L’idée que l’État et le droit sont voués à dépérir dans une société à venir apparaît bien avant les écrits de Marx et d’Engels, chez Fichte notamment. Elle est par ailleurs étroitement liée à la tradition anarchiste, bien que dans ce cas il s’agisse moins d’une thèse portant sur un développement historique attendu qu’un objectif politique à réaliser dans la situation actuelle. Toutefois, ce sont Marx et Engels qui ont donné la version la plus célèbre de cette idée, et en ont proposé les justifications les plus sophistiquées, sans échapper évidemment à différents problèmes théoriques et interprétatifs.

Cette contribution vise moins à examiner les arguments politiques et philosophiques qui peuvent être avancés contre la thèse du dépérissement en elle-même – même s’il nous faudra les évoquer lorsqu’ils mettent en lumière une contradiction flagrante entre les visées émancipatrices qui sont au cœur du projet marxiste et les périls que recèle une société sans droit – qu’à élucider le sens qu’elle revêt pour Marx et Engels.

Il s’agira tout d’abord de déterminer la manière dont ils fondent cette thèse dans les différents textes où ils la défendent (I) ; puis d’étudier les rapports du dépérissement du droit avec, d’une part, le dépérissement de l’État et, d’autre part, le dépassement du mode de production capitaliste (II) ; enfin, nous interrogerons le statut de la thèse en question : nous soutiendrons qu’elle doit moins être lue comme une prévision portant sur l’état de la société communiste que comme une critique radicale de l’ordre existant, qui distingue la position de Marx et Engels d’autres stratégies adoptées dans le mouvement ouvrier à l’égard du droit (III).

 

I. Le dépérissement du droit sous la plume de Marx

A. La Question juive : émancipation humaine et dépérissement du droit

On peut discerner les premières traces de la thèse du dépérissement du droit dès les textes de jeunesse de Marx, en premier lieu dans Sur la question juive, écrit en 1843 et publié en février 1844 dans l’unique numéro des Annales franco-allemandes, où il expose sa célèbre critique des droits de l’homme. Dire, comme on le fait souvent, que cette critique vise le caractère « formel » de ces droits, qui laisseraient subsister voire légitimeraient une inégalité et une oppression réelle, jouant le rôle de ce que Marx appellera plus tard l’idéologie, est imprécis et relève d’une reconstruction rétrospective. La critique porte plutôt sur deux éléments corrélés : d’une part, la prédominance du droit de propriété, ce dernier constituant le contenu et en définitive l’essence de chacun des autres « droits de l’homme » (liberté, égalité, sûreté, etc.) ; d’autre part, l’opposition entre droits de l’homme (privé) et droits du citoyen (public), laquelle exprime la scission qui définit la société bourgeoise – celle qui s’affirme dans toute sa pureté après cette « révolution politique » dont le paradigme est la Révolution française :

La constitution de l’État politique et la dissolution de la société civile en individus indépendants – dont le rapport est le droit, tout comme le rapport de l’homme des ordres et des jurandes était le privilège s’accomplissent en un seul et même acte. Mais l’homme membre de la société civile, l’homme non politique apparaît nécessairement comme l’homme naturel. Les droits de l’homme apparaissent comme des droits naturels, car l’activité consciente d’elle-même se concentre sur l’acte politique. L’homme égoïste est le résultat passif, déjà présent, de la société dissoute, objet de la certitude immédiate, donc objet naturel.

Autrement dit, l’époque moderne se définit par une contradiction entre deux dimensions de l’être humain (compris comme être essentiellement social), contradiction qui se déploie dans une série de dichotomies : entre droits de l’homme et du citoyen donc, mais aussi entre droit privé et droit public, société civile et État, égoïsme et intérêt général, particulier et universel, etc. Marx souligne le primat des premiers termes de ces dichotomies sur les seconds, c’est-à-dire, en un mot, le primat du privé sur le public. Mais le propos ne s’arrête pas là : faire en sorte que la politique prenne réellement et concrètement en charge les sphères privées de la vie ne signifie pas une simple inversion de priorité, mais la résorption de la scission, la résolution de la contradiction. C’est ce en quoi consiste la véritable « émancipation humaine » :

L’émancipation politique est la réduction de l’homme d’une part à sa qualité de membre de la société civile, à l’individu égoïste, indépendant, d’autre part au citoyen, à la personne morale. C’est seulement lorsque l’homme individuel réel réintégrera en lui le citoyen abstrait et sera devenu comme homme individuel dans la vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, un être appartenant à l’espèce, que l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne séparera donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. C’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie.

