Interroger les rapports de Marx au droit engage la réflexion sur au moins trois volets : (1) son œuvre, (2) le mouvement théorico-politique qui s’en est inspiré, et (3) le droit et sa théorie. Ceux, d’ailleurs peu nombreux, qui se sont intéressés à cet ensemble de volets ont privilégié l’examen des deux premiers, de telle sorte que le troisième a presque toujours été marginalisé, ce qui anticipe en quelque sorte le sort que la révolution réservait au droit. Il n’est pas sûr que la théorie générale du droit d’Evgeny Pašukanis, le plus grand théoricien du droit marxiste, soit la plus appropriée pour redresser cet état de choses. Après tout, son concept de forme juridique est calqué sur la forme marchandise, confirmant la subordination du droit à l’économie justifiant son évincement du gouvernement post-révolutionnaire. Pour une démarche comme la nôtre, qui vise à interroger le marxisme de l’intérieur, à partir du droit, cette subordination n’est pas à déplorer. Nous la considérons simplement comme une présupposition de méthode. La démarche ici entreprise n’est pas portée par un esprit de partie ou d’école, mais part du simple étonnement né du constat du problème posé par la liaison de Marx et du droit. Nous tâcherons ainsi de mener l’enquête pour comprendre en quoi le droit et le marxisme se font mutuellement obstacle.

Il s’agira d’abord de situer notre questionnement par rapport à la théorie marxiste (Marx et Lénine). Nous serons sans doute par-là amenés à reprendre quelques lieux communs de la littérature marxiste, ce qui se fait aux dépens des lecteurs avisés qui seront priés à parcourir des sentiers qui leur sont déjà familiers. En contrepartie, cela nous permettra d’indiquer les raisons profondes du peu d’intérêt que la théorie marxiste a porté au droit, et les enjeux de ce désintérêt. Notre examen portera ensuite sur la théorie de Pašukanis. À la différence de ceux qui se sont concentrés sur la correspondance présumée entre forme juridique et marchandise présente dans sa théorie, nous mettrons en valeur d’autres thèmes qui la rythment. Ils sont au nombre de trois : premièrement, la question du rôle que joue l’idéologie juridique dans la domination étatique, question au sujet de laquelle l’importance de la contribution de Pašukanis a été soulignée ; deuxièmement, l’articulation que Pašukanis propose entre le droit, l’économie et la morale et qui ouvre la théorie marxiste à la normativité informelle ; troisièmement, la question de la reconfiguration ontologique de la démarcation entre réalité et idéologie, qui découle de la décision de Pašukanis d’articuler le marxisme par le droit.

Finalement, nous proposerons de porter un regard extérieur à la théorie de Pašukanis pour voir comment elle s’inscrit dans le cadre conceptuel du marxisme. Nous aurons l’occasion de comparer les paradigmes (production/circulation) dont Marx et Pašukanis se servent pour articuler leurs théories. Comme nous allons le voir, un écart est présent entre ces penseurs, qui tient à la façon dont les théories se projettent dans le temps, à la manière dont elles proposent de s’inscrire dans le temps. En conclusion, nous interrogerons plus avant ce qui sépare et unit le droit et le marxisme, cette fois-ci en direction du matérialisme.

 

I. Marx, la révolution et le droit

 

La question du droit chez Marx nous conduit à l’un de ses premiers écrits, sa Critique du droit politique hégélien de 1843, texte non publié qui a fait couler beaucoup d’encre de la part de plumes partisanes. D’un côté, on s’est attaché à montrer l’originalité de Marx par rapport à Hegel, afin de le dédouaner de tout soupçon d’idéalisme ; d’un autre côté, on a cherché à montrer que Marx était bien plus hégélien qu’il ne voulait l’admettre, et que Hegel ne pouvait par conséquent pas être aussi réactionnaire qu’on s’est longtemps accordé à le dire. Notre intérêt, ici, pour la relation qu’entretient Marx à Hegel, n’est pas mû par une ambition de ce type, mais vise à esquisser, ne serait-ce que dans ses très grandes lignes, le dispositif théorique à l’intérieur duquel Marx situe le droit.

La transformation de la société bourgeoise est une visée originaire de l’œuvre de Marx. Si le thème de la révolution brille par son absence dans les premiers travaux, l’inquiétude qui alimentera la ferveur révolutionnaire est déjà perceptible dans le refus du jeune Marx de prendre les concepts pour argent comptant. Le désarroi qui transparaît dans certains passages de ses œuvres d’alors est dû au fait qu’il joue les concepts les uns contre les autres, sans en faire prévaloir aucun. Sa critique de la théorie de l’État de Hegel, pour donner un exemple, est tiraillée entre le rejet de la représentation des états (qui ne sont pas politiquement médiatisés) et le rejet de la représentation individuelle (qui ne transforme pas l’individu en sujet politique). Marx souscrit à la promesse de la philosophie politique de donner accès à une vie politique, mais il rejette les modalités représentatives à l’aide desquelles elle prétend la réaliser. S’il croit encore à la possibilité d’une transformation de l’homme, il refuse de lier cette croyance à un objet devant lequel l’homme pourrait se prosterner.

Le lien entre la représentation et la transformation de soi est la problématique sous-jacente à la réflexion sur le travail aliéné qu’il rédige l’année suivante dans le cadre des manuscrits économiques et philosophiques. Cette réflexion cherche le moyen d’éviter que la réalité objective, le produit du travail aliéné, fasse l’objet d’une mystification. Le produit du travail aliéné ne doit en effet pas être représenté comme l’œuvre des dieux ou comme un fait de la nature :

L’être étranger – auquel le travail et le produit du travail appartiennent, au service duquel le travail se tient et à la jouissance duquel le produit est offert – ne peut être que l’homme lui-même.

Sous la forme de la réalité objective, c’est en réalité lui-même que l’homme trouve, autrement dit son être générique. Vue dans cette perspective, l’aliénation de la liberté de l’individu est donc une manière de la déployer. L’Homme est libre, même lorsque le sentiment de l’être est refusé à l’individu.

En un certain sens, Marx ne fait là que reprendre, en les radicalisant, des motifs hégéliens. Il reprend l’idée qu’il faut rendre la représentation effective, mais au lieu d’aligner l’existence de l’homme sur ce qui est donné dans la représentation, ce que Hegel finit par faire, Marx soutient que la présence pleine dans laquelle réside la liberté de l’homme doit être actionnée. Pour l’homme, l’impératif n’est plus, comme pour l’école de droit naturel ou encore pour Hegel, de se hisser à la hauteur de ce qui est, mais de faire venir au monde ce qui, à présent, n’existe que sous une forme virtuelle. Certes, cet impératif demeure tributaire de la conception hégélienne de l’effectivité comme processus d’auto-transformation que se déclenche dès qu’est atteint un seuil critique d’intensité. Chez Hegel, le cours de l’histoire tend vers la réalisation du réel, tant qu’il ne met jamais en question les formes institutionnelles données à l’intérieur desquelles il est censé s’accomplir. Pour Marx, il faut au contraire rompre avec le cours ordinaire de l’histoire pour la réaliser. Le réel, le vrai réel, est le refoulé de cette histoire. Toute hégélienne qu’elle soit dans son mouvement initial, la théorie de Marx prend donc une autre tournure politique. Elle devient polémique. Ce qui n’œuvre pas en vue de l’avènement de ce réel doublement enveloppé par l’histoire œuvre contre elle. La complication du rapport entre le réel et l’histoire propulse Marx au-delà de l’émancipation politique vers une émancipation humaine, par quoi il entend une émancipation qui s’accomplit à l’extérieur des institutions données, et dont la philosophie, qui est indexée sur ces institutions, ne peut pas rendre compte. Dans un passage très connu, Marx affirme que si l’émancipation politique représente un grand pas en avant, ce n’est qu’au sein de l’ordre politique existant qu’elle représente la forme ultime d’émancipation. Pour s’émanciper en tant qu’homme, l’homme doit s’émanciper de l’émancipation politique ; il doit s’émanciper de tous les dispositifs qui lient l’exercice de sa liberté à un système de représentation constitutionnelle.

