La réflexion de Marx sur le droit a toujours fait l’objet de controverses La divergence des interprétations est alimentée par le caractère fragmentaire de son approche. Aucun ouvrage de Marx n’est thématiquement consacré au droit, et les réflexions marxiennes sur le droit ne forment pas une vue unitaire et systématique, mais offrent des perspectives sur le droit à partir d’angles différents : le droit est abordé à l’occasion de la critique de Hegel dans les écrits de jeunesse (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel), au sein de textes politiques (Manifeste communiste, Programme de Gotha), ou encore dans le cadre de sa théorie économique (Le Capital). L’absence d’une conception marxienne systématique du droit ne signifie pourtant pas que Marx en fasse un thème secondaire. La récurrence de la question juridique dans ses écrits de jeunesse autant que dans ceux de la maturité suffit à dire qu’il lui reconnaît un rôle important.

Cet article vise à interroger la résonance de la critique du droit de Marx dans les critiques du droit que formulent depuis les années 1970 des juristes américains progressistes appartenant aux mouvements des Critical Legal Studies (CLS) et de la Critical Race Theory (CRT). Membres de la New Left, ces juristes ne sont pas marxistes au sens strict. D’un côté, la référence à la théorie sociale de Marx semble se perdre dans la constellation de théories philosophiques qui les influencent (Derrida et le postmodernisme, l’existentialisme de Sartre, la théorie du langage de Wittgenstein, la théorie critique de l’école de Francfort). De l’autre, l’influence de la critique du droit de Marx paraît toute relative par rapport au legs laissé par le réalisme juridique (Karl Llewellyn, Jerome Frank), qui a introduit en théorie du droit un scepticisme généralisé à l’égard de l’objectivité des décisions de justice et qui a souligné le caractère politique du droit.

Marx reste pourtant bien présent dans la culture philosophique des juristes américains de gauche, et l’intention de cet article est d’examiner dans quelle mesure cela est le cas. Un point commun manifeste entre ces différents mouvements et la pensée marxienne est leur dénonciation du droit comme idéologie. Les juristes progressistes mettent en évidence la manière dont, dans un système libéral affichant une neutralité juridique et une égalité de droits, les pratiques et les textes de droit contribuent à reproduire les hiérarchies et les inégalités sociales (CLS), ainsi que les discriminations liées à la race (CRT) ou au genre (Feminist Jurisprudence). Par ailleurs, il est remarquable que la dénonciation de l’idéologie juridique par ces théoriciens et praticiens du droit américains soit contemporaine d’une réactualisation de la pensée marxienne du droit par des auteurs qui soulignent la manière dont, pour Marx, le droit est idéologie – c’est le cas d’Althusser, mais aussi des textes de Gramsci qui se diffusent à cette période en langue anglaise.

Si la thèse d’une continuité linéaire entre les juristes d’outre-Atlantique et l’approche marxienne du droit n’est pas tenable, une clarification s’impose afin de déterminer quels rapprochements fondés peuvent être établis entre ces théories. En procédant à un examen comparatif, cet article va se demander si la conception marxienne du droit trouve des prolongements dans les positions des CLS et des CRT à travers leurs objets, leur finalité ou leur méthode.

 

I. De la pensée marxienne du droit aux juristes critiques américains

 

1. Aspects de la compréhension marxienne du droit

L’apport majeur de Marx à la sociologie du droit tient à son étude du rôle social du droit. Deux thèses intimement liées sont exposées dans ses textes : le droit est une idéologie (a) ; le droit reflète la base économique et l’intérêt de la classe sociale dominante (b). Nous nous intéresserons à ces deux thèses en suivant leur évolution. Celles-ci trouvent un écho chez les juristes critiques américains, aussi indiquerons-nous également la manière dont une certaine lecture de ces thèses fait davantage ressortir la continuité entre Marx et ces juristes.

 

a) L’idée que le droit est idéologie apparaît, chez Marx, dès ses écrits de jeunesse, dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843) et Sur la Question juive (1844). Le premier essai explique la manière dont l’analyse de la religion a mis sur la voie pour saisir ce qu’est une idéologie et ouvre un accès pour comprendre le droit à partir de ce concept : « la critique du ciel se transforme en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit ». De la même manière que la religion fournit une vision du monde qui oriente les manières d’être et de se comporter individuelles et collectives, le droit, entendu comme idéologie, contribue à structurer un certain ordre du monde et à appuyer le maintien et la reproduction du statu quo. La définition de l’idéologie, introduite à l’occasion de l’examen de la religion, vient progressivement définir la nature du droit.

Sur la Question juive franchit une étape supplémentaire dans cette élaboration de la définition du droit comme idéologie. L’essai de 1844 est un cas d’application de la critique de l’idéologie à l’État moderne : il met en évidence les défauts de la conception politique de l’État moderne autant que les contradictions inhérentes à sa (prétendue) base de légitimité juridique, les droits de l’homme.

Sur la Question juive démystifie tout d’abord la notion d’État politique moderne. Celui-ci vise le citoyen, en tant que « membre imaginaire d’une souveraineté chimérique, […] spolié de sa vie individuelle réelle et rempli d’une universalité irréelle ». Même si Marx parvient à cette conclusion à l’occasion d’une critique qu’il adresse à Bruno Bauer, la position de ce dernier cristallise un type de justifications de l’État moderne plus largement répandu. À partir d’une lecture simplificatrice (et même caricaturale) de l’État rationnel hégélien, dans La question juive, Bauer réclame que chacun renonce à sa religion pour prétendre au statut de citoyen – les Juifs, mais aussi les chrétiens selon un autre de ses essais, « L’aptitude des Juifs et des chrétiens d’aujourd’hui à devenir libres ». Selon Bauer, l’État, manifestation de l’universel, est empêché par les intérêts particuliers et communautaires des religions.