On peut affirmer avec Antoine Artous que la solution esquissée par Marx est « un coup de force ontologique », en ce que seule la présupposition d’une essence générique de l’être humain permet d’envisager la réconciliation des sphères opposées dans l’immanence d’une socialité harmonieuse. Quel que soit le point d’appui de la position marxienne, l’important est ici, pour notre propos, d’en déterminer précisément l’objet. Or il ne s’agit pas uniquement des droits de l’homme. Au fond, si deux séries de principes juridiques généraux (droits de l’homme et du citoyen) peuvent exprimer l’époque bourgeoise moderne elle-même, c’est que le droit en tant que tel en constitue l’essence. Le droit est la forme de sociabilité fondamentale de la modernité, précisément parce qu’il s’agit d’une modalité paradoxale de relations sociales qui à la fois a pour base, reflète et reconduit l’atomisation et la séparation des individus dans la société civile. Marx mobilise donc une notion de droit certes très générale, mais néanmoins distincte de la logique médiévale des « privilèges » (que l’on pourrait d’un certain point de vue concevoir comme un autre type de droit) à deux égards au moins : cette dernière correspond à des relations sociales concrètes (bien qu’insatisfaisantes, comme la dépendance et la domination) et, à contre-pied de l’uniformité du droit, elle traduit les différences entre individus et statuts. Sans en revenir à une telle logique, l’émancipation humaine doit permettre de dépasser l’abstraction inhérente au droit : en ce sens, c’est bien son dépérissement qu’elle annonce. Ajoutons que le dépérissement du droit est déjà associé dans ce texte à celui de l’État : ce dernier est défini par sa transcendance (illusoire) par rapport à la société civile et par son abstraction. Il est donc lui aussi voué à se dissoudre dans l’acte ultime d’émancipation, puisque « toute émancipation consiste à rapporter le monde humain, le monde des rapports à l’homme lui-même ».

 

B. La Critique du programme de Gotha : dépérissement du droit et phase supérieure du communisme

C’est bien plus tard que l’on retrouve aussi clairement le thème du dépérissement du droit sous la plume de Marx, dans le « texte testament » qu’est la Critique du programme de Gotha. Marx rejette les formulations de ce programme, qui revendique un « droit intégral » et égal des ouvriers sur le produit de leur travail. En premier lieu, il refuse de poser en termes juridiques, c’est-à-dire, dans ce cas du moins, normatifs et individualistes, ce qui est en réalité un projet d’organisation économique alternative de l’ensemble de la société. Mais sa réticence envers les formulations juridiques n’est pas motivée uniquement par un souci d’efficacité pédagogique et de lisibilité politique. Il s’agit également de produire une conception adéquate de l’objectif final de la lutte, le communisme pleinement réalisé.

La société caractérisée par un droit égal (c’est-à-dire proportionnel au « quantum individuel de travail ») des travailleurs au produit de leur propre travail est

une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; elle porte encore les taches de naissance de la vieille société du sein de laquelle elle est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels.

La logique qui prévaut ici est celle de l’équivalence entre deux quantités de travail. Elle présente donc des similarités avec la logique propre au mode de production capitaliste, où la loi de la valeur est en vigueur (les quantités de travail socialement nécessaires à la production des marchandises régissant leurs valeurs d’échange respectives), et où le salaire, c’est-à-dire le prix de la force de travail (assimilable à une marchandise) est déterminé par la valeur des biens nécessaires à la reproduction de cette dernière. À ce titre, Marx peut encore parler de « valeurs égales » pour caractériser les principes de répartition des biens de consommation produits qui sont ceux de la première phase du communisme. Même s’il existe désormais une proportion exacte entre la quantité de travail fourni par chaque travailleur et ce qu’il peut retirer du « fonds social de consommation » et si bien sûr l’appropriation exclusive du surplus par une classe a été abolie, le « droit égal » revendiqué dans le programme de Gotha et qui sera effectif durant la période de transition « reste toujours néanmoins dans son principe le droit bourgeois ». À certains égards, la réciproque est vraie : le droit bourgeois est, sinon dans ses mises en œuvre concrètes, du moins dans son concept, un droit égal. Comme nous le verrons, c’est en faisant fond sur l’étroite affinité mise en évidence par Marx entre le droit bourgeois et le droit en général, que le juriste et théoricien soviétique Evgeny Pašukanis pourra affirmer que l’éventuel « dépérissement des catégories [objectives] du droit bourgeois signifiera le dépérissement du droit en général, c’est-à-dire la disparition du moment juridique des rapports humains ».

Marx soulève plusieurs critiques contre ce droit parfaitement réalisé sous la forme de droit égal. Tout d’abord, tout droit, dans la mesure où il sélectionne un étalon ou une « unité de mesure » est nécessairement unilatéral : il ne saisit les vies individuelles que sous l’un de leurs aspects, le travail dans le cas qui nous concerne, « faisant abstraction de tout le reste ». En outre, du fait même de son uniformité, « tout droit » est « dans son contenu un droit de l’inégalité ». En effet, les individus en question sont inégaux (parce que différents) et leur imposer un critère qui fait abstraction des différences de capacité de travail, de productivité, etc., d’une part, et des différences de besoin (s’expliquant biologiquement, par les situations familiales, etc.) d’autre part, ne peut que reconduire cette inégalité.

Le respect de la complexité et de la singularité de chaque individu demande donc le dépassement de tout droit. Pour Marx,

dans une phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais sera devenu le premier besoin vital ; quand avec le développement des individus à tous égards, leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! ».

