La pensée gramscienne du droit dans les Cahiers de prison
Éparses sans être anecdotiques, les réflexions sur le droit présentes dans les Quaderni del carcere confirment à quel point Gramsci se distingue de la tradition marxiste et infléchit de façon significative la pensée révolutionnaire en théorisant l’autonomie (relative) des institutions politiques et juridiques. Pour Gramsci, ces instances doivent être lues sur le plan d’une « société civile » interprétée selon la leçon hégélienne. Cela permet d’éviter la rigidité de l’opposition entre structure (économique) et superstructure (politico-juridique) – opposition qui reconduit mécaniquement la seconde à la première – et de mettre en lumière le caractère structurel des facteurs culturels et institutionnels. Dans cet article, j’ai fait le choix de me concentrer sur les Cahiers de prison, non seulement dans la conviction qu’ils contiennent l’élaboration la plus mûre de la pensée politique de Gramsci, mais aussi qu’il est possible, malgré la nature clairement atypique, décousue des textes, d’y retrouver des blocs conceptuels assez stables d’un point de vue théorique (bien que sujets à des remaniements successifs) et cruciaux pour la question du droit et de l’État.
Droit, société civile et « État intégral »
Gramsci a une conception moderne, artificialiste, du droit. Comme il l’écrit dans le paragraphe 98 (intitulé « I costumi e le leggi ») du Cahier 6 (1930-1932), le droit ne reflète pas les mœurs en les liant à la sanction, mais il est « lutte pour la création de nouvelles mœurs ». C’est ce que démontre « l’histoire réelle du développement du droit, qui a toujours dû lutter pour s’affirmer ». Gramsci voit dans les positions « factualistes » – que nous pourrions généralement reconduire au domaine de l’institutionnalisme – des « restes très visibles de l’intrusion du moralisme dans la politique », ou encore une sorte de normativisation du fait social considéré de façon abstraite, qui dissimule les procédés politiques, les rapports de force, la construction d’une volonté collective pour modifier l’équilibre des forces en présence, lesquels constituent précisément les prémisses matérielles et symboliques de la juridification. Selon Gramsci, le fait de penser que le droit est l’« expression intégrale de la société entière » relève de l’idéologie de la classe des juristes. Au contraire, le droit exprime « la classe dirigeante », qui « “impose” » à la société tout entière « les normes de conduite qui sont plus étroitement liées à sa raison d’être et à son développement ». Mais cela ne fait pas du droit un simple instrument d’oppression. L’universalisme formel du droit et, plus encore, l’idée selon laquelle le droit dépend de la libre volonté (Gramsci reprend sur ce point à la Philosophie du droit de Hegel) – par quoi est créé un lien entre pouvoir légitime et liberté qui proscrit que le droit s’épuise dans une simple domination de fait (bien qu’il ait besoin de la force organisée) – renferment « l’utopie démocratique du xviiie siècle ». Le droit moderne repose en effet sur le consentement des associés et vise au fond à l’adhésion de tous les citoyens à la trame juridique et institutionnelle de la société. La libre acceptation de l’ordre social implique que tout le monde puisse devenir membre de la classe dirigeante. C’est pour cette raison que le droit se prête aussi bien à exclure qu’à élargir l’inclusion. En réalité, il est, par nature, une coordination d’inclusion et d’exclusion, qui détermine les contours des communautés politiques et leur hiérarchie interne. Cette double caractéristique lui permet à la fois d’être un instrument de domination (du moins tant que la distinction entre dirigeants et dirigés persiste) et de pouvoir être utilisé à des fins d’émancipation, puisqu’il contient aussi essentiellement en lui cette « promesse démocratique ». Autrement dit, dans la modernité, le droit (tout comme les droits) peut certes être instrument de la bourgeoisie pour abattre les anciens rapports de force de la société traditionnelle, mais il est aussi un outil pour transformer et remettre en question, au moins en partie, l’ordre bourgeois au sein de la société civile.
Quelles conséquences conceptuelles et politiques peut-on tirer du fait que le droit ne peut pas être l’« expression intégrale de la société entière » ? D’un côté, le droit présuppose et représente la scission caractéristique de la politique entre dirigeants et dirigés, dominants et dominés, scission qui semble être appelée à la dissolution dans l’« État intégral ». Toutefois, la question se pose de savoir quel genre de politique est corrélée à cet « État intégral », si l’on considère qu’il y aura toujours besoin d’une organisation politique et que toute organisation politique suppose une scission. En quel sens, ainsi, une telle organisation sera-t-elle toujours politique et quelle sera la nature du pouvoir, si toutefois il en subsiste un ? Tous ces points restent en suspens dans le propos gramscien. En tant que marxiste (bien qu’hérétique), Gramsci semble penser qu’il serait possible de dépasser définitivement une telle scission une fois que la grande dichotomie entre capital et travail sera dissoute. Cependant, il est possible que la scission caractéristique de la politique soit une scission plus originaire encore que celle que constitue la division entre travail et capital. Droit et politique sont par définition non « intégraux », c’est-à-dire impropres à exprimer toute la société. D’ailleurs, la place accordée à l’hégémonie s’explique par ce caractère « non intégral » du droit et de la politique, par ce défaut que Gramsci détermine comme un surplus. Elle s’explique aussi par la tentative d’articuler le domaine du pouvoir à celui de la société civile, en transformant la domination en « coercition à laquelle s’ajoute le consensus ». En ce sens, l’hégémonie est tentative vers une « intégralité » (certains diraient « totalité ») relative, en laquelle le politique ne sature pas entièrement le social. Le droit moderne peut être un instrument de cette articulation hégémonique. C’est la raison pour laquelle il assume un rôle assez important dans la révision de la philosophie de la praxis opérée par Gramsci.