Aux yeux de Marx, soutenir un État politique qui, au nom de la rationalité et de la liberté, prétend émanciper les individus en les considérant comme des citoyens séparés des conditions de leur existence sociale et matérielle, est une pure contradiction. Aucune différence particulière caractérisant la vie sociale des individus ne saurait être écartée par l’État au nom de l’émancipation, si du moins c’est bien l’émancipation qui est visée. D’une part en effet, les mesures valant pour le niveau institutionnel de l’État (sa neutralité par rapport à la religion) n’ont pas à s’appliquer aux mœurs : « L’État s’émancipant de la religion ne veut pas dire que l’homme réel s’émancipe de la religion ». D’autre part, l’émancipation politique qui concerne le citoyen n’est pas une fin en soi, elle reste une « demi-mesure », certes nécessaire (comme le note Norberto Bobbio), mais qui doit être articulée à l’émancipation humaine. Bauer commet donc deux confusions : il réduit les mœurs au niveau des institutions, il réduit l’émancipation humaine à l’émancipation politique.

L’État moderne est un Rechtsstaat, un État de droit dont la priorité est de garantir les droits de l’homme et du citoyen et, après avoir mis à mal la notion d’État politique moderne, Marx s’attache, dans un second temps, à démystifier l’illusion des principes constitués par ces droits que l’État est censé garantir. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (de 1793) illustre les conséquences de l’abstraction opérée par Bauer. Il s’agit d’un texte contradictoire qui, tout en distinguant l’homme (de la société civile) du citoyen (de la société politique), s’adresse à ces deux destinataires comme s’ils en formaient un seul. Or, la figure du citoyen restant abstraite et irréelle, le destinataire véritable de la Déclaration s’avère être l’homme de la société civile.

En analysant le détail des droits de la Déclaration de 1793, Marx montre la manière dont opère cette identification abusive. Le droit de liberté de l’article 6 consacre la liberté du sujet économique, d’un individu isolé qui se détourne des affaires publiques : le bourgeois. De plus, il a pour condition matérielle la propriété : « L’application pratique du droit de l’homme à la liberté est le droit de l’homme à la propriété privée ». En indexant la liberté et l’égalité sur la propriété, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait des propriétaires bourgeois les seuls destinataires pouvant réellement jouir de ces droits. L’inégalité de fait entre les propriétaires et les non-propriétaires devient justifiée grâce à l’abstraction opérée par le langage juridique. Cette analyse est fondamentale pour comprendre la manière dont l’universalisme juridique qui prétend valoir pour tous les sujets de droit – figure qu’il construit en lui attribuant des caractéristiques spécifiques, des droits (liberté, égalité, propriété) –, peut, dans le contexte d’un capitalisme de concurrence, justifier l’exploitation de certains.

Sur la question juive dégage deux caractéristiques de l’idéologie juridique. Il y a premièrement la fascination produite par le lexique universaliste et égalitariste de l’État de droit. Le prétexte du texte étant le compte rendu du livre de Bauer, on en déduit que le droit, et non pas seulement la religion comme le pense Bauer, est une source d’illusions. Cette critique de l’État de droit, que d’autres écrits de Marx prolongent, trouvera un écho chez les juristes critiques américains de la fin du xxe siècle qui soulignent la partialité de l’État de droit libéral.

Deuxièmement, les droits de l’homme illustrent mieux que tout autre la nouveauté du droit moderne dont la logique s’avère être celle du droit privé de la propriété et des contrats. La critique des droits de l’homme a une portée symbolique forte : le potentiel émancipateur des droits est décrié par Marx. La critique des droits est celle d’un universalisme juridique qui, en généralisant des caractéristiques particulières (telle la propriété), a pour effet d’exclure ceux qui n’en disposent pas de la jouissance des droits et de la protection de la loi. Comme le relève Étienne Balibar dans Les Universels, les penseurs combattant le racisme et le sexisme poursuivent cette idée (marxienne) selon laquelle l’universalisme se construit sur le plan épistémique et politique en rejetant certains groupes. Or, pour cette dénonciation d’un pseudo-universel, les droits fondamentaux sont aussi, on le verra, une cible privilégiée des CLS et des CRT, même s’ils développent un rapport plus ambivalent que Marx à leur égard.

 

b) La seconde thèse majeure de Marx sur le droit dérive de l’examen des causes de l’idéologie et affirme que le droit reflète la base économique. Cette thèse apparaît pour la première fois dans l’article intitulé « La loi sur le vol de bois » (1842). Marx donne des indices pour penser que le passage du système féodal au capitalisme est facilité par le droit moderne. Ainsi, la catégorie juridique moderne de « propriété privée », qui redéfinit le registre de la propriété en supprimant les droits coutumiers de passage et de récolte du petit bois, joue un rôle important dans l’apparition de la pauvreté rurale.

Peu après, en 1847, à l’occasion de sa polémique avec Proudhon, Marx clarifie la manière dont il perçoit le rapport entre droit et économie. Misère de la philosophie reproche premièrement à Proudhon d’accorder du crédit au droit, comme si celui-ci exprimait un accord de volontés à respecter, dont le contenu pourrait être abstrait des conditions économiques de production. Pour Marx, le droit ne saurait être compris indépendamment des rapports de production. Au contraire, l’équivalence que le droit établit entre des sujets juridiques réputés libres et égaux se présente bien plutôt comme la justification idéologique de la détermination de la valeur des marchandises par le travail et le libre-échange.

Autre erreur de Proudhon, victime d’un prisme idéaliste (à la manière dont fait verser dans l’erreur la camera obscura décrite dans L’Idéologie allemande) : son diagnostic social, qui fait dépendre les rapports économiques des rapports juridiques, comme si ceux-ci pouvaient encadrer ceux-là. Aux yeux de Marx, les rapports de production ne sont pas subordonnés au droit, c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai. Selon le mot de Misère de la philosophie : « Le droit n’est que la reconnaissance officielle du fait ». Le droit est subordonné à l’économie, dans la mesure où les rapports juridiques reflètent les rapports économiques. La lettre que Marx adresse à J.-B. Schweitzer en 1865 résume le différend :

Ce qu’il s’agissait pour Proudhon de traiter, c’était les rapports de la propriété moderne bourgeoise. À la question de savoir quels étaient ces rapports, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l’économie politique, embrassant l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans leur forme réelle de rapports de la production matérielle.