Il s’agit de refuser toute proportionnalité rigide, au niveau individuel, entre contribution et rétribution ou, en d’autres termes, entre devoirs et droits. Si le droit est défini d’une manière générale comme l’ensemble des modalités de mise en œuvre d’une telle proportionnalité, il s’agit donc d’abolir le droit en tant que tel. Certes, on peut penser, même si Marx ne l’envisage pas, que ce sont certains droits, par exemple le droit à la vie ou au bonheur, qui justifient que les individus puissent satisfaire adéquatement leurs besoins. Et ils auront de même le devoir de participer à l’effort de travail collectif. Mais, puisque ces deux dimensions (droits et devoirs) seront décorrélées, certaines pratiques constitutives de la sphère juridique perdront toute signification : aucun individu ne pourra revendiquer plus que sa part, et il sera impossible – même de la part des institutions publiques, si l’on admet qu’elles existeront encore – de demander réparation pour un tort consistant dans le fait qu’un individu a trop consommé ou trop peu travaillé.

On peut craindre que le dépérissement du droit lors de cette phase développée du communisme ne soit qu’un nouveau « coup de force » théorique, comme dans la Question juive. En effet, pour rendre viable la décorrélation que nous avons évoquée et le « dépassement de l’horizon borné du droit bourgeois », Marx donne trois conditions, toutes contestables. La première est la fin de la rareté censée être rendue possible par l’accroissement intense de la productivité, effet du libre développement des individus sous le communisme. Ce développement semble lui-même présupposer la deuxième condition énoncée par Marx, le dépassement de la division du travail (subie), notamment la division entre travail manuel et intellectuel, par une régulation sociale collective et consciente de la répartition des tâches (et vraisemblablement par l’accomplissement de plusieurs types de tâches par les individus), ce qui signifie la disparition des échanges marchands et de leurs corrélats juridiques (droits de propriété, contrats, etc.). Le raisonnement justifiant et articulant ces deux premières conditions peut être remis en cause à plusieurs niveaux. Tout d’abord, rien n’assure que le développement des individus soit la source de gains de productivité substantiels. Plus généralement, l’idée de dépassement de la rareté, peut-être recevable en 1875, l’est certainement moins de nos jours (ne serait-ce que parce que l’idée selon laquelle les ressources naturelles sont finies et vouées à s’épuiser est largement répandue). Enfin, il semble particulièrement épineux d’abolir la division sociale du travail sans l’aide du « droit » – compris ici comme un ensemble de règles formelles permettant de juger des comportements individuels et éventuellement de sanctionner ceux qui contreviendraient à leurs devoirs. La troisième condition donnée par Marx est peut-être la plus intéressante, mais aussi la plus difficile à accepter : d’après lui, lors de la dernière phase du communisme, le travail deviendrait lui-même un besoin. Cela court-circuiterait évidemment toute imposition d’une mesure proportionnelle entre travail et rétributions, le travail faisant partie des rétributions. Même si l’on admet les postulats anthropologiques qui semblent être ceux de Marx concernant la tendance essentielle de l’être humain à agir pour transformer le monde extérieur, rien ne garantit que le produit de telles activités libres vienne satisfaire des besoins des membres de la société, et encore moins qu’il les satisfasse dans leur intégralité.

Les conditions socio-économiques de possibilité du dépérissement du droit énoncées par Marx dans ce texte semblent ainsi particulièrement difficiles à réunir. Dès lors, deux pistes semblent s’ouvrir à qui voudrait sauver la vraisemblance de la thèse du dépérissement du droit : d’une part, essayer de déterminer si des conditions alternatives, moins exigeantes, peuvent être identifiées ; d’autre part, ne plus considérer la thèse de Marx sur le dépérissement du droit comme une description d’un état à venir de la société, mais plutôt comme une idée régulatrice dotée d’une fonction principalement critique. Mais avant de chercher à sauver ou condamner définitivement cette thèse, ou à en requalifier le statut, il faut en approfondir le sens, d’une part en la pensant dans son lien avec celle du dépérissement de l’État, et d’autre part en l’articulant à la théorie des économies capitaliste et socialiste.

 

II. Le droit chez Marx et Engels, entre politique et économie

A. Dépérissement du droit et dépérissement de l’État

La thèse du dépérissement du droit est liée à celle du dépérissement de l’État et Marx et Engels traitent plus souvent de la seconde que de la première, même s’ils le font souvent d’une manière elliptique. Présente en un certain sens dans les œuvres de jeunesse et en particulier dans la Question juive avec l’idée de « fin de l’État politique » (c’est-à-dire abstrait ou séparé de la société), elle est évidemment modifiée lorsque l’État est conçu à partir de son rapport privilégié (compris d’une manière plus ou moins instrumentale selon les textes) avec la classe dominante et, dans le cas de l’État « moderne », de sa fonction de « maintien des conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés ». Engels écrit ainsi que

le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint.

Le Manifeste du parti communiste, qui envisage des « pouvoirs publics » non « politiques », représente peut-être une position intermédiaire : Marx et Engels vont au-delà de la simple critique de l’abstraction politique et pensent l’État à partir de son rôle dans la lutte des classes, sans pour autant en venir à la conclusion, saint-simonienne de l’Anti-Dühring sur l’administration des choses.