D’un autre côté, Gramsci sait que l’artificialisme ne peut pas être compris de façon naïve, comme simple volontarisme subjectiviste, création sociale ex nihilo. Les révolutions contre l’absolutisme avaient été « préparées » d’une certaine manière dans des « mœurs » déjà prêtes à détruire l’ordre existant. Bien sûr, il faut s’entendre sur le terme « mœurs ». Si l’on entend par « mœurs » une pratique conservatrice ordinaire et bornée, qui reproduit un ordre donné depuis toujours, on ne saurait en valoriser la dimension dynamique. Si, au contraire, « mœurs » désigne une source possible de conflit, alors les mœurs se présentent comme un facteur pré-politique propice à la transformation politique. Selon Gramsci, l’expansion progressive du caractère obligatoire du droit et de l’intervention de l’État (qui se rapporte également à l’usage du droit pour changer la société, ou pour réprimer un droit naissant) est due à l’expansion des inégalités (et donc à la dynamique de la société capitaliste). Il y a une ambiguïté foncière, mais féconde, du « juridique » : d’un côté, la lutte pour le droit exprime des instances de changement ; de l’autre, son caractère obligatoire peut avoir une fonction de répression et de conservation. De manière générale, le droit a « un caractère éducatif, créatif, formateur ». Certains courants des Lumières donnant dans une abstraction excessive ne l’ont pas souligné, faisant preuve d’une confiance naïve en la spontanéité de la nature humaine. Gramsci semble affirmer que, tout au contraire, une instance d’élaboration du droit liée à la coercition est requise, parce que, sans le droit, la possibilité même pour les classes dirigées de devenir dirigeantes, ou d’avoir l’ambition de le devenir, n’existerait pas. Il y a un « résidu » hégélien dans cette conception de la liberté pensée comme résultant d’une ferme éducation à l’obéissance, dans cette saisie de la discipline comme ce par quoi peut advenir l’autonomie individuelle et collective. La liberté n’est pas quelque chose de donné, elle surgit de la chrysalide de l’obéissance. Elle suppose en outre l’existence d’une communauté.
Le libéralisme, quant à lui, néglige la nécessité de permettre aux masses de participer à l’élaboration de la volonté collective. À cet égard, et pour répondre à ce besoin, Gramsci ouvre également la voie à une nouvelle façon de concevoir la fonction du referendum, d’un point de vue organique : dans une société civile pleinement développée, la représentation et le droit législatif ne peuvent pas être limités aux seules assemblées parlementaires, bien qu’il faille rester sans illusion quant à la possibilité de dépasser ultimement la fonction centrale de direction politique, qui reste incorporée à la législation et l'activité du gouvernement. Cette leçon a d’autant plus de valeur aujourd’hui que la fonction de réalisation du droit est devenue « moléculaire » au cours des dernières décennies, mais en un sens bien différent de celui de l’« intégralité » gramscienne. Pour Gramsci, le concept d’État intégral indique une interpénétration totale entre la société civile, le système de production et la société politique, ce qui conduit à une extension de la notion d’État, tant sur le plan économique que culturel, qui dépasse la division typiquement bourgeoise entre les institutions publiques et la société en tant que sphère exclusive d’autonomie privée. Par distinction, aujourd’hui, la médiation est presque exclusivement juridique, selon une logique de plus en plus marquée par l’individualisation des droits. Ainsi, le droit se trouve souvent suspendu entre, d’une part, la fidélité au noyau politique et social du constitutionnalisme démocratique qui nécessite une volonté collective et le rôle de l’État et, d’autre part, l’hégémonie néo-libérale, qui s’est perfidement emparée des droits civiques qu’elle fait jouer de manière dissociante en séparant droits sociaux et droits civiques. Au contraire, Gramsci souligne la nécessité de renforcer la relation entre représentation et société civile, notamment par le biais de nouvelles formes de participation.