La radicalisation de Marx se traduit aussi par un changement de plan : il s’agit de passer de la critique des mots à celle de ce qui ne relève plus de la seule parole. L’idée de violence révolutionnaire transparaît à l’extrême fin de Misère de la philosophie, comme un ultime avertissement des conséquences tangibles d’une problématique économique très abstraite. À ce stade, le regard de Marx ne s’étend pas au-delà du moment révolutionnaire, à la suite duquel il n’y aura plus de pouvoir politique. L’antagonisme social dont il est le « résumé officiel » aura disparu. Nous sommes priés de croire que la révolution réglera tout d’un seul mouvement, qu’elle transformera la société de fond en comble, faisant disparaître jusqu’aux dernières traces de l’ancien ordre en donnant naissance, telle Athéna sortie du crâne de Zeus, à un nouvel ordre social. Lecture un peu courte qui ne s’explique pas entièrement par la visée polémique du texte, texte par ailleurs d’une aridité considérable. L’étroitesse de vue de Marx découle du fait que, pour lui, la révolution est essentiellement de l’ordre de l’événement. C’est seulement en méditant l’expérience de la Commune qu’il se rend compte de la distance qu’il reste encore à parcourir après le moment révolutionnaire. Alternant des considérations de circonstance avec des considérations de portée plus générale, il affirme que la république démocratique constitue la seule forme politique dans laquelle le prolétariat peut mener à bien la libération économique du travail. Immédiatement après, il lui arrive même de parler de la Commune comme du « gouvernement de la classe ouvrière », ce qui serait « son secret », le sens historique à lui attribuer. Ces remarques, si brèves fussent-elles, reflètent une prise de conscience de la part de Marx de ce que la prise de pouvoir par le prolétariat sera suivie d’une période pendant laquelle il sera contraint par la force des choses à diriger, c’est-à-dire à assumer un pouvoir qui est pouvoir sur la société plus que pouvoir de la société. Néanmoins, la grille de lecture de Marx reste la même que dans les textes antérieurs. La distribution formelle de l’autorité est, dans le meilleur des cas, un pis-aller, et, au pire, une menace pour la vitalité du collectif. Faisant fi des considérations stratégiques et pratiques, qui importent pourtant dans une situation de lutte armée comme celle de la Commune, il se soucie avant tout du fait que la distribution de l’autorité reste fluide, qu’elle ne se fige pas au point d’opposer ceux qui exercent le pouvoir à la corporation dont ils sont issus, imposant une forme à la libre articulation de soi de la collectivité.

L’indifférenciation en matière de pouvoir devient même un critère pour l’effectivité de l’être collectif. Ainsi Marx explique-t-il que si la Commune était pouvoir législatif et exécutif en même temps, c’est parce qu’elle était un corps collectif travailleur (arbeitende Körperschaft), c’est-à-dire un corps collectif en action, lequel est tout autre chose, souligne-t-il, qu’un corps collectif parlementaire. Dans cette perspective toute tournée vers l’action, le travail d’abstraction et d’espacement propre au droit n’a pas lieu d’être.

La tendance anti-juridique se vérifie et se concrétise dans la réflexion menée par Lénine dans L’État et la révolution. L’idée marxienne d’une phase de gouvernement prolétarien se cristallise en une distinction nette entre deux phases du communisme. Dans la première, qui commence avec la prise du pouvoir par les socialistes, des éléments de l’ancien ordre restent en vigueur, y compris le droit bourgeois. Bien que la révolution économique l’ait aboli en ce qui concerne les moyens de production, désormais propriété commune, le droit bourgeois subsiste dans ce que Lénine appelle « son autre partie », « en qualité de régulateur de la répartition des produits et de la répartition du travail entre les membres de la société ».

Cette persistance du droit a de quoi mettre Lénine dans l’embarras. Il souligne que la « révolution ne doit pas aboutir à ce que la classe nouvelle commande et gouverne à l’aide de la vieille machine d’État, mais à ceci, qu’après l’avoir brisée, elle commande à l’aide d’une machine nouvelle ». Mais tant que cette situation ambiguë dure, le droit bourgeois continue à laisser son empreinte sur la société communiste. Non seulement le prolétariat sera contraint à gouverner pendant un certain temps, mais il devra le faire à l’aide des moyens qui ont servi à sa propre exploitation. Pire encore, avec le droit bourgeois, c’est l’État qui perdure. L’État est rivé au droit que Lénine décrit comme le stigmate le plus enfoncé dans la chair de la société, ce qui nous autorise à dire que le droit est la forme de la résistance qu’oppose le temps à la révolution.

Cela constitue la toile de fond marxienne de la théorie générale du droit de Pašukanis. En se plaçant du point de vue du droit, invention bourgeoise, afin de cerner sa réalité effective, Pašukanis opère un changement radical par rapport au marxisme orthodoxe. On pourrait aller jusqu’à parler de « coupure épistémologique ». Pašukanis prend au sérieux ce dans quoi Marx, et après lui les marxistes, n’ont vu qu’un mirage et une tromperie, voire la matrice de toute tromperie : l’idée de l’État bourgeois comme État de droit. L’hétérodoxie de Pašukanis ne va toutefois pas jusqu’à mettre en cause la téléologie de l’histoire. Il est, lui aussi, fermement convaincu que le droit, comme institution sociale, est voué à la disparition. Ce qu’il reproche aux marxistes est d’avoir négligé deux choses qui sont étroitement liées entre elles. D’abord que, par-delà son versant idéologique, le principe de la subjectivité juridique est un principe « réellement agissant » au sein de la société bourgeoise, et cela dès sa naissance au sein de la société féodale qu’elle détruira. Ensuite, que la victoire de ce principe ne se produit pas seulement au niveau des idées (même si elle a certainement lieu là aussi), mais qu’elle est encore manifeste dans et par les transformations multiples et profondes des relations humaines qui accompagnent le développement de l’économie capitaliste.

Avant de passer à l’analyse de la théorie de Pašukanis, énonçons les enjeux de notre démarche. Outre la « coupure épistémologique » que constitue la pensée de Pašukanis et que nous avons indiquée, d’autres enjeux doivent être soulignés dont l’importance n’est pas moindre. En ce qui concerne le droit comme objet de savoir, la question n’est pas aussi indécidable qu’il y paraît au premier abord. Certes, il n’y aurait guère de sens de reprocher à une théorie de transformation sociale révolutionnaire le fait qu’elle ne permet pas de développer une vue adéquate sur un aspect particulier de l’ordre social à la destruction duquel elle vise. Cependant, dans la mesure où cette théorie admet que le gouvernement postrévolutionnaire se fera à travers le droit, l’absence de conception du droit n’est pas sans poser problème. Des exigences liées à la lutte politique se conjuguent à la quête de connaissance pour pointer une faille théorico-politique dans l’armure du marxisme. Cela ne veut pas dire qu’une théorie marxiste du droit sera une théorie du bon gouvernement marxiste, une sorte de miroir des princes à l’usage des dirigeants communistes. Étant donné le caractère essentiellement bourgeois du droit que Lénine souligne à maintes reprises, une théorie marxiste du droit sera à cheval entre l’avant et l’après de la prise du pouvoir par les socialistes. La tâche qui lui incombe sera de déterminer la façon dont opère le droit, quelle que soit la classe dominante.