Le programme de Gotha, qui avait suscité les réflexions marxiennes sur le dépérissement du droit examinées plus haut, constitue l’occasion pour Engels de préciser leurs conceptions sur le dépérissement de l’État :

Il faudrait laisser tomber ce bavardage sur l’État, surtout depuis la Commune, qui n’était plus un État au sens propre. Les anarchistes nous ont jeté l’État populaire à la figure jusqu’à saturation, même si déjà le texte de Marx contre Proudhon, puis le Manifeste communiste disent carrément qu’avec l’instauration de la société socialiste l’État se dissout de lui-même et disparaît. Comme l’État n’est qu’une institution temporaire dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer ses adversaires par la force, c’est un pur non-sens que de parler d’un État populaire libre. Tant que le prolétariat a encore besoin d’un État, il n’en a pas besoin dans l’intérêt de la liberté, mais pour la répression de ses adversaires et, dès qu’il peut être question de liberté, l’État cesse d’exister en tant que tel. Nous proposerions donc de remplacer partout État par « communauté » [Gemeinwesen], un bon vieux mot allemand, qui peut très bien correspondre au français « commune ».

La contemporanéité et la complémentarité de ces deux textes attestent de l’intrication des deux dépérissements, celui du droit et celui de l’État. Engels propose d’utiliser le terme « Gemeinwesen » parce que le but énoncé par le programme doit déjà faire signe vers l’objectif ultime, l’auto-régulation immanente de la communauté par elle-même. Il considère en outre que la Commune de Paris de 1871 ne fut pas un « État au sens propre », parce qu’elle n’agissait pas d’une manière coercitive, comme de l’extérieur, sur la société, notamment en imposant sa législation. « Forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail », elle préparait et préfigurait l’auto-régulation communiste de la société, par un ensemble de dispositions concrètes : unité des pouvoirs législatif et exécutif, élection des fonctionnaires, révocabilité des élus. Autrement dit, la « commune » en question est la forme du dépérissement de l’État, et cela implique une modification de la nature même des normes sociales, qui ne sont plus des « lois » telles qu’on les connaissait jusqu’alors.

Dans cette perspective, le dépérissement du droit semblerait impliqué par celui de l’État, puisque ce dernier édicte et fait respecter les lois par sa puissance répressive. Dans les termes de la conceptualisation générale des formations sociales proposée dans la « Préface de 1859 », où Marx écrit que « l’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées », la superstructure politique serait première par rapport à la superstructure juridique, cette dernière tombant avec la première une fois les antagonismes socio-politiques de classes dépassés.

Mais l’ordre de priorité semble parfois inversé. Les critiques de Marx contre le programme de Gotha laissent plutôt penser que même une fois l’État engagé dans un processus de transformation radicale, la forme du droit restera inaltérée, ce dernier ne pouvant « jamais être plus élevé que l’organisation économique et que le développement civilisationnel qui y correspond ». Bien que l’activité législatrice et répressive de l’État soit évidemment nécessaire pour garantir l’existence effective du droit, son essence semble résider dans l’organisation économique dont il est l’expression, ce qui était du reste suggéré dans la « Préface de 1859 » où les « rapports de propriété » sont définis comme « l’expression juridique » des « rapports de production ». Même si l’on peut envisager, comme nous l’avons fait, que le processus de dépérissement de l’État commence avant celui du droit et s’il existe bien une indépendance relative entre eux, seul le dépérissement du droit peut en rendre l’achèvement possible, le droit requérant, même à un niveau minimal, l’action coercitive de l’État.

Quoi qu’il en soit, le droit (comme son dépérissement) ne doit pas être pensé à travers son seul rapport à l’État, mais à partir de son ancrage dans les rapports économiques, et avant tout les rapports proprement capitalistes.

 

B. Droit et capitalisme : la lecture de Pašukanis

L’époque définie par l’ascension puis la prédominance de la classe bourgeoise constitue, pour Marx et Engels, le terrain par excellence de l’affirmation historique du droit : ils ne remirent jamais en cause cette thèse apparue dès leurs textes de jeunesse. On lit ainsi dans un texte d’Engels (co-écrit avec Kautsky) de 1886 :

Parce que l’échange des marchandises [engendrait] de complexes relations contractuelles réciproques et exigeait de ce fait des règles de portée générale qui ne pouvaient être éditées que par les collectivités – normes juridiques fixées par l’État –, on se figura que ces normes juridiques n’avaient pas pour origine les faits économiques, mais que c’était leur codification formelle par l’État qui leur donnait naissance. Et parce que la concurrence, qui est la forme fondamentale des relations entre libres producteurs de marchandises, est la plus grande niveleuse qui soit, l’égalité devant la loi devint le grand cri de guerre de la bourgeoisie.

Les auteurs décrivent également la manière dont le lien intime reliant la bourgeoisie et le droit se déploie aux niveaux politique les revendications d’égalité de statut et aux yeux de la loi constituant un enjeu décisif dans la lutte de la bourgeoisie contre l’aristocratie – et idéologique toute une conception « juridique » du monde (social et historique) étant avancée. Mais ce lien se noue au niveau économique, dans les rapports d’échanges marchands plus exactement. Dans la mesure où le capitalisme est synonyme de prolifération de ces derniers (jusqu’à faire de la force de travail elle-même une marchandise), la superstructure juridique y joue évidemment un rôle central.

