’est l’achat et la vente constante de la force de travail. Le contenu, c’est le fait que le capitaliste reconvertit toujours une partie du travail d’autrui déjà objectivé qu’il ne cesse de s’approprier sans équivalent en un quantum plus grand de travail vivant d’autrui.

Ce passage permet de reconstruire la fonction du rapport juridique dans la mystification, ici dénoncée par Marx, d’un contenu par la forme qu’il revêt : le contenu, c’est ce que la théorie de la survaleur permet de reconstruire, à savoir l’exploitation du travail ou son appropriation sans équivalent ; la « forme », c’est ce que Marx appelle ici « l’achat et la vente constante de la force de travail », donc le rapport juridique qui fixe la loi de l’échange marchand. Le rapport juridique de l’échange d’équivalents est de l’ordre de « l’apparence », l’apparence propre à la sphère de la circulation des marchandises : son contenu véritable, seule la descente au sein de « l’antre de la production » nous permet de le saisir. Mais cela a déjà été montré dans les passages consacrés à la survaleur. Qu’apporte alors de nouveau l’analyse sous l’angle de l’accumulation du capital ?

Est souligné ici ce que Marx appelle la « dialectique » de la loi de la propriété privée en son contraire. La contradiction entre les principes de l’échange marchand et la réalité de la relation salariale s’estompe au profit de la mise au jour d’un mouvement propre à l’accumulation capitaliste. Au départ du processus de valorisation, il n’est besoin que de supposer la libre disposition du travailleur sur ses facultés et la possession de monnaie permettant d’acheter la force de travail. Telle est la « loi de l’échange marchand », qui régit la transaction salariale. Or, quand bien même ce rapport du travailleur et du capitaliste pouvait se justifier du fait que la possession de monnaie résulterait d’un premier travail, il n’en reste pas moins que l’accumulation capitaliste implique quant à elle la capitalisation de la survaleur. Dès lors que la reproduction du capital dépend de la survaleur, le capital nouveau, qui vient remplacer progressivement l’ancien, trouve nécessairement sa genèse dans l’appropriation du travail. Très vite, historiquement, la fiction d’une propriété légitimée par le travail disparaît au profit de la reproduction d’un rapport de classes. On saisit ainsi un décalage fondamental entre l’hypothèse qui sous-tend la conception juridique bourgeoise de la propriété privée, à savoir qu’elle garantit le fruit du travail individuel, et la réalité économique de l’accumulation qui renverse en son contraire le droit à la propriété.

Tributaire du contexte dans lequel il apparaît, celui d’une extension des rapports marchands, le rapport juridique moderne de la propriété privée ne permet pas de penser la spécificité de la relation salariale. À ce titre, le contrat de travail est bien cette « fiction juridique » qui entretient « l’apparence » de l’indépendance du travailleur eu égard au capitaliste. S’il y a fiction, c’est parce que la représentation moderne de la propriété privée continue de relayer l’idéologie économiste, en vertu de laquelle « dans la production marchande, il y a seulement face à face un vendeur et un acheteur, indépendants l’un de l’autre », et une succession ou répétition de transactions qui, chaque fois, constituent un nouveau contrat. C’est oblitérer « le flux ininterrompu [du] renouvellement » de la production capitaliste, la reproduction structurelle du rapport de classes à travers la séparation systématique du travailleur de ses moyens de travail, c’est-à-dire « la donne inextricable du processus lui-même qui rejette toujours automatiquement le travailleur sur le marché comme vendeur de la force de travail et transforme toujours son propre produit en moyen d’achat du capitaliste ».

On peut donc en conclure que si l’économiste est à proprement parler « l’idéologue » du capitaliste, le point de vue juridique ne peut qu’être le relais d’une telle idéologie tant qu’il reste inféodé aux catégories de l’économie politique classique et à l’individualisme méthodologique qui est le sien. La législation du rapport marchand permet de masquer cette dialectique interne au mode de production capitaliste qui transforme les lois de l’échange marchand – le principe d’équivalence dans l’échange – en son contraire :

Si le mode d’appropriation capitaliste a toute apparence d’outrager les lois initiales de la production marchande, il ne résulte nullement de la violation de ces lois mais au contraire de leur application.