À cela s’ajoutent d’autres considérations se rapportant plus particulièrement à la lutte politique. Premièrement, le constat de l’implication du droit dans l’ordre social devrait nous inciter à méditer le rôle qu’il joue dans la perpétuation de la domination, en donnant une force morale à la domination d’une classe sociale sur toutes les autres. Voyant dans le droit un vestige d’une société moribonde ou déjà morte, les marxistes ont négligé de s’interroger sur ce que le droit est encore en mesure de faire, laissant à leurs adversaires l’usage de cette arme très puissante. Georg Lukács, un des rares penseurs marxistes à avoir compris l’importance stratégique du droit pour la lutte politique, signale que, faute de s’être préparé, le prolétariat a toujours pris le pouvoir à un moment et dans une situation où il croyait encore que l’ordre bourgeois était le seul ordre légal. Pour dissiper cette illusion, il faut d’abord briser idéologiquement l’ordre de la société bourgeoise, ce qui ne peut se faire qu’à l’aide d’une théorie marxiste du droit qui pourrait être opposée à la théorie bourgeoise.

Si nous poursuivons dans cette voie, nous passons de la lutte politique d’après-guerre à un moment déterminé de ce que nous pourrions appeler l’histoire des conceptions du monde, à savoir la crise du marxisme qui a éclaté dans les années 1970. Dans un article célèbre sur les limites de Marx, article marqué par le « compromis historique » qui venait d’être conclu entre Aldo Moro et Enrico Berlinguer dont l’effet était d’inféoder les communistes italiens aux chrétiens-démocrates, Louis Althusser attribue l’essoufflement du marxisme, et l’égarement des mouvements qui s’en réclament, à l’incapacité de cerner le propre de l’État bourgeois qui, selon lui, consiste dans le rôle prépondérant que joue le droit dans l’exercice du pouvoir. À l’encontre de Marx pour qui l’État n’est qu’une force coercitive, Althusser définit l’État comme « une machine à produire du pouvoir légal ». La faute de Marx – et il faut bien parler de faute – est d’avoir pris pour argent comptant la fiction bourgeoise selon laquelle les valeurs sont des données immédiates, sans interroger la façon dont elles sont produites par et dans la société. En voulant commencer par la valeur, comme il l’a fait dans Le Capital, Marx s’est laissé duper par l’idéologie juridique qui véhicule cette fiction. La cause la plus grave de son échec n’est pas, « comme il l’a cru lui-même », de s’être laissé séduire par la terminologie de Hegel, « mais de s’être embarrassé, sans pouvoir encore en sortir, dans les notions d’idéologie juridique bourgeoise, à propos de la valeur même, dans sa façon de parler, et d’en parler au commencement, pour tout en déduire ».

La question reste ouverte de savoir si, par esprit d’opposition, Althusser a forcé le trait en pointant l’idéologie juridique comme seule source de mystification. La simplicité phénoménale de la valeur, cette matérialité désincarnée qui se présente toujours comme une donnée immédiate, renvoie à la séparation advenue au Moyen Âge tardif entre le for extérieur, domaine du droit, et le for intérieur, source de toute matérialité, à laquelle la désagrégation de la société en une sphère publique et une sphère privée – l’État et la société civile bourgeoise – s’est superposée. Si mystification il y a, elle est, semble-t-il, tout autant à mettre sur le compte de la dimension vitale dont l’économie a donné une interprétation devenue dominante par la suite que sur le compte d’une nébuleuse idéologie juridique. Nous aurons l’occasion de creuser cette intuition qui est d’une importance cruciale pour notre propos. Pour l’instant, il suffit de noter que la question du droit traverse le marxisme, l’interpellant au plus haut point, comme théorie du savoir, comme pratique politique et comme conception du monde.

 

II. Le marxisme par le droit

 

Toute radicale qu’elle soit dans son approche, la théorie de Pašukanis part d’un simple constat : marchandise et sujet vont toujours ensemble (ce que Marx entend, nous le savons, en un sens très littéral : les marchandises ne se rendent pas au marché toutes seules). Attribuer une valeur à une chose, ce qui la constitue en marchandise, est le fait d’un individu qui est habilité en droit à le faire. À partir de cette intuition, Pašukanis forme une théorie d’apparence simple dont les implications sont pourtant d’une grande portée. Comme nous tâcherons de le montrer, la complémentarité entre marchandise et sujet repose sur un agencement qui va de l’économie marchande à la moralité en passant par le droit, et qui pose, finalement, les bases d’une conception dynamique de l’État comme projection du marché.

Le coup de génie de Pašukanis est d’avoir su décomposer le phénomène de valeur en ses conditions matérielles et sociales, toujours à l’intérieur de la relation entre marchandise et sujet, eux-mêmes à leur tour décomposables. Là où Marx ne retient que la dimension économique de la réification du travail, Pašukanis voit un processus double. Outre les rapports économiques réifiés, la dislocation du lien social que produit le capitalisme conduit à déterminer l’ensemble des rapports (entre les hommes) comme rapports dans lesquels l’homme est déterminé par sa relation à une chose sur laquelle il peut faire prévaloir des droits, c’est-à-dire des rapports juridiques. Conjugués, rapports économiques et rapports juridiques forment un ensemble où chose et homme se conditionnent mutuellement, et s’entre-dominent :

Si la chose domine économiquement l’homme, parce qu’elle réifie à titre de marchandise un rapport social qui n’est pas subordonné à l’homme, l’homme en revanche règne juridiquement sur la chose, parce qu’il ne devient lui-même, en qualité de possesseur et de propriétaire, qu’une simple incarnation du sujet juridique abstrait, impersonnel, un pur produit des rapports sociaux.

Dans la rencontre de l’homme et de la chose, chacun trouve son complément, ce qui permet l’établissement d’un équilibre précaire entre deux formes de domination. À travers les droits qu’il exerce sur la chose, l’homme règne sur le rapport social qui le domine par ailleurs. En même temps, il ouvre, en tant que sujet juridique, l’accès aux seuls rapports sociaux dans lesquels la chose peut être mise en rapport avec d’autres choses à titre de marchandise. Ce que Pašukanis laisse entrevoir est une conception plus complexe, plus agencée pour ainsi dire, de la production de valeur, une conception où celle-ci apparaît comme le produit du fonctionnement croisé de deux systèmes sociaux (le droit et l’économie).

À travers ce processus de production de valeur, c’est le lien social qui se met en place, comme l’agrégat de deux formes de relations sociales mutilées. Le caractère dynamique du processus se mesure au fait qu’il s’autoproduit, comme l’indique la référence de Pašukanis au devenir de l’homme. C’est en participant au processus de production de valeur que l’homme devient ce qu’il doit être pour assurer la fonction qui lui incombe dans le processus. Il en va de même pour la chose. Leur sort étant lié, homme et chose avancent au même rythme vers ce qui est, dans le système capitaliste, leur être final. Au fur et à mesure que « le produit du travail revêt les propriétés de la marchandise et devient porteur de valeur, l’homme devient sujet juridique et porteur de droits ». La production de la valeur comprend donc plusieurs volets : l’homme doit devenir sujet juridique, le produit de son travail doit devenir marchandise, la marchandise doit devenir valeur économique et, comme nous allons le voir, le sujet juridique doit devenir personne morale.

La condition matérielle de ce devenir croisé est le marché comme un système de circulation où les opérations de l’échange sont répétées à l’infini, ce qui a pour effet d’universaliser à la fois la valeur et les ressorts de sa production. À la différence du troc ou de l’échange accidentel, la circulation systématique confère à la valeur de la chose un être objectif. La répétition infinie des actes d’échange fait perdre à celui-ci son caractère occasionnel, personnel et arbitraire, en même temps qu’elle transforme l’individu en sujet juridique. Avant de se reconnaître mutuellement sur le marché, les hommes étaient déjà des propriétaires, mais ils l’étaient « dans un sens différent, organique, extrajuridique ». La circulation fait que la capacité d’être sujet juridique se détache de la personne concrète, tout comme la valeur se détache de la chose concrète. La capacité d’être un sujet juridique cesse d’être une fonction de la volonté de la personne et devient une pure propriété sociale.