Dans Le Capital, Marx présentait d’une manière plus sophistiquée le rapport entre économique et juridique :

Pour mettre ces choses mutuellement en rapport comme marchandises, il faut que les gardiens des marchandises se comportent les uns envers les autres comme des personnes dont la volonté habite ces choses : si bien que chacun, en aliénant sa propre marchandise, ne s’approprie celle d’autrui que d’accord avec sa volonté, donc au moyen d’un acte de volonté commun à tous les deux. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, développé ou non légalement, est un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Le contenu de ce rapport de droit ou de volonté est donné par le rapport économique proprement dit. Les personnes n’existent ici l’une pour l’autre que comme représentants de marchandises, et donc comme possesseurs de marchandises. Nous verrons […] que les masques économiques dont se couvrent les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques, et que c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’elles se rencontrent.

La circulation marchande requiert et sécrète un type d’acte (l’échange supposé libre qui prend la forme du contrat et des actes d’achat et vente) et un type de subjectivité (la personne juridique, définie par une volonté supposée autonome). Les catégories juridiques objectives à la fois reflètent et constituent la sphère marchande ; elles en sont consubstantielles.

Faisant fond sur ces réflexions, Pašukanis considère qu’il existe un « fétichisme juridique » symétrique à et complémentaire du « fétichisme de la marchandise » : tout comme la valeur et le mouvement des marchandises sont hypostasiés et abstraits de leurs conditions (le travail d’êtres humains concrets socialement situés), les individus sont considérés comme des sujets autonomes et responsables, postulat dont ne peut découler qu'une conception inadéquate des rapports de pouvoir.

Parce que le foyer d’où émergent les catégories fondamentales du droit est la sphère de la circulation, des échanges privés, le droit privé possède un primat essentiel sur le droit public. L’« antagonisme des intérêts privés » est l’une des « conditions logiques » de la « forme juridique » et l’une des « causes réelles de l’évolution de la superstructure juridique ». Dès lors, il semble que dans une situation sociale où l’antagonisme aurait disparu les rapports juridiques n’aient plus lieu d’être. Aux yeux de Pašukanis, c’est le cas lorsqu’il existe une « unité de but » entre les acteurs (individus ou groupes) en présence, « condition de la réglementation technique ». Par exemple, « les normes juridiques relatives à la responsabilité des chemins de fer présupposent des droits privés, des intérêts privés différenciés, tandis que les normes techniques du trafic ferroviaire présupposent un but unitaire, celui par exemple d’une capacité de rendement maximum ». Autrement dit, « l’édification d’une économie planifiée unique » suffirait d’après lui à « condamner à mort » non seulement la « forme juridique de la propriété », mais également « la forme juridique en général ». En ce sens, il semble que les conditions du dépérissement du droit énoncées par Pašukanis soient beaucoup moins difficiles à réunir que celles que nous avions relevées dans la critique marxienne du programme de Gotha. Notons d’ailleurs que Marx lui-même donnait déjà un poids particulier à l’organisation économique non marchande :

Au sein d’une société de forme coopérative fondée sur la possession commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail fourni pour obtenir les produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle qu’ils possèdent, puisque maintenant, au contraire de ce qui se passe dans la société capitaliste, les travaux individuels existent de façon immédiate, et non plus détournée, comme composantes de la totalité du travail.

Pourtant, l’idée d’une disparition du droit en général (et non des seuls pans du droit régissant les échanges économiques privés) dans le cadre d’une société intégralement planifiée pose plusieurs problèmes. Dans le cas du droit pénal par exemple, le dépérissement du droit signifierait la fin de la « forme de l’équivalence » (dérivée comme on l’a vu de la loi de la valeur) entre le crime et la peine, à laquelle serait substituées des « mesures de défense sociale […] ou de rééducation des individus socialement dangereux » d’ordre « technique » :

La contrainte en tant que mesure de défense sociale est un acte de pure opportunité conforme à une fin et peut être déterminée comme telle par des règles techniques. Ces règles peuvent être plus ou moins complexes, suivant que le but est l’élimination mécanique de l’individu dangereux ou son amélioration. Dans chaque cas cependant les buts que s’est fixés elle-même la société trouvent dans ces règles une expression claire et simple.

Le premier problème est politique et moral. L’individu ne semble plus avoir aucune protection : les moments du procès et de la sentence disparaissant avec le reste du formalisme juridique, le sort de l’individu semble fixé en fonction des « fins » sociales. Les termes mêmes utilisés par Pašukanis (élimination mécanique, rééducation, etc.) laissent songeurs, a fortiori si on les rapproche des crimes du régime stalinien, dont l’auteur fut d’ailleurs l’une des victimes (il fut exécuté en 1937, à la suite des « procès » de Moscou). En outre, l’organisation et la centralisation de la production économique, qui mettent en crise les catégories juridiques, commencent bien avant la construction du socialisme, dans le cadre des capitalismes monopolistes d’État, durant la Première Guerre mondiale notamment. On peut donc penser que, même du point de vue de Pašukanis, la remise en cause du formalisme et de « l’individualisme juridique » est loin d’être nécessairement progressiste. En un mot, le risque est de gouverner les hommes comme on administre les choses.