Que le droit positif ne puisse pas exprimer le tort fait à la classe des travailleurs en fait un relais idéologique, mais de second rang. On ne pourra donc comprendre la représentation juridique de la propriété privée caractéristique du mode de production capitaliste si l’on n’identifie pas ses fondements : les formes phénoménales mystificatrices grâce auxquelles le système capitaliste parvient à se reproduire, et dont l’économie politique bourgeoise s’est fait l’écho. C’est ainsi que le concept juridique du salariat ne peut être saisi qu’à partir de la « forme-salaire », cette forme phénoménale qui « rend invisible » le rapport réel entre le travail nécessaire et le surtravail que la journée de travail dissimule : c’est à partir de cette forme-salaire, qui dissimule la réalité de l’exploitation du travail, que « repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que du capitaliste ».

Les rapports juridiques contribuent donc à masquer les rapports de production capitalistes et la fiction juridique du contrat de travail est l’instrument d’une invisibilisation des rapports réels de production, selon l’opposition de la sphère de l’échange (circulation) et de la sphère de la production. Cet effet d’invisibilisation n’est pas dû à la « forme légale » elle-même, mais, Marx le dit explicitement, à la « forme salaire » : c’est sur elle que repose tout l’édifice des rapports juridiques capitalistes. Cette forme salaire, lorsqu’on l’analyse, renvoie à la contradiction entre la forme et le contenu du contrat, à un décalage profond entre les lois de l’échange marchand et leur renversement en l’appropriation capitaliste. Plutôt qu’à un « fétichisme de la forme légale », selon l’expression utilisée par Evgeny Pašukanis, il semblerait qu’on ait affaire ici à l’effet idéologique propre à la forme juridique de la propriété privée telle qu’elle est conceptualisée dans le droit bourgeois, et qui permet le fétichisme du salaire, lui-même dérivé du fétichisme de la valeur.

 

IV. Rapports et concepts juridiques

 

J’ai mentionné plus haut ce qui, dans l’interprétation par Engels et Kautsky de la critique marxienne du droit, me semble problématique. J’aimerais à présent revenir sur l’équivocité de leur position, dès lors qu’ils affirment que

La distinction proposée par Marx entre les rapports juridiques et les concepts juridiques semble ici pouvoir éclairer ce que Engels et Kautsky pointent comme étant une inadéquation entre la « situation » de la classe ouvrière et la « langue » du droit bourgeois. Car si cette langue se dit selon des concepts inaptes à penser les rapports juridiques que pourtant ils prétendent réguler, ne convient-il pas de repenser ces concepts ?

Pour filer la métaphore de la « langue juridique », n’est-ce pas à travers d’autres concepts juridiques que ceux qui, dans la formation sociale capitaliste étudiée par Marx, relaient l’idéologie économiste, que peut être reconstruite cette autre langue, cette autre « forme » que n’ont pas encore trouvée les revendications du prolétariat ? Pour ce faire, doit être refusée la langue juridique du droit bourgeois en tant qu’elle relaie l’idéologie économiste. À l’intérieur de ce langage en effet, comme l’écrivent Pierre Lascoumes et Hartwig Zander,

le rapport concret, immédiat et souvent violent du Capital et du Travail se trouve occulté par sa traduction juridique qui oppose droit de propriété et droit du travail, comme si l’un et l’autre s’affrontaient en un conflit égalitaire.

On peut voir dans Le Capital une tentative pour prendre le contre-pied de cette traduction juridique, en montrant notamment que le rapport du Capital et du Travail n’est pas égalitaire, et que toute théorie de l’équité qui ne s’intéresserait qu’à la sphère de la redistribution des biens ne permet pas de penser les conditions de la production sociale.

Les textes de teneur historique semblent confirmer cette perspective. Au cours du chapitre XXIV que Marx consacre à « l’accumulation initiale », la victoire du « système capitaliste » est décrite comme une révolution dans le droit de propriété. C’est ainsi par exemple que sous la Restauration des Stuart, les propriétaires fonciers revendiquent la propriété privée de domaines sur lesquels ils n’avaient alors que des titres féodaux : « sans la moindre complication juridique », en se servant du droit romain, les titres seigneuriaux sont transformés en droits de propriété privée. La propriété communale est usurpée de façon violente et individuelle entre la fin du xve et le xvie siècle. Si, au départ, la législation semble témoigner d’un effort de résistance contre cette tendance – c’est ainsi que face au mouvement des Enclosures, Henri VII et Henri VIII ont pu adopter certains actes visant à préserver la propriété privée des travailleurs sur les moyens de production agricoles – au xviiie siècle « c’est la loi elle-même qui devient désormais l’instrument du pillage des terres du peuple », à travers notamment le Bills for Enclosures.