En résumé, l’adresse à Proudhon fait clairement apparaître la thèse de Marx concernant le rapport entre le droit et l’économie. Non seulement le droit n’est pas indépendant des rapports de production, mais il dépend d’eux en les reflétant sur le plan idéologique.

À la suite de Misère de la philosophie, les écrits théoriques de Marx sur le droit vont faire se rencontrer la critique des droits et de l’État de droit d’un côté et la critique de l’économie politique de l’autre. Ainsi, les Grundrisse de 1857-1858, puis le premier livre du Capital, expliquent comment l’équivalence entre les sujets juridiques que crée le « système de la liberté et de l’égalité » n’est que le reflet sur le plan des idées de l’équivalence que crée l’échange entre les marchandises à travers la médiation de l’argent. Une telle analyse est devenue familière dans les cercles marxistes grâce au travail du juriste soviétique Evgeny Pašukanis, qui, dans la Théorie générale du droit et le marxisme (1924), a soutenu la thèse selon laquelle, chez Marx, le fétichisme juridique reflète et parachève le fétichisme de la marchandise.

Dans la « Préface à la Critique de l’économie politique », Marx introduit une image qui oriente davantage la signification de la thèse selon laquelle le droit exprime la situation économique : « la structure économique de la société » (soit l’ensemble des rapports de production) est identifiée comme étant « la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées ». Cette thèse dite de la « base-superstructure », suivant laquelle la base économique détermine le droit en tant qu’élément de la superstructure, a fait l’objet de deux lectures distinctes, qu’il importe de rappeler, car suivant l’interprétation qui est adoptée, la proximité avec les théories critiques américaines du droit paraîtra plus ou moins grande.

Une première lecture du matérialisme de Marx soutient une version forte du déterminisme liant l’économie au droit. Elle considère que le droit (et l’État) est le reflet passif des rapports économiques, et est en particulier le résultat du rapport de forces entre les classes sociales. Selon cette version, le rapport entre l’économie et le droit est un lien mécanique causal, le second n’a aucune autonomie et est de part en part « déterminé » par la première. Dans l’article consacré à « La loi sur le vol de bois » par exemple, si l’on suit cette lecture, on considérera que les catégories juridiques forment une strate coercitive qui traduit ou exprime sur le plan des idées la domination de fait qu’exerce la classe privilégiée sur la population pauvre. Plusieurs auteurs marxiens (M. Cain et A. Hunt ; H. Collins) se sont montrés réticents à l’hypothèse d’un déterminisme économique qui repose sur une interprétation réductionniste et instrumentale du droit ne permettant pas de penser certains effets rétroactifs du droit sur l’économie et la vie sociale. Comment envisager que Marx n’ait pas perçu l’impact que peuvent avoir les catégories juridiques sur l’évolution des rapports de production et la vie économique ? Pour nombre d’auteurs, et, au premier chef, Engels, cette vision mécaniste causale entre la base économique et la superstructure juridico-politique est beaucoup trop simpliste. Elle suggérerait que la théorie puisse expliquer une situation historique avec une facilité analogue à la « résolution d’une équation du premier degré ».

Une seconde lecture optant pour un « déterminisme faible » s’est forgée à partir d’une réflexion sur la spécificité même du droit. Tout en respectant la thèse marxienne d’une absence d’autonomie du droit, il s’agit de décliner autrement son lien de dépendance à l’égard de l’économie et de prendre la mesure du fait que « base » et « superstructure » sont des termes métaphoriques. Le rapport de subordination du droit envers l’économie signale bien une orientation qui guide le processus de création de la terminologie juridique (reconnaître un ordre de domination imposé par des inégalités économiques, tout en le masquant à travers le langage des droits de liberté et d’égalité). Ce même rapport est aussi à comprendre sur le temps long, en prenant en compte les effets produits par le droit sur l’ordre social. Selon cette seconde lecture de la thèse de Marx, le droit reflète l’économie non seulement en construisant des catégories qui font passer pour naturel et fondé un certain ordre (matériel) des choses, mais également en contribuant au maintien de cette domination économique. Il s’agit d’admettre que la nature même du droit a un impact sur le développement de la société dans la mesure où ses catégories, qui imposent des sanctions en cas de transgression, renforcent, avec le temps, le statu quo et ne font pas que l’exprimer sans avoir d’incidence sur lui. Lorsque l’article sur « La loi sur le vol de bois » explique qu’en modifiant la définition de la propriété le concept de « propriété privée » introduit une régulation de l’exploitation de la forêt qui facilite l’accumulation de capital, il est clair que l’évolution conduisant du droit coutumier à la législation moderne repose sur l’élaboration de certaines catégories juridiques qui ont une incidence sur les rapports économiques. Certains concepts juridiques sont plus appropriés que d’autres au développement d’un mode de production particulier – ainsi le droit des contrats aide-t-il l’échange marchand. Pour comprendre comment, sur le long terme, le droit continue de refléter les rapports économiques, il s’agit d’envisager une évolution entre les deux sphères qui repose sur une influence mutuelle quoique asymétrique. Certains auteurs, s’inspirant notamment d’une lettre d’Engels à Joseph Bloch datant du 21 septembre 1890, proposent ainsi une lecture interactionniste entre le droit et l’économie qui, tout en donnant le primat à la base économique, précise que « le droit, dans certaines circonstances, agit sur la vie économique et peut soit faciliter un mode de production particulier, soit œuvrer contre lui ». Une telle interprétation est séduisante, même si, pour échapper à l’objection de succomber à un « fétichisme légal », elle se trouve dans la situation délicate d’avoir à définir ce que peut être une « autonomie relative » (et en aucun cas totale) du droit (A. Hunt).

Le rapprochement de la conception marxienne avec les pensées CLS et CRT paraît plus justifié, on le verra, si l’on adopte une lecture interactionniste. Sans prendre nécessairement part au débat d’interprétation propre à la théorie marxiste, ils adoptent, à l’instar de Mark Tushnet un rapport « métaphorique » au marxisme, qui va dans le sens de la thèse d’une relation d’influence mutuelle entre le droit et les autres champs sociaux.