Dans ces passages que nous commentons, comme ailleurs dans les Cahiers de prison, le style de pensée de Gramsci est proche de celui de Mortati, comme s’ils tentaient tous les deux, à partir de deux points de vue différents et sans contact entre eux, de répondre aux mêmes défis, ceux qui sont posés par les régimes politiques de masse. En effet, tous deux affrontent le même problème : comment la société peut-elle devenir un État ? Toutefois, s’agissant de la génération de l’unité politico-constitutionnelle, la perspective de Mortati est continuiste et linéaire, alors que, pour Gramsci, la question de l’unification politique se pose d’une manière plus ambivalente : elle se pose différemment pour la phase de transition et pour une phase hypothétique de libération de la domination, où la politique survivrait, mais serait en quelque sorte transfigurée. Reste que tous deux jugent sur ce point crucial le rôle du parti de masse en tant que facteur dynamique d’unification, et insistent sur la nécessité d’une interpénétration de l’État et de la société qui puisse conduire à un nouveau sens – « total » (ce qui ne veut pas dire totalitaire) ou « intégral » – de la communauté politique et de ses acteurs. La nouvelle légitimité politique des régimes de masse se joue pour eux sur ce terrain. En tant que juriste non marxiste, Mortati ne met pas au centre la question du capitalisme (même s’il sait très bien que le développement de la société industrielle avancée a lancé des défis structurels à l’État libéral, comme l’avait déjà mis en évidence son maître Santi Romano). En revanche, en tant que marxiste révolutionnaire, Gramsci interprète la grammaire de l’État et des institutions juridico-politiques –saisies dans leur relative autonomie – à la lumière de l’anatomie de la société bourgeoise. À partir de points de départ différents, tous deux aboutissent à l’exigence d’une nouvelle médiation entre l’État et la société, médiation qui se fonde sur l’adoption sans réserve de la constitution matérielle et symbolique de la société de masse et identifie de nouveaux sujets porteurs de l’énergie politique qu’elle contient.
Quelle place pour la coercition dans l’État intégral ?
Dans les Noterelle sul Machiavelli, Gramsci défend de façon explicite la fonction coercitive du droit, tout en rejetant tout reste de transcendance s’agissant de la manière dont ce dernier doit être conçu. Si tel est le cas, c’est non seulement parce qu’il doute probablement de la possibilité d’éliminer la contrainte, considérant nécessaire, bien qu’insuffisante, la lutte contre les causes de la dangerosité sociale, mais aussi et surtout en raison de la fonction de renouvellement et d’éducation du citoyen que le nouvel « État de la société civile » doit accomplir. Livrer « les faits de la superstructure » à eux-mêmes en arguant que l’on se meut essentiellement ici dans le domaine des forces économiques serait une erreur, parce que cela revient à négliger que l’État remplit une fonction de rationalisation (ainsi du taylorisme) dont le droit est l’instrument. Pour remplir cette fonction, tant les sanctions négatives (qui ont un rôle symbolique clair, au point qu’il faut concevoir de nouvelles formes de peine, qui impliquent l’opinion publique) que les sanctions positives (Gramsci pressent ici la fonction promotionnelle du droit) sont nécessaires :
Le droit est l’aspect répressif et négatif de toute l’activité civilisatrice positive déployée par l’État. On devrait également incorporer, dans la conception du droit, les activités visant à “récompenser” des individus, des groupes, etc. ; on récompense l’activité louable et méritoire, tout comme on punit l’activité criminelle (et on punit selon des modes originaux, en faisant intervenir, comme instance positive, l’“opinion publique”).
D’un certain point de vue, on peut dire que, pour Gramsci, le problème du droit et celui de l’hégémonie se superposent. Ainsi écrit-il dans le Cahier 6 :
Ce problème contient en germe tout le problème “juridique”, c’est-à-dire le problème de l’assimilation de tout le groupe à la fonction la plus avancée du groupe : c’est le problème de l’éducation des masses, de leur “formation” selon les exigences du but à atteindre telle est justement la fonction du droit dans l’État et dans la Société ; à travers le “droit” l’État rend “homogène” le groupe dominant et tend à créer un conformisme social qui soit utile à la ligne du développement du groupe dirigeant.
La spécificité de l’instance juridique se révèle dans son rapport à l’éthique, mais se manifeste aussi dans ce rapport le parallélisme persistant entre ces deux dimensions de la raison pratique, qui ne peuvent se superposer ou être réduits l’un à l’autre, mais sont nécessairement liées. Dans la sphère de l’éthique, la correspondance entre les réactions des individus et les fins de la société est « spontanée », alors qu’elle est « coercitive dans la sphère du droit positif entendu au sens technique ». Quand la contrainte ne relève pas de l’État mais de l’opinion publique et du contexte moral (c’est-à-dire quand elle prend la forme d’une sorte de pression sociale), l’adéquation de l’action des individus à des fins – qui sont toujours aussi une expression de la culture dominante – est plus « éthique », parce qu’elle est alors plus libre. Sans cette reconnaissance spontanée minimale à même l’ordre social, un système juridique ne saurait durer. Mais le fait de compter uniquement sur ces forces spontanées revient à ne pas saisir la fonction de conformation propre à l’État. Le pouvoir institutionnalisé requiert une légitimation, une assise « par le bas », mais sans commandement, l’ordre ne pourrait être garanti. Réciproquement, le droit est coercition artificielle, mais une telle construction ne se suffit pas à elle-même : elle requiert un contexte éthique et social dans lequel opérer, d’où elle tire son énergie et sur lequel elle rétroagit en le disciplinant et en le transformant. D’un côté, le droit présuppose un certain degré d’homogénéité (sans quoi l’ordre ne serait pas possible) ; de l’autre, il a l’objectif précis de créer de l’homogénéité (au sein du groupe dirigeant et dans son rapport aux dirigés).