On peut considérer, à la suite de Hans Kelsen et de l’ouvrage qu’il consacre à présenter et à réfuter les « théories communistes » du droit, qu’un second problème réside dans le postulat selon lequel une société planifiée ne connaîtrait plus d’antagonismes d’intérêts privés, mais une pure « unité de but ». Dans le cas du droit pénal, il est évident que lorsqu’une personne est considérée par « la société » comme une menace qu’elle choisit d’éliminer ou d’améliorer, un tel antagonisme existe, sauf à présupposer avec Rousseau que le délinquant est alors « forcé d’être libre » par la sanction qu’il reçoit, fût-elle une condamnation à mort, ou, avec Hegel que la sanction ne fait que réaliser sa volonté rationnelle ou essentielle, son « droit » en soi. Mais cette idée d’un intérêt véritable des individus que les institutions sociales devraient satisfaire malgré eux lorsqu’ils le méconnaissent est évidemment difficile à accepter.

Kelsen critique également le caractère en définitive tautologique de l’argumentation de Pašukanis. Pour ce dernier, le droit dans son ensemble dérive du droit privé, dont l’essence est à rechercher dans la sphère de la circulation : dire que le droit dépérira dans une société de « communisme parfait » n’est donc rien d’autre que dire que le communisme n’est pas le capitalisme. On pourrait même aller plus loin que Kelsen et affirmer que Pašukanis identifie en réalité le droit à la phase concurrentielle et libérale du capitalisme, dans la mesure où il entre en crise lors de l’établissement de monopoles et avec les prémisses d’une organisation étatique de l’économie. En ce sens, ce que Pašukanis annonce serait moins une fin du droit en général qu’un droit de type nouveau, moins formalisé et à certains égards plus inquiétant que le droit classique. Ainsi les « normes techniques », qui conservent une certaine généralité, s’imposent aux individus et ne peuvent être effectives que si une puissance coercitive réprime les infractions, semblent bien impliquer une nouvelle « superstructure juridique ».

Le quatrième ensemble de problèmes soulevés par les réflexions de Pašukanis tient à sa lecture des textes de Marx et d’Engels. Les motifs pour lesquels il critique le droit semblent être de deux ordres. D’une part, l’uniformité abstraite des règles juridiques et la logique de l’équivalence dont elle dérive lui paraissent absurde : dans le cas du droit pénal, il présente le principe de rétribution comme une loi du talion généralisée. D’autre part, il rejette l’atomisation et l’égoïsme des individus que les catégories juridiques fondamentales (comme celle de personne) impliquent. Il retrouve donc la protestation éthique de la Question juive (qu’il cite) devant le caractère sordide et froid de l’époque du droit. Mais il le fait avec une compréhension du dépérissement du droit inspirée de la Critique de programme de Gotha (bien qu’il conçoive différemment ses conditions), en mobilisant une conception du fétichisme qui emprunte au Capital, et en se représentant le dépassement du droit, comme le faisait Engels dans le cas de l’État, sur le mode de l’administration des choses. Il propose donc une lecture systématique des écrits de Marx et d’Engels qui est moins une « application consistante de la doctrine anarchiste » de ces deux auteurs « au problème du droit » qu’une interprétation homogénéisante, oblitérant les ruptures et les tensions qui les traversent. Ainsi, ce qui, en 1875, rebute Marx dans le droit (bourgeois) n’est pas tant l’égoïsme qui le sous-tend que son ignorance des différences individuelles, et son incapacité à réaliser une égalité concrète. Par ailleurs, rien ne prouve que dans leurs textes de maturité Marx et Engels aient continué à éprouver la même antipathie à l’égard de la catégorie de personne juridique. De plus, comme nous l’avons vu, les processus de dépérissement de l’État et du droit, malgré leur interdépendance, ne sont pas identiques, et l’administration des choses est loin de constituer un paradigme satisfaisant pour penser l’aboutissement de ce dernier (ni même, à vrai dire, du premier). Enfin, Marx est beaucoup plus prudent sur ces questions qu’Engels.

 

C. La question du droit socialiste

Même si elle n’est pas présente dans les textes de Marx et d’Engels, on peut s’interroger sur la compatibilité de la notion de « droit socialiste » avec leurs réflexions. Comme on le sait, alors même qu’ils envisagent la possibilité d’un État socialiste de transition (la dictature du prolétariat), il ne semble pas qu’il en aille de même pour le droit – Marx considérant qu’il reste en sa forme essentiellement bourgeois – ce qui donne une grande force à l’interprétation de Pašukanis malgré toutes les difficultés que nous avons énoncées.

Motivés notamment par les contextes et enjeux politiques immédiats, plusieurs théoriciens soviétiques défendirent pourtant une telle notion. Comme le résume Riccardo Guastini, Rejsner et Vychinski ne pensaient pas le droit, à la manière de Pašukanis, comme un reflet (constitutif) de la logique objective de l’économie, mais comme « produit par les classes, non par une activité consciente et volontaire, à la manière d’une émanation spontanée de leurs expériences de vie sociale et productive ».

Le Professeur Rejsner (dont les premiers travaux, publiés dans les années 1900, ont précédé la Révolution d’Octobre et donc les réflexions de Pašukanis) empruntait au philosophe et sociologue du droit polonais Leon Petrazycki l’idée que le droit est avant tout une réalité psychologique, plus exactement un ensemble de normes, existant dans l’esprit des hommes – ce « droit intuitif » fondamental pouvant être en décalage par rapport au droit positif. En tant que tel, il s’ancre dans les subjectivités collectives des différentes classes, chacune d’elles sécrétant son propre droit. Le droit en vigueur dans une société donnée en est une combinaison, où le droit correspondant à la classe dominante l’emporte mais sans exclure absolument les autres. Ainsi, le droit socialiste soviétique, bien qu’ancré fondamentalement dans la conscience juridique révolutionnaire du prolétariat, présente des éléments issus de la classe paysanne et même de la classe bourgeoise.