 

c) Un dernier aspect de la conception marxienne du droit qu’il suffit de mentionner ici est à relever pour la comparaison avec les juristes critiques américains : la perspective d’ensemble de Marx sur le droit s’avère ambiguë lorsque l’on confronte plusieurs de ses écrits. Sans attendre de Marx une vue unitaire sur le droit du fait du caractère épars de ses réflexions à ce sujet, on peut être néanmoins surpris de ne pas trouver une position constante de sa part.

Alors que Marx est toujours très acerbe à l’égard « du pompeux catalogue des “inaliénables droits de l’homme” », et donc de l’universalisme abstrait du droit moderne, il tient des propos laudateurs sur le droit coutumier dans l’article sur « La loi sur le vol de bois » ou encore, dans Le Capital, sur la réglementation acquise par les travailleurs qu’il reconnaît être « une loi d’État » conquise par eux « en tant que classe », « un obstacle social plus fort que tout » à la domination du capital. Tout du droit n’est donc pas unilatéralement rejeté par Marx. Les droits concrets (réglementation locale) issus des combats de la classe ouvrière sont perçus comme des freins à la domination bourgeoise. La défense d’un droit acquis par les travailleurs est l’indice d’une position plus nuancée de Marx à l’égard du droit. Il nous suffit de la mentionner ici pour pouvoir établir par la suite des passerelles avec des théories critiques du droit qui, tout en pointant ses effets oppressifs, ne renoncent pas à un État de droit.

 

2. Contexte d’émergence aux États-Unis des mouvements critiques du droit

Comme Marx, les approches américaines critiques du droit contestent l’autonomie du droit par rapport au social et mettent en évidence l’existence de biais discriminatoires dans les textes législatifs et la jurisprudence. Il est tentant de penser que les CRT et la Feminist Jurisprudence héritent d’une lecture de Marx qui viendrait du mouvement pionnier, les CLS. Il en va autrement. Cet article choisit d’étudier les CRT aux côtés des CLS afin de montrer la manière dont leurs différences théoriques se manifestent aussi dans les rapports distincts qu’ils développent à l’égard de la théorie marxienne.

L’histoire de la formation de ces mouvements critiques n’est pas banale. Elle est intrinsèquement liée à l’histoire du droit américain. Déçus par l’enseignement dogmatique du droit qu’ils ont reçus dans les universités américaines des années 1960 au moment même où ils s’impliquaient dans le mouvement pour les droits civiques, des juristes de gauche ressentent la nécessité d’aborder le droit autrement. Initiés par les écrits de Roberto Unger (Knowledge and Politics, 1971) et de Duncan Kennedy (« Form and Substance in Private Law Adjudication », 1976), les Critical Legal Studies se constituent en mouvement lors du colloque fondateur de 1977 organisé à l’université de Madison (Wisconsin). Ce mouvement de pensée est encore très actif aujourd’hui.

Dès sa formation, des tensions naissent au sein du mouvement CLS – certains de ses membres reprochent à cette perspective de ne s’intéresser qu’aux inégalités socio-économiques touchant les classes populaires blanches et d’être aveugles à d’autres désavantages qui sont fonction du genre et de la race. Les désaccords sur le fond et la méthode conduisent les théoriciennes féministes et les théoriciens afro-américains et d’origine latino-américaine à quitter le mouvement CLS. En 1989, à l’occasion d’un workshop organisé à l’université de Madison, une vingtaine de chercheurs forment la CRT avec pour intention de développer des conceptions aptes à répondre à la « réalité vécue de la race ».

En dépit de cette scission, des éléments de convergence touchant au diagnostic social, à la méthode critique et à l’objectif visé rapprochent de façon générale les juristes critiques américains (des courants CLS et CRT) de Marx. Les diagnostics des juristes critiques ont un élément en commun avec les théories marxistes du droit. Ils partagent l’idée suivant laquelle le droit moderne reflète et contribue à maintenir un ordre social de domination tout en s’étonnant de ce qu’une société accepte cette domination. Selon le mot d’Anthony Cook, « l’un des objectifs du projet CLS est de comprendre pourquoi les gens acceptent les systèmes sociaux qui les oppriment ». Et selon un raisonnement analogue à celui de Marx, l’analyse des CLS et des CRT tend à découvrir la manière dont le droit, dans les sociétés libérales, est une idéologie.

Voici comment les juristes de gauche définissent leur conception de la critique du droit. Il s’agit tout d’abord d’être critique au sens d’être « radical », d’aller à la racine des choses : la reproduction d’un ordre de domination renvoie à des causes qui n’affleurent pas en surface de la doctrine, mais qui résident dans la structure même du droit américain et de la culture de la société où il est en vigueur. Être « radical » signifie aussi que les écrits des juristes progressistes ont des aspirations subversives, qui visent à modifier les pratiques institutionnelles et le discours juridique. Leur connaissance de la jurisprudence et des tribunaux les conduit à introduire notamment d’autres pratiques (plus réflexives) des cours de justice.

Pour mener à bien une telle enquête radicale, la critique est interne et se donne pour tâche de lutter contre les idéologies. Les cours de justice sont des objets privilégiés de l’entreprise. En examinant la jurisprudence dans le détail, recensant par exemple les occurrences des termes « blancs » et « noirs » comme le fait Neil Gotanda dans les textes de la Cour suprême, les chercheurs repèrent les conséquences inégalitaires et discriminantes de certaines décisions de justice. Pour Duncan Kennedy, la critique de la décision judiciaire des CLS a introduit un « cheval de Troie » au sein même du système judiciaire. Cette critique, menée de l’intérieur du système du droit, a pour cible l’idéologie située au cœur du discours et des pratiques juridiques. L’un de ses effets est de porter à la conscience (de la population civile et des magistrats) les « éléments précritiques » présents dans la doctrine juridique et la pratique du droit.