Une telle conception peut paraître antilibérale et même incompatible avec l’État de droit. En réalité, si l’on pense que le thème d’une relative homogénéité sociale a également été au centre de théories constitutionnelles tout à fait compatibles avec le pluralisme (et qui, dans le contexte pluraliste ont donné leurs meilleurs fruits) comme celles de Böckenförde, Mortati, Smend, Heller, force est de constater que la relation entre homogénéité sociale et pluralisme n’est pas de pure opposition ou d’exclusion mutuelle. Seule une conception atomiste des droits individuels exclut formellement que ces droits soient liés à une dimension collective et aux luttes hégémoniques qui la caractérisent. Le risque est plutôt de ne pas voir à l’œuvre les forces idéologiques réelles qui agissent en tant que vecteur d’homogénéité et qui existent également dans un contexte libéral et démocratique (il suffit de penser à l’effet uniformisant du néo-libéralisme des dernières décennies). L’important est de mobiliser le concept d’homogénéité sociale et celui d’hégémonie – qui vont d’une certaine façon de pair – de façon pluraliste et agonistique : dans un contexte démocratique et constitutionnel, l’homogénéité ne devrait jamais saturer l’espace public en compromettant la possibilité de désaccord, mais elle devra toujours s’allier au conflit.
Gramsci met en garde quant aux risques de « bureaucratisation », en faisant preuve d’une nette préférence pour un paradigme réaliste des sources du droit, qui puisse assurer l’adaptation du droit à une vie sociale en constante évolution : il prône, non pas un code fixé une fois pour toute selon un modèle « byzantin ou napoléonien », mais une jurisprudence conçue comme méthode, de style « romain ou anglo-saxon ». D’un point de vue politique, il est pourtant évident que ce rapport entre pluralisme et homogénéité sociale, entre conflit et hégémonie, ne se maintient que tant qu’il y a des sujets collectifs organisés (les partis), qui non seulement structurent les forces de la société et jouent un rôle de médiateurs entre elles, mais qui constituent encore des « écoles de vie étatique » (en ce que, dans ces organisations, la nécessité est déjà devenue liberté, l’obligation légale s’étant transformée en contrainte éthico-politique). Cet aspect de la pensée de Gramsci (mais cela vaut aussi pour celle de tous les théoriciens de la démocratie des partis, comme Mortati) est aujourd’hui l’un des plus difficiles à saisir, parce que si les partis politiques n’ont certes pas disparu, leur fonction pédagogique et d’organisation semble avoir décliné ou s’être du moins radicalement transformée. On assiste à une transition, dont les résultats hégémoniques sont toujours incertains : dans les phases de « crise de l’autorité » (comme celle où se trouvent de nombreuses démocraties européennes, et l’Union européenne elle-même), lorsque les anciennes convictions sont abandonnées par les classes populaires et que les classes dirigeantes ont perdu leur légitimité, l’hégémonie devient fragile et se font jour de dangereuses tentatives de compenser par la force et le césarisme la chute de popularité.
La réflexion gramscienne sur le droit ne montre pas seulement l’originalité de Gramsci quant aux « faits de la superstructure », elle manifeste aussi sa dette (qui est aussi en quelque sorte une limite de sa conception) envers la dogmatique marxiste. Ainsi de l’idée selon laquelle le droit et l’État survivent tant que n’advient pas une assimilation intégrale de la société dans l’ordre (ce qui se produit aussi grâce aux instruments juridiques), assimilation qui est une tâche de la bourgeoisie (qui l’a accomplie en partie en tant que classe modernisatrice), mais ne pourra être menée à terme que par le mouvement ouvrier,
[par] une classe qui, se définissant comme susceptible d’assimiler toute la société, serait aussi vraiment capable de réaliser ce processus, mènerait cette conception du droit de l’État à un tel niveau de perfection qu’elle considérerait comme inutile la finalité de l’État de droit, puisque ayant accompli leur tâche ils ont été absorbés par la société civile.
Ainsi, la pensée gramscienne relie-t-elle le droit et l’État à la persistance d’une contradiction fondamentale entre exploiteurs et exploités, capital et travail, dont la résolution seule pourra permettre le dépassement du droit et de l’État, comme si des raisons d’un autre genre, matérielles et symboliques, liées par exemple à la violence, à l’identité et à l’insécurité, ne suffisaient pas pour appuyer l’exigence de la disparition du droit et de l’État, ou comme si ces dernières raisons étaient subordonnées à cette contradiction fondamentale au sein du capitalisme, au point de disparaître avec elle. Même si, comme on l’a noté, Gramsci semble indécis sur ce point, ce réductionnisme finit par impliquer une sorte de foi suivant laquelle même la dimension contraignante et créatrice d’ordre des normes (et avec elle l’aspect problématique du contrôle qu’elles exercent sur les hommes) pourra un jour être absorbée dans l’État intégral et aboutir à une certaine forme de spontanéité.
« État intégral » et « État veilleur de nuit » : la difficile détermination de la forme de l’État de la société communiste
Il est significatif que certaines des réflexions les plus importantes de Gramsci sur la place de l’État dans la société communiste à venir soient développées à partir d’un raisonnement sur « l’État veilleur de nuit », qui est la manière dont le néo-libéralisme conçoit usuellement l’État « non interventionniste » (l’intervention n’étant en ce contexte justifiée que si elle a pour but la protection de la propriété privée). Dans le paragraphe 88 du Cahier 6 (repris et remanié dans le paragraphe 6 du Cahier 26), Gramsci ne fait pas seulement allusion au fait qu’une telle conception semble être la seule capable de dépasser « les phases extrêmes de “l’économie corporative” » (c’est-à-dire le repli nationaliste des classes dirigeantes face aux défis du marché mondial), il affirme également que, lorsque la « société régulée » se sera complètement affirmée, l’élément coercitif s’allègera jusqu’à disparaître :
Dans une doctrine de l’État qui conçoit celui-ci comme susceptible tendanciellement de disparaître et de se dissoudre dans la société réglée, l’argument est fondamental. On peut imaginer que l’élément État-coercition disparaîtra au fur et à mesure que s’affirmeront des éléments de plus en plus considérables de la société réglée (ou de l’État éthique ou de la société civile).