La formalisation des liens entre les hommes, si nécessaire soit-elle pour le fonctionnement du système capitaliste, pose néanmoins problème. En faisant passer l’interaction sociale du niveau des personnes concrètes à celui des êtres abstraits (les sujets de droit), elle rend inopérants des mobiles tels que la sympathie et le sentiment de fraternité qui, dans un système économique précapitaliste, poussent l’homme à honorer ses obligations contractuelles. Pour résoudre ce problème, Pašukanis met à contribution la morale, plus précisément la théorie morale de Kant, qui fait du mécanisme de l’universalisation, formalisé en « impératif catégorique », la base de toute obligation morale. Il revient à l’impératif catégorique de gouverner les conduites dans la société marchande. L’absence de lien social n’entrave pas son effectuation, tant s’en faut. L’impératif est même “taillé” pour ça. Il garde encore sa prise sur les esprits là où l’homme vit dans un état d’isolement parmi les hommes. L’enjeu n’est pas des moindres. L’efficacité de la morale, sa capacité à canaliser l’agir, est une condition préalable pour le fonctionnement de rapports juridiques dont dépend, à son tour, l’économie marchande. Cela donne à la morale toute son importance : « Tout le pathos de l’impératif catégorique kantien se réduit à ceci que l’homme accomplit “librement”, c’est-à-dire par conviction interne, ce qu’il serait contraint de faire dans la sphère du droit ».

À l’intérieur du lien social enraciné dans la production, la réalisation du rapport de valeur – rapport où les relations des hommes entre eux apparaissent comme une propriété réifiée des produits échangés – repose sur l’alignement des trois principales figures sous lesquelles apparaît l’homme dans l’économie marchande : sujet économique égoïste, sujet juridique (propriétaire) et personne morale. La machine capitaliste ne tourne que sous condition de leur superposition parfaite . Pašukanis ne nous dit pas comment, sous quelles conditions socio-politiques ou selon quelles dispositions psychologiques, on peut aligner ces trois déterminations dont il reconnaît qu’elles sont irréductibles l’une à l’autre et, plus encore, « apparemment contradictoires ». Il ne s’agit pas là d’une simple omission, mais d’un problème qui touche au rapport entre le marxisme et le droit. Visant l’élaboration d’une théorie marxiste du droit, Pašukanis est contraint d’inscrire sa théorie du droit dans l’horizontalité d’une société civile qui n’admet pas la ruse par laquelle la philosophie politique moderne, de Hobbes à Hegel, s’est tirée d’affaire, en assignant les deux figures de l’individu – citoyen et homme – à deux sphères différentes ; d’un côté la sphère civile et, de l’autre côté, la sphère de l’État. Pašukanis manque de moyens pour apaiser la tension entre les deux figures de l’individu, tension qu’il ne peut pas, comme Marx, reléguer au second plan en liquidant tout ce qui ne relève pas de l’économie comme des attributs de l’État, cet être irréel qui s’élève au-dessus de la société civile. Bien qu’il soit du même avis que Marx à propos de l’État, il n’a pas d’autre choix que de reconnaître au droit sa part de réalité. Qui plus est, en mettant le droit au premier plan de sa théorie, il est contraint d’introduire la moralité comme son complément. La moralisation du droit qui s’ensuit, moralisation externe, par correspondance, doit retenir toute notre attention. Il s’agit d’une conséquence directe du choix de théoriser le marxisme à partir du droit.

Ensuite et surtout, l’intrication du droit et de la moralité conduit Pašukanis à s’approprier l’un des idéologèmes les plus puissants de la pensée libérale, à savoir l’idée de l’égalité des personnes, qui sert de relais entre l’universalisme de la morale kantienne et le formalisme du droit. À ce point, un certain malaise transparaît dans le texte. Pašukanis tient à rappeler que « le petit mot » d’idéologie ne devrait pas empêcher de poursuivre l’analyse d’un concept. La « découverte de la nature idéologique d’un concept [n’est] que l’envers de l’établissement de sa vérité ». Afin de dissiper les réserves que sa démarche pourrait néanmoins susciter chez les marxistes orthodoxes, il s’efforce de se placer dans la continuité du père fondateur. Marx n’était-il pas le premier à s’être interrogé sur les causes « historiques », c’est-à-dire réelles, de notre attachement à l’idée de l’égalité ? À l’adresse de ceux qui pourraient encore nourrir des doutes, Pašukanis souligne qu’il s’agit bel et bien d’une déformation idéologique de la réalité – affirmation pour le moins ambivalente, comme le montre la suite du texte :

Car si la pensée humaine au cours des siècles est à chaque fois revenue avec une telle obstination à la thèse de l’égalité des hommes et l’a élaborée de mille manières, c’est qu’il devait y avoir derrière cette thèse un quelconque rapport objectif. Sans aucun doute le concept de personne morale ou de personne égale est une formation idéologique qui, comme telle, n’est pas adéquate à la réalité. Le concept de sujet économique égoïste est également une déformation tout autant idéologique de la réalité. Néanmoins, ces deux déterminations sont quand même adéquates à un rapport social spécifique, même si elles ne l’expriment que de manière abstraite et par conséquent unilatérale.

Il ne faut pas s’étonner de l’ambivalence dont fait preuve Pašukanis. Ici, tout est en clair-obscur. La primauté et jusqu’à la solidité de l’économique semblent s’effriter. Si les déterminations de l’homme – acteur économique, sujet juridique, personne morale – se valent, au moins quant à leur part de déformation idéologique, c’est parce que Pašukanis ne se croit pas autorisé à les hiérarchiser. Reconnaître que l’idée de l’égalité des personnes n’est pas une mystification, qu’elle a bien sa part de réalité, cela peut entraîner loin. Une fois admis que des forces qui œuvrent pour maintenir une déformation de la réalité sont enracinées au même niveau de la réalité, quoique moins fortement, que des forces qui œuvrent pour la défaire, il devient ardu, voire impossible, de séparer en théorie le bon grain de l’ivraie, ce qui est réel de ce qui semble l’être. Que l’obstination avec laquelle la pensée soit revenue à une idée qui masque l’inégalité de fait qui existe entre les hommes, puisse servir de critère d’objectivité, montre qu’il n’est plus possible de distinguer, à partir de la théorie de Pašukanis, entre les forces (bourgeoises) qui œuvrent pour contrecarrer le travail de l’histoire (l’histoire vraie, marxiste) et celles qui œuvrent pour mener à bien ce travail.

Nous voici au cœur de la théorie de Pašukanis. L’indétermination ontologique que nous venons de mettre en évidence dans sa pensée a pour effet de déstabiliser la distinction dont dépend le marxisme entre le monde d’aujourd’hui et le monde à venir. Il s’agit sans doute là d’une conséquence inacceptable pour les marxistes orthodoxes. En même temps, il faut reconnaître que, avec l’abandon de cette distinction, des voies s’ouvrent pour penser des pans entiers de l’État sur lesquels la théorie marxiste n’avait jusqu’alors aucune prise. Cela concerne tout particulièrement le droit censé régir le fonctionnement de la machine de l’État, à savoir le droit public.