Les approches des CLS et des CRT retrouvent et prolongent à maints égards la critique de l’idéologie élaborée par Marx. Attachés à souligner les contradictions qui existent entre les principes du libéralisme (État de droit, droits individuels et principe de la majorité) et leur mise en pratique, les juristes de gauche reprennent le geste de Marx qui consiste à mettre au jour les contradictions du formalisme juridique, tout en procédant comme lui à une critique immanente.

Cependant, les différences avec l’approche marxienne sont également sensibles. Nous allons, dans un second temps, prendre la mesure des déplacements effectués par les CLS et la CRT par rapport à la pensée marxienne, puis nous dresserons un bilan comparatif des trois approches afin de préciser quelle est la teneur de l’héritage marxien chez les juristes critiques américains.

 

II. Un legs marxien dans les Critical Legal Studies et la Critical Race Theory ?

 

1. Usages et déplacements de la pensée marxienne dans les Critical Legal Studies

a) Retrouver les traces de la pensée marxienne chez les CLS suppose de découvrir une référence en partie refoulée. Lorsque le mouvement CLS apparaît, le contexte de la Guerre froide sous la présidence de Ronald Reagan rend délicate l’appartenance au marxisme. Craignant d’être identifiés politiquement comme « marxistes », c’est-à-dire en faveur d’un régime communiste, beaucoup d’acteurs des CLS vont minimiser, durant les années 1980, leur rapport à la tradition marxienne ou masquer cette référence. L’ouvrage d’Alvin Gouldner, The Two Marxisms (1980), leur permettra ensuite de justifier leur perspective de « marxistes critiques », par distinction d’un « marxisme scientifique » s’en tenant à la lettre de Marx.

La manière dont les CLS perçoivent le droit comme étant partie prenante d’une idéologie les situe sans conteste dans le champ des études marxiennes. Ils introduisent néanmoins des déplacements par rapport à la conception marxienne de l’idéologie. Davantage que le capitalisme, la cible des CLS est le libéralisme de l’État de droit. Par rapport à ce « système de concepts ou d’idées » particulier, le droit joue un rôle crucial dans la reproduction de l’idéologie : le droit reflète, rend légitime et renforce un ordre de domination (au premier rang duquel se situent bien entendu les inégalités économiques) que les contradictions propres au libéralisme rendent possible.

Dans Knowledge and Politics, Roberto M. Unger analyse la manière dont la législation et le système judiciaire parviennent à des résultats contraires à leur intention : au lieu de défendre la liberté, ils offrent des ressources à un système de domination. Selon Unger, le présupposé métaphysique de la liberté individuelle, qui est au fondement des principes de la législation et de la décision judiciaire, donne lieu à des justifications insatisfaisantes. Suivant qu’elles ont une vue formelle ou substantielle de la liberté, les conceptions du droit orientant la législation et la justice sont également formelles (privilégiant les règles) ou substantielles (privilégiant la référence aux standards ou principes). Or, ces deux interprétations sont défectueuses : l’une est aveugle aux situations concrètes (conception formelle), l’autre est dépourvue de neutralité (conception substantielle). L’absence d’équilibre entre le principe de neutralité et la visée d’objectifs concrets n’étant portée par aucune des deux conceptions libérales du droit, la nécessité de donner un contenu aux lois et de décider de leurs cas d’application ouvre la voie à un pouvoir discrétionnaire, respectivement, selon qu’il s’agisse d’élaborer la loi ou de l’appliquer, celui du législateur et du juge. En ce sens, des intérêts (de politique) peuvent être réintroduits dans un schéma libéral de création et d’application du droit. À propos de la justice précisément, « le problème du pouvoir sans droit [lawless power] et de la domination réapparaît dans la citadelle même de la justice légale ».

En développant des analyses de sociologie du droit, les CLS mettent en évidence différents mécanismes constituant le droit en idéologie. Ils prêtent attention à la spécificité de la culture juridique : les lieux d’énonciation et d’application du droit, l’enseignement du droit dans les universités ainsi que les discours des professionnels du droit font l’objet d’études de leur part. Dans A Critique of Adjudication, Duncan Kennedy considère que les juges qui ne questionnent pas les éléments précritiques du raisonnement judiciaire sont structurellement et inconsciemment des « acteurs idéologiques ».

Les effets de la terminologie juridique sur les mentalités et le sens commun font également l’objet d’analyses. Peter Gabel montre que les catégories juridiques sont à l’origine de formes de répression selon un processus de réification qui identifie les individus à leurs fonctions sociales. Des concepts tels que « propriétaire », « locataire », « employeur », « ouvrier » sont par définition descriptifs. Mais leur usage dans la langue commune finit par travestir leur sens : ces termes en viennent à désigner pour l’opinion commune les qualités essentielles des individus, au point que l’identité de chacun est réduite au titre de « propriétaire » ou d’« employé ».

 

b) Les CLS ne se contentent pas d’analyses textuelles comme le faisait Marx. L’analyse du système judiciaire et des décisions de justice occupe une part importante de leurs recherches. Pour R. Unger et D. Kennedy, la séparation de la législation et de la justice introduite par l’État de droit a diffusé l’idée fausse selon laquelle le droit est créé par le législateur et simplement appliqué par les juges. Sensibles à la question de l’indétermination des règles – question qu’ils héritent du réalisme juridique –, ils mettent en lumière le rôle important du juge en tant qu’interprète des lois et de la jurisprudence. Cette interprétation, qui prend tout son sens dans le contexte de la common law, définit la justice comme une institution qui dispose d’un pouvoir d’application autant que de création du droit. La concentration de ces pouvoirs dans l’institution de la justice explique qu’elle soit une cible particulière des CLS.