Ici, Gramsci semble prendre une autre direction que celle de la défense réaliste d’une nécessaire conservation de la fonction punitive – et donc coercitive – du système, position que nous avons présentée plus haut. La différence entre ces positions s’explique si l’on considère que lorsque Gramsci s’intéresse à la peine, il pense au système de transition (vers la société communiste) et entre en polémique avec les anarcho-spontanéistes, alors que dans le passage qui vient d’être cité, le propos porte sur un avenir lointain (quand, de façon eschatologique, l’épuisement des résidus « politiques » serait complet). Lors de la période de transition, un certain type de pouvoir de contrainte légitime, c’est-à-dire une « hégémonie cuirassée de coercition », sera nécessaire (et l’histoire s’est malheureusement chargée de montrer combien on ne peut pas considérer comme vaincu une fois pour toutes le visage de Gorgone de la domination, y compris – et peut-être surtout – lorsqu’on a entre ses mains un pouvoir d’origine révolutionnaire).
Mais ce dernier aspect n’est pas seul surprenant. En effet, Gramsci assimile État éthique et société civile. Il les pose comme identiques en affirmant qu’ils exprimeraient tous deux une image d’« État sans État », image alors bien connue des plus grands théoriciens de la politique et du droit, bien que dans une optique purement théorique ou utopiste. « État éthique » signifierait ainsi « État sans État » (c’est-à-dire sans coercition). Cela ne correspond pas du tout à la doctrine hégélienne de l’État, tout autant, d’ailleurs, que la superposition entre société civile et État éthique est une libre interprétation – et qui est clairement une mauvaise interprétation. En réalité, Hegel pense la politique en relation étroite avec une notion moderne d’éthique, traversée par la scission provoquée par le principe de subjectivité et qui opère dans les articulations de la société civile. L’État, chez Hegel, ne peut pas être réduit à la société civile (cela impliquerait sa privatisation), mais l’élévation des intérêts privés à l’intérêt collectif peut, selon lui, être préparée sur le terrain social et civique d’une sphère publique non contrôlée par l’État, qu’est la société civile. Gramsci utilise très librement la locution « Stato etico » (État éthique) pour désigner la « fin de la domination », par distinction de l’État hégélien qui est, selon lui, l’État bourgeois par excellence, un État dont l’universalité est liée à la capacité de la bourgeoisie d’être une force dans la société moderne. Pour Gramsci, dans une telle perspective, divisions sociales, conflits et rapports de pouvoir déséquilibrés deviennent une donnée permanente, bien que rationalisable. Gramsci rêve au contraire d’une subjectivité politique (d’ailleurs conçue sans aucune naïveté anarchisante, mais comme étant capable d’assumer jusqu’au bout les réquisits du pouvoir) qui ait pour objectif de se supprimer elle-même et de ne pas conformer l’humanité tout entière à son modèle :
La conception de Hegel est propre à une période où la croissance en extension de la bourgeoisie pouvait sembler illimitée et où on pouvait donc affirmer son caractère éthique ou son universalité : tout le genre humain sera bourgeois. Mais en réalité, c’est seulement le groupe social qui se pose comme but à atteindre la fin de l’État et de lui-même qui pourra créer un État éthique, qui tendra à mettre fin aux divisions internes entre dominés, etc., et à créer un organisme social unitaire technico-moral.
Aux interrogations portant sur la teneur religieuse de ce discours s’ajoutent inévitablement celles qui sont relatives à la nature d’un tel organisme social : en quel sens est-il à la fois technique et moral ? Quel est l’élément qui en assure l’unité (s’agit-il exclusivement du processus de production) ? Le pouvoir est-il éliminé, ou bien est-il tellement bien inséré dans le mécanisme social qu’il perd son caractère autoritaire et qu’il n’est plus perçu comme une instance prescriptive ? Comment est-il possible que sa technicisation se lie à l’ethos plutôt que qu’elle soit un facteur de bureaucratisation et de dépersonnalisation ? En quel sens s’agira-t-il toujours d’un État ? Vers quelle « culture » pointera-t-il ? S’agira-t-il d’une Bildung humaniste selon l’acception générale de l’expression, d’une critique hérétique, manifestation de l’'autonomie d’une pensée enfin libérée des rapports sociaux de domination (mais retournée contre quoi, si l'antagonisme social fondamental est surmonté ?) ou d’une vision idéologique prédéterminée ?