Ce que Pašukanis critique dans le droit public est sa prétention à détenir un rôle prééminent au regard du droit civil. Si Pašukanis affirme qu’il est dans la nature du droit à tendre vers l’impersonnel, vers ce qui ne relève plus de la sphère privée, il est en même temps catégorique sur le fait que le droit reste toujours attaché aux relations individuelles qui constituent son point de départ. Il n’est pas possible d’arriver à une délimitation claire et nette entre le droit privé et le droit public, parce que les intérêts dont ils sont censés être porteurs – respectivement l’intérêt égoïste de l’individu et l’intérêt général de la communauté politique – se chevauchent. La frontière entre ces deux types d’intérêts ne peut être tracée « que dans l’abstraction ». Les idéologues « bourgeois » se sont affairés à voiler l’interpénétration du droit public et du droit privé qui découle de ce chevauchement. Se servant de la complémentarité du droit et de la morale, ils ont façonné l’idée d’un pouvoir qui se situe au-dessus de la mêlée de la société civile bourgeoise, et dont il reviendrait à un type spécifique de droit – le droit public – de faire la théorie. Ils présentent comme un fait déjà acquis au niveau institutionnel, quoique seulement à l’intérieur des institutions publiques, ce qui ne se réalisera qu’avec la sortie de la deuxième phase du communisme, à savoir la suppression de l’antagonisme social. Ce faisant, ces idéologues tirent de l’inégalité de fait qui constitue le scandale moral de la société capitaliste une obligation éthique à l’adresse de l’individu : élève-toi vers l’universel, élève-toi vers les institutions de l’État !

L’idée d’un droit public se présente ainsi comme la pièce maîtresse de la déformation idéologique de la réalité grâce à laquelle la classe bourgeoise maintient sa domination sur les autres classes. Pašukanis ne s’étend pas sur la façon dont les idéologues « bourgeois » ont réussi ce coup de maître. Il laisse entendre que la société capitaliste est la première à avoir calqué le développement du droit comme système sur les rapports de domination sociale, créant un fait inédit dans l’histoire politique du droit. Les Romains desquels nous parviennent les catégories du droit privé ont pris soin de faire la part des choses. Chez eux, l’élément moteur du développement du droit comme système ne fut pas la domination politique, mais des exigences autrement plus prosaïques : celles liées aux « relations commerciales avec les tribus étrangères, avec les pérégrins, avec les plébéiens, et en général avec l’ensemble des personnes ne faisant pas partie de la communauté de droit public ». Le droit civil que les Romains nous ont légué s’est développé à l’abri des âpres luttes politiques qui secouèrent la société romaine, dans le souci exclusif de sa propre systématicité, d’où il tire d’ailleurs sa simplicité, sa clarté et sa perfection. À l’époque capitaliste par contre, le système-droit se développe à l’intérieur de la communauté civile, et sous une double contrainte : outre des exigences liées à sa propre cohérence systématique, le droit doit satisfaire aux exigences stratégiques liées au maintien de la domination de la classe bourgeoise. Cela explique que les théories du droit public qui en résultent « foisonnent de constructions tirées par les cheveux, artificielles et unilatérales, au point qu’elles en deviennent grotesques ». Le caractère composite du droit bourgeois révèle qu’il n’est pas étranger à la lutte des classes qu’il arrive seulement à masquer en se portant garant des relations commerciales :

La domination de fait revêt un caractère de droit public prononcé dès que naissent à côté et indépendamment d’elle des rapports qui sont liés à l’acte d’échange, c’est-à-dire des rapports privés par excellence. Dans la mesure où l’autorité apparaît comme le garant de ces rapports, elle devient une autorité sociale, un pouvoir public, qui représente l’intérêt impersonnel de l’Ordre.

Là est la justification de l’État, qui se présente toujours comme un pouvoir de droit, ce qui n’est pas sans ironie. Vouloir expliquer l’État en termes de droit prête à la mystification, voire est la mystification même. L’État n’est pas susceptible d’interprétation juridique. Le propre de ce type d’interprétation est de faire abstraction de ce qui pourrait nuire à l’intégrité présumée du droit. Cela implique d’effacer l’influence que les forces sociales, dont le pouvoir d’entraînement est souvent aussi grand et parfois plus grand que celui des institutions étatiques, exercent à la fois sur le gouvernement au sens strict, et sur l’ordre social. Par conséquent, en tant qu’elle pose l’État comme une puissance autonome et autoréférentielle, l’interprétation juridique fait corps avec l’idéologie de la classe dominante.

Au premier abord, Pašukanis se livre à une critique somme toute assez classique de l’État, qui pointe la tromperie, de la part d’une formation sociale menant une lutte de classe, consistant à vouloir se faire passer pour une représentante de « l’intérêt impersonnel ». Mais il ne se contente pas de liquider l’État comme écran idéologique derrière lequel la classe bourgeoise cache sa domination. Montrer que l’idée d’un pouvoir public est partie intégrante de l’idéologie bourgeoise ne suffit pas à briser l’emprise qu’elle a sur les esprits. Pour cela, il faut mettre au jour les ressorts matériels de cette idée, les besoins sociaux auxquels elle apporte une réponse, ce qui seul peut expliquer comment « une telle idéologie a pu naître et par conséquent aussi pourquoi la classe dominante peut se servir d’elle ».

Comme nous l’avons vu, la déformation de la réalité naît de l’économie marchande elle-même. Il est inévitable, et nécessaire, que la formalisation de l’acte d’échange confère à celui-ci une allure impersonnelle, abstraite. Cette formalisation crée les conditions de son propre détournement idéologique. Le discours sur le droit bascule du côté de l’idéologie au moment où il oublie, ou fait semblant d’oublier, que son allure résulte d’une projection, que le caractère public du droit est une apparence dont le maintien requiert un effort constant.

Le concept de « droit public » ne peut être lui-même développé que dans son mouvement : celui par lequel il est continuellement repoussé du droit privé, à mesure qu’il tend à se déterminer comme son opposé et par lequel il revient vers lui comme vers son centre de gravité.

Tout comme la métaphysique chez Kant, l’idéologie est une tentation naturelle qui appelle une critique constante dont le but est de rappeler que le droit public naît comme un reflet du droit privé et ne peut exister sous une autre forme. L’idée de l’État est l’emblème de cette idéologie bourgeoisie qui nous enseigne que le droit pourrait exister en étant détaché des relations entre individus particuliers. Il s’agit là d’une illusion qui relève d’une faute de pensée. Comme le dit Pašukanis en s’appuyant sur l’autorité de Georg Jellinek, l’État « n’est pas une superstructure juridique, mais peut seulement être pensé comme tel ». La formule est à double sens. Si elle affirme le caractère fictif de l’État, elle semble aussi reconnaître que, en ce qui concerne la théorie juridique, la fiction est de rigueur, elle surgit de façon naturelle de l’opération du système-droit. On se doute que ce tournant idéaliste, bien qu’il permette de percer le mystère de l’État, ne plaira guère aux orthodoxes, qui ne manqueront pas de demander que la théorie marxiste en finisse une bonne fois pour toutes avec L’État. Mais il y a peut-être pire. À la différence de Jellinek, Pašukanis arrive à chasser l’État de la théorie juridique, mais il lui donne une épaisseur qu’il n’a pas chez le publiciste autrichien pour lequel l’unité de l’État n’existe que dans la synthèse que fait le juriste. Chez Pašukanis en revanche, l’existence de l’État est enracinée dans le lien social fondamental. De là à conclure que l’État est tout aussi réel que la société bourgeoise, cette société sous caution au sein de laquelle son idée se fait jour, il n’y a qu’un pas.