 

c) À l’instar de Marx, les CLS découvrent le rôle clé des droits individuels dans l’État constitutionnel moderne et formulent à leur égard une critique acerbe. Outre leur caractère universel et leur rôle essentiel pour un projet de société visant la liberté et l’égalité, les droits fondamentaux de l’individu se distinguent de tout autre contenu juridique en ce qu’ils font autant appel à des arguments juridiques qu’aux valeurs politiques d’une communauté. Dans A Critique of Adjudication, Duncan Kennedy indique les problèmes liés aux droits constitutionnels. Premièrement, leur caractère universel est problématique, parce qu’ils sont toujours, comme Marx le signalait, la projection des intérêts d’un groupe social. Deuxièmement, les droits constitutionnels expriment de façon absolue des demandes de justice tout en étant employés de façon stratégique au tribunal. En cas de conflits de droits fondamentaux, lorsque chacune des parties revendique des droits susceptibles de s’opposer entre eux mais qu’il n’est pas (juridiquement) possible de hiérarchiser, le juge, qui doit trancher, arbitre entre les droits en présence et aboutit à un compromis qui évoque bien plus un contexte politique que judiciaire. L’aspect manipulable des droits dits fondamentaux, dans le contexte d’une indétermination des règles, suscite une « perte de foi », voire un cynisme à leur égard.

Paradoxalement, et cela est caractéristique de l’attitude plus générale des CLS, tout en signalant le malaise causé par les discours stratégiques les faisant valoir, Kennedy ne renonce pas à défendre les droits comme étant les garants d’une amélioration des conditions d’égalité et de liberté : « Le fait d’avoir perdu la foi dans le discours des droits est parfaitement cohérent avec la croyance dans une extension radicale des droits des citoyens contre l’État et souvent associé à elle ». Un rapport ambivalent aux droits est maintenu, qui semble tenir compte de leur inscription dans un système juridique autant que de leur valeur politique. La manière dont le raisonnement judiciaire traite le discours des droits constitutionnels n’épuise pas le potentiel émancipateur des droits, lesquels, sur le plan politique, permettent aux citoyens d’exprimer de nouvelles revendications normatives.

La double lecture des droits individuels distingue partiellement les CLS de Marx, les premières semblant tenir une position plus explicitement favorable à ces droits que celle de Marx. Le fait que l’usage stratégique des droits n’épuise pas leur portée universelle et émancipatrice rappelle une remarque de Max Horkheimer à propos de l’évolution du langage. L’histoire politique (en particulier celle des Lumières) nous apprend, affirme-t-il, que des idées représentant l’intérêt d’un groupe (telle la bourgeoisie) peuvent, à la longue, avoir une portée plus générale (d’autres groupes sociaux se réclamant ensuite de l’idée d’émancipation des Lumières).

 

2. Une « manière » marxienne dans la Critical Race Theory ?

Émergeant dans la continuité du mouvement pour les droits civiques, la CRT réunit, dès le début, des juristes qui notent les résultats insatisfaisants de l’inscription dans la loi d’une égalité des droits entre tous les citoyens sans distinction de « race ». La législation mettant fin à la ségrégation raciale dans les lieux publics (Civil Rights Act, 1964) et attribuant le droit de vote aux citoyens de couleur (Voting Rights Act, 1965) n’a pas mis fin aux inégalités raciales, mais a seulement permis de masquer les pratiques et règles juridiques qui contribuent à ces inégalités en les couvrant du voile de la neutralité. Sans nier la conquête que représente la reconnaissance d’une égalité de droits, les CRT s’appliquent à dévoiler la manière dont les dispositifs raciaux demeurent inscrits dans la pratique des juges et l’application de la loi.

Pour comprendre cette position, on peut s’appuyer sur le regard extérieur d’un juriste qui n’est pas membre de la CRT, mais qui présente une étude sociologique convergente : Richard Rothstein. Dans The Color of Law, Rothstein montre comment les réglementations des municipalités ou des États fédérés fixant l’aménagement urbain ont continué à organiser la ségrégation géographique des Noirs bien après que le Civil Rights Act de 1964 a aboli la ségrégation raciale dans les lieux publics. Ces mesures étaient des choix politiques délibérés qui usaient de l’habillage des règles juridiques pour camoufler leur partialité.

En plus de dénoncer la partialité de certaines politiques, la CRT examine surtout des cas de jurisprudence qui témoignent de décisions discriminatoires à l’égard des minorités de couleur tout en étant conformes à une législation apparemment neutre, mais dont la forme et le contenu donnent en réalité un avantage au groupe dominant. Assez rapidement, les chercheurs formant le mouvement CRT reprochent aux CLS de ne pas fournir les outils épistémiques nécessaires pour lutter contre le racisme et de n’ébranler que superficiellement l’État libéral en acceptant le « contrat racial » (Charles Mills) qui structure la société américaine depuis l’époque coloniale et consacre la suprématie blanche et en opprimant les autres minorités de couleur.

La CRT dénonce un racisme qui n’est ni exceptionnel ni le fait d’actes isolés et individuels, mais qui est à la fois quotidien et structurel, produit par des institutions, et au premier chef par la législation et la jurisprudence. En tant qu’instrument de contrôle social et « expression symbolique » des opinions du groupe social dominant, le droit est vu comme un élément clé de la reproduction du racisme. Reflétant la culture dominante qui véhicule des inégalités raciales, le droit participe également à reproduire l’idéologie raciste par sa force coercitive.

En insistant sur le fait que les inégalités dues à « la race » et non simplement à la classe sociale sont renforcées par la neutralité des catégories juridiques libérales au lieu d’être supprimées par elle, les juristes de la CRT semblent renouveler la problématique marxienne concernant la prétendue égalité du droit moderne. Même si ce legs marxien n’est pas revendiqué par eux dans leurs premiers écrits, dans lesquels ils souhaitent avant tout prendre des distances par rapport à la notion de classe sociale, le rapprochement entre leur perspective et la critique marxienne du droit apporte un éclairage intéressant. Alors que Marx accusait le formalisme juridique de masquer des inégalités économiques, les CRT lui reprochent d’occulter des différences de situation (sociale, matérielle, culturelle) qui désavantagent systématiquement les minorités de couleur.