Cet organisme social technico-moral est situé au-delà de l’État politique, au-delà du Capital, au-delà de la domination de l’homme sur l’homme. Il s’agit sans aucun doute d’une organisation complexe qui ne se fonde plus sur la distinction entre dirigeants et dirigés (tant dans la production que dans l’État, tant à l’intérieur de chaque communauté humaine que dans les relations internationales). Il garde un noyau utopique, c’est-à-dire l’idée paradoxale d’une politique sans (aucune raison de) conflit. Y aura-t-il toujours des États au pluriel, c’est-à-dire un univers politique pluriel, ou bien cet organisme social technico-moral unitaire sera-t-il l’organisation unitaire du monde ? Et si l’origine de cette scission entre dirigeants et dirigés et de son dépassement salvateur est le capitalisme, comment ce qui le remplacera pourra-t-il être une source de libération efficace, du point de vue de l’organisation, s’il s’agit de le renverser tout en restant dans le sillon de la « modernisation » qu’il crée ? En outre, est-il vraiment possible d’imputer au seul capitalisme l’origine de la domination (ainsi que de l’impérialisme, du racisme, de l’exploitation, de l’esclavagisme) ou en est-il seulement une forme historique (bien que particulièrement intense) ? Le fait que le capitalisme présente un haut contenu technologique auto-expansif en fait-il une exception au point qu’il puisse être la base exclusive d’une transvaluation définitive des rapports entre les hommes (pénurie, violence, imprévisibilité, méfiance, passions d’honneur) ?
Dans le paragraphe 88 du Cahier 6 que l’on vient d’évoquer, Gramsci conclut ses réflexions sur l’ordre politique de la société communiste par une affirmation surprenante. Il soutient que, dans la société régulée, le modèle de l’État veilleur de nuit (d’origine libérale) pourrait être préférable parce qu’il est une forme d’organisation juridico-institutionnelle adaptée à une société qui demande toujours moins d’interventions de l’autorité :
Et il ajoute, comme sur la défensive, que « cela ne peut davantage faire penser à un nouveau “libéralisme”, bien que ce doive être le début d’une ère de liberté organique ». Est ici à l’œuvre une théologie économique qui se fait politique, une confiance de l’ordre d’une foi en les potentialités d’un social qui n’est jamais livré à lui-même (Gramsci n’est pas si naïf), mais rendu en mesure, grâce au jeu du Prince prolétaire moderne, de déplier toutes les potentialités de la modernisation dans un contexte hégémonique post-bourgeois. Ce n’est peut-être pas un hasard si la disparition de cet investissement immanentiste (mais théologico-politique « malgré lui ») dans l’hérésie du nouveau Prince et l’effondrement du contexte historico-mondial de la révolution communiste ont fait émerger le risque et ses dangers que seul demeure le mythe du Capital (et il s’agit là d’un schéma qui se rapporte – évidemment bien au-delà des intentions de Gramsci – à l’adhésion contemporaine au néo-libéralisme, laquelle a aussi été le fait d’une partie de la gauche post-communiste).
Le statut de la division entre dirigeants et dirigés et le concept d’hégémonie
Qu’est-ce qui distingue véritablement le couple dominants/dominés du couple dirigeants/dirigés ? Il faut garder à l’esprit que le rapport fondamental de pouvoir, celui qui constitue l’État politique, concerne aussi ce dernier couple (bien que dans un cadre progressiste en ce cas, car diriger n’est pas seulement dominer par la force, mais suppose également de parvenir à inclure également dans son projet hégémonique les intérêts des gouvernés). C’est toutefois dans l’écart entre ces deux couples que l’hégémonie est possible, qui trouve son espace privilégié dans la dialectique entre classe dominante et classe dirigeante, tout comme dans la dichotomie persistante entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent (bien que ce soit alors selon une modalité qui n’est plus une simple sujétion, puisque dans une hégémonie progressiste – c’est-à-dire qui ne réalise pas une « révolution passive », comme le fascisme, mais guide les transformations du système productif dans une direction non autoritaire –, tout le monde peut sortir de son état de minorité et devenir membre de la classe dirigeante). Cependant, les ambiguïtés et les risques ne manquent pas : qui juge du caractère progressiste de cette hégémonie et de cette transformation, qui garantit que l’organisation hégémonique ne se repliera pas sur elle-même et se constituer en un bunker oligarchique ? En tout état de cause, le point théorique réside dans le fait que l’hégémonie se situe dans le domaine de l’État et non dans celui de la « société régulée », même si cette dernière peut être conçue comme un moyen pour l’atteindre. Le paradoxe de l’hégémonie consiste dans le fait que l’accomplissement de son succès créerait les conditions de sa disparition. Gramsci est bien sûr conscient du fait que le temps de l’hégémonie – et de la lutte – durera encore longtemps. Il semble qu’une tension persiste entre les thèses relevant de l’« histoire mondiale » (c’est-à-dire l’idée de l’existence de lois historiques et sociales objectives de la modernisation capitaliste) que Gramsci a en commun avec la dogmatique marxiste et l’aspect le plus original de sa réflexion, qui vise à désenclaver le plus possible le domaine de l’État et du droit de toute hypothèque inspirée par des principes économiques. Cette tension renvoie cependant à un nœud théorique irrésolu de toute politique qui se conçoit comme instrument de l’abolition du « politique » (mais qui, de fait, la renforce) : ce n’est pas un hasard si elle persiste aussi dans les Cahiers de prison, malgré le fait que Gramsci soit sans aucun doute le penseur marxiste qui interprète cette « légalité » de la manière la plus autonome, dénonçant une lecture mécaniciste de celle-ci pour mettre en avant le rôle central de la subjectivité politique et de sa « construction ».