Marx parle alors d’une usurpation du droit, plutôt que d’un parachèvement du droit, pour caractériser la façon dont l’ordre du droit bourgeois s’impose en sortant du droit en vigueur pour en imposer un autre, par l’expropriation violente et la négation des droits qui étaient ceux des producteurs privés. L’institution de l’ordre bourgeois a révolutionné le droit de propriété du mode de production féodal, en substituant à la propriété fondée sur le travail le droit à l’appropriation :

Le mode de production et l’accumulation capitaliste, donc aussi la propriété capitaliste, impliquent nécessairement la destruction de la propriété privée fondée sur le travail personnel, c’est-à-dire l’expropriation du travailleur.

Mais cette usurpation légale a pour conséquences ultimes la criminalisation des « dépossédés » : « privés de toute protection juridique », ces derniers se retrouvent « hors la loi ». Et les mêmes qui cherchent d’un côté à résister à l’expropriation des fermiers sont ceux qui produisent d’un autre côté une législation des plus sévères contre le vagabondage.

Le récit historique qu’on trouve à la fin du premier livre du Capital met ainsi en scène une tension constante entre le droit capitaliste, surgi d’un réinvestissement des catégories du droit romain, et ces fameux « droits germaniques » dont Marx pouvait affirmer en 1842 qu’ils constituent les « droits coutumiers de la pauvreté ». Il lisait alors la victoire du droit bourgeois comme le triomphe d’un entendement borné, supprimant « les formations hybrides et incertaines de la propriété » caractéristiques des institutions médiévales, « en appliquant les catégories existantes du droit privé abstrait dont le schéma se trouvait dans le droit romain ». La critique de cette « disqualification des droits d’usage communautairement réglés » semble toujours au centre de la critique du mode de conceptualisation bourgeois de la propriété qu’on trouve dans Le Capital et elle semble témoigner d’une intuition qui était celle du très jeune Marx. En 1842 en effet, lorsqu’il dénonce la proposition de loi sur laquelle délibère la VIe Diète rhénane, visant à pénaliser le ramassage de ramilles, Marx oppose le droit raisonnable ou le « droit légal », et un droit positif qui va à l’encontre du droit. Il promeut alors, contre les droits coutumiers nobles qui sont des « non-droits » parce qu’ils sont des privilèges, les « droits coutumiers de la pauvreté », insistant sur le fait que ces derniers ont un contenu qui se heurte « à l’absence de forme qui lui est propre ». Le contenu du droit coutumier de la pauvreté « n’a pas la forme de la loi en face de lui car il n’a même pas encore atteint celle-ci. » Il s’agit donc bien pour Marx de juger la loi à partir des droits des pauvres, non encore reconnus, mais dont il s’agit de fonder la légitimité : « C’est dire qu’il existe des droits en dehors de ceux qui sont reconnus par la loi positive, le droit légal et le droit positif ne se superposent pas ».

 

 

Il s’agissait ici, en revenant sur la teneur précise de la critique du droit dans le livre I du Capital, de mettre au jour deux éléments. D’une part, cette critique ne prend son sens qu’à partir du moment où l’on identifie le rôle des rapports juridiques à l’intérieur de la critique de l’économie politique : les rapports juridiques ont une fonction idéologique mais de second rang. Ensuite, il convient de distinguer davantage entre les rapports et les concepts juridiques : si ces derniers ne sauraient à eux seuls transformer les rapports économiques, du moins sont-ils susceptibles, dans le champ de la production du droit, de faire l’objet de conflits destinés à les rendre aptes à traduire ou exprimer la situation des classes exploitées. Si Marx ne s’est pas aventuré sur ce terrain, ce dernier n’en est pas moins présent dans Le Capital, dès lors que Marx oppose au concept de propriété caractéristique des rapports capitalistes l’intuition d’un autre concept.

 

Clotilde Nouët

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, Clotilde Nouët est chercheuse postdoctorante en philosophie politique et sociale à l’Université de Lyon 3. Ses travaux portent sur la pensée de Habermas, l’école de Francfort, et la théorie politique allemande classique et contemporaine. Elle a notamment publié « L’espace public et la démocratie réelle. Dialectique de l’idée et de l’idéologie » (dans I. Aubert et J.-F. Kervégan (dir.), Dialogues avec Habermas, Paris, CNRS Éditions, 2018), ainsi que « La dynamique culturelle des formes de vie sociales. Le matérialisme de Max Horkheimer » (Multitudes, no 71, 2018/2).