Pourtant, s’il est aisé de comprendre les raisons pour lesquelles le système juridique devient l’objet privilégié d’une lutte contre le racisme s’attaquant à ses causes structurelles, il n’en va pas de même du maintien du concept de « race » par la CRT. Cette perspective a suscité beaucoup d’étonnement en Europe où la réticence à conserver le lexique lié à la race est due au souvenir des lois raciales de la Seconde Guerre mondiale. Pour la CRT, le terme de race n’a pas de sens fixe, mais correspond à un ensemble de significations sociales mouvantes, formées et transformées à travers l’histoire, et constitutives d’identités individuelles et de groupes. En conservant un usage du terme de race (que nous allons préciser), l’enjeu est à la fois de montrer comment certaines pratiques sociales et institutions prétendument neutres dans un État libéral favorisent systématiquement la population blanche au détriment des populations de couleur, et de rendre visibles certaines expériences que vivent les minorités afro-américaines, latinos, asiatiques, etc. Le terme de race a une portée épistémologique et critique – il permet de d’identifier et de dénoncer des types de discriminations spécifiques – et il a une valeur sociale et politique – il aide certains individus à se reconnaître dans une communauté d’expériences particulière.

Dans « A Critique of “Our Constitution is Color-Blind” », Neil Gotanda montre quels sont les enjeux épistémologique, critique et social à maintenir un certain concept de race. Son analyse des décisions de la Cour suprême des États-Unis sur plusieurs décennies illustre le type d’examen auquel procède les CRT pour dévoiler les effets idéologiques du droit. Seule une conception culturelle de la race permet de rendre visibles des expériences partagées, des pratiques sociales ou des croyances communes qui forment les éléments constitutifs d’une identité sociale. Nier ces spécificités revient, selon l’analyse de Gotanda, à rejeter une identité culturelle particulière et à masquer les discriminations caractéristiques qui lui sont associées. Si, depuis la reconnaissance des droits civiques, la Cour suprême n’emploie plus les termes « blanc » ou « noir » en un sens essentialiste (qui renvoyait soit à un statut social, soit à une condition héritée de l’histoire), la position officielle des juges, qui est neutre ou « color-blind », revient à ne faire mention de la couleur de peau que de façon nominale et formelle et à ignorer des contextes sociaux le plus souvent défavorables pour les minorités afro-américaines mais qui sont pourtant dotés de sens pour les cas à traiter. L’invisibilisation de la race par la jurisprudence est porteuse, conclut Gotanda, d’un déni de reconnaissance qui est répressif : elle contribue à reproduire les formes et les codes d’un ordre social qui est favorable au groupe dominant, et donc à la suprématie blanche.

 

3. Bilan : Marx, les CLS et la CRT

Parvenus à ce point du développement, il convient de préciser la mesure dans laquelle et les points à partir desquels il est légitime de voir des lignes de continuité entre Marx d’un côté et les CLS et la CRT de l’autre. Ce bilan comparatif à trois termes donne également l’occasion de montrer que des évolutions propres aux courants de pensée progressistes américains sont d’un côté à l’origine de rapprochements inattendus entre la CRT et Marx et, de l’autre, dessinent des écarts plus prononcés qu’on ne pourrait le penser entre les CLS et Marx.

Le point commun central entre les CLS, les CRT et la théorie marxienne réside dans la manière de percevoir le droit comme idéologie et dans leur dénonciation de l’État de droit libéral. Mais on perçoit une inflexion lorsqu’il s’agit de désigner la cible principale des critiques du droit : à travers le droit moderne, Marx vise avant tout ce dont il est le reflet – le mode de production capitaliste et l’ordre de domination qu’il induit – ; les CLS et les CRT critiquent le système juridique en tant qu’il contribue à développer une vision du monde et une organisation sociale libérales. Ne se focalisant pas exclusivement sur les conditions économiques, les CLS et les CRT prennent davantage pour cible le libéralisme que le capitalisme. Aussi bien les CLS que les CRT trouvent insuffisante la dénonciation marxienne des intérêts de la classe dominante pour rendre compte de la reproduction des inégalités sociales. Et si les CLS mènent des recherches sur les effets du droit sur la culture, l’étude des préjugés raciaux par la CRT met davantage en avant encore le pouvoir symbolique du droit.

Tout comme Marx et les CLS, la CRT développe une théorie qui a une vocation pratique, celle de transformer la société en suscitant des prises de conscience individuelles et collectives. Outre l’engagement politique de ces chercheurs, leur manière de promouvoir des techniques nouvelles de plaidoirie – telle que le narrativisme juridique (storytelling) – et leur réflexion sur les programmes d’enseignement du droit visent à développer des schémas d’analyse aptes à repérer des formes persistantes de discrimination.

Les deux principes selon lesquels le droit est idéologie et la théorie critique a une finalité pratique témoignent d’une continuité de vues entre Marx et les juristes critiques américains. Toutefois, par d’autres aspects, la CRT se sépare plus radicalement de la pensée marxienne que les CLS. Il y a bien sûr le fait mentionné plus haut que les juristes de la CRT privilégient une approche culturaliste pour lutter contre les biais raciaux. À cela s’ajoute une attitude (paradoxalement) plus positive à l’égard des droits individuels. Il s’agit là d’une prise de position stratégique. Estimant trop risquée la position déconstructionniste des CLS qui suggère, à leur insu, que l’on pourrait se passer des droits, les auteurs de la CRT souhaitent découvrir le potentiel émancipateur des droits en les libérant des biais d’interprétation qui orientent leur application de façon oppressive. Dans un esprit réformateur, ils développent « une jurisprudence de la reconstruction » (M. Matsuda, A. Harris) qui s’attachent à proposer des correctifs au droit constitutionnel de manière à l’adapter aux situations liées à la « race ».

Les différents points que l’on vient de relever suggèrent une proximité plus grande entre les CLS et la pensée marxienne qu’entre celle-ci et la CRT. Si c’est sans nul doute le cas, en particulier par la référence plus prégnante au prisme économique chez les CLS, cette idée est à nuancer pour deux raisons.