Un autre aspect de la pensée de Gramsci peut nous aider à analyser le sens de ces glissements théorico-politiques. Il ne faut pas sous-estimer la dimension ontologique de la question que Gramsci ne cesse de poser, même si les principes réalistes de sa pensée politique le pousseraient plutôt éviter une interrogation de ce type : la division entre dirigeants et dirigés a-t-elle vocation à être éternelle ? Il est certain que cette division est un « fait primordial » (fatto primordiale) à étudier spécifiquement et sur lequel se fonde toute la science politique. Dans certaines conditions, elle est nécessaire. Mais s’agit-il d’un fait historique ou bien d’une condition constitutive et insurmontable ? Est-elle le produit d’une acculturation et d’une civilisation déterminée ? Peut-on produire historiquement (et donc par une action politique elle-même déterminée par cette division) les conditions de son dépassement ? Tout se passe comme si Gramsci avait cherché, avec l’hégémonie, à résoudre le problème de la quadrature du cercle : l’hégémonie est non seulement une façon de penser le pouvoir en tant que source d’émancipation concrète et dynamique (en ce sens, nous sommes confrontés à la plus remarquable tentative de construire une alternative à la dictature du prolétariat), mais aussi une manière de laisser ouverte la perspective de la libération intégrale, sans pour autant la reléguer à l’irréalité. Il est vrai que ce questionnement de Gramsci est en dernière instance surtout utile à des fins « critico-pédagogiques », pour éviter l’autoréférentialité des « dominants ». Il convient notamment de relever que, dans la suite du texte, Gramsci semble surtout s’adresser à ses camarades, aux dirigeants communistes, pour les mettre en garde contre les risques de fermeture oligarchique et de frénésie qui concernent également le pouvoir révolutionnaire – propos qui trouvent aussi probablement leur cause dans ce qui est en train de se produire en Russie. Le concept d’hégémonie se fonde sur la reconnaissance du rôle central de la fonction dirigeante, mais l’instance dirigeante ne peut vraiment diriger que si elle crée les conditions nécessaires au consensus et, pour cette raison, un rapport constant entre dirigeants et dirigés est requis, rapport qui doit être une sorte de rapport pédagogique réciproque. Plus généralement, le sens véritable de l’horizon de l’« au-delà » (qui, dans la tradition du communisme italien, s’étend jusqu’à Berlinguer, Rodano, Napoleoni) ne renvoie pas tant à une certitude « scientifique » qu’il ne sert, me semble-t-il, à renforcer la foi politique nécessaire en une vie politique intense, qui implique des perspectives de long terme et la disposition à se sacrifier pour la collectivité. En somme, le dépassement du capitalisme, le couronnement de l’histoire dans la société régulée, le « rêve d’une chose », sont (au-delà de la représentation que se fait d’elle-même l’idéologie marxiste comme « scientifique ») des métaphores « eschatologiques » qui ont une fonction indirectement théologico-politique et qui alimentent la croyance dans le mythe du Prince. Il va de soi qu’un degré minimal de contradiction est inévitable lorsqu’on cherche à concilier des plans si différents entre eux que ceux de la politique et de la métapolitique. De la même manière, le nœud que constitue la question du possible dépassement du lien entre pouvoir et rapport de commandement à obéissance au fondement de la politique ne se laisse probablement pas défaire aisément, par une simple croyance.
La lecture gramscienne du rapport entre droit naturel et droit positif
S’agissant de l’opposition classique entre droit naturel et droit positif, Gramsci est persuadé que, même en conservant la centralité du droit positif et son lien avec l’État, il est insensé d’opposer le droit naturel à l’histoire, car celui-là fait aussi partie de celle-ci et indique un « sens social et politique commun ». La critique du droit naturel comme critique du moralisme appliqué à l’histoire est sans aucun doute correcte, mais elle relève du truisme. La question du droit naturel appelle à plus de profondeur. Ce n’est pas un hasard si Gramsci développe des réflexions pointues sur ce thème dans ses Osservazioni sul folclore. On peut dire que, pour lui, le droit naturel est une sorte de « droit populaire ». Gramsci met au jour le sens selon lequel l’appel au droit naturel est un moyen pour ceux qui voient leurs droits piétinés en raison leur condition sociale de faire valoir polémiquement ces droits. Cet ensemble d’« opinions et de croyances […] qui circulent de façon ininterrompue dans les masses populaires » au sujet de ce qui est juste, de ce qui leur est dû contre le droit officiel des « dominants » a un rôle important dans l’activation des luttes pour transformer le droit en vigueur. La religion a eu une très grande influence sur ces courants, qui contiennent cependant des « concepts répandus par les courants laïques du droit naturel »– et même de l’historicisme –, courants eux-mêmes indirectement issus de “popularisations” successives. Le droit naturel est ainsi « folklore juridique » (folclore giuridico). D’ailleurs, l’élément populaire est nécessaire au droit positif lui-même (comme le montre l’institution des jurys populaires, mais plus généralement le fait que l’instance de jugement (judiciaire) ne peut pas ignorer complètement l’opinion populaire). Ainsi, dans le droit naturel, ce qui compte et qu’il faut retenir est le « contenu réel », c’est-à-dire les revendications concrètes à caractère politique, économique et social dont il est l’expression, plutôt que les élucubrations qui caractérisent l’ensemble de sa doctrine (en ce sens, Gramsci pense que les critiques académiques du droit naturel sont des armes du conservatisme social). Un aspect surprenant de la pensée gramscienne tient à la comparaison que propose Gramsci entre le catholicisme et les « principes immortels de 1789 » (immortali principi dell’89), notamment quant à la manière dont ces derniers ont été perçus par les masses. Ces principes sont une hérésie selon une entente stricte du terme, ce que même la hiérarchie catholique reconnaît en admettant qu’ils représentent une rupture, mais aussi qu’ils émergent au moins pour part du sillon de la tradition chrétienne et qu’ils doivent leur succès à la ferveur qu’ils ont su susciter, à l’instar de la promesse de libération que contient la religion chrétienne. Il existe une « histoire religieuse de la Révolution » (on pense ici à l’adhésion des masses catholiques aux nouvelles idées, y compris à celles du jacobinisme anticlérical) qui ne peut être expliquée qu’en tant qu’adoption du paradigme du droit naturel populaire véhiculé par la religion, qui contenait l’expression d’une attente de justice.