 

III. Temporalité du marxisme, temporalité du droit

 

Jusqu’ici nous avons étudié les agencements internes à la théorie de Pašukanis, afin de montrer comment, sous quelles conditions et à quel prix, celle-ci arrive à articuler le marxisme à partir du droit. Nous allons maintenant porter un regard extérieur à cette théorie générale du droit pour voir comment elle s’inscrit dans le cadre conceptuel du marxisme. Ce rapport se noue autour de l’implication du droit et de l’économie, implication qui a donné lieu à des interprétations opposées. Si Nicos Poulantzas reproche à Pašukanis d’avoir réduit le droit à l’économie, ne lui reconnaissant aucune autonomie propre, Karl Korsch récuse la « surestimation » de la circulation de biens sur le marché dont Pašukanis se rend, à ses yeux, coupable, la qualifiant d’« extrêmement étrange » pour un marxiste. Pourtant, l’indétermination de la relation entre droit et économie est déjà un fait dans l’œuvre de Marx où le droit, tout en étant assigné à une position subalterne relativement à l’économie, semble parfois être en passe de la distancer. Après avoir introduit le concept de marchandise, Marx affirme et que le rapport économique dont elle est la manifestation se reflète dans le contrat, et que les marchandises doivent se réaliser comme valeurs – ce qui, pour lui comme pour Pašukanis, se fait à travers l’échange – avant de pouvoir se réaliser comme valeurs d’usage, bousculant la hiérarchie qu’il vient d’établir entre le mouvement du réel et l’image dans laquelle il est censé se refléter. Il serait vain d’essayer de lever l’indétermination de la théorie marxiste sur ce point. Au contraire, il faut nous y enfoncer pour mettre au jour la problématique de fond qu’elle recèle, problématique qui touche à la façon dont différents paradigmes de pratique sociale (production, circulation) organisent le rapport de la théorie à l’histoire.

Le paradigme de la production dont se sert Marx ouvre un arc temporel indéfini pour la théorie. Le minimalisme du concept de production, en vertu duquel il s’applique même aux plus simples actions humaines, lui permet de lier le temps présent aux temps les plus reculés. Ne laissant rien hors d’elle-même, la production tient ensemble les deux bouts de l’histoire de l’humanité. En soi, l’accumulation initiale contient déjà, en germe, le capitalisme débridé du temps présent :

La société bourgeoise est l’organisation de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d’en comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquels elle s’est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister en elle, et dont certains simples signes, en se développant, ont pris toute leur signification.

On ne saurait trop insister sur l’importance de l’idée selon laquelle toute signification, quel que soit le moment de sa manifestation, peut être saisie par la théorie. Un mode temporel jouit d’un statut particulier dans le travail de théorie. Non seulement la théorie se fait toujours au présent, un présent où toute signification est présente, mais c’est à partir du présent que la théorie interroge le passé. Le présent révèle ce qui, du passé, est encore vivant et ce qui est périmé. C’est le présent qui ouvre l’accès au passé, et à l’avenir. Ce présentisme, dans lequel nous voyons la dette la plus lourde et la plus fatidique que Marx a contractée envers la philosophie hégélienne, autorise sa décision d’expliciter la signification des formations antérieures par l’analyse des formes plus riches et plus développées qui leur ont succédé.

Pašukanis fait fond sur cette « profonde réflexion méthodologique de Marx » pour articuler sa propre théorie. Comme Marx, il voit le devenir historique comme une succession de totalités. Allant dans le sens du temps, l’enquête s’autorise du protocole marxiste selon lequel l’évolution dialectique des concepts correspond à l’évolution dialectique du processus historique. Au stade de développement d’une formation correspondent des rapports économiques et sociaux déterminés. Pašukanis ajoute que, avec leur émergence, nous voyons l’apparition d’un système de concepts généraux qui reflètent le système juridique comme totalité organique. Le droit accompagne donc l’économie dans son aventure dialectique. Allant dans l’autre sens, du présent à l’origine, l’enquête s’autorise, elle aussi, de l’idée que tout dans l’histoire de l’humanité peut être saisi par la théorie :

Lorsqu’on comprend la rente, dit Marx, on comprend également le tribut, la dîme et l’impôt féodal. La forme plus développée nous permet de comprendre les stades passés où elle apparaît uniquement de manière embryonnaire. L’évolution historique ultérieure découvre en même temps les virtualités qu’on peut trouver dans le lointain passé.

Pourtant, la richesse du paradigme qui soutient la théorie de Pašukanis ne lui donne pas accès à un arc temporel suffisamment vaste pour tout englober. Étant donné que la circulation doit être systématique pour accomplir son travail sur la chose, elle reste suspendue à la mise en place de circuits commerciaux d’envergure. Par conséquent, la préhistoire du droit ne s’étend pas jusqu’à l’aube de l’histoire de l’humanité. Elle a un début déterminé. Nous avons déjà signalé l’importance qu’attribue Pašukanis au moment romain du droit dont nous pouvons maintenant mesurer toute la portée. Les Romains n’ont pas seulement établi la grammaire du droit moderne – ce droit romain clair, simple et parfait qui, de façon miraculeuse et à en croire Pašukanis, a su résister à l’usure du temps – leur revient aussi le mérite d’avoir créé les conditions matérielles et sociales pour que l’histoire de la forme juridique se mette en marche. L’événement déclencheur est la transformation du commerce en commerce mondial, qui advient avec l’unification des peuples sous la domination de Rome.

Le côté romanisant de Pašukanis n’a pas d’équivalent marxien. Dans le Capital, la Rome antique n’a rien de paradigmatique. Certes, son histoire comprend l’usurpation des terres communales, anticipant par-là l’accumulation capitaliste que Marx décrira au même chapitre, mais le récit de cette spoliation se lit presque comme une occasion manquée. Si les riches Romains se sont approprié toutes les terres, par la force, la ruse ou l’argent, ils les ont ensuite fait travailler par des esclaves, négligeant, pour ainsi dire, d’exploiter les petits propriétaires terriens qu’ils ont réduits en pauvreté, ce que ne manqueront au contraire pas de faire les capitalistes. Nous nous doutons déjà que les enjeux de cette divergence historico-méthodologique dépassent largement la question de la périodisation.

Ce qui est en jeu, premièrement, est la possibilité de faire une histoire qui est à la fois histoire de la forme juridique et de la forme marchandise. Il y va de la complémentarité entre le droit (forme) et l’économie (contenu) sur laquelle Marx table. Il y va également de la possibilité même pour le droit d’avoir une histoire. La perfection du droit romain qui implique la complétude du début, annulant par-là tout mouvement, met Pašukanis devant un choix fort incommode : il doit soit admettre que la Rome antique était une société bourgeoise au sens moderne du terme – thèse exorbitante –, soit renoncer à l’idée que le devenir historique de la formation du temps présent, la formation bourgeoise, puisse être indexé sur le développement du droit. En d’autres termes, il doit faire son deuil soit de l’historicité du droit, l’idée qu’il y a un devenir du droit, soit de la juridicité du processus historique, l’idée que le devenir de la formation sociale peut être raconté à travers le développement du droit.

Pašukanis navigue entre ces deux écueils pour montrer que le droit est porté par un mouvement dans le temps et que ce mouvement reste en phase avec le devenir de la formation sociale. La chose n’est pas facile. Faisant allusion à la correspondance entre l’évolution dialectique des concepts et l’évolution dialectique du processus historique, principe-clef de la théorie marxiste, Pašukanis distingue deux époques où le développement des concepts juridiques généraux passe à une vitesse supérieure : Rome et son système de droit privé d’une part, les xviie et xviiie siècles en Europe d’autre part, « lorsque la pensée philosophique découvrit la signification universelle de la forme juridique comme potentialité que la démocratie bourgeoise était appelée à réaliser ». Le texte est fort sommaire sur la relation entre ces deux moments forts de la forme juridique, alors même qu’il s’agit d’un point décisif. Nous n’apprenons rien sur la façon dont le droit romain sommeille pendant tous les siècles qui séparent ces deux périodes, durée qui couvre, entre autres choses, le développement du droit canonique et sa dissémination à travers le monde dont Pašukanis ne souffle mot. Cela dit, le propos du texte est clair : la forme juridique mise au point par les Romains reste inchangée à travers le temps, ce qui change est l’usage politique qui en est fait. L’exposition s’appuie, encore que de façon très allusive, sur des considérations touchant le droit romain. Bien que les institutions essentielles du jus civile aient été créées pour étayer la domination de classe, leur caractère juridique est, affirme Pašukanis, indéterminable. On pourrait tout autant dire que le droit public des Romains est engendré par le droit privé que l’inverse, puisque les institutions civiles dont il est question – propriété, famille, succession – relèvent toutes de la sphère privée. Pašukanis ajoute que si les institutions du droit civil romain représentent effectivement un mélange de moments juridiques publics et privés, elles contiennent aussi dans la même mesure des éléments religieux et rituels, d’où il conclut, avec un brin de mauvaise foi, que la distinction entre public et privé perd sa signification quand on l’applique à des époques primitives.