Vychinski (fidèle collaborateur de Staline notamment en tant que procureur général des procès de Moscou et dont l’une des principales cibles théoriques est Pašukanis) propose lui aussi une théorie superstructurelle et subjectiviste du droit, mais plus instrumentaliste : il le conçoit comme « un ensemble de règles de conduites établies et protégés par l’autorité de l’État, en vue d’assurer et de développer des rapports sociaux avantageux pour la classe dominante » ; bref, comme « une expression de la volonté des classes dominantes dans la société ». Autrement dit, Vychinski pense le droit de la même manière que Staline pensait l’État : ce dernier, sans revenir sur le dogme du dépérissement de l’État une fois le communisme pleinement réalisé et l’« encerclement capitaliste » brisé (« innovation » qu’il développe, à partir de 1928 dans le cadre de la polémique contre Boukharine), soutenait en effet la nécessité de son « renforcement » tant que cela n’était pas le cas. Or, Vychinski renvoie de même le dépérissement du droit à un horizon indéfini et considère comme contre-révolutionnaire toute critique de la notion de droit socialiste, qui est censé correspondre à la phase historique où le prolétariat (éventuellement associé à la paysannerie) est la classe dominante.

Les théories marxistes défendant l’existence d’un droit socialiste prennent donc de grandes libertés avec les textes sur lesquels elles prétendent s’appuyer : elles rabattent le droit soit sur les autres idéologies (Rejsner), soit sur l’État de classe (Vychinski). Dans les deux cas, elles oblitèrent son lien essentiel avec les rapports de production, lien sur lequel Pašukanis avait mis l’accent à juste titre (bien qu’unilatéralement) – et risquent de concevoir le passage au socialisme dans la sphère juridique comme une simple modification de contenu, la forme restant inchangée. Par ailleurs, elles ont pu être enrôlées, voire suscitées, par des projets politiques opposés aux vues de Marx et d’Engels. Malgré cela, il nous semble que non seulement la notion d’un droit de transition socialiste, mais également celle d’un droit adéquat à la société communiste elle-même, peuvent être conciliées avec les intuitions fondamentales de ces derniers.

 

III. Communisme et dépérissement un droit : une thèse critique et stratégique

 

En ce qui concerne la distribution des biens, il peut sembler qu’une société d’abondance, sans rareté (même relative), impliquerait un dépérissement du droit, dans le cadre d’une société communiste ou non. Si on laisse de côté cette condition difficilement acceptable et que l’on se contente de présupposer une suppression des échanges marchands, éventuellement liée à une abolition de la division du travail, on peut admettre que le droit des biens fondé sur la logique de l’équivalence disparaisse. Mais même si l’on se place dans une société régie par le principe « à chacun selon ses besoins », il semble difficile de ne pas réintroduire des critères généraux, socialement choisis, d’évaluation de ces besoins et, partant, une forme de droit.

En outre, dans tous ces cas, même dans la perspective du dépassement de la rareté, le dépérissement ne porterait en premier lieu que sur le droit des biens, non sur celui des personnes. De larges pans de ce dernier seraient certes caducs, d’autres profondément modifiés. Mais, malgré la verve polémique que Marx et Engels déchaînent sur cette question à plusieurs moments de leur parcours intellectuel et militant, tout porte à croire que l’idée de droits fondamentaux des individus ne contredise en rien leur démarche. Comme le montrent J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, l’un des objectifs ultimes que Marx et Engels défendent, et que le communisme est censé rendre possible, est le libre développement de chaque personne individuelle concrète, pourrait être formulé en termes de droits. Par ailleurs, une société sans règles dotées d’une généralité relative, et qui ne laisserait place à aucune procédure ni à aucun critère déterminés permettant d’évaluer les comportements des individus et les torts subis par certains d’entre eux de la part d’autres individus ou de la collectivité elle-même, impliquerait soit un arbitraire total, soit une harmonie spontanée dans les rapports sociaux. En ce sens, une société sans droit serait une société coïncidant absolument avec elle-même, dans une transparence pure : une société sans médiation. Une telle conception de la démocratie communiste serait sujette à la critique de Cl. Lefort, qui n’y voyait qu’un « fantasme totalitaire ».

Que cette image d’une société à venir nous apparaisse comme désirable ou cauchemardesque, la question de son statut reste à élucider. Or, il nous semble que la nature et la logique des textes de Marx et d’Engels excluent qu’il s’agisse d’une prévision scientifique. Comme l’écrit Jean-Pierre Cotten,

un texte décisif comme la Critique du programme de Gotha, inséparable de la perspective pratique d’une société communiste qui consacrerait le dépérissement même de l’ordre du juridique, dans les relations réelles entre les individualités sociales, ne peut, tout au plus, qu’esquisser, par différence et non pas positivement, ce qui ne serait plus la formation sociale bourgeoise moderne.