Premièrement, des écarts importants séparent l’approche des CLS des théoriciens marxistes orthodoxes. Même ceux qui restent attentifs aux perspectives marxiennes, tel Duncan Kennedy, considèrent que l’évolution des sociétés a rendu obsolète la théorie sociale marxiste. Dans L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies, Kennedy rend compte de l’impossibilité d’accorder du crédit au diagnostic social de Marx dans les sociétés actuelles. Selon lui, il n’y a plus de prolétariat endossant le rôle de classe révolutionnaire depuis que le niveau de vie des classes populaires s’est élevé et qu’elles se confondent avec les classes moyennes. On n’a plus affaire à un État représentant les intérêts des classes dirigeantes « aux fonctions gouvernementales reconnaissables », mais à un mélange d’organisations privées et de fonctions publiques. Enfin les intérêts en jeu ne sont pas réductibles à ceux du capital. Le constat de Kennedy est représentatif de la mise à distance progressive qui s’opère par rapport au marxisme dans les CLS. Pour ces juristes, la priorité consiste à souligner que la reproduction persistante d’inégalités sociales et économiques est due bien plus que ne le pensait Marx au mythe de l’État de droit. Alors que, pour Marx, la base économique expliquait les inégalités sociales, les CLS prêtent attention à une interconnexion entre différents domaines sociaux (économie, pouvoir politique, éducation, représentations culturelles) et accordent au droit un rôle plus important dans la production des récits de légitimation du pouvoir, dans la mesure où l’État moderne connaît un renforcement de la réglementation juridique et se berce de l’illusion que les droits fondamentaux font progresser la démocratie.

Deuxièmement, si la lutte contre les préjugés racistes est bien au cœur des écrits de la CRT, leur rapport au matérialisme historique s’avère complexe. Initialement, les chercheurs de la CRT ont rejeté la pensée marxiste au motif qu’elle ignorerait l’influence de la culture et ne percevrait la race que comme un épiphénomène de l’évolution économique. En réponse, les auteurs marxistes ont symétriquement minimisé la lutte contre les discriminations raciales de la CRT en y voyant un prisme culturaliste. Ce clivage connaît une évolution. Depuis une quinzaine d’années, un second mouvement s’observe chez les chercheurs de la CRT, qui va en direction du matérialisme historique. Déplorant que les études de la CRT tendent à se concentrer sur des analyses de textes et à développer un discours abstrait, des auteurs cherchent à concilier l’usage épistémique des notions de « race » et de « classe » en montrant comment le facteur économique s’ajoute à la discrimination raciale pour les personnes de couleur socialement défavorisées. Dans Theorizing Anti-Racism: Linkages in Marxism and Critical Race Theories, Abigail Bakan et Enakshi Dua soutiennent que l’action contre le racisme dépend d’une perspective duale combinant une analyse des aspects culturels de la modernité à un examen des causes économiques de l’impérialisme capitaliste. Les partisans d’une articulation entre les notions de race et de classe poursuivent la problématique de l’intersectionnalité mise en avant par Kimberlé Crenshaw dans un article célèbre, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ». Initialement élaboré pour croiser les discriminations liées au genre et à la race afin de rendre compte des expériences particulières des femmes noires (lesquelles étaient tantôt rabattues sur celles des hommes noirs ou sur celles des femmes blanches), le concept d’intersectionnalité vise à saisir le fait que, pour les personnes défavorisées, les facteurs d’oppression sont pluriels et s’ajoutent les uns aux autres. De la même manière, la réintroduction de la notion de classe dans l’analyse des CRT répond à l’idée sociologiquement contestable selon laquelle race et classe seraient « des catégories d’expérience et d’analyse exclusives l’une de l’autre ».

Notons que l’usage combiné des concepts critiques de race et de classe inspire des auteurs extérieurs à la CRT. C’est le cas d’une voix issue de la théorie critique de l’école de Francfort. Dans son livre Race, Empire and The Idea of Human Development, Thomas McCarthy souligne que le discours de la modernité des Lumières, qui a donné naissance à l’ordre du monde actuel, repose sur des représentations racistes et une vocation impérialiste. Il donne raison à une lecture du libéralisme qui l’associe à une expansion capitaliste tout autant qu’à un ordre social fondé sur la subordination de certaines minorités. Cette hypothèse semble partagée par les juristes de la CRT à partir d’une analyse sur les effets sociaux du droit.

 

 

Il serait exagéré de conclure de cet examen que les mouvements de théorie critique du droit américains apparus dans les années 1970 et 1980 prolongent ou actualisent la pensée marxienne du droit. Il y a évidemment des points de convergence forts : ils mènent, comme Marx, une critique de l’idéologie juridique qui est destinée à transformer la configuration sociale, à lutter contre toute forme de domination abusive rendue possible par la force coercitive du droit. Mais ces chercheurs sont également des praticiens du droit, des juristes, alors que Marx est un philosophe. Leur référence à Marx se mêle à d’autres héritages philosophiques (modernes ou postmodernes) et, surtout, leur conception du droit est influencée par le réalisme juridique. Par certains aspects, les juristes américains poussent la critique plus loin que Marx en réinvestissant par exemple l’idée du réalisme juridique selon laquelle il y a une indétermination fondamentale des règles juridiques. Toutefois, dans l’ensemble, leur position sur le droit moderne reste plus positive que celle de Marx dans la mesure où leur scepticisme à l’égard de l’universalisme juridique va de pair, bien plus que cela n’est que le cas chez Marx, avec la reconnaissance du potentiel émancipateur des droits – qui est à mettre en lumière contre leurs usages oppressifs et discriminatoires. En définitive, si les juristes des CLS et de la CRT prolongent une ligne de critique du droit inaugurée par Marx et en montrent toute sa pertinence aujourd’hui, c’est en opérant une hybridation : la thèse marxienne, le « droit est idéologie », s’avère féconde au contact du principe du réalisme juridique, « le droit est politique ».

 

Isabelle Aubert

Isabelle Aubert est maîtresse de conférences en philosophie du droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a publié Habermas. Une théorie critique de la société (Paris, CNRS Éditions, 2015). Ses travaux portent sur la philosophie politique contemporaine, les théories critiques du droit américaines et allemandes et la théorie critique de la société de l’école de Francfort. Elle a traduit et présenté l’ouvrage de Gunther Teubner, Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation (Paris, Classiques Garnier, 2016), et co-dirigé, avec Jean-François Kervégan, Dialogues avec Jürgen Habermas (Paris, CNRS Éditions, 2018).