Pour étayer sa thèse selon laquelle les choses ne se passent plus de la même manière qu’à l’époque romaine, ce qui implique qu’il y ait différence et donc histoire, Pašukanis revient enfin à la façon dont la forme juridique se déploie à partir de la distinction entre la notion de citoyen et d’étranger. Nous savons déjà que le droit romain s’est développé au contact du commerce extérieur, au sein de relations commerciales entretenues « avec les tribus étrangères, avec les pérégrins, avec les plébéiens, et en général avec l’ensemble des personnes ne faisant pas partie de la communauté de droit public ». Nous pouvons maintenant mesurer toute la portée de cette extériorité :

L’universalisation de la forme éthique (et par conséquent aussi de la forme juridique) – tous les hommes sont égaux, tous possèdent une même « âme », tous peuvent être sujets juridiques, etc. – a été imposée aux Romains par la pratique des rapports commerciaux avec les étrangers, c’est-à-dire avec des gens de coutumes, de langue, de religion différentes. C’est pourquoi il eut d’abord vraisemblablement quelque peine à être considéré par eux comme quelque chose de positif, ne serait-ce que parce qu’il impliquait le rejet de leurs propres coutumes enracinées : de l’amour de soi et du mépris de l’étranger. Maine indique ainsi par exemple que le jus gentium lui-même était une conséquence du mépris que portaient les Romains à tout droit étranger et de leur hostilité à accorder aux étrangers les privilèges du jus civile de leur pays. Selon Maine, la Rome antique aimait aussi peu le jus gentium que les étrangers pour qui il était fait.

Pašukanis ne mâche pas ses mots pour faire comprendre à quel point la forme juridique était extérieure à la communauté civile romaine : en témoignent le mépris que les Romains portaient à tout droit étranger et le sentiment de supériorité que les mœurs étrangères leur inspirèrent. Cette présentation nous semble toutefois insuffisante. Mettant à part la question de la justesse de l’interprétation du devenir historique du droit romain, elle soulève de nombreuses questions que Pašukanis n’effleure même pas. Est-ce que l’attribution du statut de sujet à un individu conduit nécessairement à lui attribuer une âme ? La reconnaissance de l’égale valeur des hommes en tant que personnes peut-elle être imposée par les pratiques commerciales des gens dont on méprise la culture ? Comment, à travers quelles transformations sociales et par quelles opérations de théorie, est-on passé du mépris de la forme juridique à l’alignement de la moralité sur celle-ci dans la société bourgeoise ? Pašukanis n’en dit rien, et pour cause. Pour lui, comme pour nous, l’essentiel se situe ailleurs. L’opposition qu’il établit entre jus civile et jus gentium ne sert qu’à une chose : à ouvrir la voie à un mouvement qui affecterait le droit sans être porté par lui. La reconnaissance du caractère paradigmatique du droit romain n’engage donc pas à l’immobilisme parce que le mouvement historique – mouvement juridique – se fait autour de lui.

Plutôt que de le contester, concédons tout cela au juriste russe et tâchons de comprendre ce qui en résulte pour son projet d’une théorie générale marxiste du droit. L’exposition de Pašukanis a mis en valeur une différence, d’apparence triviale, entre les paradigmes de production et de circulation qui sont en jeu : à la différence du paradigme de la production qui se projette sur un arc temporel unitaire et simple, allant du début de l’histoire de l’humanité jusqu’au temps présent, le paradigme de la circulation fonctionne en deux temps, dont l’un – le temps du droit romain – ne relève pas de la chronologie à proprement parler, mais d’un éternel présent. L’histoire de la forme juridique doit conjuguer mouvement et éternité, contrairement à l’histoire de la production où la différence présumée entre le début et la fin – différence fragile, étant donné que les deux moments sont toujours sur le point de se fondre l’un dans l’autre – ouvre un arc temporel suffisamment fort pour supporter toute l’histoire.

Cette temporalité double n’est pas sans antécédents. Nous la voyons à l’œuvre dans la pensée médiévale tardive qui se débat avec la question de l’interregnum, la vie terrestre qui sépare le temps présent de l’avènement du royaume de Dieu. Dans son grand traité sur le défenseur de la paix, Marsile de Padoue fait une histoire de la vie terrestre qui se déploie, elle aussi, en deux temps (dont l’un n’est pas unifié). Nous sommes au chapitre 6 du premier discours, où Marsile de Padoue présente ce qu’il désigne comme le récit final et définitif de l’institution et du développement de la communauté civile :

[…] le premier homme, Adam, a été créé […] en état d’innocence, de justice originelle et aussi de grâce […] S’il était resté dans cet état, il n’eût pas été nécessaire d’établir pour lui et sa descendance les parties de la cité, et leur division : en effet, la nature lui aurait procuré les avantages et les plaisirs de la vie suffisante dans le paradis terrestre, sans avoir encouru de châtiment ni avoir fourni aucun effort.

L’histoire de la vie terrestre raconte l’institution et la différentiation des fonctions civiles qui sont nécessaires pour combler l’insuffisance matérielle qui s’est créée avec la chute de l’homme. Au cours de l’histoire, l’homme passe d’un état dépourvu de différenciation sociale à un état de haute différenciation. Toutefois, comme ce mouvement le ramène vers la fin du temps terrestre, à la suite de laquelle l’homme rentre dans son état antédiluvien, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une progression dans le temps. L’histoire telle que la définit Marsile de Padoue est circulaire ou, plus précisément, elle se meut sur deux plans temporels bien distincts : l’éternel présent, à la fois début et fin de l’histoire, et le temps chronologique.

L’isomorphisme entre la théorie de Marsile et celle de Pašukanis n’est pas accidentel. Dans les deux cas, il s’agit de théories tiraillées entre deux mondes radicalement différents. La théorie ordonne la vie des hommes en vue d’un état social dont l’avènement bouleverserait l’ordre présent, ordre présent dont la théorie reconnaît pourtant le bien-fondé relatif. Le déséquilibre auquel cette double-pensée donne lieu se résout, quoique de façon précaire, en faveur de l’ordre présent et plus précisément en faveur de son droit. Pour Marsile, cette faveur donnée au présent se traduit par la subordination de la religion au droit civil, ce qui lui a valu une condamnation pour hérésie. Par un tour de passe-passe, il enferme les actes de la foi – actes accomplis en vue de la vie à venir, tels la contemplation de Dieu, l’amour de son prochain, l’abstinence, la charité, la gentillesse, l’hospitalité – dans un domaine inclus dans la civitas, la collectivité au sens large, mais exclu de la communauté civile. Ce faisant, il soustrait les actes de foi à la portée de la loi. Les actes exigés par la foi ne sont pas soumis à la force coercitive de la loi parce qu’ils ne sont pas de ce monde, mais du monde à venir. Comme le dit Marsile, on ne peut contraindre en matière de salut éternel. Cela implique que l’Église ne peut pas commander l’obéissance directe en matière civile, ce qui fait dès lors du droit civil le seul moyen possible de gouverner la vie sociale.