Une telle lecture est en accord avec le sens que Marx et Engels attribuaient, dans l’Idéologie allemande, à la notion de communisme : « le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être instauré, un idéal auquel la réalité effective a à se conformer. Nous nommons communisme le mouvement effectif qui abolit l’état actuel ».

La thèse du dépérissement du droit semble donc avoir un sens critique et stratégique. Tout d’abord, il s’agit moins d’annoncer et de promouvoir une société absolument sans droit que de mettre en œuvre une critique radicale du droit actuel, dans son contenu et dans sa forme, et d’impulser la création d’un droit radicalement nouveau. Ensuite, dans le contexte polémique de la Critique du programme de Gotha, le but immédiat est de combattre « l’illusion juridique » répandue dans le mouvement ouvrier. Exprimer les revendications des exploités en termes de droits est politiquement problématique, à différents égards. Cela implique de négliger, nous l’avons vu, une égalité effective, qui prendrait en compte les différences individuelles, au profit de l’uniformité d’un « droit égal » ; de n’exiger qu’une juste distribution (partage du produit) alors que la logique du système capitaliste (l’exploitation en premier lieu) s’ancre dans le moment de la production ; de présenter la lutte et ses objectifs d’une manière individualiste ; de s’en tenir à des souhaits abstraits – utopiques en ce sens – sans élucider leurs conditions de réalisation concrètes (toute une organisation socio-économique nouvelle) ; de laisser penser enfin, en émettant des revendications juridiques, que l’ordre et surtout l’État actuels peuvent les satisfaire, ce qui tend à reconduire des illusions réformistes.

Si l’illusion juridique pèse d’un tel poids sur les esprits, sur ceux des militants ouvriers en particulier, c’est que la sphère du droit occupe une place centrale et joue un rôle décisif dans les sociétés où le mode de production capitaliste est dominant. La séparation relative de la politique et de l’économie caractéristique du capitalisme implique une autonomisation de la forme du droit, qui se situe à l’interface de ces deux instances, et la prolifération de rapports juridiques médiatisant les relations entre unités économiques et entre celles-ci et l’État. Comme l’écrit Pašukanis, « de même que la richesse de la société capitaliste revêt la forme d’une accumulation énorme de marchandises, la société dans son ensemble se présente comme une chaîne ininterrompue de rapports juridiques ». Contre cette contamination de l’ensemble des rapports sociaux (non seulement économiques mais également politiques et intersubjectifs) par des rapports juridiques (dénoncée dès la Question juive) qui semblent doublement échapper au contrôle des individus (en ce que, d’une part, ils reflètent la logique objective des rapports économiques et, d’autre part, ils sont édictés et garantis par un État à la fois séparé de la société et au service de la classe dominante), la thèse du dépérissement du droit ouvre l’horizon d’une société où le droit serait soumis au contrôle et en définitive dériverait de la régulation autonome de la communauté (Gemeinwesen), et serait secondaire par rapport à l’activité politique libre et démocratique. On pourrait appliquer au droit ce que Marx écrit à propos de l’État : « la liberté consiste à transformer l’État, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle ». L’exigence que la « liberté collective ne se sépare pas d’elle-même sous la forme objectivée du droit » et maintienne « son autonomie en ne reconnaissant pas d’autre règle que l’immanence de sa propre délibération » ne signifie pas que cette délibération doive s’interdire d’énoncer des droits, d’édicter des règles, etc., et que toute « instance sociale du traitement des conflits réels » aura disparu. Il ne s’agit pas de supprimer la sphère du droit (règles générales, critères objectivables, procédures formelles, institutions spécialisées, etc.), mais de refuser son abstraction et son autonomisation, de le traiter comme la médiation qu’il est (entre individus, et entre les individus et la collectivité).

 

Conclusion

Présentes dès leurs textes de jeunesse, les thèses du dépérissement de l’État et du droit accompagnent, sous des formulations et avec des justifications différentes, Marx et Engels tout au long de leurs vies intellectuelles et militantes. Bien qu’interdépendantes, ces deux thèses demandent à être distinguées, notamment afin de mettre en lumière le lien intime entre le droit, du moins lorsqu’il est caractérisé par un haut degré d’élaboration formelle et qu’il met en jeu la logique de l’équivalence, et le capitalisme. Les pratiques et catégories fondamentales du droit, et non son seul contenu, relèvent de la société bourgeoise, ce que les défenseurs d’un droit socialiste ont négligé. Pour autant, l’identification entre le dépassement du capitalisme et la disparition du droit paraît difficile à soutenir. Dans la mesure où la thèse du dépérissement du droit consiste en une critique radicale du droit actuel et des stratégies qui se condamnent à le réformer seulement, il nous semble, même si cela est paradoxal, qu’elle ouvre l’horizon d’un droit qualitativement différent et subordonné aux besoins de la communauté : d’un droit communiste.

 

Yohann Douet

Yohann Douet est ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et agrégé de philosophie. Il effectue des recherches en philosophie sociale et politique, et est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée Saisir l’histoire. Périodisation et conception de l’histoire chez Antonio Gramsci, effectuée sous la direction de Stéphane Haber à l’Université Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol). Il est membre du comité de rédaction de la revue en ligne Contretemps.