Il est par ailleurs impossible de superposer naïvement droit naturel et droit positif : pour Gramsci, ce qui est éthique ne peut pas être rendu positif. Autrement dit, ce qui est éthique ne peut pas s’épuiser dans un acte de positivisation, car, devenant mœurs, c’est-à-dire ensemble de pratiques pourvues de sens, il perd son caractère éthique. Il est vrai que, dans le domaine éthico-politique, les deux dimensions des mœurs et de la normativité fusionnent. Gramsci a saisi cette ambivalence de la relation entre droit et communauté. Sous certains aspects, avec l’idée d’hégémonie, il a élaboré une médiation entre les deux plans du « politique » (celui qui relève de la volonté et le plan culturel) qui permet de déplacer vers un point de vue moderne, plutôt que nostalgique ou traditionaliste, le lien entre le noyau politique de la normativité (qui en passe par la positivisation, et même la force organisée pour d’orienter et conformer la société) et le noyau éthique de la communauté (qui en exprime les valeurs, lesquelles sont l’expression des intérêts dominants, mais aussi des désirs et des représentations populaires véhiculées par le sens commun). L’organisation hégémonique relève justement de la connexion entre la structure matérielle et le plan axiologico-symbolique. À travers l’institutionnalisation que l’organisation hégémonique assure, le droit se présente comme étant à la fois instrument et reflet de la logique hégémonique.
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Selon Gramsci, les racines de l’État se trouvent essentiellement dans la société civile (il va jusqu’à affirmer que la société « est “État” elle aussi », mieux elle « est l’État lui-même »). Certes, il existe un appareil d’État. Mais la « constitution matérielle » (c’est à-dire l’ensemble des intérêts et des valeurs dominantes) de l’État –ciment d’une communauté politique aussi bien que lieu de ses contradictions – se situe dans le domaine de la société civile. D’ailleurs, Gramsci lui-même reconnaît que l’État n’est pas qu’un simple reflet de la société civile, mais il est plutôt, par le droit, un vecteur de transformation de la société civile pour l’adapter à la structure économique. Cependant, une telle fonction propulsive dépend de la volonté politique et donc du fait que ceux qui dirigent au sein de l’État soient « les représentants du changement dans la structure économique ». En ce sens, la société civile est le lieu où se joue le combat de l’hégémonie : ce dernier n’est pas déterminé par de simples processus matériels automatiques, mais par l’entrelacement des intérêts dominants, de la capacité à diriger et à impliquer d’autres intérêts que les premiers parviennent à assurer, de l’élaboration politique et culturelle innervant ce complexe d’intérêts en les structurant dans un ordre dirigeant qui assure sa cohabitation tant dans la dimension nationale qu’internationale. Une crise d’hégémonie – la réduction de la fonction dirigeante à la fonction purement dominante – n’est pas le produit de l’effet mécanique d’une mutation économique, mais elle advient lorsque, face aux défis posés par tel événement particulier, les intérêts corporatistes prévalent au détriment de la capacité d’intégration sociale. Ainsi, tout à la fois, la société civile diffère de la structure matérielle et est plus importante qu’elle : la société civile est le lieu où les processus matériels se politisent et où les forces concrètes deviennent État. C’est dans cet espace de pouvoir, de lutte et d’élaboration culturelle que le droit prend place.
Geminello Preterossi
Geminello Preterossi est professeur de philosophie du droit au Département des sciences juridiques de l’Université de Salerne, où il coordonne le doctorat en Sciences juridiques. Il est membre des comités des revues Filosofia Politica, Rivista di Filosofia del diritto, Politica & Società, Iride, Teoria politica. Il est directeur d’études à l’Institut italien d’études philosophiques de Naples. Parmi ses publications, on peut citer Carl Schmitt e la tradizione moderna (Laterza, 1996), Autorità (Il Mulino, 2002, traduit en espagnol en 2003), L’Occidente contro se stesso (Laterza, 2004), La politica negata (Laterza, 2011), Ciò che resta della democrazia (Laterza, 2015).