Chez Pašukanis, l’option en faveur du présent se traduit de manière plus subtile, dans la définition qu’il donne de la forme juridique, qui naît seulement, affirme-t-il, au moment du différend :

C’est précisément le litige, l’opposition des intérêts, qui produit la forme juridique, la superstructure juridique. Dans le litige, c’est-à-dire dans le procès, les sujets économiques privés apparaissent déjà comme des parties, c’est-à-dire comme des protagonistes de la superstructure juridique. Le tribunal représente, même dans sa forme la plus primitive, la superstructure juridique par excellence. Par le procès judiciaire le moment juridique se sépare du moment économique et apparaît comme moment autonome. Historiquement le droit a commencé avec le litige, c’est-à-dire avec l’action judiciaire ; et c’est plus tard seulement que le droit s’est emparé des rapports pratiques ou purement économiques préexistants qui revêtirent ainsi dès le début un aspect double, à la fois économique et juridique.

La forme juridique est essentiellement litige, ce qui lui donne sa coloration temporelle. Non seulement le litige est toujours au présent, mais l’opposition d’intérêts ou de volontés dont il découle ne doit pas exister dans le monde à venir. Rien de surprenant à ce que Pašukanis s’emploie à minimiser la présence de la forme juridique dans ce qu’il appelle « notre période de transition » qui, de l’aveu même de Lénine, se prolonge après la prise de pouvoir par les socialistes dans la première phase du communisme. Si l’opposition des intérêts doit être maintenue dans l’industrie nationalisée de l’État prolétarien, ce sera seulement « en tant que méthode ». Pašukanis assure que cela ne réduirait à presque rien les possibilités infinies que contient la forme juridique dans une économie de type capitaliste. On peut douter de sa bonne foi. Il est trop grand théoricien pour ignorer que la forme juridique tient sa capacité prodigieuse à ordonner les désirs et les intérêts des hommes du fait qu’elle n’est pas que méthode. Qu’elle dicte toujours comment il faut s’y prendre en matière de gouvernance économique implique bien que le présent continue à prévaloir sur l’avenir.

La différence ou, plus précisément, l’écart qui se profile entre Marx et Pašukanis concerne la position qu’occupe la théorie par rapport à son domaine de réalisation. Nous avons fait état du « présentisme » que Marx hérite de la philosophie hégélienne. Il consiste en ceci que tout est présent en et pour la théorie qui se projette sans encombre et sans effort sur tout l’arc temporel pour recueillir les significations dont elle a besoin pour tisser sa toile. Cette co-présence des significations est une condition pour que l’évolution dialectique suive son cours, à la fois conceptuel et historique. En un certain sens, la théorie de Marx est bien plus proche du présent que la théorie de Pašukanis qui se débat avec un éternel présent qui est hors du temps, mais la question reste ouverte de savoir ce que cette proximité nous enseigne sur le mode d’implication de la théorie à l’histoire. La souveraineté même de la théorie marxiste l’éloigne – juste le temps d’une fulgurance – du présent dont elle vise le bouleversement. La théorie juridique marxiste, au contraire, n’est pas souveraine par rapport à son présent, ce qu’exprime la thèse indéfendable de l’immutabilité du droit romain. La thèse indéfendable de l’immutabilité du droit romain exprime, en réalité, le présent du droit. Elle exprime le fait que la théorie du droit n’est pas libre de se projeter où elle veut. Son objet, le droit, loge toujours à l’intérieur du présent, mais son présent n’est pas celui de la théorie marxiste. Tout comme le présent de la théorie marxiste, le présent de la théorie juridique est toujours déjà configuré au niveau formel, mais à la différence de celle-là, la théorie juridique a moins de prise sur son présent. La théorie marxiste est la saisie des forces qui agitent, et constituent, le présent. La théorie juridique, au contraire, doit toujours s’accommoder aux institutions telles qu’elles sont, c’est-à-dire telles qu’elles se présentent à présent. Cette référence au présent donne à la configuration de la théorie juridique marxiste une pesanteur, une matérialité, dont on ne retrouve pas d’équivalent dans la théorie marxiste. En un sens qu’il faudrait préciser, nous pourrions parler d’une surenchère matérialiste du présentisme de Pašukanis par rapport à Marx.

Nous trouvons une précieuse indication de cet écart infime, mais essentiel, entre la théorie marxiste et la théorie juridique marxiste dans la façon dont elles se sentent concernées par la violence politique. Pour Marx et pour Lénine, la violence est en quelque sorte la voie royale pour arriver à la fin de l’histoire. Elle n’est pas seulement difficilement évitable, compte tenu de la résistance qu’il faudra sans doute surmonter de la part de la classe dominante. À un niveau encore plus fondamental, elle est nécessaire pour maintenir la théorie marxiste au plus près du présent. Cela explique que Marx et Lénine ne craignent rien plus que l’opportunisme, cette stratégie socialiste consistant à pactiser avec les éléments les plus progressistes de la bourgeoise. L’opportunisme sape l’énergie vitale dont dépend le marxisme comme théorie et comme pratique. Si l’État s’éteint « pour autant qu’il n’y a […] pas de classe à mater », comme le dit Lénine, avant l’État même, c’est l’élan qui porte le marxisme qui s’éteindrait, l’opposition des classes perdant de son tranchant. Ce tranchant, il faut absolument l’aiguiser, ce qui engage la théorie à la violence à un niveau d’abord pré-politique. En revanche, la théorie de Pašukanis ne traite pas du thème de la lutte des classes. Elle n’en dépend pas pour se tenir « en présence ». Elle l’est toujours déjà.

 

Conclusion : droit et matérialisme

 

En suivant le fil du texte de Pašukanis, nous sommes arrivés jusqu’à l’écart qui sépare la théorie marxiste et la théorie juridique marxiste. Ce qui les sépare concerne la modalité selon laquelle la théorie est impliquée dans le temps. Nous avons déjà indiqué que la différence entre ces deux relations se mesure en termes de pesanteur ou de matérialité. Cette façon de parler est pour le moins insolite. Sous l’influence de Marx, nous associons d’habitude le matérialisme avec la critique de l’idéalité présumée du droit. Mais si nous définissons le matérialisme comme le mouvement par lequel l’idéalité se fait effectivité à travers un travail social, – définition minimaliste et contestable –, alors il faut bien parler d’un matérialisme du droit. Il faudrait même parler du droit comme étant le premier des matérialismes modernes. Cette hypothèse, qu’il faudrait développer, jette une nouvelle lumière sur la relation épineuse entre le droit et le marxisme. Elle fait comprendre les raisons pour lesquelles le marxisme ne parvient pas à déstabiliser le droit. Si le droit s’est toujours montré très résistant à la critique marxiste, c’est parce qu’il devance le marxisme sur la voie de la matérialité, même s’il n’aspire pas à aller aussi loin que lui.

Il faudrait méditer toutes les implications de cette hypothèse, et pour le marxisme, et pour la théorie du droit. Une première conséquence, peut-être inacceptable aux yeux de certains, serait que le projet d’articuler le marxisme par le droit est mort-né, au moins si nous entendons par marxisme une théorie de la valeur enracinée dans l’analyse de la production. Une deuxième conséquence, peut-être tout aussi inacceptable, serait qu’il n’y a pas de position de surplomb à partir de laquelle la théorie marxiste pourrait réduire le droit à une matérialité à lui étrangère. La seule façon d’aborder la relation entre le droit et le marxisme serait d’examiner la manière dont ils se sont concurrencés pour occuper le même terrain. Il reste à voir quelle seront les orientations philosophiques et politiques d’une telle théorie.

Amnon Lev

Amnon Lev est maître de conférences à l’Université de Copenhague. Il est notamment l’auteur de Filosofi og Politisk Tænkning hos Aristoteles (Philosophie et pensée politique chez Aristote – en danois) (Copenhague, Museum Tusculanum, 2008), Sovereignty and Liberty: A Study of the Foundations of Power (Abingdon, Routledge, 2014), et a dirigé la publication de The Federal Idea: Public Law Between Governance and Political Life, Oxford, Hart Publishing, 2017.